Ceci est un premier chapitre (beaucoup) trop court d'une histoire qui me trotte dans la tête depuis un moment et dont je ne sais si j'en ferai ou pas quelque chose, mais, qui sait ? Je me suis donc dit que si elle pouvait paraître intrigante à certains ici, ce sera peut-être l'occasion de la poursuivre, mais je ne promets rien !
La Brèche
Chapitre I : Alyse Mandéa
« Te souviens-tu, Alyse ? Nous allions toujours aux champs. Là-bas, derrière, dans les vastes hectares herbeux de ton père, au-delà de la maison en lourdes pierres tordues et mal ajustées. La montagne semblait se ratatiner dans le soleil d'été : les alpages inondés de rayons osaient à peine frémir sous la brise, le silence était roi. Toi et moi n'étions pas parfaitement heureux, mais, au moins, nous pouvions courir. Courir sans fin. Rappelle-toi. Le sol lui-même semblait bourdonner sous le poids des insectes, les fleurs débordaient de grappes d'abeilles, comme autant de fruits impromptus. Nous sautions de chaque coté du torrent presque asséché, les grands galets ronds et polis nous faisaient trébucher. Quand je ne serai plus là, rappelle-toi, Alyse, promets-moi de te rappeler cette façon dont les sommets et le ciel semblaient s'embrasser, la montagne et l'air devenaient tremblotants et indistincts dans la chaleur, prêts à se rencontrer et à fusionner l'un avec l'autre. » Le douzième jour de la quarantaine de Fédéor pointait timidement à l'est, perçant difficilement la grisaille monotone d'un hiver trop long. Les toiles à demi-déchirées se froissaient lamentablement sous le vent montant de l'aube. Un silence de plomb régnait, de ceux qui ne peuvent naître que d'une immobilité morbide trop longtemps prolongée. Le camp de réfugiés du Despotat d'Occara se tenait là, frissonnant et pâle, tel qu'il avait toujours été, tel qu'il serait toujours. Alyse Mandéa se tenait sur un des promontoires de terre dénudés qui surplombaient cet entrelacs de misère et de structures sordides. Elle s'était réveillée avant l'aube, comme chaque jour depuis qu'il était mort, ses yeux bouffis et gonflés par les larmes luisaient dans l'air froid et gris. Il lui avait bien dit de ne pas pleurer, mais quelle farce ! Chaque lever de ce soleil pourri et sombre la ramenait à une nouvelle baignade dans les sanglots et l'aigreur. Voilà neuf mois qu'elle vivait dans la Brèche, le plus grand camp de réfugiés du monde connu : une accumulation sans fin de boue, de tentes, de maladies et de maux étranges. Neuf mois ici, et quatre, désormais, qu'elle passait seule. Et quatre mois également, depuis lesquels elle n'avait pas posé un vrai mot sur le papier. Quatre mois sans rimes, quatre mois qu'elle n'écrivait plus la Chanson. Les larmes recommençaient à poindre.
La Chanson la hantait chaque nuit, mais il n'y avait rien à faire. Alors elle se levait toujours avant l'aube et rien de plus. Le monde avait définitivement pris une teinte trop grise pour que les mots puissent encore s'écouler, passer la barrière de ses lèvres et prendre forme sur le papier. Comment tout ceci avait-il pu arriver ? A quel moment le monde avait vu ses fondations vaciller et emporter l'ordre des choses avec elles ? Sur le flot ravageur du réel, les hommes tentaient toujours de nommer, d'enserrer dans des sons et des signes rassurants, l'écoulement aveugle et le mouvement perpétuel de l'univers. Et elle, Alyse Mandéa, une des seize rhapsodes des plateaux de l'Est, qui couchait le monde et les hommes sur le papier, elle ne participait plus à cet effort pluriséculaire de nommer les choses, en prose, en rimes, pour noter le passé et forger le monde à venir.
Elle ne pouvait pas passer. Comme tous ceux qui attendaient ici, elle ne pouvait pas avancer, et cette immobilité physique se transformait chaque jour un peu plus en prison mentale, émotionnelle, spirituelle. L'Empire de Salifsa, à l'Ouest, bloquait le passage de la Brèche, seul point de communication entre les plaines fertiles du delta de l'Anéan et les plateaux arides d'Occara, dont les structures féodales millénaires se trouvaient désormais en voie accélérée de désagrégation. Elle devait fuir, avancer avant qu'on ne la reconnaisse, qu'on l'interpelle… Non pas qu'elle eût quoi que ce soit de reconnaissable ou que sa charge fût connue par les autorités militaires de Salifsa qui tenaient la place, mais parce qu'elle avait été envoyé ici pour cela, pour passer, pour faire vivre encore un peu dans la mémoire des hommes ce monde occarain sec, fier et solitaire, dont les rhapsodes n'avaient pas fini de s'adresser au monde.
Le temps s'écoulait, l'histoire avançait, le pouvoir de Salifsa venait de loin, tout comme le déclin et l'agonie d'Occara avaient inéluctablement progressé. Que faisait-elle ici dans la succession des pouvoirs, des règnes, des lois et des hommes ? Elle perpétuait une tâche trop grande pour elle, mais qui lui était dévolue depuis l'enfance, comme à d'autres, sans raison autre que l'instinct d'un prédécesseur qui l'avait choisie ; un rien, une préférence – la couleur de ses yeux, peut-être ? -, une remarque particulière, un acte inconscient de sa jeunesse qui, dans les yeux d'un autre, l'avait désignée pour poursuivre une tâche millénaire, comme il y en a d'autres, comme il y en aurait toujours…
« Peste ! » cria-t-elle.
Elle laissait les mêmes pensées s'enfoncer en elle, comme à son habitude, les mêmes monologues rances, les mêmes rengaines abstraites et gâtées par la répétition. Son quotidien ne parlait pas de querelles politiques ou de la succession des âges, il lui enjoignait plutôt de trouver de quoi se nourrir, de quoi survivre un jour de plus dans le tas de boue et d'immondices qu'était ce camp. Le soleil avait avancé – si tant est qu'on l'on pût voir le soleil à travers le gris voile d'hiver qui s'attachait aux sommets environnant la Brèche – et huit heures du matin s'approchaient.
Elle se leva, essuya d'un geste mécanique les habituelles larmes qui traçaient des sillons dans ses joues maculées de poussière et se mit à marcher d'un pas vif. Alyse Mandéa n'avait pu trouver qu'un seul rôle pour survivre, le seul rôle qui pouvait expliquer la tranquillité dont elle jouissait comme jeune femme solitaire dans un camp de réfugiés lugubre : elle écrivait. Bien sûr, pas la Chanson, rien de brillant à l'oreille, mais elle consignait les petits riens de ces réfugiés sales et souffreteux qui s'amoncelaient : les comptes, les testaments, les lettres qui, sans doute, une fois remises au commandement militaire du camp, ne partaient jamais…
Écrivaine publique ! Cette pensée sonna méchamment sous son crâne quand elle prit sa place dans la petite tente bleue délavée qui lui était allouée, près de tous les semblants d'institution qui faisaient vivre le terre-plein central de la Brèche. Avoir appris à combiner les mots, les sons, les rimes, à chanter les hauts faits dans les Trois langues pour écrire des inventaires et des lettres creuses aux abords d'un col infranchissable, entourée de mourants, de femmes éplorées et d'enfants voués au trépas. Elle imaginait le rire cruel et sans fin de son maître s'il avait pu la voir dans cette situation ! Un étroit sourire aussi rare que furtif apparut sur sa bouche quand l'idée lui traversa l'esprit :
« Alyse Mandéa, sept-cent trente-huitième rhapsode de la seigneurie Mandéa, je te fais maîtresse des Lettres et des Vers, bonne à noircir des pages de comptes de troupeaux, de lettres plaintives de veuves et de testaments vides de sens ! »
Une femme desséchée comme les lieux en comptaient tant entra en face de sa petite table noire. Une lettre creuse, pour s'enquérir des nouvelles de proches déjà enterrés quelque part dans les montagnes, les vallées et les plateaux qui avaient autrefois formés le domaine d'Occara. Elle soupira en silence, elle avait eu de la compassion autrefois, mais elle n'en avait plus à revendre, plus depuis qu'il était mort. Sa plume se posa sur le papier pour tracer ces lettres banales, elle cessa de réfléchir pour un jour de plus.