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K. ~ Partir et autres expériences.
HamsterNihiliste:
Cap, tes commentaire me secouent au plus haut point. Je te remercie encore et, peut-être inconsciemment ou pas, j'ai posé un point à cette session entre un père et sa fille. C'était un point aujourd'hui, où il a plu toute la journée, pour me remettre à écrire, je suis heureux d'avoir pu terminer cette session — je recommencerai à écrire ce type de scène, c'est sûr — ainsi que mon huitième chapitre que je vais peaufiner après cette crise littéraire chaotique. Ici, la suite directe, finalement je vous aurai publié toute la session, tellement elle me touche. J'ai écrit ce texte en deux parties, j'ai écrit la deuxième dans le train sous la pluie.
C'est peut-être en partie grâce à toi. Merci.
*
— Ça veut dire quoi « être fou », Papa ?
— Oh, ça veut dire bien des choses. Enfin, « ça veut dire ». Ça veut dire que j’utilise « ça veut dire » alors qu’à l’instant, je t’ai appris que ça n’avait aucun sens. Ça veut dire être trop intelligent. Ça veut dire aimer. Ça veut dire haïr. Mais c’est pas important, tu sais, parce qu’être fou, c’est ne pas savoir pourquoi.
— Tu sais pourquoi, Papa.
— Non, je sais pas pourquoi.
— Je te dis que si.
— Me fais pas de mal. Arrête.
— Pourquoi ?
— Tu ne peux pas me dire ça. T’as pas le droit. Non, t’as pas le droit, ma fille.
— Sinon quoi, Papa ?
— Je sais pas. Sinon je ne t’aime plus.
— Est-ce que tu me taperas ?
— Non. Je suis pas assez lâche.
— Est-ce que tu me tueras ?
— Non. Je suis pas assez courageux.
— Est-ce que tu me violeras ?
— Non. Je suis pas assez jeune.
— Est-ce que tu me haïras ?
— Non. Je t’aime trop.
— Pourquoi tu m’aimes, Papa ?
— Je le sais un peu plus que pourquoi j’ai aimé Maman.
— Tu l’aimes toujours, Maman.
— Chut. Tu es beaucoup trop jeune. Tais-toi, maintenant.
— C’est ton dernier argument, ça, « t’es trop jeune ». C’est que t’as plus rien d’autre à dire, Papa. C’est quand t’as déjà perdu que tu dis ça. Dis-moi. Dis-moi.
— Je ne te dirai rien. Tu viens de ta mère, c’est déjà ça. Me demande pas pourquoi je t’aime si tu as pu venir du dedans de ta mère, de son pauvre corps tout gris, et de ses seins tout plats, et de tant d’autres choses auxquelles je regrette encore d’avoir fait l’amour. Et tu viens de moi. De mes petits trucs à moi, de mon corps décharné qui serait capable de mourir d’une balle dans le dos tellement il est faible. Laisse tomber. T’es trop grande.
— John il te dirait…
— John il n’a pas à me dire comment je dois éduquer ma fille.
— Ne me coupe pas la parole.
— D’accord. Je ne te couperai plus la parole. Plus jamais, excuse-moi.
— Je t’excuse, Papa !
— Arrête de m’appeler Papa. Plus jamais.
— Pourquoi ? T’es pas mon père ? T’as honte d’être mon père ?
— Je suis un mauvais père. Tiens, écoute, tu sais lire quoi ? Quels sont les premiers livres que je t’ai appris à lire ?
— Papa, j’ai sept ans, j’ai eu le temps de lire des livres et j’en lirai encore. J’ai déjà lu Le Petit Prince, j’ai déjà lu la Bible grâce à toi, j’ai déjà lu Les Fleurs du Mal, j’ai déjà lu Woyzeck, j’ai déjà lu Huis Clos, j’ai même lu L’étranger, grâce à toi, Papa.
— Tu les a compris ?
— Je crois pas, Papa.
— Alors je suis un mauvais père.
— Mais je les ai aimés.
— Et moi, est-ce que tu m’aimes ?
— Bien sûr, Papa. Je t’aime « jusqu’à rien ».
— Est-ce que tu me comprends ?
— Je crois. Est-ce qu’il le faut, Papa ?
— Non, il ne le faut pas. Non, t’en as pas besoin. C’est juste, c’est juste comme ça. C’est très bien. Regarde la pluie, il commence à pleuvoir. C’est très bien comme ça.
— C’est beau la pluie, Papa. T’aimes la pluie ?
— Oui, j’aime beaucoup la pluie. Autant que toi je t’aime, tu l’aimes aussi, la pluie ?
— Oui ! Mais pourquoi il pleut, Papa ?
— Parce que, pour les mêmes raisons que toutes les questions que tu te poses. Demande-moi, tiens, joue à ça, je sais que t’es curieuse, ma fille. Mais ne me demande pas pourquoi je pleure. Pose-moi des questions, ma fille.
— Ben je viens de t’en poser une, pourquoi il pleut ?
— Je t’ai dit de ne pas me demander.
— Pourquoi des fois il fait froid ici ?
— Parce que le mec que tout le monde appelle Dieu il est petit et bas. Il fait chaud dans la Sud de la planète, complètement au Sud, même au sud de l’Espagne où Papa il voudrait jamais mettre les pieds parce qu’il fait trop chaud. Alors comme il fait chaud, Dieu il s’en occupe mieux. Dieu il crée des terres arides, de la poussière d’animaux dévorés, des enfants qui crèvent de faim — il paraît — et le Soleil qu’on accuse. Et nous, dans le Nord, il sait qu’il fait un peu plus froid, pas grand-chose bien sûr, mais alors il laisse comme ça. Il laisse les hommes créer des bâtiments et du tourisme. Mais tu sais, Dieu, il existe pas. Y a que des hommes comme nous et que des filles comme toi qui créent le monde. Vas-y.
— Pourquoi y a des gens qui sont noirs ?
— Parce que le jour il fait trop chaud, et que c’est trop fade, alors ils ne peuvent rien profiter, c’est toujours aussi chaud. Puis des fois, il fait nuit. La nuit, il fait un peu plus frais. Alors comme leurs nuits passent plus vite que mes jours, ils ne veulent pas oublier. Alors ils courent toujours, très loin, vers la Lune jusqu’à l’horizon à l’Est, puis quand ils y arrivent, ils découpent un bout du ciel pour le garder chez eux, et dormir le jour avec. Comme ça, ils ont toujours du noir avec eux. Comme ça, personne n’oublie la nuit.
— Et c’est pareil pour les gens en Asie ?
— C’est pareil pour les gens qu’on croit rouges, jaunes, verts, ou tout ce que tu veux.
— Et pour les gens qui sont blancs ?
— Les gens qui sont blancs ils n’ont pas de couleur. Parce qu’au tout début, ils voulaient être bleus, ça aurait différencié tout le monde, ils auraient été encore plus supérieurs que maintenant. Mais quand le ciel est bleu, c’est toujours tout en haut. Très très haut, très près du soleil. Quand il se lève, il est à l’horizon mais il est pas bleu ; quand il se couche, il est à l’horizon mais il est pas bleu. Le bleu que les gens comme nous voulaient, ils est en haut. En on sait pas voler. On sait pas gravir les sommets pour le couper. Alors on reste blancs, sans couleurs, sans vie, sans tout. Tu y arriveras, ma fille, un jour, tu découperas du ciel bleu.
— Mais on ne peut pas découper le ciel bleu, c’est ce que t’as dit.
— Ce que j’ai dit, c’est pas ce que tu dois faire. Fais tout le contraire de ce que j’ai dit, fais tout le contraire de qui je suis. Gravis l’Everest à main nues en hiver, avec un chien et un exemplaire du Sommet des dieux pour unique GPS, pars en bateau autour du monde et jouis devant le Cap Horn après avoir étudié tout ce qui existait sous l’eau et dans le ciel, pars aussi loin que tu peux mais jamais où est déjà parti Papa, sois même prête à fouler du pied, toute seule avec le garçon que tu aimes, des terres où la femme n’a jamais mis les pieds, n’aie pas peur d’asservir la Terre et la nature au point où elle en est, ou bien respecte la, moi ça m’importe peu, mais si c’est là ton rêve tords le cou aux bouchers, libère les cochons, assassine les bûcherons, lance des explosifs sur les baleiniers et adopte un panda que tu nommeras comme tu veux, fais des études meilleurs que celles de Papa, devient artiste ou avocate, comme ça te plaît, fais tout ce dont tu rêves, construis un oiseau, vole avec des oiseaux, deviens un oiseau pour voler jusqu’au bleu du ciel, pour découper le bleu dont l’humanité a rêvé toutes les nuits, et pour me rapporter ce bleu pour y orner ma tombe.
— Tu as des rêves, Papa ?
— J’en avais. Tu en auras. Avant de te coucher je te donne le dernier mot. Dis-moi de t’aimer, ma chérie. Ma fille.
— Je t’aime, Papa.
Point au 19 Octobre 2012.
*
HamsterNihiliste:
Je crois que cette nuit est bonne. J'ai appris à laisser parler — ou écrire — un texte. Si l'auteur doit se justifier, gratuitement, sans que personne ne lui pose de questions, il n'y a plus d'écriture. Alors les quelques mois précédents ont été durs, mais tant mieux ; je pense que je peux reprendre et j'en suis heureux. On retourne dans le passé et on gagne un peu d'expérience avec des études de tragédies raciniennes et cornéliennes, et pour commencer à introduire, alors que presque à la fin, le personnage qu'on croit principal.
Mais chut ; alea jacta erit.
*
VIII : Alea jacta fuit
Yasunori Mitsuda - At the Bottom of the Night - Chrono Trigger
Termina, An 1, Mois 1, Jour 12.
Dans les roches désertiques enclavées dans quelques parcelles de la plaine, la chaleur régnait. Là où ni le peuple ni l’Élite ne s’aventuraient par risque de se perdre, la poussière s’épaississait, montait depuis le sable couché contre les rocs, pour ne lever qu’un rideau d’amas empêchant toute vue. La science actuelle, à ses balbutiements depuis la découverte de ce qu’elle appelait le Temps, ne pouvait comprendre l’origine de ces terrains, terres irrégulières et inhabituelles dispersées à l’est comme à l’ouest de la plaine. Le peuple comme l’Élite s’accordait à penser que si elles était là, c’est parce qu’elles étaient là. Parce que « c’est comme ça ».
La chaleur, devenue quotidien des âmes de Termina, provoquait quelquefois des incendies naissants, enflammant des brindilles excentrées d’une forêt, cognant de toutes ses forces sur une surface herbeuse, desséchant même les lèvres et les corps des guerriers, sous les armures suintantes, incapables de survivre sans repos ni sans haine. À cette époque alors, les cadavres restaient à crever sur le sol, tandis que les vivants s’en préservaient sûrement, et restaient un instant au frais dans leurs demeures. La guerre entre le peuple et le peuple était, dès sa naissance, un instant suspendue.
Mais il pleuvait en ce jour. Le climat changeait loin ; le peu de petites gouttes venant sur le sol, mouillant inlassablement les brèves étendues de sable, rafraichissait alors en s’y sacrifiant. Soudain, au poids de son pas, dont le bruit s’imposait en chaleur comme en pluie, on entendait l’eau s’abattre en même temps que ses grèves craquaient sur le désert. Il n’y avait personne. Ou du moins, personne ne pouvait être entendu, tous voyaient impossible le fait de s’entendre, les bruits cachés par son pas. Elle avançait droit, devant la roche, où elle pouvait prédire que, quelque temps plus tard, quelques anonymes l’y attendraient comme elle attendait là. Mais on ne l’attendait point et elle l’oublierait, qu’elle soit violée deux jours ou bien quinze ans plus tard. Lorsqu’elle atteint son lieu, emplie de haine et d’orgueil, la pluie taisait les poussière et brindilles enflammées depuis longtemps déjà.
Naæviî était debout et regardait devant. Un temps elle ne vit rien, qu’une pente derrière la pierre qu’elle jugeait profonde, que les flots descendus des nuages berçaient. La vue la reposait, mais c’est lorsque les gouttes se mirent à se déverser drues, lorsque les éclatements précédant les éclairs tonnèrent et déchirèrent les cieux, qu’elle se résigna à baisser son regard. Ses yeux au bleu si profondément foncé qu’ils semblaient être noir quittèrent alors les éclairs blancs, passèrent outre le gouffre béant devant eux, sans qu’elle ne put être sûre que c’en fut exactement un, et se posèrent avec mépris sur la figure mi-assise mi-couchée, aux yeux rivés sur ses mains. Alors elles furent sûres que leurs regards se virent. Et elles se regardèrent.
Naæviî se baissa et était si rigide que l’on croyait entendre le bruit de ses os appuyés sur le sol. Le fort rideau de pluie et la noirceur nocturne cachaient leurs deux corps. Sans que la silhouette craintive acculée au rocher ne put distinguer ce qui était porté contre sa propre joue, elle ouït son murmure.
— Plic, ploc.
— Alors, c’est vous, Naæviî, ici et maintenant, dit-elle de sa voix faible et silencieuse.
— Oui, Lulya. Le destin a voulu que ce soit maintenant.
Lulya tenta de se lever, au peu de force qui subsistait dans ses jambes, mais elle ne put s’élever à la moitié de la taille de Naæviî qu’en appuyant ses mains sur le rocher en face. Mais ce fut en s’écorchant le centre de la paume ; et elle ne put lancer un regard haineux, arrimé au plus profond des yeux violets de sa rivale blonde, qu’à bout de souffle.
— Je tirerai quand tu seras prête, Lulya.
Sa voix de gorge chaude et voilée sonna la vengeance et le sang. Lulya souhaita exploser.
— Il n’y a pas de destin. Il n’y a que de l’amour dans ce monde, et quand il n’y a plus d’amour, il n’y a sûrement que du sang, clama-t-elle, debout, avant de lécher le même sang qui glissait dans la paume vallonnée de sa jeune main. Tuons-nous debout, lâche.
Naæviî tira. Son bras fin était vêtu d’une soie fine à quelques dorures noires. Ses épaules osseuses s’élevaient vers son cou long et pâle, reflet de son teint que seules ses lèvres pourpres pouvaient permettre de rompre. Lulya était quasiment nue. Ses lèvres étaient pâles, et les seules joues les ceignant offraient plus de charnu que la silhouette entière de son bourreau. Un demi sein était découvert par sa veste abattue sous la pluie, et le froid caressant ses genoux arrondis lui était familier. Elle n’avait toujours eu pour vaincre que sa rage, ses cris de haine et d’amour, et ses propres mains qui n’avaient plus peur d’être souillées par un sang.
Naæviî tint à une main une grande tige en métal sur laquelle le son de ses ongles résonnait, violacée sur sa longueur démesurée, ornée à sa fin d’un motif en verre blanc terminé d’une lame acérée.
Lulya eut peur à sa vue. Les yeux lavés par la pluie mais délavés par ses larmes, et le cœur abrité au fond de sa poitrine, elle se protégea en s’adossant à la roche, descendant peu à peu, assise sur la pluie. Ses mains, vives, frénétiques, ne savaient où se poser et glissèrent par hasard sur la flèche tirée là. Lulya, les yeux tremblants, la porta à sa vue.
— Il faudra plus que cela, tu sais.
— Je sais, méprisa-t-elle, mais ne crois pas que cela a déjà commencé.
Lulya sentit alors le verre froid de l’arme pénétrer sur sa joue. Il la poussait, l’humiliait, l’écrasait jusqu’à ce qu’elle n’éprouve aucune résistance, la joue droite contre le sol. L’arme se couchait sur toute la longueur de son corps déchiré, que les angles des graviers pénétraient. Sa pointe déplaça certaines pierres à la hauteur des yeux, au niveau du bas-ventre et, lorsqu’elle eut parcouru la longueur de son corps, la pique acérée remonta sur son pied puis lui creva une veine, entre l’extrémité droite et la première phalange.
Lulya hurla d’une voix si aigüe que Naæviî en trembla. Ses yeux et ses mains, fixés sur les bottes écrasantes de sa maîtresse, vinrent progressivement fixer d’autres objets. Ses ongles griffaient le sol, et ses genoux s’écorchèrent une ultime fois pour se relever. Naæviî était de dos.
— Ne te crois pas en droit de ne plus être à genoux face à une femme comme moi.
Debout, elle creusait dans le sol comme avec des sabots ; sa gueule rêvait de mordre jusqu’au sang de sa cuisse, jouissant à l’idée même de déchirer sa chair et de remporter entre les crocs les restes de sa charogne, laissée sous la pluie qui aurait lavé son sang.
Mais la terreur ressentie contre son œil glacé mit fin à l’utopie. La première flèche reçue transperçait son vêtement, la deuxième l’accrochait au rocher derrière. La troisième fut ralentie par la chair de sa cuisse, et le chemin de la quatrième était tracé, perforant son nombril et terminant sa course courbée à l’intérieur de viscères saignants. Lulya, en fléchissant jusqu’au pied du rocher qui se profilait aux yeux de tous comme une pierre tombale, échappa à la cinquième et sixième.
Le corps jeune de la fille n’était plus qu’une trainée de sang à l’instant où Naæviî préparait son dernier trait.
— Avant que j’honore Orgueil, as-tu dernier mot à tenter désespérément de voler ?
— Pas avant que tu n’aies le courage de tirer. Tire.
Elles attendirent. Le bras de Naæviî tenait sa dernière flèche pour dernière héroïne, prête à partir glorieuse aux ordres de sa générale. Lulya, dont les les côtes flottaient avec sa peau froissée pour unique tissu, avait fermé les yeux en attendant d’attendre. Plus rien ne s’entendait. Lulya souhaita expirer.
— Je crois que…
— Je crois qu’on ne change pas les règles, crut on entendre.
Le pas sûr et droit dissimulé par la roche, il se tenait debout, son buste en face du cœur de l’inhumaine compagne, sa bouche ébréchée affichant un mépris jouissif mais prisonnier, ses yeux bleus ayant pu en ces temps atteindre l’azur, puis il s’avança, pas à pas, torse à torse, œil à œil vers Naæviî. Sa main gauche tenait sa dague gauche par la lame.
— Ikau, susurra-t-elle. Tu sais tout mon amour pour ton cœur et ton corps, pour tes genoux, pour tes pieds, pour tes talons. En anéantir un me causerait plus de peine que toutes les peines du monde que je pourrais subir. Montre-toi raisonnable et clément envers tous, et en laissant ta pute, pense à sauver ton pied. Recule-toi, mon garçon.
Il se recula, un peu. Ils attendirent. Ils se regardèrent sans les yeux ; Naæviî jugeait ceux d’Ikau trop morts, Ikau savait ceux de Naæviî trop vivants. Seul le temps était mort.
— Je tire.
La corde craqua, la flèche cria dans l’air glacé, sa course arracha le talon d’Ikau, et pour dernière demeure dans son périple en l’instant consumé, vint crever le cœur de Lulya. Ils entendirent « Silence ».
La pluie finissait et le sang coulait. La fierté sur les lèvres et la jouissance dans les yeux de l’ardente répondait au mépris et au regret d’Ikau.
— La honte et l’horreur sont les dernières émotions dont tu me verras faire preuve. Laisse-moi la brûler.
— Laisse-moi la brûler, infidèle et menteur.
— Je ne veux pas la brûler pour les mêmes raisons que toi, toi qui rêve d’être vue pour qu’on puisse mourir, toi que le royaume des assassins ne mériterait pas d’avoir pour pauvre esclave, toi dont le rôle sur scène pourrait être joué par le plus sale des rats.
— Ce n’est pas au simple honneur du cœur que je veux m’abaisser. Je voulais seulement que tu ne t’y recueilles plus, je voulais que le feu termine cette haine, je voulais simplement que l’on puisse oublier et que l’on vive en paix. Alors choisis, Ikau ; c’est la guerre ou la paix, c’est le cœur ou le cœur.
La nuit était couchée, le sang avait coulé. Le corps de Lulya se vit allongé sur un lit de bois, qui mesurait la taille d’Ikau et de Naæviî lorsqu’ils s’élevaient sur leurs épaules. Ikau, le talon pendant et écorché sur le sol aux herbes mortes, fermait les yeux et sentait l’odeur de l’huile répandue sur le corps, exactement semblable au parfum de sa femme. Naæviî descendit en promettant déjà de pouvoir oublier. Ikau ne parlait pas. Naæviî fit naître le feu en pleurant.
— Nous ne sommes plus qu’un. Je sais que tu me pardonnes et que tu oublieras ; c’était ma volonté et tu l’as bien comprise. Je ne peux pas t’excuser d’avoir été présent, je ne peux pas m’excuser d’avoir vu votre amour ; ce qui est fait est fait, ce qui est dit est dit. Garde le dernier mot, Ikau. Je te donne tout.
— Un jour, on te vengera.
*
HamsterNihiliste:
Bonsoir.
J'ai envie de partir. Autant d'écrire Partir. que de partir lui-même. J'ai récemment vécu des choses éminemment intimes qui ont pu agir comme un déclencheur à une écriture personnelle avec plus d'importance, de désir, de mise en scène. Mais chut, je déteste parler de l'auteur pour expliquer, j'expliquerai juste que, pour ces raisons, j'ai modifié ici quelques noms parce qu'ils n'ont rien à faire dans ce cadre.
Récemment j'ai écrit quelques notes et je formule essentiellement comme des scènes théâtrales, car le théâtre m'intéresse, et précisément la dramaturgie. J'ai souhaite écrire du théâtre car c'est riche de potentialités, j'ai envie de croire en un avenir, je veux faire quelque chose de ce texte et j'y inscris des thèmes, des personnages que j'ai déjà écrits sur cette bibliothèque. D'où des didascalies, qui participent simplement au sens narratif, d'où un style adapté, d'où des mots qui ont résonné dans mes yeux et ma tête et je t'en remercie, Cap. On apprend toujours des filles.
Par là même je suis de plus en plus enclin à conclure que Memento Mori, Memento Vivere. ne me correspond plus. J'ai ébauché, avant, deux autres parties de la même longueur, mais je trouve démesuré d'écrire un texte auquel j'ai accordé tant d'ampleur pour " m'entraîner " et de le réduire à une fiction Zelda. Je l'ai souvent pris comme un devoir, j'y ai essayé, mais même, j'y ai écrit beaucoup d'aspects théâtraux, alors, autant se tourner vers le sommet qu'on veut. Je terminerai le chapitre qui me tient à cœur quel qu'en soit le prix et, selon le sort, j'écrirai un Épilogue prématuré ou non qui ne m'empêchera pas de laisser une ouverture. Au hasard.
Merci.
Le titre vient du poème À Villequier de Victor Hugo en hommage à sa fille Léopoldine.
*
« Il faut que l’herbe pousse ».
Sa fille, Zelda, à dix-sept ans,
John. Le salon sombre de John ; une table, quelques verres et carrés de chocolat.
— T’as pas du lait ?
— Tu bois encore du lait, toi ?
— Toujours, parrain. Rire détaché. Toi, mon parrain, moi, ton petit ovule, tu sais pas que depuis dix-sept ans je ne bois que du lait quand j’ai envie de boire autre chose que de la vodka ?
— Tu sais, tu n’es pas la seule à ne boire que du lait.
— Ne me parle pas d’elle. Tu fais exprès de ne parler que d’elle ou tu veux réellement me gâcher la soirée ?
— Tu ne peux pas être indifférente à la manière épanouie et heureuse de ton père d’en parler. C’est magique. C’est merveilleux ce qui lui arrive.
— Oh oui c’est merveilleux.
— Ne sois pas ironique. Je suis sûr qu’il aimerait le vivre, pleinement, normalement, il te dira la même chose. Il te dirait tout si tu lui demandais.
— J’ai pas envie de lui demander.
— Zelda, on dirait une gamine qui n’a pas envie d’entendre parler d’une belle-mère parce qu’elle est méchante ou que sais-je, à l’instant, tu es bête. C’est inutile d’être bête et c’est triste pour toi.
— C’est pas bête. C’est humain. Parle d’autre chose.
— Alors toi aussi. C’est toi-même qui réagis comme ça quand j’en parle, comme ça. Ça aide à la communication, « Ne me parle pas ».
— Ça aide, de parler à la fille de son meilleur ami de la femme qui peut lui faire oublier ma mère, femme qu’il ne veut plus croire et mère que je veux connaître.
— Pardon. Tu m’as compris, c’est moi, c’est la parole d’un père. J’en suis désolé, je suis comme ton père parfois. C’est pour ça.
— Léopold me manque parfois.
— Oui.
Silences.
— Ophélie aussi.
— Oui.
Silences.
— Je peux t’en parler de temps en temps ?
— Oui.
— Comment est-ce que ça passe, quatre ans ?
— Ils passent comme ils passeraient normalement. C’est une question mais, le temps, c’est plus rien, le temps, il est perdu, je l’ai oublié, il est passé le dernier de mes soucis. J’ai juste oublié. Oui. Oui, j’ai oublié.
— Comment est devenue Marthe ?
— Elle est devenue vieille. Moi, son mari, l’homme, j’essaye d’être encore jeune, d’avoir encore tout ça, mais elle, ma femme, la femme, elle est vieille, c’est très beau. C’est une très belle victoire, on a plus rien à perdre, ni à gagner. On n’a qu’un cœur pour deux quand on perd deux enfants. Quatre ans. Quatre ans.
— Tu sais, John, un jour, je ne sais plus si c’est Ophélie ou Léopold, parce que tous les deux, ils signaient simplement leurs nom avec un O ou un L…
— Léopold passait le L avant le O et Ophélie passait le O avant le L. La barre du L d’Ophélie était presque absolument contenue dans le O, et seul le bas était allongé. Le O de Léopold était absolument contenu dans le L, il ne dépassait jamais la barre verticale, et seul le haut était allongé. Léopold avait inventé la sienne avec un stylo de Marthe et Ophélie avait inventé la sienne avec un stylo de moi. Le mien était un Parker et le sien était un Mont Blanc.
— Tu connais tout par cœur.
— Par cœur.
— Il me semble, alors, qu’il s’agissait d’Ophélie, parce que je la voyais un peu plus souvent, mais c’est un peu toujours la même chose, les souvenirs. Je n’ai jamais été mère moi, mais je te comprends, enfin, si je peux.
— Oui, mais tu n’as pas à t’excuser. Tu sais, je n’aime pas les gens qui s’excusent. C’est normal de ne pas savoir, c’est normal de ne jamais vouloir ressentir quelque chose d’aussi inhumain. Si ce n’est qu’à ça que doit mener le rêve d’être mère, ne le sois jamais, sois normale comme tu rêves de l’être, sois toi.
— Excuse-moi. Oui, je sais que tu sais que tu le fais exprès…
— C’est bien toi, s’excuser de s’excuser, et c’est bien toutes les filles comme toi, « je sais que tu sais ».
— On ne se refait pas, John. Et quand on ne se refait pas, on est parfaite.
— T’aimes me monter le moral et me donner le sourire, mon petit ovule. Tu me remontes le sourire.
— T’es con.
Rires.
— Tu tenais profondément à me dire ce souvenir ?
— Oui, mais je sais plus trop. J’ai oublié.
— Je crois que moi aussi. J’ai oublié. Silences. Je ne sais plus vraiment si c’est à ça que je pensais, mais un jour, on jouait à se demander comment on aimerait mourir. Et, ce devait sûrement être Ophélie, parce qu’elle était un peu plus réservée, elle me l’a écrit sur un bout de papier et je l’ai toujours gardé. Ce que Léopold m’a dit et ce que j’ai dit, je ne m’en souviens plus. Mais, même si j’étais gosse, ce papier d’Ophélie, je ne l’ai jamais ouvert. J’ai eu peur. J’ai eu honte. Je me suis sentie coupable. J’ai voulu m’excuser et je le ferai même si tu veux m’en empêcher, excuse-moi, c’est plus fort que moi, des fois j’y repense, tu sais, des fois. Et elle m’a dit qu’au moins elle rêverait d’être incinérée. Elle doit être heureuse maintenant que tu l’as fait. Tout le monde l’a écoutée, et tout le monde pense à elle, maintenant, et Léopold aussi. Je trouve que c’est une très belle histoire, au final, parrain. On devrait en pleurer juste parce que c’est beau. Oui, c’est très beau.
*
HamsterNihiliste:
On continue le thème de John et Marthe, de Léopold et Ophélie. Petit détail narratif d'un extrait que je n'avais pas publié, Renaud est le frère de Zelda. La forme théâtrale est de plus en plus affirmée, et pourtant, je n'en suis qu'au début d'une expérience. Désolé pour la mise en forme, je pense proposer le fichier tel qu'il est écrit, comme je l'ai fait pour plusieurs textes. Mais comme je ne poste pas tout, j'essaierai de trouver d'autres sites et d'en faire une utilisation, pour des concours, des propositions, pour un avenir.
Merci à ceux et à celle qui ont trouvé des émotions. Ou une émotion. Ou l'émotion.
*
« Si mi la ré sol do fa »
John. Un espace lumineux de fin d’après-midi dans son salon ouvert.
Entre Marthe, sa femme.
John l’accueille, aimant. — Marthe, j’ai déjà ouvert pour toi ! Comment va la dame de l’accueil ?
Marthe se laisse accueillir, aimante. — Un peu fatiguée, elle est vieille, c’est normal, elle va bien.
— Comment vont les aides-soignantes ?
— Un peu fatiguées, elles travaillent, c’est normal, elles vont bien.
— Comment va la vieille tante qui reçoit tous les jours un de ses petits-neveux ?
— Elle n’a pas reçu de petit-neveux aujourd’hui. Et son petit-fils n’est pas venu de la semaine non plus.
— Les petits sont ingrats, mais je l’adore, ce petit. Il est arrivé à quel âge maintenant, Enzo ?
— Il a huit ans. C’est pour ça, il est devenu grand, alors il dit qu’il peut plus venir voir les vieux, parce qu’il a du travail, mais qu’il reviendra quand il sera docteur parce qu’il veut faire beaucoup d’études pour soigner les petites vieilles comme sa Mamie.
— Mais cette semaine il n’est pas venu.
— John, tu ne vas pas jouer au plus vieux que nous, ce n’est pas toi qui es à la place de Mamie Yolande. Si tu continues ça ne saurait tarder, mais enfin, on est jeunes. Silences. On essaye.
— Oui.
Silences.
— Tu vois, John, que tu ne peux pas tenir à parler pour combler le vide et pour éviter de parler de ce dont on doit parler.
— On ne doit parler de rien, Marthe.
— Je n’ai pas dit qu’on devait.
— Si, à l’instant.
— Non, John… Silences. Ton père a uriné deux fois au lit en deux nuit, il n’a pas pu manger son magret lundi sans passer une heure trente à le mâcher, il a voulu allumer la télé pour regarder 30 Millions d’amis comme de temps en temps, c’est Maryline qui l’a retrouvé en train de pleurer devant les piles de la télécommande à 20h30.
— Il l’aime bien, Maryline.
— C’est vrai. Tous les petits vieux l’aiment bien, elle fait en sorte, moi aussi j’aimerais bien qu’on m’aime pour les mêmes raison. Mais c’est un peu facile. Heureusement qu’on en a pas été réduits à se quitter à cause de mes seins, j’assume. C’est comme toi.
— Joue pas au même jeu que moi, Marthe, auquel j’arrive pas. Oui, on assume, oui, oui, nos corps sont magnifiques malgré tout, mais ce n’est pas le sujet. Tu pourrais me parler des manifestations contre les manifestions contre l’homosexualité, tu pourrais me parler de la constellations d’Andromède, tu pourrais me réciter, nue dans la langue de Shakespeare, Hamlet, et me citer le Cantique des Cantiques au sein de la cathédrale, ce ne serait pas le sujet. Silences. Pardonne-moi. Je pense qu’on pourrait lui apporter une photo avec Philoctète. On a des photos de lui avec Philoctète ?
— On en a avec Woyzeck. C’est le chien qu’il a le plus connu, tu sais, quand Philoctète vivait déjà avec nous, ton père était tellement vivant qu’il était parti assez loin. Mais toujours avec son chien.
— Il n’y a que ça, dans sa chambre beige, des photos de lui avec Judas à Newcastle, À St-Jacques de Compostelle, et au Vatican.
— Tu ne veux pas qu’on lui en offre une autre à Newcastle ? Et pourquoi pas à Liverpool ? Ça le changerait du Christ, un peu. Il n’est jamais venu à Liverpool avec Philoctète ?
— S’il était avec Philoctète, alors il était avec nous. Je ne veux pas qu’on lui offre, oui, qu’on lui offre, tu as raison, pas de photo de nous.
— Tu préfères plutôt que je lui offre une photo de moi, avec lui et Philoctète ?
— Mais avec une photo de toi, lui, et Philoctète, il va encore penser à moi dans le temps qu’il lui reste. Je ne veux pas, tu sais, ça me fait mal, tu sais, la maladie va consommer de plus en plus de flammes, et puis elle montera au cerveau, et puis elle sera montée au cerveau, et puis il sera descendu.
— Tu sais, aujourd’hui, il m’a demandé de tes nouvelles.
— Non, Marthe. Je ne veux pas.
— John, oui, la maladie va dégénérer, oui, Maryline me l’a dit, et tout le personnel le dit depuis le début, mais il est toujours ton père, tu ne l’as pas oublié, et il ne t’a pas encore oublié. Il y a des gens qui ont un père et qui pourtant l’oublient, ou tellement d’autres choses où personne ne connaît qui il connaît vraiment. Je sais que tu penses à Zelda. Je sais que tu penses à Renaud.
— Ne me parle pas d’eux. Arrête, Marthe, Arrête. Silences. Offre-lui une photo de Léopold et Ophélie.
Pleurs brutaux. — Tu peux pas faire ça. John, tu peux pas. John, non. C’est inhumain. C’est monstrueux. C’est sans cœur, John. John, t’as perdu ton cœur. Tu l’as oublié, ton cœur. Renonce à le faire. Renonce à le faire pour Léopold et Ophélie.
— Offre-lui une photo de Léopold et Ophélie avec Philoctète.
— Ils ne l’ont… pas connu.
— Ils l’ont connu quand il était arrivé. Quand il avait sept jours. Il leur restait sept semaines. Ils l’ont connu et je connais encore mon père.
Tremblante. — Alors on le fera tous les deux. Alors nous viendrons et tu viendras. Tu viendras voir ton père, avec moi ou sans moi…
— Avec Maryline.
— D’accord. Puis tu frapperas gentiment à la porte, sauf s’il est occupé à manger ou à dormir…
— Nathalie me le dira.
— D’accord. Puis tu te pencheras sur son lit, sauf si ses yeux sont fermés…
— Ce ne sera pas dans la soirée.
— D’accord. Et puis tu lui diras que c’est toi et que tu l’aimes beaucoup, et je suis sûre que tu prendras du plaisir à voir ton père et que tu ne te poseras pas de questions.
— D’accord.
— Et puis tu lui demanderas s’il veut une photo de ses petits-enfants pour s’en souvenir.
— D’accord. Et puis je demanderai à Nathalie si on on peut sortir dehors un peu tous les deux. Et puis on ira peut-être même sortir au cimetière pour voir leurs urnes. Et puis je verrai qu’il s’en souvient un peu et qu’il relira son épitaphe avec quelques larmes de grand-père, et puis maintenant c’est passé, et puis voilà, Papa, voilà. Après, ce sera l’heure de son goûter. Et on se dépêchera parce que Drucker ce sera bientôt fini. Et ce sera un beau dimanche après-midi. Comme j’aurais aimé en faire. Et puis parce qu’il faut en profiter, on fera peut-être un Scrabble. Ou même, tu as un Mille Bornes ? Enfin, tu vas voir, ce sera bien, et puis tu as raison Marthe, et puis, je suis un peu désolé, et… S’effondre en larmes. Et puis demain il m’aura oublié parce que la maladie parce qu’il ne pourra plus manger parce que je ne pourrais pas supporter, pas supporter qu’un jour je rentre et que j’entendes « Qui-êtes vous ? ». Cri. Non, non Marthe, je peux pas. Je veux pas, je suis désolé, je ne pourrai plus jamais.
— Allons, John, allez, non, ne t’inquiète pas, c’est comme ça. C’est peut-être mieux que tu te prépares à ça parce que c’est inhumain, et qu’on ne peut plus se préparer à quelque chose de plus inhumain que ce qu’on a vécu. Mais écoute, Léopold et Ophélie sont là, dans notre mémoire, quatre ans ce n’est rien et pourtant, on a dit « oui », on a accepté. Eux aussi auraient pu nous voir vieillir et trembler et les perdre, on n’y peut rien, John. Mais peut-être que la médecine, tu sais, elle pourra quelque chose. Les aides-soignantes l’ont dit, mais c’est une maigre consolation, c’est sûr que c’est impossible, mais ça apporte un peu d’espoir aux gens. Pense à l’espérance, John. Que dirait Jésus à ton Père ? Que te dirait Dieu ?
— Dieu… Dieu reconnaîtra les chiens. Et ta maman ?
— Maman, c’est la même chose, John. Elle va toujours aussi bien. Elle mange bien et elle met de la joie dans la plupart des animations. Sauf très tôt le matin quand elle dort. Parce que maintenant, tu ne savais peut-être pas la dernière fois que j’y suis allée, mais elle a pris l’habitude de dormir tard, jusqu’à huit heures, et les filles la laissent faire, tu sais, Maman elle est gentille ! Non, Maman, elle n’a rien à se reprocher. Quatre-vingt-onze ans c’est magique.
— Et oui. J’aimerais aller la voir, un jour. Je lui apporterai des bonbons.
— Des cachous !
— Et oui, des cachous ! Et puis, un DVD, elle a vu des films récemment ? Elle en a même regardées ?
— Elle aime toujours autant Haneke !
— Et oui, Haneke !
— Et puis, on pourrait demander aux filles si on peut lui offrir une couette. Ses fleurs, depuis toujours, l’ont toujours rendue beaucoup trop vieille. Elle commence à trembler. Elle n’est pas vieille. On lui offrira un peu de jaune. Elle aime toujours autant…
— Le jaune et l’orangé !
Tremblante. — Oui, oui, on lui offrira une couette… orangée, quand on viendra la voir tous les deux. Et puis même, on pourra…
— On pourra ? Silences. Non. Non, Marthe. Il la touche, aimant. Non, Marthe, tu le sais. C’est ce qu’on fait, Marthe. Il ne faut pas arrêter. Il n’est pas possible d’arrêter. Si tu sens que tu peux craquer, même si tu as vraiment envie de la voir, ce n’est pas grave, j’irai la voir à ta place et ça nous fera plaisir. Ça me fait très plaisir, ce n’est pas mon père, et nous échangerons nos rôles. Nos parents, pour une fois. Et puis même, on pourra, si tu sens que tu peux craquer, essayer d’oublier, ce mois-ci, tant pis, on n’ira pas la voir, on fera autre chose. On pourra lui dire que nous sommes partis, même si mentir encore, ça me fait mal aussi, mais partir à une retraite de quelques jours pour la paroisse, pour un tour des cathédrales de France en hiver, Dieu nous le pardonnera, Marthe.
Pleurs. — J’ai peur que Dieu ne pardonne plus, John. Je ne veux plus tenir. Je ne peux plus mentir. J’ai honte et j’ai trop mal, on a été imbéciles, imbéciles, tout a été imbécile.
— Ne t’inquiète pas, ta maman va bien. Elle ira bien, nous, on a accepté, nous, on sait, maintenant on vit, Marthe, depuis quatre ans. Ça va aller. Quatre ans… quatre ans.
— Que dirait ton père si toi aussi tu cachais que ses deux petits-fils sont morts depuis quatre ans ?
— Je lui dirai comme toi, Marthe, comme tu le fais depuis quatre ans et comme tu l’as fait aujourd’hui. Que Léopold et Ophélie vont bien, que Léopold va passer le permis avec une prochaine moto et qu’Ophélie entame sa deuxième année épanouie aux Beaux-Arts, qu’il s’exerce toujours aux cours de piano et joue Barbara, qu’elle dessine toujours et s’essaye à la peinture à l’huile, que le printemps prochain nous allons visiter le Nord et filer un peu sur l’Angleterre pour leur expliquer qu’il a vécu à Newcastle pour grandir, travailler, et se ressourcer. Je ferai ça à chaque fois. Jusqu’à ce qu’il soit mort.
— Pourquoi ?
— Parce que quand il sera mort je n’aurai plus à lui faire croire. Il les retrouvera lui-même parmi le Ciel.
— Dieu pourrait te punir pour tout.
— Au diable l’Enfer. C’est suffisamment beau de croire en sa bonté pour ne pas avoir à m’asservir à une figure de peur et de punition. Je ne me suis pas tourné vers notre Père après avoir perdu mes enfants et respecté leurs volontés pour vivre en esclave. Ou je ne croirai plus. Je crois en la croyance, Marthe. Après nous être recueillis sur la tombe de Léopold et l’urne d’Ophélie, j’irai les voir. Je ne sais pas encore ce que je dirai à ta mère et à mon père, ce que mon cœur voudra dire ou ce que ma tête voudra penser, et je leur dirai les deux. Demain, pour Noël, je leur dirai ce que je leur dirai. Que ton Dieu me pardonne, Marthe. Le mien l’a déjà fait.
*
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