Désolé pour le roman.
Je t'ai mis un rubis pour tes deux premiers points car je pense que tu tapes très juste, mais honnêtement je trouve que sur le troisième tu es d'une naïveté assez touchante (c'est pas péjoratif du tout, c'est même tant mieux que des gens comme toi existent, la suite de mon message éclairera ce point).
Déjà l'opposition entre les petits employés innocents et les costards-cravates qui naviguent à l'aveugle et ne comprennent rien à la vie est assez marquante. Je comprends bien que c'est un héritage révolutionnaire, mais tu imagines bien que la réalité est plus compliquée que cela. Si tu as vu ces gens de tes yeux, ce ne sont pas des pontes mais des salariés comme toi qui certes ne comprennent pas forcément tout, mais c'est bien pour ça que tu as pu les voir de tes yeux. Ceux-ci sont les moins bien lotis, car le système leur donne une aura d'importance alors qu'ils ne sont que la hiérarchie "haute" du prolétariat. Comme un manager chez McDo qui fait une crise d'autorité si tu veux, une personne qui est moins qu'un chewing-gum sous la chaussure des vrais patrons de McDo, car contrairement au chewing-gum, leur existence est concrètement (et sera toujours) ignorée. Mais assez sur eux car ce n'est le point principal de ton message.
Sur le fait que les gens devraient se sentir HEUREUX (sic) en travaillant. C'est à mon avis le morceau le plus intéressant de ton message. Qu'est ce que le travail ? Je ne vais pas partir dans le edgy "gnagna tripalium" qui est assez vain et pas spécialement à propos je trouve. Dans l'histoire humaine, la notion de "travail" a changé de telle manière que sa nature même en a été altérée. Pour simplifier dans les très grandes lignes, le travail en tant que tel n'existe que dans son sens économique usuel, qui est la production de
biens et de services au profit de la
croissance et du
produit intérieur brut. C'est un
facteur de production. Or c'est une définition relativement moderne de la chose. Un antique te prendrait pour un fou si tu lui expliquais le travail en ces termes. Le fait est qu'aujourd'hui les facteurs de production sont extrêmement scrutés et constituent dans une large part nos politiques actuelles. Car les états modernes reposent pour ainsi dire entièrement sur les quelques concepts que je viens de mettre en italiques. On appelle ceci les politiques contracycliques (i.e. les politiques censées mettre à niveau le PIB réel d'avec le PIB potentiel optimal), et son calcul la PGF (productivité globale des facteurs).
De ce paragraphe chiantissime découle plusieurs conséquences. La première, et la plus évidente, c'est que le travail moderne ne peut factuellement pas être une source de bonheur. Car le PIB n'est en rien un indicateur de bonheur, et n'est d'ailleurs un indicateur que de très peu de chose, car c'est un indice qui n'a que peu de valeur historique. Il n'y a que nous dans toute l'histoire humaine qui osons raisonner de la sorte. Nos ancêtres ignoraient tout des concepts de la "croissance" ou du "PIB". Les économistes d'ailleurs commencent doucement à réfuter le PIB pour la seule raison qu'il mesure tout
sauf le bonheur. Il y a une raison plus ou moins philosophique à cela : produire des biens et des services est un ensemble de choix qui parait plutôt positif et sensé, mais qui est en réalité une dichotomie profonde. Tout le monde sait instinctivement que c'est une tâche impossible, car notre environnement est fini, or notre espèce le sait, mais continue à agir comme si elle croyait en l'inverse. Cette simple distorsion entre ce que l'on sait au fond de nous et ce que le système essaye de nous faire croire est, à elle seule, mécaniquement productrice de malheur et de misère. C'est la principale cause d'aliénation, car cette dichotomie ne peut créer qu'un tiraillement intérieur, sauf si par bonheur on arrive à en faire fi.
La deuxième conséquence est le changement de perception de ce qu'est le travail. Pour la plupart des humains de notre histoire, le travail équivaut à nourrir celui qui travaille ainsi que sa famille. Le développement de l'interdépendance a changé ce paradigme, en ce sens que l'on travaille pour soi ET pour la communauté. Par exemple je suis agriculteur, mon champ produit du blé, j'utilise ce blé pour nourrir ma famille, et soit je vends ce surplus dans un marché (origine première des villes), soit je l'échange contre quelque chose d'également utile (ex : je te donne mon surplus de blé pour te nourrir contre ce bois pour me chauffer, ou contre une hache fabriquée par un professionnel pour couper le dit bois). Dans cette configuration je détiens mes moyens de production, et la vente ou l'échange du fruit de mon travail m'appartient. Le forgeron qui a créé la hache détient ses moyens de production également. Le capitalisme a renversé la table en ceci que les moyens de production ne m'appartiennent plus, ni le fruit de mon surplus. Dans le monde moderne cela peut se résumer très simplement : sur une journée de travail 4h me sont payées, 4 autres heures vont dans la poche de mon employeur. Rien de tout cela ne présume si mon employeur est "gentil" ou non. Cela pourrait être l'humain le plus adorable de la planète qu'il engorgerait toujours 4h de ma productivité journalière, sur la simple promesse tacite que cela bénéficiera à nous deux (en quoi ? la plupart des salariés l'ignorent).
Pour éviter d'être beaucoup trop long, la conjugaison de ces deux phénomènes entraine mécaniquement le malheur salarial. Le marché sait sans qu'on ait besoin de lui dire que les ressources à nos dispositions sont finies. On ne peut créer des biens et des services à partir du vide. C'est pour cela que le chômage ne peut essentiellement jamais tomber à zéro, car il y a contradiction fondamentale entre "tous les humains doivent travailler" et "nous vivons dans un monde fini". La même absurdité recouvre la croyance en un PIB éternellement en croissance.
Quant au reste, la plupart des humains ne détiennent pas leurs moyens de production, et le monde étant ce qu'il est, il est beaucoup plus probable que les détenteurs de ces moyens abusent de leurs employés qu'aucun autre scénario.
(Il y a un effet beaucoup plus délétère à ceci, qui fait office de cercle vicieux. Le capital est voué à
produire, or cette production est finie, même sans que l'on parle de ressources terrestres. Pour la faire courte, il existe une sorte particulière de crise économique, qui est la surproduction de capital et donc de monnaie superflue, qui ne peut plus trouver d'investissement, tous les créneaux étant déjà pris. Le seul moyen de percer cette sorte de bulle est d'exporter ces capitaux, or les investissements l'étranger sont très peu contrôlés. De ce processus découle spéculation incontrôlée, colonialisme et impérialisme. De cet impérialisme suit des contre-mouvements qui ont un effet réel sur nos vies, de sorte que nos choix/réactions réorientent les spéculations et allument d'autres feux ailleurs dans le monde. Car c'est une caractéristique de l'interdépendance, qu'une allumette peut embraser une forêt entière. Mais fin de la parenthèse).
Je me dépêche
Il est significatif que de l'organisation capitaliste nous ayons repensé nos conceptions du pouvoir. Dans le monde du travail, aujourd'hui, la compétition règne largement. Hobbes avait prédit cette compétition et l'appelait "état de nature", et lui même avait dit que cela était source de grand malheur et de perpétuelle incertitude. C'est le monde que nous vivons dans à peu prés toutes les sphères politico-économiques existantes, et je n'exagère pas du tout.
Je tiens ainsi à signaler la contradiction qui existe entre cette compétition et le champ lexical de la famille que tu utilises dans ton message. En fait tu as peut être raison dans la conclusion mais pas dans le prémisse. La famille n'a acquis son symbole d'unité que dans notre monde désorganisé et compétitif. Historiquement la sphère familial, c'était avant tout une arène de laquelle on veut s'émanciper et même socialement supplanter ceux-là mêmes qui nous ont donné la vie. En définitive, ce n'est pas un hasard si le capitalisme a essayé de faire passer l'entreprise pour une famille. L'erreur, c'est d'avoir fait croire à tout le monde que "famille" était synonyme d'amour. C'est un piège dans lequel tu es peut être tombé.
Merci d'avoir redonné vie à cette section