Re.
Tous les matins, lorsque le soleil caressait l'horizon, je m'extirpais des entrailles de mon lit. Le soleil se teintait d'une belle couleur orangée, qui tirait parfois vers le rose éclatant que j'appréciais contempler accoudé à ma fenêtre, en fumant ma première cigarette de la journée. Sa timide lumière s'étendait sur le sol, comme si elle entreprenait une douloureuse ascension qui ne cesserait qu'à l'arrivée de l'obscurité. Dans ce malheureux quartier où tout semblait s'être effacé, le lever du soleil était la seule chose agréable à regarder alors j'en profitais, c'était ainsi que je débutais mes journées chaque matin. Rien de bien transcendant, en somme.
Je me préparai un café, m'habillai avec une certaine lenteur dont moi seul avait le secret et m'installai dans mon canapé, allumai la télévision et regardai les programmes diffusés en cette heure matinale. J'attendais que les magasins ouvrent afin de me rendre en ville pour remplir mon frigidaire et mes placards qui étaient restés vides depuis bien trop longtemps maintenant. Je jetai la télécommande contre l'accoudoir, baillai à m'en décrocher la mâchoire et restai passif devant une chaîne qui diffusait des actualités en permanence. Le son n'était qu'un murmure, ce qui me satisfaisait. J'allumai une autre cigarette, faute de petit-déjeuner digne de ce nom. Un café insipide, cela n'avait rien d'un petit-déjeuner. Certes, ce n'était pas une justification car il me suffisait de bouger un peu mon derrière pour aller le prendre dans le café du coin, mais je n'aimais pas m'embarrasser de choses futiles, ni trop réfléchir.
Si l'on réfléchit trop, on est malheureux. C'était ce que disait mon père, qui lui-même disait que cela servait juste à rassurer les idiots, à ne pas leur dire qu'ils étaient idiots et les conforter dans leur bêtise. Je ne savais pas quoi en penser, j'étais sûrement l'un de ces idiots et ce devait être l'une des raisons pour laquelle j'étais encore seul, perdu au beau milieu de cet appartement pourtant si petit mais qui me paraissait immense, tant il était vide et froid. Ma mère me disait aussi que j'étais un imbécile, que c'était en grande partie pour cela que j'étais célibataire. Elle avait peut-être raison, mais elle ne me fournissait aucune solution alors je n'allais pas m'amuser à en dénicher une. Je n'avais pas envie de chercher, j'avais juste à attendre que ça vienne.
A neuf heure pile, ma montre se mit à sonner, m'indiquant qu'il était l'heure de partir. J'éteignis la télévision, me délogeai du fond de mon canapé, enfilai mes chaussures et un manteau puis sortis. Comme tous les matins, je traversai les mêmes rues de mon quartier, les mains fourrées dans mes poches sauf qu'aujourd'hui, je me sentais d'une humeur plus aventurière. Pourtant, je n'avais rien fait de particulier à mon lever. Etant un homme remplit de courage et de bravoure, je décidai de prendre une autre rue.
Elle n'avait rien de bien différente des autres, si ce n'était qu'elle était plus étroite. Elle était bordée par de modestes pavillons, dont l'un des jardins abritait un chien râblé. La bête se précipita jusqu'à la palissade, la truffe plaquée contre le bois et aboya comme une alarme lorsque je foulai une mince partie de son territoire. Je l'ignorai, intrigué par une rue qui me semblait plus isolée que les autres à ce moment-ci. Une fois à l'intersection, je constatai qu'elle était déserte et encore plus étroite que la précédente. Moi-même, je me demandai comme cela était possible et pourtant, elle l'était. Peu de voitures étaient stationnées sur les trottoirs, seulement une petite dizaine. Les palissades étaient gigantesques, un calme très différent de celui que je connaissais régnait.
Intrigué, je m'y engageai. Les maisons étaient tout à fait classiques par ici, quoi qu'elles étaient moins bien entretenues que celles de quelques rues plus haut. Les aboiements du chien s'estompèrent peu à peu, puis disparurent. Je me sentis terriblement seul, voire abandonné du monde dans cet endroit. Pourtant, je me trouvai toujours dans ce même quartier alors pourquoi cette impression était si forte ? Les mains toujours au fond de mes poches, j'observai les demeures et les jardins. L'une avait les barrières recouvertes de plantes grimpantes qui masquaient la propriété, et semblaient ne pas avoir été coupées durant des années. Elles envahiraient bientôt l'intégralité de la surface, et peut-être s'étendraient-elles même jusqu'aux murs de la maison. Je me plaisais à imaginer cette maison engloutie sous les plantes.
Je changeai de trottoir, prenant celui de gauche. Pas un chat. Pas un bruit, pas même celui du vent ou un aboiement de chien. Je ne tardai pas à arriver près d'une palissade qui était plus petite que les autres. Il me suffisait de lever légèrement la tête pour pouvoir observer le jardin, ce que je fis sans aucune gêne. De toute façon, il n'y avait personne dans les environs. Le jardin n'était pas très bien entretenu, l'herbe poussait n'importe comment et était envahie par endroit de mauvaises herbes. Perdu dans un coin de ce carré de verdure, une niche dans un piteux état que l'on pouvait presque entendre se lamenter. Je me rapprochai car étrangement, cette propriété m'intriguait.
Une voix tremblante et féminine coupa court au silence pesant. Je n'avais pas compris ce qu'elle disait. Elle provenait de l'autre côté du jardin, près d'une grande baie vitrée coulissante qui devait donner sur le séjour. Une personne s'y tenait, visiblement serrée par la timidité tant elle était raide sur ses deux jambes. C'était une femme, le visage creusé par la maigreur et dont le physique m'effrayait quelque peu. Son regard était orné de lourdes cernes violacées, ses cheveux noirs rêches étaient en bataille et ses genoux cagneux semblaient faillir sous les coups du vent. Son corps squelettique flottait dans ses vêtements. Un moment, je pensais que son pantalon allait glisser le long de ses jambes tant il était large mais il tenait bon. J'ôtai mes mains de la palissade, juste par politesse.
Lorsqu'elle s'avança vers moi, je crus voir un tas d'os ambulant qui essayait tant bien que mal d'adopter un comportement humain. Je ne m'attendais pas à tomber sur une telle personne, ce qui me plongea dans un profond silence. Je l'observai simplement. Elle, et ses os. Ses mains glissèrent sur la barrière, je n'osai pas les regarder. Ses veines devaient saillir sa peau, comme elles sailliraient celle d'une vieille femme. Cela me dégoûtait, pour tout avouer. Je me concentrai sur son regard, ses grands yeux creux et enfoncés qui me dévisageaient. Un pitoyable sourire déforma son visage livide.
« Vous êtes du quartier ? demanda-t-elle.
- J'habite quelques rues plus haut. J'étais simplement venu visiter par ici, excusez-moi pour le dérangement.
- Oh, ce n'est rien ! Peu de gens passent par ici, vous savez alors un peu de visite, ça ne fait pas de mal.
- Sûrement, répondis-je simplement. »
Elle m'intriguait, à vrai dire.
« Vous habitez seule ?
- Non, ce serait terrible si j'étais seule. Il y a deux ans, j'avais un chien pour me protéger mais il est mort d'un cancer. Pauvre bête, si vous saviez à quel point je l'aimais ! Je me suis sentis complètement désemparée, j'ai cru mourir. C'était le plus tendre des chiens, je vous l'assure ! Heureusement pour moi, je ne suis pas restée seule bien longtemps. Imaginez-vous un moment quelqu'un comme moi, seul ! Ce serait terrible, terrible, terrible. »
Elle parlait avec un débit impressionnant. J'avais du mal à la suivre, comme si cela faisait des années qu'elle n'avait pas autant conversé avec quelqu'un. Mais j'avais déjà la nette impression que, si je commençais à m'engager dans une conversation avec cette femme, je n'en sortirai plus avant un bon moment. J'avais des courses à faire, moi.
« Il est tellement gentil, oh si vous savez... La première personne qui m'aime de la manière dont je l'ai toujours souhaité ! J'ai toujours rêvé d'aller en Thaïlande. C'est magnifique la Thaïlande, vous ne trouvez pas ?
- Ce doit l'être, en effet.
- Il m'emmènera en Thaïlande. Quand, me diriez-vous ? J'en sais rien, vraiment rien mais on partira ensemble. Quand j'y pense, j'ai les larmes aux yeux. »
Elle afficha un large sourire de ses lèvres blanches. Une pathétique flamme frémissait dans son regard, ce qui devait sûrement être la manifestation de son intense bonheur. Ses mains squelettiques se resserrèrent sur la palissade, son corps était secoué par des frissons. Elle était pieds nus dans l'herbe mal entretenue, en plus de porter un haut à manches courtes. Elle devait avoir froid, si peu habillée.
« Excusez-moi, je serais bien resté discuter avec vous mais je dois y aller, on m'attend.
- Vous ne dites pas ça parce que je vous ennuie ? Oh je suis vraiment désolée de vous ennuyer !
- Non, rassurez-vous. Bonne journée. »
Je m'empressai de partir, ne désirant pas être retenu davantage. Je ne me retournai pas, mais je sentais son regard peser sur mon dos. Ce poids se libéra soudainement lorsque je quittai enfin le quartier. Cela résonnait presque comme une grande liberté dans mon esprit. Là-dedans, j'avais eu la nette impression d'étouffer entre quatre murs.
Ce fut l'esprit occupé par cette étrange femme squelette que j'allai faire mes courses. J'avais la tête ailleurs, pour tout avouer alors j'avais oublié d'acheter des canettes de bière. Je ne m'en étais rendu compte qu'une fois rentré chez moi. Même si la paresse m'avait saisi lorsque je débarrassai mon sac de mes achats, je décidai tout de même de repartir à la chasse aux canettes. J'avais emprunté le chemin habituel, afin de ne pas retomber de nouveau sur elle.
Le soir-même, malgré le fait que ma journée n'ait pas été plus différente que les précédentes, je ne parvenais pas à m'endormir. Cette rencontre avait suffi à troubler mon sommeil. Je ne cessai de me tourner dans tous les sens, sur le flanc ou le dos, à la recherche d'une bonne position mais visiblement, cela semblait impossible en l'état actuel des choses. J'observai alors les volets qui remuaient légèrement sous le vent nocturne, jusqu'à ce qu'il s'intensifie. Le volet de gauche se heurta avec fracas contre la vitre. Enfin, je sentis le sommeil me gagner. Je ne tardai pas à sombrer.
Je m'étais levé plus tard. D'habitude, je me levai dans les alentours de six heures du matin pour contempler le soleil à travers ma fenêtre. Aujourd'hui, je m'étais levé à dix heures. Déjà, ça foutait tout mon planning de la journée en l'air mais je n'allais pas m'énerver pour si peu. Demain, je ferai en sorte que tout rentre dans l'ordre. Je pris mon petit-déjeuner, fumai ma première cigarette de la journée devant la télévision. Jusqu'à onze heures, j'y suis resté puis je me suis décidé à me bouger de là, surtout lorsque la voix de ma mère a résonné dans mon esprit. Elle me dirait sûrement que je n'étais qu'un imbécile à rester pourrir dans ce canapé, que je devais me dépêcher de trouver un travail et une femme. Elle m'affirmait que c'était la clé du bonheur, moi j'en étais pas sûr.
Je décidai de me rendre de l'autre côté du quartier, par simple curiosité. Peut-être qu'elle était toujours là, cette femme squelette. Elle m'intriguait davantage. Je passai de nouveau devant ce maudit chien à la truffe écrasée par la palissade qui aboyait à tue-tête, avant de me retrouver dans cette rue étroite et oppressante. Peut-être qu'il n'y avait que cette femme qui y habitait, qu'elle vivait seule dans ce coin de quartier avec son compagnon. Je n'étais même pas certain qu'il existe, ce compagnon dont elle me parlait hier.
Je m'arrêtai devant la barrière, observai la lamentable niche qui allait s'effondrer à la prochaine averse qui s'abattrait sur la ville. Je me penchai pour jeter un coup d'œil à la baie vitrée : personne ne s'y trouvait. Les rideaux étaient tirés. Peut-être qu'il était trop tard désormais, ou peut-être dormait-elle encore. J'attendis encore un peu, les mains fourrées dans les poches de mon manteau. J'ignorai pourquoi je l'attendais. Hier, je n'avais pensé qu'à une chose : partir avant qu'elle ne m'emprisonne avec ses histoires. Ce devait être parce qu'elle avait changé quelque chose dans mon quotidien, parce qu'elle m'avait marqué. J'étais encore fatigué. Ça, c'était parce que je m'étais levé tard. J'avais un rythme à suivre.
J'ignorai combien de temps j'étais planté ici, au milieu de ce trottoir à regarder le bitume. Je devais être suspect, immobile de la sorte.
« Je peux vous aider, monsieur ? »
C'était un homme qui m'avait adressé la parole. Je ne fus pas surpris. Il m'était inconnu, plutôt jeune, une trentaine d'années je dirai. Il arborait une carrure impressionnante, mais affichait un grand sourire qui traduisait une profonde gentillesse. Cela me déconcerta quelque peu.
« Non merci, tout va bien.
- Vous attendez quelqu'un ?
- Je faisais juste une pause. »
Il semblait dubitatif.
« Ah, alors bonne après-midi dans ce cas, dit-il d'un ton attentionné.
- Merci, à vous aussi. »
Je le regardai s'éloigner jusqu'à la porte d'entrée de la maison de cette femme squelette. Il extirpa un trousseau de clés de la poche de son jean, puis entra avant de refermer derrière lui avec précaution. C'était lui, son compagnon visiblement. Elle qui n'avait que la peau sur les os, avait pour compagnon un homme qui faisait le triple de sa taille. Il devait remplacer son chien, certainement.