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K. ~ Partir et autres expériences.

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HamsterNihiliste:
Aujourd'hui est un jour intéressant. En conséquence de ce message, je décide de poster ici Mehr Licht!, la nouvelle écrite pour le  28° PJEF cette année. J'ai reçu la fiche de lecture et je reconnais la réflexion que je m'étais déjà faite ; de la question " quel est le sens de l'écriture ? ", j'en suis arrivé à la question " quand faut-il faire sens ? ". Une question littéraire n'a jamais de réponse, mais je pense désormais qu'il faut faire sens quand il le faut.
C'est amusant de voir que le lecteur critique s'est posé des questions et s'est senti perdu, mais pas parce que c'était mon but, parce que justement, c'était la forme du texte qui était lourde, sibylline, et ne rendait pas le fond cohérent. Avec Partir., j'ai un peu mal en abandonnant mes intérêts pour la forme et la rhétorique. Mais justement, en écrivant du théâtre, je comprends peu à pe uqu'on peut faire sens avec une action, une parole simple, avec des émotions.

Peut-être que ce texte n'avait pas d'émotions. Peut-être que cet incendie de bibliothèque et d'idéaux était prémonitoire pour gravir mes propres sommets, ceux qu'on ne m'a pas appris. Après tout, je suis jeune.
Je le poste ici, bien qu'il soit long, pour me confronter à d'autres avis — il rejoint le style de Memento Mori, Memento Vivere. auquel je vais mettre un terme — pour une question de public, de regards différents, d'objectivité. Question d'adaptation.

*
•Mehr Licht!
Vivre, c’est ce qu’il veut.

C’était sur les bords de la rivière Owenglin, jetée vers la baie de Clifden, au Connemara. C’était dans le comté de Galway, à l’ouest de la province irlandaise de Connacht, ouest où il était finalement parti. C’était au nord, où il voulait voyager pour être perdu. Il était là-bas, dans ce certain espace, un espace certain disait-il plus souvent. Il avait disparu loin de la lâcheté de sa ville natale pour vivre avec le froid, le bois, l’eau et les feux de camps des légendes de Cromwell. Il lui semblait que dans son bref passé vivaient ses parents, de l’amour, de l’espoir, un soleil sans hiver, ce qu’on croyait idéal ; ce sud, il l’avait oublié au profit du froid du nord, son seul hiver dans lequel vivaient des roches et des lacs à perte de sens, et des moutons sauvages pour uniques sociétés.
Au moins, disait-on aux villages bercés par les maisons en pierre sèche frustes, on ne s’alarmait pas, on ne s’effrayait pas, car les idéaux étaient soit oubliés soit accomplis. Des vivants le voulaient, certains le pouvaient, beaucoup étaient libres ; aucun n’était perdu. Un parmi les près de deux mille voulait s’accomplir ; et il le pouvait.

Il ne regrettait pas plus son passé que sa liberté. Il ne regrettait rien, tant il avait choisi d’oublier son nom, son identité, et son âge et son temps, puisque c’était le prix. C’était le dernier prix à payer pour tuer la fausseté qu’une fois on aimait, que l’autre l’on perdait ; pour s’adapter au monde ou à l’humanité, celle qu’on méprisait, celle qu’on embrassait. Un de ses idéaux était de résider dans un village dans lequel connaître une personne c’est les connaître toutes ; il n’aimait pas devoir par défaut, alors sachant que penser une seule personne dans son entièreté était hors du réel, il se voulait l’ami de tout le monde et l’ennemi de personne ; juste un homme, rien de plus.
Il était philanthrope et il avait le droit. Ses cheveux étaient bruns clairs et voyageaient au vent, son nez et son menton encore d’enfant se retroussaient avec sa plénitude. Sous sa chemise azur et ses manches longues où flottaient ses mains, ses os et ses muscles ne déplaisaient pas aux femmes qu’il aimait. Sa bouche leur disait parfois que leur peau était douce contre la sienne. Les hommes aimaient son pantalon marine qui le confondait aux lacs. Sous son manteau d’hiver et son écharpe grise, on savait que les lacs, les rivières, les plaines, et les montagnes grises écorchées par le vent, étaient, disait-il, sa plus belle modestie. Il pensait tout du moins, de ses humbles connaissances, meilleure modestie que celle criée sur les toits dans son passé vulgaire. Ceux qu’il avait oubliés se prétendaient plus forts, gueulaient pour la sauvegarde de la nature mais n’agissaient pour rien, fermaient les yeux, les oreilles et la gueule sur l’idée du voyage sous prétexte de l’argent. Le dernier choix qui le poussa à enfin partir était sa volonté de déclarer la guerre à son peuple primaire ; sans passions, sans dégoûts, il n’avait nul besoin de jouer ce jeu-là.
Il avait voyagé plutôt que fui ; il ne se vantait de rien ; il voulait simplement partager l’idéal, le voir réalisé, et le fêter au monde. Il voulait simplement inviter des humains chaleureux et aimants, pour que tous se réchauffent face à un froid vivant.

D’aucuns virent naître et vivre son projet pour l’aider, ceux qui n’en avaient jamais vus de semblables découvraient avec joie, ceux qui en étaient familiers s’émerveillaient avec plaisir. Il préservait l’art et ce qu’il subsistait, et fondait sa richesse de culture et de livres parmi son bois clair, neuf, et lavé. C’est ainsi que les hommes, les femmes, et les enfants de Clifden qui voulaient et pouvaient accouraient, tous se réunissaient, ils se célébraient tous. Tous estimaient parfaite sa bibliothèque. Lui-même était fier de ses raisons ; tout la distinguait des autres, hormis ses rainures creusées dans le bois qui ornait ses armoires, ses sons des pieds humains dans les couloirs rustiques, ses odeurs passionnées, et ses livres élevés à la vue des lecteurs. Là, ils étaient si près.
Sa bibliothèque était, selon son rêve et sa réalité, élitaire pour tous. Parmi les étagères et les tablettes, Les fleurs du mal côtoyait Madame Bovary, Woyzeck vivait en compagnie de Philoctète dont les réécritures et traductions multiples s’offraient aux objectifs, de même que l’échantillon de J’accuse…! se voyait libéré de la même censure que Mein Kampf. Derrière les lourds monolithes boisés où demeuraient les œuvres amassées de sa vie, les ramifications des couloirs, fermés et étroits, préservaient les brouillons et les lettres d’auteurs. On les ouvrait aux sessions d’approfondissement, durant lesquelles, ensemble, ils ne demeuraient pas qu’avec un bouquin lu puis sitôt oublié. Les séances de lecture des textes et manuscrits, les débats humains et dialectiques, ainsi que l’écriture, ensemble, ouvraient l’art à chacun. Tous pouvaient s’y ouvrir ; ceux qui savaient écrire, voire mieux, ceux qui voulaient pouvoir.
Pour peu qu’il lui en reste, il levait le doigt d’honneur, de déshonneur, disait-il, à l’administratif, et tendait le bras à la liberté. Il protégeait les livres en y donnant accès, tout prêt était gratuit, lui seul était le maître et l’employé. Tous l’exaltaient ; il existait un temps où l’utopie était réelle.

Mais s’il s’offrait aux autres, il savait aussi vivre. Ses livres restaient sa seule demeure ; son bureau, son plaisir ; ses couloirs, sa solitude ; la nature, son temps. S’il savait et aimait embraser la nature humaine dans son immense lieu, il devait embrasser sa condition d’homme seul. Il disait couramment qu’il n’est pas un héros qui ne soit brûlé par le regret. Il n’avait pas honte de se cacher la nuit dans sa chambre pour pleurer. Un peu plus éloigné, par les couloirs et les portes qui séparaient sa loge de sa bibliothèque, il se sentait parfois un cœur à pleurer plus qu’à rire. Il estimait avoir le droit.
Son regret se voilait derrière sa terre natale que l’horizon séparait. Il se sentait perdu de ne pouvoir l’atteindre. Son unique point d’accroche, serré contre son cœur sur son carnet en cuir, n’avait jamais récolté l’affectif qu’il manquait. Peu à peu, il ouvrit lentement son livre en cuir relié, se surprit à flatter les couvertures de rouge, à sentir la première puis doucement la quatrième, puis, tel qu’il le flatterait avec un corps de femme, à ouvrir la première page, courbant le papier aux fines dorures à gauche, en parlant par les yeux à cette carte qu’il ne quittait jamais ; son passé. Par une légère agrafe, sur la première page, la photographie cartonnée de ses parents ne le quittait jamais. Son père et sa mère y étaient souriants, lui, encore enfant, au centre, jouait entre leurs jambes. Tout était partagé, ils s’aimaient autant que la ville et lui s’aimaient. Les riverains d’Owenglin, s’ils connaissaient ses origines, auraient pu lui dire qu’il avait hérité des yeux, du front et des cheveux paternels, et de l’air symétrique du visage maternel. Mais si leurs sourires étaient devenus des rides, si leurs cheveux avaient perdu le charme des débuts grisonnants, ou si même ils continuaient de grandir dans leur tombe, sans qu’il ne puisse ni croire ni savoir leur repos éternel, il le regrettait jusqu’à en être rongé. Ne pas se recueillir à la mort d’une mère était aussi brutal que de s’y voir renié ; il n’existait, pensait-il, pas de plus tragique drame pour un père que de perdre un fils, pas de plus tragique drame pour un fils que d’être perdu par son père.

Il connaissait par cœur et par raison. Il avait appris les mesures de sa carte ; seize centimètres sur douze centimètres, et il en découpait, toujours sans faillir, un fragment de quatre centimètres sur trois centimètres, pour le brûler ensuite. Le temps venait à chaque cycle. Hors d’une mesure artificielle qui disait-on le bouffait, il avait accompli un de ses derniers rêves, vivre hors du temps et n’être qu’un avec sa propre loi. Personne pour autant ne le rapportait fou ; depuis son départ, il notait les nuits succédant aux jours, calculait les axes de son point de vue des astres, tentait d’établir les déplacements vus de l’espace et du temps, pour se repérer seul à la nature. S’il voyait que le cycle correspondait à la nuit de son départ, il continuait ce qu’il refusait d’appeler un rituel. Il calculait, car il voulait savoir qu’il existait encore. Ce soir-là, le soleil tombant, il savait qu’il devait mettre feu à son dernier fragment. Alors, sans croire aux rituels ou aux malédictions, sans attendre d’honneur ou de solennité, il arracha l’agrafe à son lit affectif, il saisit à ses yeux le dernier fragment reposant sur le dernier quart gauche et le dernier tiers haut, puis avant d’y inscrire fatalement la date, il porta l’encre au nez, avant d’y tremper sa plume qu’il exaltait. Sentant le liquide noir couler sur le carton, et rempli des odeurs du bois, des livres, et peu de son passé, il saisit son briquet pour le brûler enfin. L’alcool avait séché depuis longtemps déjà, mais le feu se libéra sans barrière.
Et c’est lavée de l’encre, du sang noir de son maître, que sa carte brûla puis qu’il la fit chuter.

Par pleur il l’avait lâchée. Une larme coula mais il refusait de croire que cela était écrit ; il avait pleuré car il avait pleuré, disait-il. Ses larmes ne suffisaient pas à noyer l’incendie de sa taille minime ; il pouvait pleurer, il estimait avoir le droit. Il s’estimait humain, avant tout, et libre. Lorsqu’il pleurait, cela le rapprochait du monde. Mais isolé sur son bureau usé, clair et lavé, reclus au fond des armoires, sa mélancolie se transforma en haine. Elle le frappa jusqu’à ce que son bras éclate la seule fiole de son large bureau. En équilibre gêné, la fiole d’absinthe qu’il goûtait en guise de drogue, avant qu’il ne puisse la sauver de sa perte, gagna le sol et, fissurée lentement, le temps d’en avoir peur, ses morceaux explosèrent. À l’imposant pied du bureau qui les surplombait une dernière fois, le feu embrassa l’absinthe. Les flammes embrasèrent la fiole et de leur folie naquit la terreur. Immobile, pour une fois, il voyait le feu de Vénus naître de l’eau, ou presque. L’ardeur lui sembla si rapide et si lente.

Le temps le bouffait. Plus qu’une occasion, rien qu’une heure, qu’une période ou qu’un âge, et un temps trop restreint pour arracher son corps aux brûlures. Trop tard pour admirer les deux colonnes brutes de livres qui surplombaient une dernière fois avant d’être aux flammes sans adieux, comme des livres. Car là où l’on brûle des livres, on ne pouvait brûler rien d’autre, reprenait-il parfois. C’étaient pourtant les cendres et la fumée qui irritaient ses yeux, deux yeux prêts à pleurer pour des cendres si brèves. Déjà l’arrière de la première étagère, qu’il avait déjà fuie, avait perdu l’écrit gravé sur l’angle droit ; « Demain, dès l’aube », toujours laissée unique et sans plus d’artifices, n’était pas la seule inscription dévorée sous le bois ; « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours », incomplète et perdue, n’y résista pas plus. Mais le temps s’envola à la contemplation ; il risquait d’être rongé à chaque demi-seconde, en frôlant la folie ; ou à droite, ou devant, ou s’élever en haut ou se terrer en bas ?
Rien ne lui parla mais il devait partir. Il courut pour ne pas finir brûlé par pur hasard, car c’est par pur hasard que les flammes naquirent, il refusait de croire à un signe du destin, à un message du temps, ou même à une croyance. Coïncidence, un point. S’il n’eut pas le temps de parler il put au moins penser qu’il y a des choses qui sont soumises au hasard et d’autres qui ne le sont pas ; mais se répéter, se hurler, se croire fou n’était pas la question, il courait ou marchait, ne savait pas vraiment. Il voyait ses livres brûler. Il voyait les flammes le rattraper peu à peu. Il se vit courir parmi les étagères, sauva des ouvrages, ramassa des détruits au hasard parce qu’il le fallait. Les bras croulants, il marchait devant, ou derrière, partout, nulle part disait-il, il restait finalement immobile et seul. Seul le crépitement du brasier brisait le silence. Il regrettait que les livres n’aient trait qu’à l’esprit ; rien ne savait se sauver ; mais assez tergiversé, les bras croulant sous sa fierté, car on disait de lui que brûler un livre était aussi fou que faire du mal à une mouche, il voulut hurler et il le put. Il partit.

Il alla vers toutes directions pour être sûr de connaître. Impuissant à sauver, il avait appris jeune  qu’il fallait savoir faire des sacrifices. Alors, choisi lentement, le temps de déplorer, de ses indolents adieux et en dernier recours, il sacrifia la raison. De gauche à droite, puis d’avant en arrière, puis marchant et courant du haut des greniers au bas des caves, le soir tombait, le soleil déclinait pour rayonner les flammes, et le rythme infini, le tic-tac, le oui-non du temps semblait se faire entendre. Le feu laissait ses sens désormais indifférents. Il n’y avait rien d’autre que le temps. C’est en jetant le seul exemplaire de Huis Clos qu’il portait aux flammes qu’il se résigna ; s’il devait laisser au sous-sol son cadavre, il le souhaitait dans l’honneur. 
Au fond du bâtiment, dans l’axe symétrique des deux rangées de colonnes, quelque peu camouflée, encastrée dans le hêtre noirci et stylisé vieilli de l’imposant mur, il en emprunta une parmi les portes des couloirs cloisonnés. Il connaissait sa marche et son destin jusque vers le sous-sol ; le feu avançant derrière lui, il s’avança dans sa peur, sans refermer la porte. Il l’entendit brûler. Les flammes non rassasiées, courant à sa poursuite, l’obsédaient chaque instant. Dans ses couloirs étroits, entre sa petite chambre, ses douches et ses locaux, il se devait de passer plus vite qu’il ne voulait, des livres tombant de ses bras sans qu’il ne les retienne, destinés à la perte ; rattrapé aux détours des angles par la proximité des flammes, il risquait de mourir à chaque nouvel instant ; plus les œuvres chutaient, plus vite il s’écroulait. Dans certaines cavités, dans certains angles morts il se protégeait, respirait, pour l’unique illusion de regagner du temps. Il approchait de l’ultime porte souterraine au fond ; le brasier l’étouffait, il suait à grosses gouttes, par ardeur et angoisse. Il approcha de la cave en même temps que les flammes.

La porte fut refermée. Il rentra enfin. Il faisait noir et cela sentait la poussière. Il avait voulu l’oublier mais il s’en rappelait. Des cadavres de livres étaient déjà entassés à ses pieds. Une masse de meubles, d’objets ou d’accessoires, par ce qu’il distinguait, s’étalait aussi, depuis que le pendule avait commencé à battre, depuis d’innombrables années. Parmi les lumières inexistantes, la cave semblait neutre, et lavée de toute souillure. « Depuis combien de temps n’ai-je pas entendu le temps d’une horloge en argent ? », finit-il par douter. Il ne chercha pas la réponse tant il avait peur, tant sa peur oubliait les flammes le bouffant, tant sa peur l’immobilisait de nouveau sans qu’il ne sache si des secondes, des minutes, des heures ou des jours le séparaient du destin qu’il ne pouvait que voir. Il ne fut plus brûlé que par un seul désir ; brandir la lame de la liberté pour  les assassiner, pour abattre la mort, pour détruire le destin qu’il refusait de croire. C’est au centre parfait de la pièce encore noire qu’il savait quoi chercher. Ne fermant plus les yeux, n’exsudant plus, lentement, il vint au centre, plus lentement encore, en face de l’horloge, souvenant. La pendule d’argent était disposée là depuis la construction. Des ornements de hêtre surplombaient l’horloge, chiffrée de chiffres romains, attirant les yeux vers la paroi en verre montée verticalement, imposante, du cadran jusqu’à même le sol. La paroi protégeant le pendule mordoré intérieur, n’en finissant pas d’entendre oui et non, n’avait jamais était brisée.

Il le brisa enfin le 3 avril 2012, 19h23, près de 37 secondes. Il retrouva ses documents, ses papiers numérotés, sa fausseté administrative couchés sur les morceaux de verre et de bois fissuré. Cloîtré au milieu de quelques bribes de livres, de boîtes poussiéreuses et de coffres verrouillés derrière lui, dans cette toute petite cave, il était libre. Et, l’incendie cognant à son tour à la porte, il se saisit de son identité, de ses derniers symboles, et son dernier destin laissés sur le sol. Ses parents n’avaient plus de photo et les lacs artificiels de son Paris natal étaient déjà si loin.
Il déclama : « Moi, né le 24 mars 1974, parti de mon passé le 3 avril 1996, suis actuellement âgé de 38 ans, 14 jours sans mois. », avant de soupirer, de se résigner aux flammes qui n’attendaient que lui, lui qui n’attendait qu’elles, puis de vivre : « Et, tel un capitaine sombre avec son bateau, je laisse un beau cadavre à ma bibliothèque. Soit. Que les lacs du Connemara sont beaux la nuit tombée. »

Il ferma les yeux puis put enfin mourir.

*
Précision, j'ai supprimé le nom du personnage ; il était spécifique et, même si cela enlève de la force au texte puisqu'il perd sa révélation finale, j'ai trouvé que l'écrire ici n'avait pas d'intérêt et était trop facile. Même s'il est présent dans le texte original, cela n'a pas empêché le lecteur critique de remarquer qu'il n'était jamais nommé ; il pouvait avoir un peu de bonne volonté tout de même.

N'hésitez pas à commenter cette nouvelle qui peut être considérée comme la dernière de son genre, écrite en même temps que Partir., qui prend son relais, et qui est le début d'une expérience. Merci.

HamsterNihiliste:
Aujourd'hui est une journée littéraire, pendant laquelle je me suis notamment inscrit sur le forum Jeunes Écrivains. C'est un bon tremplin pour un espace de publication amateur concret. Je vais publier les scènes de Partir. que j'ai déjà écrites, j'aurai moins de gêne et plus d'espace de parole. Je continuerai à poster ici quelques extraits dont j'ai envie, quelques nouvelles zeldaesques, quelques concours peut-être, mais je poursuivrai sur ce site que je vous inviterai à voir d'ailleurs. Merci de m'avoir accompagné et lu et de le faire encore, il y a beaucoup de choses que je n'aurai pas faites sans PZ — n'est-ce pas ? :siffle:

En attendant, je conclus les scènes de John, Léopold et Ophélie. C'est une belle histoire, et un peu un hommage à la première pièce de cet hiver qui m'a donné envie de représenter et d'écrire concrètement du théâtre, des faits d'hiver, de faire sens quand on le veut et qu'on le peut ; de croire simplement en quelques émotions.

*
« Pauca Meae »
John, une jeune fille prénommée Victoria. Un cimetière, en face du souvenir de Léopold et Ophélie.

JOHN. — Je vous vois souvent ici.
VICTORIA. — Moi aussi.
JOHN. — Vous aussi, vous vous voyez souvent ici ?
VICTORIA. — Je crois que quand veut aller dans un cimetière, c’est qu’on ne veut voir que soi.
JOHN. — Vous venez voir quelqu’un d’autre ?
VICTORIA. —Oui, je viens voir les mausolées, les cénotaphes, les tombes, les allées et les fleurs, les caveaux, et les esprits. J’aime beaucoup les cimetières. C’est terriblement reposant.
JOHN. — Vous cherchez quelque chose dans les cimetières ?
VICTORIA. — Non, mais j’y trouve les cimetières.
JOHN. — Je suis désolé, mais moi ça me fait mal. Ça me dépasse qu’on ne puisse rien chercher et qu’on n’y trouve qu’un cimetière.
VICTORIA. — Par exemple, vous, vous n’avez pas l’air bête, quand vous lisez un livre, qu’est-ce que vous y cherchez ? Un livre, c’est tout ce que vous cherchez. J’ai raison.
JOHN. — Vous avez raison. Vous y regardez quelque chose ?
VICTORIA. — Oui, peut-être. Je regarde quand j’en ai envie, mais je vois tout.
JOHN. — Vous écoutez ?
VICTORIA. — Non, mais j’entends.
JOHN. — Vous ne pensez pas. Vous avez raison.
VICTORIA. — Je suis sûre que vous semblez mourir d’envie de me dire que j’ai de la chance.
JOHN. — Vous avez de la chance.
VICTORIA. — Silences. Qui était Michel pour vous ?
JOHN. — Qui ? 

VICTORIA. — Monsieur Michel, gravé sur la tombe à vos pieds.

JOHN, s’écartant vers Léopold et Ophélie. — Oh, je suis confus, mon corps à dû tomber ou trop vouloir se rapprocher vers vous, mes petits pieds ont dû oublier qu’ils étaient par terre, ils voulaient s’empêcher de s’enfoncer, désolé, j’espère ne pas vous… j’espère que je ne vous ai pas fait trop…
VICTORIA. — Mais il n’y a aucun problème. Je peux vous comprendre.
JOHN. — Silences. Qui était Michel pour vous ?
VICTORIA. — Mais je ne connais pas ce triste monsieur !
JOHN. — Mais comment pouvez-vous me comprendre ?
VICTORIA. — Mais pourquoi ne pourrais-je pas vous comprendre ? Vous…
JOHN. — Mais je ne connais pas ce pauvre type !
VICTORIA. — Je sais. John s’effondre en larmes. Je suis désolée. Je m’appelle Victoria.
JOHN. — John. Silences. Je suis le père de Léopold et Ophélie. Je fais mon pèlerinage chaque année à cette date, ici, devant leurs urnes, pour lire leurs épitaphes, pour prier devant la tombe de mon fils et l’urne de ma fille, parfois pour espérer, parfois pour pleurer. Pour les deux, comme un père. Aujourd’hui, ils sont morts depuis quatre ans. Ils ont vingt ans ; tout juste un peu moins que vous, sûrement. Imaginez que votre père et votre mère vous laissent aller en ville avec votre frère, sur la moto qu’ils viennent de lui offrir, à la tombée de la nuit, à la lumière de la lune. Imaginez que tout est idéal et que dans votre famille, personne ne crie jamais. Imaginez juste que vous roulez vers votre dernière boîte de nuit qui ne ferme qu’à sept heures du matin. Imaginez qu’il n’y a pour seule musique que le vent doux au bord d’un joli canal, et pour seule lumière que le reflet de la lune et vos phares de moto que votre frère allume. Imaginez que vous profitez de la chaleur du soir à la fin de l’été, au cœur de votre adolescence de petite bourgeoisie, que vous êtes divine dans vos dessins au fusain et à l’aquarelle, que votre frère écoute sûrement Beethoven et sa chère Symphonie au clair de lune, et qu’il le joue au piano aussi admirablement qu’il l’écoute. Imaginez que vous aimeriez presque vous embrasser, que dans deux semaines vous rentrerez fièrement dans l’année de votre Bac, parce que vous aimez les livres et les… Imaginez un camion, il ne vous voit peut-être pas, il dérape un peu, mais juste assez pour vous renverser en bas de l’allée, pour jeter votre moto sur votre épaule et pour vous jeter dans l’eau sans plus rien maîtriser, sans voir, sans savoir, sans espérer, et juste assez pour projeter votre frère sur la route, lui écraser le dos et compresser ses côtes. Il est mort sur le coup. Il n’a pas eu le temps de voir sa sœur noyée. Elle avait une robe blanche et il avait une chemise rouge. Silences.
VICTORIA. — Vous souhaitez que je vous dise… quelque chose ?
JOHN. — Vous vous douterez que non.
VICTORIA. — Silences. Je ne veux pas être indiscrète, mais quel était le nom de la boîte de nuit ?
JOHN. — L’Érèbe.
VICTORIA. — Je passe devant de temps en temps. Ma sœur les connaissait peut-être, elle était une adepte de l’Érèbe et je crois me rappeler qu’elle aimait beaucoup ces noms.
JOHN. — Vous avez des sœurs et des frères ?
VICTORIA. — Oui, Marie, et un frère, Gaël.
JOHN. — Je ne les connais pas. Silences. Votre famille a peut-être des origines bretonnes ?
VICTORIA. — Absolument pas, je suis d’ici. Mais nous aimons bien les mélanges de culture et les voyages. J’ai souvent l’occasion, je suis traductrice.
JOHN. — Qui est-ce que vous traduisez ?
VICTORIA. — Des romans récents britanniques sans importance. Je rêverai de traduire Orwell, mais en attendant d’être artiste, il faut gagner son fric. C’est triste. Elle le regarde. Vous me semblez anglo-saxon, je me trompe ?
JOHN. — Je ne laisserai pas une femme se tromper, voyons. Mon père a vécu en Angleterre et doit en connaître tous les miles par cœur. Quand j’étais jeune, il m’a trimballé de Newcastle à Liverpool, de Manchester à Newhaven, puis nous avons vécu en Normandie et en Bretagne, avant de descendre à Paris et dans quelques villes récentes sans importance. Oh, j’ai vu des paysages. J’ai vu beaucoup de choses. Mais même mon père a été tiré de la vie où il a toujours vécu et termine ses jours dans une maison triste où il attend de mourir et peut-être de m’oublier. Je suis ici pour le travail, j’ai fait du droit comme toutes les personnes normales, parce qu’il le faut. C’est joli, certes, mais  c’est beaucoup trop triste par rapport aux pays où il pleut tout le temps. Elle le regarde. Ils se regardent. J’y ai rencontré Marthe, ma femme.
VICTORIA. — J’aime beaucoup la pluie.
JOHN. — Comme beaucoup de filles comme vous.
VICTORIA. —Mais je ne vous permets pas ! Vous ne me connaissez pas, voyons !
JOHN. — J’aime taquiner les filles qui sont belles comme vous et qui ont peut-être la moitié de mon âge. Vous pourriez être ma fille.
VICTORIA. — Laissez vos enfants tranquilles. Soyez seul avec vous-même.
JOHN. — Je crois que vous avez raison. Je commence à apprendre et pourtant je suis vieux, vous pouvez peut-être comprendre, mais il faut du temps, c’est tout. Il faut laisser le sable recouvrir les tombes et l’eau recouvrir la terre. Il faut du…
VICTORIA. — Taisez-vous et embrassez-moi.
JOHN. — Non.
VICTORIA. — Pourquoi ?
JOHN. — Parce que c’est trop facile. C’est très beau, une rencontre dans un cimetière lors d’un pèlerinage pour aimer ses enfants. Quatre ans ce n’est rien, vous savez. Mais c’est très long. Si long que ce que j’en dis ne devient plus que banal.
VICTORIA. — Je vous demanderai bien si vous rêvez de les oublier, si vous rêvez de paraître normal, si vous avez peur d’avoir fait votre deuil et d’être trop vite vieux, si vous êtes toujours père, beaucoup trop de questions qui vous feront peut-être peur mais auxquelles vous ne voudriez pas répondre mais…
JOHN. — Vous me comprenez déjà. Embrassez-moi.
VICTORIA. — Pas ici.
JOHN. — Sourire. J’adresse mes condoléances à ce Monsieur Michel.
VICTORIA. — J’adresse mes condoléances à vos enfants.
JOHN. — C’est inutile. Je suis seul avec moi-même.
VICTORIA. — Silences. « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne »…
JOHN. — À voix basse. « Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleurs ».
VICTORIA. — Ce poème tout entier en épitaphe est magnifique. Et pourtant je n’aime pas Victor Hugo. C’est vraiment triste qu’il ne soit associé pour moi qu’à des souvenir trop scolaires.
JOHN. — Vous avez tort.
VICTORIA. — On ne peut pas être parfait. Silences. Embrassez-moi.
JOHN. — C’est moi qui vous l’ai imposé.
VICTORIA. — Non, c’est moi.
JOHN. — Vous êtes trop jeune.
VICTORIA. — Vous aussi.
JOHN. — Pas ici. Maintenant.

Ils s’embrassent en sortant.

*

HamsterNihiliste:
Une nouvelle scène juste à la suite. Elle met en avant le personnage de Victoria et son rôle, à la fois face au personnage de John et au public. Je suis contre les messages dans l'art. La mise en abyme c'est peut-être l'avenir du texte. On s'adapte.

*« On s’habitue c’est tout »
John, Victoria. La chambre de John, leurs affaires et son lit défaits.

VICTORIA. —  Très bien, vous avez insisté pour venir chez vous, mais finalement c’était aussi près du cimetière que chez moi. Vous savez y faire avec votre tact. Mais la prochaine fois vous ne manquerez pas d’aller chez moi. Chez moi, c’est plus grand.
JOHN. — Vous êtes entrée chez moi depuis moins d’une heure et vous n’avez vu que cette chambre. Que pouvez-vous en savoir ?
VICTORIA. — Je le sais. Je vois tout. Je suis là, dans le noir, j’attends que la lumière s’allume chez vous, que vous cessiez d’être nu et que vous vous habilliez. Je suis dans l’ombre, assise confortablement, et vous ne me voyez jamais. J’assiste à toutes vos scènes les plus prosaïques, du matin où vous ouvrez les rideaux au soir où vous courrez au jardin pour sortir votre chat.
JOHN. — Je n’ai pas de chat.
VICTORIA. — On ne peut pas tout savoir.
JOHN. — Je pense que si. Par exemple, je sais que vous mourez d’envie de m’embrasser, alors que nous venons de nous connaître et alors que j’ai honte d’être à deux doigts de tromper ma femme et Dieu.
VICTORIA. — Qui est Dieu ? Un chat ?

JOHN. — Il est Dieu. Je crois que cette réponse semble suffire. Je pense qu’il est le seul et qu’il n’a besoin ni d’un nom, ni de millions de guerres, ni de milliards d’homme. Il est Dieu, en tout cas il est le mien.
VICTORIA. — Vous parlez du vrai Dieu ?
JOHN. — Je vous félicite, je n’ai pas souvent l’occasion d’entendre des phrases aussi antinomiques.
VICTORIA. — Ce que je veux dire c’est que vous êtes catho.
JOHN. — Je ne suis pas catho, je crois en Dieu.
VICTORIA. — Ce que je veux dire c’est que vous êtes soumis.
JOHN. — Si aimer Dieu, c’est être soumis, alors oui, je suis soumis. Je suis soumis à mes enfants.
VICTORIA. — Silences. Pardonnez-moi.
JOHN. — Je vous excuse. Silences. Ne m’en voulez pas à moi, mais mon cœur ne sera jamais prêt à vous faire l’amour à vous.
VICTORIA, suscitant l’écoute de John. — « Ne m’en veux pas plus, je suis nu, tu es là, tu as gagné. Tu as gagné mon cœur, tu as gagné mon corps, mes cheveux et mes lèvres, je me suis sacrifié jusqu’à la dernière larme et je serai incapable de te dire autre chose. Tu as gagné et je sais que tu rêves de me faire l’amour mais je ne le ferai pas. Cette fois je ne ferai rien. Cette fois je ne lutterai pas. Cette fois ce sera fini et ce ne sera plus qu’une histoire d’un soir. Mais tu auras gagné. Amère, amère est la victoire. »
JOHN. — Assassins du temps perdu, livre premier, scène dernière, Paul à Ophélie.
VICTORIA. — La trilogie est magistrale.
JOHN. — Ça ne m’empêche pas de vouloir la démystifier.
VICTORIA. — Elle n’est pas si mythique, j’ai même été surpris que vous la connaissiez.
JOHN. — J’y ai détesté le traitement du personnage d’Ophélie.
VICTORIA. — Peut-être parce que c’est votre fille. C’est amusant, depuis que nous parlions, j’ai l’impression de voir en votre Ophélie cette Ophélie.
JOHN. — Mais d’un côté, cela me semble difficile de nommer une fille Ophélie gratuitement.
VICTORIA. — Arrêtons de prononcer le nom d’Ophélie, il va me paraître banal.
JOHN. — C’est quelque chose qu’on apprend. La vie d’Ophélie me paraissait banale pendant dix-sept ans et la mort d’Ophélie me semble banale depuis quatre ans.
VICTORIA. — Silences. « Si je venais à mourir, tu me respecteras. J’espère que je ne serai même plus un souvenir pour toi, j’espère que tu ne m’enterreras pas, j’espère que tu n’auras pas de raisons de tuer ton chagrin, tout simplement parce que tu n’auras pas de chagrin. J’espère que c’est la dernière chose que tu accorderas à nous deux avant de m’oublier. J’espère que tu me laisseras tout simplement mourir. Si je venais à mourir, tu m’oublieras. »
JOHN. — Arrêtez de citer les répliques de Paul à Ophélie, elles sont mièvres. Ce n’est pas parce que vous connaissez le texte par cœur que cela vous autorise à ne pas le comprendre.
VICTORIA. — Pardonnez-moi. Ce texte me touche énormément et j’admire l’auteur.
JOHN. — Sûrement parce que les Assassins du temps perdu sont ses seules pièces que vous avez lues.
VICTORIA. — J’ai lu Misanthropie, mon Amour. et je n’ai pas aimé. C’est écrit à vingt ans, les messages sont d’une facilité incroyable, les répliques s’adressent au spectateur comme s’il était obligé de les retenir, et il m’aurait sûrement fallu le voir mis en scène pour ressentir un minimum de plaisir. J’ai lu Dystopia et je pense que si je l’avais vu, le chef et le peuple m’auraient parus bien plus humains. Hormis l’enfant, qui est la seule trace d’un peu de personnalité dans la pièce, tous les personnages dégagent un mépris vu et revu et je leur souhaite de rester dans leur dictature qui y est décrite, comme elle a déjà été décrite mille fois auparavant. Mais rassurez-vous, ou non, j’ai été déçue des dernières mises en scène des Assassins du temps perdu. La vidéo pour souligner les répliques clés était de trop et prenait vraiment le spectateur pour un con. L’énorme plan en diagonale au milieu de la scène dégageait une froideur qui n’avait aucun rapport avec la sensualité.  Et le metteur en scène a eu beau défendre que cette insulte à la vision représentait le heurt contre la fatalité de la mort, il ne m’a pas empêchée d’y rester insensible. Heureusement que le texte est extrêmement fort.
JOHN. — J’ai souvent dit que ces pièces étaient des livres, et que le plus grand respect était de les laisser comme les textes qu’ils sont, pas de les prostituer sur scène. Vous avez lu et pensé ce que vous en vouliez, vous ne vous êtes pas laissée bouffer par ces messages et je vous félicite. Je retire le mépris que je vous ai adressé.
VICTORIA. — Je vous pardonne. Silences. Embrassez-moi.
JOHN. — « Embrassez-moi sur la falaise. C’est beau. Non. On dirait de la poésie contemporaine. Non. C’est de l’amour. »
VICTORIA. — C’est beau. C’est une citation qui pourrait provenir d’une œuvre du même auteur, mais je ne vois pas.
JOHN. — Avez-vous lu Partir. ?
VICTORIA. — Je ne connais pas du tout.
JOHN. — Aimeriez-vous rencontrer l’auteur ?
VICTORIA. — Ce serait un de mes rêves littéraires. S’il était un dramaturge étranger, je me damnerai pour le traduire.
JOHN. — Je pense que vous pourriez le traduire tout français qu’il est. J’en crois son avis, écrire ce qu’on pense, c’est une grande traduction. Comme l’auteur de quelle œuvre aimeriez-vous le rencontrer ?
VICTORIA. — Dites ce que vous voulez et pensez ce que vous pouvez, mais pour moi il reste l’auteur des Assassins du temps perdu.
JOHN. — Je crains que vous ne trouviez plus que celui de Partir.. Je suis extrêmement cruel avec le père de ma filleule, mais je crois et je sais qu’il est un homme qui a décidé de forger sa vie sur un traumatisme. Sur le traumatisme d’avoir aimé sans être aimé. C’est un traumatisme qui arrive à tout le monde et tout le monde s’habitue. Pas lui. Il a voulu aimer, puis haïr, puis ne plus ressentir aucune émotion, puis peu à peu écrire pour tenter de s’en remettre, pour faire croire dans tous ses textes que le monde est mauvais et que, parce qu’il a placé « décadence humaine » à chaque page, être auteur c’est vivre seul, et vivre seul c’est vivre libre. Même au théâtre. Et maintenant qu’il ne vit plus seul et qu’il aime celle qu’il nomme « la deuxième fille », alors qu’elle n’est toujours que celle qu’il découvre, il est libre. Je crois que la folie de liberté de cet homme ne vous expliquera rien, sinon sa folie de partir. De fuir. De fuir les principes et la cage dans laquelle il s’était enfermé tout jeune. De fuir son passé, son présent, et son avenir. De se fuir. Il est prêt à mourir quand il le rêvera, il veut que son partir autour de chaque kilomètre de la Terre soit son dernier voyage, il veut qu’il n’y ait pas de fric, pas de bouffe, pas d’eau ; il est prêt à partir et le reste il s’en fout. Son rêve c’est de mourir. Peut-être que vous, l’espace d’un instant dans sa vie, il vous aimera, parce qu’il aime quelqu’un. Mais vous n’y trouverez qu’une loque, que quelqu’un de banal qui veut être son bourreau et sa propre victime, qu’un homme qui n’a même plus l’ambition d’être fou. Vous y trouverez un homme pour qui son dernier texte est son ultime cri, même s’il ne sait pas ce qu’il crie.  Il est au sommet d’une falaise et il crie face au vent mais il ne s’entend même plus. Il est au bord d’une la falaise et il trace son nom face à l’horizon mais il ne le voie même plus. Il est au pied de la falaise et il se dit qu’il aura perdu le rêve d’y mourir, parce qu’il est un homme. Vous n’y trouverez qu’un homme, Victoria, et c’est ce qui fait sa force. Mais il ne le sait pas. Il ne veut rien savoir. Il est hors de tout ça. Silences. Oui. Il est hors de tout ça.
VICTORIA. — Vous avez de la chance de connaître un homme comme ça.
JOHN. — J’ai peut-être de la chance, si vous le dites, mais j’ai simplement de la chance de connaître ses œuvres et d’en aimer certaines. Regardez-moi, vous m’aimez bien et vous rêveriez de me faire l’amour, mais je vous dirai non parce que ma femme et Dieu le verront ; vous aimez peut-être mes yeux, peut-être mes cheveux, peut-être même mes larmes, ou même ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Vous informer que je suis avocat ne changerait rien. Pourtant j’ai parfois mal à ne pas accorder la peine que méritent des traitres envers leurs familles, leurs amis, leurs patrons ou même leurs juges et leurs avocats. Le pire, c’est que ça devient banal. Arrive un jour où tout ce qu’on a cultivé sur la tête de Claude Gueux se fâne.
VICTORIA. — Je vous ai déjà dit que Victor Hugo n’a rien pour être aimé.
JOHN. — Vous n’aimez Victor Hugo ni pour ses poèmes, ni pour ses romans, vous n’aimez ni Misanthropie, mon Amour. ni Dystopia, vous aimez bien Orwell et vous êtes dégoûtée de la création britannique ; vous avez une culture bien étrangère à la mienne. Peut-être êtes-vous une grande spectatrice de théâtre ?
VICTORIA. — Je ne suis ni une grande lectrice ni une grande spectatrice de théâtre. Molière et Racine c’est poussiéreux. Beckett et Koltès c’est pour les gosses. Kubrick c’est trop riche. Spielberg c’est trop pauvre. Brassens c’est trop vite jeune. Brel c’est trop vite vieux.
JOHN. — C’est triste de devoir dire à une femme qu’elle a tort.
VICTORIA. — Mais nous n’avons pas à avoir tort ou à avoir raison. Nous sommes toujours libres de penser, et vous savez, dire que l’autre a tort, ce n’est pas pour autant admettre que l’un a raison. Il n’y a pas d’absolu dans l’art.
JOHN. — Alors comme ça vous êtes une artiste ?

VICTORIA. — Absolument.
JOHN. — Embrassez-moi.
VICTORIA. — Faites-moi l’amour.
JOHN, s’écartant. — Marthe va revenir.
VICTORIA. — Au diable votre femme, vous avez oublié.
JOHN. — Je n’ai pas oublié. Je ne suis pas assez jeune pour laisser la première inconnue du cimetière me faire l’amour, mais je ne suis pas assez vieux pour oublier qu’une fois, j’ai été jeune aussi.
VICTORIA. — Vous trahirez vos enfants si vous me faites l’amour ?
JOHN. — Laissez-là mes enfants, vous ne les connaissez pas.
VICTORIA, jetant à terre un souvenir de Léopold et Ophélie. — Vous non plus.
JOHN, la rejetant. — Je vous quitte.
Il s’apprête à sortir.
VICTORIA. — Je vous laisse. Silences. À demain !
Il sort.

*

HamsterNihiliste:
Memento Mori, Memento Vivere., c'est fini. Prématurément. Mais j'ai souhaité conclure avec élégance par un bel épilogue, après avoir profité de la nuit entière pour terminer ce dernier chapitre. Il y a des choses que j'ai toujours voulues écrire dans ce texte et je pense que, peu importe la deuxième ou la troisième partie, elles sont écrites. J'en parle depuis un certain temps et je suis arrivé au bout, avec autant de plaisir que d'habitude. Il y a eu des hauts et des bas, c'est peut-être une question d'équilibre. Parfois j'aime bien laisser le silence et, éventuellement, vous laisser la parole. Mais pour ceux qui ont lu, qui ont formulé de simples critiques pour me faire prendre conscience que, sans public, écrire est bien peu de choses ;

Merci.

*
IX : Golgotha

Yasunori Mistuda - Scars of Time - Chrono Cross [Reprise par Taylor Davis].
Termina, An 13, Mois 10, Jour 30.
— Oui, rendez-vous Électre, vous n’avez rien vengé.
— Astral, écoutez-moi, ne serait-ce qu’un instant.
— Vous n’avez rien vengé…
— Autant que je l’ai pu.
— Autant que vous vouliez vous avez fait naufrage.
— Astral, j’ai tout perdu pour votre confiance.
— Mais vous avez perdu même ma confiance.

Encouragés par la peur du public, qui, assis sur le sol, contemplait les acteurs, les héros de théâtre continuèrent leur jeu. L’Électre interprété par Ikau termina son regard vers la foule émue, et Astral, dont le rôle avait à lui seul prouvé la gloire de Ridley, se jeta sur le dos de son traître d’un instant.

— Trahison, rien de plus que de la trahison. Vous êtes détestable, Électre, et je vous hais. J’oublierai tout de vous, depuis même l’enfance que nous avons vécue, et je vous vomirai dans chacun de mes mots. Je n’aurai rien perdu de l’ardeur qui m’anime. Faut-il en arriver à de pareils extrêmes ? Humain, je dis que non ; mais ami, vous n’avez rien de plus que ma haine, mes souvenirs effacés au gré du temps qui court ; et pour dernière preuve de votre trahison, il n’y a que mon cœur qui retient cette dague prête à percer le votre.
— Vous ne me retenez plus comme il se doit, Astral. Voyez-vous, je m’échappe de votre main en larmes. Cher Astral, je suis digne, c’est vous qui avez mal. Vous avez mal de voir que cela se termine, de finir tous vos mots sur une triste histoire, mais vous le dites vous-même, après tout, c’est la fin. Vous souhaitez me haïr une dernière fois ? Partez donc, partez loin, partez où je ne suis. Je ne vous en veux point, je ne vous hais pas plus. Je t’ai toujours aimé, Astral, comme un ami. Tu manqueras à mon cœur, mais moi, en tant qu’humain, je finirai mes jours avec d’autres soleils. Le soir où le soleil aura à se coucher, je ne perdrai plus rien. Je n’aurai ni regrets, ni raisons d’avoir peur. Non, je n’aurai plus rien.

Les spectateurs subjugués face à eux les contemplèrent se retourner, lentement, se mépriser, honteusement, se regarder, théâtralement. Ikau et Ridley avancèrent et saluèrent. Un homme lui serra la main :
— Je vous félicite, Ikau. Depuis que je vous vois, depuis même mon enfance, vous m’avez transporté. Votre dernière pièce était excellemment bien jouée et j’en garderai toujours un souvenir. Alors, à vous et à vos acteurs que j’admire et que je pleure, merci !
Puis, une femme s’avança jusqu’à l’embrasser :
— Le texte et les vers de cette dernière pièce étaient excellents, Monsieur. J’admire encore et encore ce que vous écrivez et je vous promets que rien ni personne ne les laissera à l’oubli. Je vous remercie, et je ne sais même pas quand je finirai de pleurer alors que vous souhaitez, vous, finir, mais merci, merci Ikau…
Peu à peu, ce furent les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards qui se levèrent, applaudirent, parfois rirent, parfois pleurèrent. Ikau tint, l’écrasant presque d’émotion, la main de son camarade Ridley dans un ultime discours.
— Oui, puisque vous le dites, c’est ma dernière pièce. C’est la dernière fois que je monte sur les planches et que j’en redescends, c’est la dernière fois que je vous remercie, vous, et mes camarades, c’est mon dernier discours, puis, ce sera peut-être ma dernière folie, mes derniers instants, que sais-je, peu importe. Demain, vous m’oublierez, mais, si vous le voulez, mes textes et mes rôles resteront en mémoire. Dans votre mémoire. Dans la notre. Dans celle du peuple.
— Dans celle du peuple, reprit Ridley exalté et humain, qui demain, peut-être, se souviendra des hommes qui le sauvèrent, qui se sacrifièrent ou non, mais qui furent, en tout cas, les derniers de leur race. Souvenez-vous d’aujourd’hui et portez notre mémoire jusqu’à la fin de la guerre ! Laissez nos mots être portés par le vent, la terre, et la mer ! Et enfin, même si vous vous souvenez du chef et de l’acteur, laissez-nous, nous, les hommes.

Les hommes applaudirent et les femmes pleurèrent. Tandis que les enfants et les vieillards rêvaient déjà de ce discours noir et vengeur, Ikau, profitant des gestes hypnotisants de Ridley, disparut dans le froid nocturne.

Le froid mordait son corps à peine recouvert par ses grèves et sa redingote grise, foulant l’herbe trop haute des Champs de l’Espoir au Nord. Lorsqu’il vit sa silhouette, puis sa femme, il n’entendit rien d’autre qu’un silence, trop rare à ses yeux. Il se baissa, plongea dans sa bouche puis dans ses yeux.
— Tu as mal ?
Elle répondit « oui » sans rien dire. Elle ne pleurait pas. Le corps adossé à la dure roche grise, son énergie se concentrait et se rétractait dans l’entrejambe, qui, contractée et mordante, souffrait pour expulser son propre fils.
— C’est ta chair. C’est la mienne, je ne sais pas, Naæviî. Mais je veux avant tout qu’il soit notre fils. Je veux tout lui transmettre, je veux lui dire tout ce qu’un père peut dire, mais je ne pourrai pas. Je lui souhaiterai juste de m’oublier, Naæviî. Ce fils n’aura connu ni son frère, ni son père ; alors je te dirai quelques mots, je veux que ses premiers mots entendus soient mes derniers mots dits.
Elle eut mal.
— Comment l’appellerons-nous ?
Il arracha un cri à sa femme.
— Link.

Ikau attendit, au silence et à la nuit. Le froid s’abattait sur son corps droit et fier, sans jamais atteindre le point de le courber. Ce vent ne se réchauffa jamais de la nuit, même à l’instant où les deux enfantèrent. Link vint au monde. Naæviî ferma les yeux et respira, l’enfant sur le sein. Ikau la regarda.
— Crie maintenant, crie.
Naæviî essuya ses traînées de sang qui coulaient sur le sol tout le long de ses cuisses. Ikau essuya ses pieds. Il baissa le pied puis le genou à terre, et, la main sur le pied minuscule de son fils, plongea dans les yeux de sa femme et embrassa ses lèvres.
— Si je venais à mourir, tu m’oublieras, susurra-t-il à sa main.
Sa dague droite tomba sur le sol, le doux pommeau posé sur le sein de Naæviî.

Il lui semblait que le jour se levait, et que le froid mourrait tristement. Déjà loin du fils, il marchait, droit et sûr, un pas après l’autre, au milieu de la foule grouillante sacrifiant la terre. Ikau fermait les yeux. Il sentait les odeurs des pas et des cris, en fermant ses yeux bleus, jusqu’à ce que sa main atteigne l’épaule de l’autre. Le bras tendu, son cœur battait.
— Rébellion. Tu crois que mes yeux resteront encore fermés parce qu’ils ont peur de te voir. Tu as tort, Rébellion.
Ikau ouvrit les yeux, et de sa main gauche se leva sa dernière dague. Ancrée à son cou pressé contre la roche, elle mesurait son souffle.
— Tu as peur ?
Rébellion fermait les yeux.
— Non. Venge-toi. Venge-toi de l’homme qui a imposé le temps dans ce monde, qui a permis aux hommes de mesurer leur vie, d’en avoir un peu peur, de devenir des machines, et de croire que ce qu’un homme a lui seul imposé, en un jour à peine, a toujours été là et a régné sur eux. J’ai apporté le temps, homme de la foule, pardonne-moi d’avoir apporté aux hommes une croyance, une force, un espoir. Tu es lâche. Tu es lâche car tu as peur du courage. Si tu avais du courage, tu m’épargnerais. Si tu souhaitais vraiment me laisser sans honneur, tu me laisserais viv…

Ikau récupéra sa dague ensanglantée et lui tourna le dos, ses pieds tout d’abord fiers, sans attendre que la foule ne le piétine sans le voir. Ses yeux se levèrent face à la hauteur d’un gigantesque mur, auparavant caché par la masse du Pic Noir. Marchant de lentement en lentement, la plante de son pied toucha trop vite la terre, pendant que l’autre jambe repartit en arrière. À chaque pas, il savait rattraper cette chute, mais ne sut empêcher son corps, perdu hors de lui-même, de l’abaisser au sol sans jamais pour autant arrêter d’avancer. Seul son rêve de victoire animait son esprit ; victoire de guider le peuple sur une fausse piste, victoire de voir fuir les guerriers vers l’ailleurs, victoire de crier, au-delà des vallées, sa parole prophétique. Victoire avant tout de franchir l’immense mur rocheux qui lui râpait les mains.

Sans même lever les yeux, il le gravit aux mains et à la dague, la plantant dans la pierre et s’appuyant dessus à la force du pied. Le temps lui parut long. Le temps que les soldats s’entretuent dans le champ que surplombait le sommet ne l’était pas autant.
Lorsqu’il l’eût gravi, sans être exténué, quelques autres silhouettes s’entassaient au sommet. Sa gorge sentit sa propre dague lui presser le sang avant même d’avoir pu ouvrir ses quelques mots.
— Mes fils…
Son discours naquit à peine par ces mots que la gorge d’Ikau fut tranchée. Kafei, aux cheveux violacés, repartit, dos à lui, la dague ensanglantée n’appartenant désormais à rien d’autre qu’à sa main.

Le jour était levé et Naæviî avait parcouru les marais, les plaines et les mers. Son enfant dans les bras, au sein d’une forêt, elle entendit des voix qu’elle ne voyait pas.
— Je ne vous entends pas, dit-elle, fatiguée d’être à peine couchée sur l’herbe sèche.
Elle déposa son enfant au pied du seul grand arbre que ses yeux, déjà trop fermés, pouvaient voir.
— Tu entendras tout et diras ce que tu veux, Naæviî. Ton rêve est ton enfant, lui seul vit désormais, et lui seul te mérite. Peu de gens en ce monde méritent cette gloire, mais tu es encore jeune, et déjà assurée au-dessus du destin. Naæviî, oublie tout, te voilà immortelle aux côtés de ton fils. Pour le temps des dagues, pour le temps des Hommes, et pour la fin du temps. Vis avec lui, Naæviî, oublie même ton nom, oublie ton avenir. Vis.


Les textes semblent dire que la suite appartient à l’Histoire. Les archives de l’Élite, d’Ikau, ou de Naæviî ne contiennent rien d’autre qu’une dernière phrase, peut-être historique, peut-être terrifiante, peut-être terminée. Mais par les morts, par les vies, et par-delà le temps, tous s’accordent à dire « qu’il n’y avait plus rien ».

*

HamsterNihiliste:
*
Epilogue : Oméga

Par les déesses qui créent la croyance des hommes.
Par les hommes qui croient en leur propre avenir.
Par les hommes qui font vivre le monde qui leur fut donné.
Par les hommes qui meurent, par les hommes qui tuent, et par les femmes qui vivent.
Par les hommes qui aiment, par les hommes qui regrettent, et par les femmes qui pleurent.
Par les hommes qui rêvent de vivre au rang des dieux.
Par les pères qui restent, et par les fils qui partent.
Par les viols.
Par le meurtre, et les assassinats.
Et par ceux qui finissent.

Laissez les hommes libres de vivre ou de mourir.

Écrits des Déesses. - Textes intemporels non destinés aux hommes. Non-datés.
*

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