Vers 23h, jusqu'à sûrement 4h du mat, on est allé sur Coco.fr (pas besoin de précisions ?

), et, avec deux comptes, on a créé des personnages de fille, de 18 ans, à partir d'images random comme photo de profil, et on a pioché des conversations, des gens, des histoires qui pouvaient se créer. On a fini par inventer tout une existence à nos personnages, ce sont deux sœurs, d'un milieu assez bourge, qui déménagent sur Paris, on a créé un compte Skype prototype, c'est assez impressionnant de créer comme ça un personnage de toutes pièces, qui agit en direct avec des personnes réelles. La " sœur " a eu un jeune prof de philo de Paris, on a voulu lui faire croire qu'on était dans le même lycée l'an prochain et que ça pourrait être embarrassant, mon ami a réussi à le rediriger vers moi pour qu'il connaisse les deux " sœurs ", on a fini par perdre sa trace, peut-être qu'il se doutait que l'affaire pourrait être très embarassante, ou bien que c'était un fake. Puis on a réussi à donner du plaisir à un mec, seulement par des images random d'une vidéo d'un strip-tease d'une fille, qui ressemblait à la photo de profil. On a fait durer le suspense, on finissait par appeler le mec " mon amour

", on l'a quitté à la fin en imaginant peut-être que ce personnage et cet homme se retrouveraient.
Dramaturgiquement, j'adore créer des personnages, mais les inventer et les faire vivre en direct c'est une expérience de pensée aussi plaisante que dangereuse. À deux, pour inventer tout un jeu de séduction, c'est vraiment une stratégie, et là où la perversion repose c'est qu'effectivement c'est un " jeu ", un jeu avec des personnes physiques, réelles, mais anonymes. C'est angoissant, en terme de sexualité pour nous deux, joueurs (est-ce une expérience inavouée d'homosexualité ?), et aussi, dans la société actuelle, en terme d'anonymat, puisque des pervers reconnus comme pédophiles utilisent ce type de stratégie et se protègent, sous couvert d'anonymat. Nous, pendant quatre heures, ça a marché, entre une fille de 18 ans et un homme de 30 ans, qui a eu du plaisir en croyant jusqu'au bout que c'était vrai, puisqu'on n'allait pas lui révéler. Je crois que pour lui, ce n'est pas un problème, et que c'est un art que nous avons ici créé et mis en scène. Comme des metteurs en scène qui font rêver un public, qui, pour le temps de la représentation, même s'il a bien sûr conscience qu'il est au théâtre, croit encore un peu à la réalité de l'action et peut s'identifier à l'histoire, on a été ici des artisans du désir. C'est intimement lié, effectivement, à la prostitution. On donne du désir et du plaisir en tirant les ficelles d'un personnages, en créant ses personnages, sans que cela ne fasse du mal au " personnage ", qui n'existe pas, comme le mac le fait aux putes. Est-ce que le rôle qui nous revient est celui de prostitués, au masculin, ou bien celui de mac, c'est encore un peu ambigu. On est toujours dans un entre deux, et c'est ça qui met mal à l'aise. Comme quand on crée de l'art, comme quand on joue, comme quand on se donne du plaisir, seul, face, souvent, à son imaginaire.
Le plus terrifiant, sociologiquement et dramaturgiquement, c'est qu'on peut agir sur l'homme par le seul pouvoir des mots. Tout s'est imaginé dans la tête de cet homme, par une manière d'écrire, de ponctuer les phrases, d'insinuer sur sa personnalité. Des phrases qui se terminent sans smiley sont moins accueillantes, des temps de réponses longs lassent l'interlocuteur, ou au contraire des messages fréquents et écrits rapidement, parfois sans faire attention, suscitent un désir et relancent éternellement la conversation (ou la relation). On remercie aussi la plasticité de la langue française, ses variations, qui permettent de créer des réactions différentes selon la forme des mots ou des synonymes. utilisés. On écrit un dialogue qui a de vraies conséquences, et c'est un travail d'écriture qui demande d'être d'une réactivité éprouvante. Avec deux ou trois conversations en même temps, c'était physique, on avait chaud, on transpirait. Je crois que ça requiert une confiance importante en les mots, ou en tout cas, ça renforce la relation de l'auteur avec les mots. Tout est virtuel, et de ce fait, anonyme. Les mots sont terrifiants.
En tout cas, en faisant attention à toutes les questions juridiques (l'usurpation d'identité par exemple, le marchandage, la diffusion de la pronographie en elle-même (en soi, Coco.fr n'est pas du tout un site pornographique ou coquin, c'est un chat, pour discuter, qui souvent a des dérives)), c'est une expérience que je vous invite à faire. C'est mieux à plusieurs, pour apprécier pleinement le jeu, la stratégie que ça implique. Et puis, avec quelques verres de vodka ou de get dans la nuit, juste pour rire, pour imaginer ce que font les gens, pour délirer — c'est tout simplement de là qu'on est partis —, et endosser le rôle honorable, pour quelques heures, de marionnettiste, d'artisans du désir, et de prostitués de l'anonymat.