Silver ==> On m'annonce que des nouvelles de Kaepora devraient arriver sous peu :p Merci en tout cas pour ton commentaire!J'espère que la fin de Monarque te satisfera!
Saku ==> Merci pour ce commentaire élogieux, et encore merci de m'avoir redonné un bon coup de fouet Ca m'a littéralement débloqué!
Sur ce, voici le chapitre XIV de Triangle de pouvoir.
De plus, ne ratez pas la conclusion de Monarque - Les Carnets du Mercenaire, à la suite!
Bonne lecture, et à la prochaine!__________________________
[align=center]XIV
-Linebeck-[/align]
Les eaux sombres se refermèrent sur Linebeck comme le couvercle d’un cercueil. Le bruit de son plongeon, ainsi que la clameur de ses hommes, là-haut sur le pont, lui parvint, comme assourdi. Le liquide salé ne tarda guère à envahir ses narines, ses poumons, sa bouche tandis qu’il essayait de hurler. Linebeck n’avait jamais appris à nager.
Tu n’as rien à craindre, je suis là. Je te protège. La voix dans sa tête s’était faite de plus en plus présente ces derniers temps. Elle lui parlait presque quotidiennement, lui prodiguant des conseils, lui dévoilant des secrets sur les hommes de son équipage, lui racontant des choses qui n’auraient jamais du être racontées. Ses migraines avaient commencé à cette époque là aussi, à peu près. Il ne se souvenait plus avoir eu un seul jour sans que son crâne lui donnât l’impression d’imploser. Cela l’avait forcé à garder le lit plus souvent, à déléguer ses ordres à Tael.
C’était sûrement cela qui avait provoqué cette mutinerie. Oui, cela et l’accumulation malheureuse de hasards inopportuns, comme cette tempête terrible qui avait mis à mal la voilure et percé la coque du Lion Rouge, ou bien cette attaque nocturne mortelle des hommes-poissons vivant dans les mers du Tokay, bien au sud des côtes de Labrynna. Les hommes avaient commencé à jaser à propos d’une malédiction frappant le navire. Une malédiction dont son précieux masque serait la cause. Linebeck avait bien essayé de leur faire comprendre qu’un bête masque, aussi magnifique fusse-t-il, ne pouvait en aucun cas provoquer de malédiction, mais en vain. Aussi lorsqu’ils se mirent martel en tête de jeter la marchandise par-dessus bord, le capitaine n’eut pas d’autre choix que la défendre sabre au poing. Cependant, rapidement submergé par le nombre, il fut maîtrisé et jeté par-dessus le bastingage avec son objet.
A présent il coulait à pique dans les profondeurs. Déjà la surface miroitant sous les rayons du soleil s’assombrissait, et l’ombre du navire commençait à se confondre avec les eaux enténébrées. Le voyage du Lion Rouge touchait presque à son terme, mais on était encore à plus de deux jours de Mercantîle et des côtes Hyruliennes. Même si Linebeck avait été capable de nager, il n’était pas certain d’avoir eu la force nécessaire pour les rejoindre.
N’aie pas peur. Je vais te protéger. Dors à présent. Linebeck avait trop mal, à la tête, à la poitrine, et trop froid pour pouvoir encore réfléchir de façon lucide. L’air commençait à cruellement manquer ; il obtempéra.
Le capitaine reprit conscience alors que les côtes à l’horizon n’étaient encore qu’une mince bande de ténèbres dans la nuit noire. Les étoiles scintillaient au dessus de lui dans le ciel nocturne et dégagé. La mer tout autour était d’huile. Linebeck palpa fébrilement ses vêtements et soupira d’aise lorsque ses doigts rencontrèrent le bois mouillé du masque. Il sombra à nouveau dans le sommeil, sans s’inquiéter outre mesure de la chose qui le transportait sur son dos.
Lorsqu’il rouvrit les yeux la seconde fois, il fut agressé par la vive lueur du soleil et les cris sonores de la multitude de mouettes nichant dans les falaises de l‘embouchure. La migraine était insupportable. Il mit un long moment à comprendre qu’il dérivait sur le dos. L’eau clapotait gaiement à ses oreilles et contre ses tempes, et le courant léger le faisait tournoyer sur lui-même . La couleur rouge des roches caractérisait la région des Hauts-Plateaux Gerudo, et cette embouchure devait être l’embouchure de la Ouest Hylia. Linebeck fut surpris d’avoir autant dérivé, mais s’endormit à nouveau.
Il eut par la suite quelques flash semi-conscients qu’il imputa à des rêves. Des rêves dans lesquelles il massacrait une pauvre famille de pêcheur pour voler de la nourriture, des rêves dans lesquels il appelait de sombres créatures marines pour voyager sur leur dos, des rêves où il violait des jeunes filles en criant le nom de Taya.
Sa première pensée consciente fut que quelqu’un le hissait dans une barque. Il entendait l’inconnu grogner sous l’effort, et quelques instants plus tard il s’effondrait sous le banc de nage. Sa vision trouble ne lui permit pas de distinguer les traits de son mystérieux sauveur. Ce dernier lui parlait mais il ne comprenait pas. Les paroles semblaient diffuses, atones, venues d’ailleurs. On l’enroula dans une couverture, et ce fut à ce moment là qu’il réalisa qu’il était transi de froid. Petit à petit, le monde reprit des formes strictes et des couleurs. Il était allongé dans une barque de bonnes dimensions, entouré par cinq hommes. Quatre d’entre eux portaient de la maille et des épées, et arboraient un tabard bleu frappé d’un emblème que Linebeck ne connaissait pas. Le cinquième homme l’observait, assis à la poupe de l’embarcation et emmitouflé dans une bonne cape de fourrure. Son visage élégant aux traits aristocratiques était jeune mais ses yeux et sa physionomie renvoyaient une certaine sagesse, une certaine expérience de la vie. Ses cheveux raides avaient une curieuse couleur bleutée et ses iris semblaient trop azurés.
Deux des hommes d’armes manœuvraient péniblement de lourds avirons en ahanant tandis que les deux autres gardaient un œil attentif sur les alentours. Linebeck tenta de se redresser pour examiner l’endroit. Sa tête le faisait encore souffrir mille morts et de l’eau glacée ruisselait sur son visage et le long de son échine.
-Allez-y doucement, mon gars, conseilla le type à la cape. Je ne sais pas depuis combien de temps vous barbotiez là dedans, mais à vous voir ça devait faire un bout. Laissez la chaleur revenir petit à petit, ne forcez pas.
-Où suis-je?, s’inquiéta l’ex-capitaine avec une voix poussive.
-Sur le lac Hylia. Nous approchons de Château-L’Hylia. Vous souvenez vous de votre nom?
L’intéressé dut fermer les yeux et se concentrer un moment pour faire remonter l’information.
-Linebeck. Je suis… J’étais capitaine de navire.
-Enchanté. Je suis ser Mikau Zora, capitaine de la garde et régent de Château-L’Hylia en l’absence de dame ma sœur.
Autour de la barque, on ne discernait qu’une immense étendue d’eau noire dont rien ne venait perturber l’onde quiète, si bien qu’on aurait juré naviguer sur un miroir. Une brume épaisse dansait sur le lac, permettant à peine de distinguer l’ébauche de la silhouette du château, niché sur une île au cœur du lac. Un silence de mort planait sur la région.
-Vous avez eu de la chance, reprit le chevalier. Avec cette fichue brume, nous aurions pu vous manquer. Que vous est-il arrivé? Vous disiez être capitaine de navire.
-Je…
Linebeck faillit parler de la mutinerie, mais quelque chose en lui souffla que c’était peut-être une mauvaise idée. Trouver un mensonge crédible en quelques secondes lui fut un supplice, avec cette migraine qui ne voulait pas le quitter.
-Nous avions fait escale dans un petit village en aval du fleuve. Je… Je suis allé dans une maison de passe et… Je ne me souviens plus trop après. Je crois qu’on m’a assommé et détroussé.
Cette explication parut satisfaire ser Mikau qui hocha la tête.
-Cela ne m’étonne guère. Depuis quelques semaines les actes de banditisme se font de plus en plus nombreux, et nous avons à déplorer l’apparition de bandes armées qui se vantent de pouvoir faire appliquer leur propre loi au mépris de celles de la Couronne. Une fois que nous serons à terre j’enverrai un messager quérir votre navire et mander à votre équipage de rallier le château pour que vous puissiez reprendre votre route.
-Non, non!, s’empressa de répondre Linebeck, un peu trop vite.
-Pourquoi cela? S’étonna le chevalier.
-Je…
Ne me voyant pas revenir, mon équipage a déjà du repartir vers l’embouchure du fleuve. Ce serait une perte de temps. -… Ne me voyant pas revenir, mon équipage a déjà du repartir vers l’embouchure du fleuve. Ce serait une perte de temps.
-Je vois… Dans ce cas, daignez séjourner quelques temps chez nous. Je manderai à Maître Evan de vous ausculter, messire…?
-Linebeck. Vous êtes fort généreux, monseigneur.
-Vous avez du voir beaucoup du pays, si vous naviguez d’ordinaire le long de la Ouest Hylia. Vous pourrez sans nul doute nous divertir de quelques anecdotes.
Ce disant, ser Mikau cessa de s’intéresser à son invité pour se focaliser sur la masse du château qui se faisait de plus en plus précise. Le contrebandier en profita pour palper discrètement ses vêtements à travers la couverture, et fut heureux et soulagé de constater que son masque n’avait pas disparu -par quel miracle, cependant! Maintenant qu’il avait l’esprit assez clair pour penser quelque peu, Linebeck constata qu’il avait plus que dérivé. Château-L’Hylia était situé à l’extrême opposé de Mercantîle, à des centaines et des centaines de lieux de l’endroit où son équipage l’avait jeté à la mer. Des jours, non, des semaines avaient du s’écouler entre temps. De plus, la seule trajectoire directe pour rejoindre le lac Hylia depuis la côte sud demandait de remonter l’intégralité de la Ouest Hylia depuis son embouchure, soit de naviguer à contre courant sur des milles et des milles. Comment avait-il pu survivre et entreprendre, malgré lui, cet invraisemblable voyage? Il ne souffrait ni de la faim ni de la soif, et ses muscles étaient raidis à cause du froid, et non pas de la fatigue due à l’effort.
Linebeck frissonna, et ce n’était à cause de la température. Il y avait de la magie là-dessous, ou il ne s’y connaissait pas! Mais pourquoi le sauver, et l’amener ici? Et surtout qui aurait pu faire cela? Ses soupçons se tournèrent assez vite vers ces diables du Consortium Aedeptus. Peut-être avaient-il voulu s’assurer que leur bien serait acheminé à bon port, quoiqu’il arrivât, et jeté sur le contrebandier un sort dans cet optique. Si ser Mikau ne l’avait pas repêché par hasard, aurait-il continué à dériver jusqu’au Bourg d’Hyrule?
Château-L’Hylia avait été la première place forte bâtie par les Hommes durant leur guerre d’invasion contre les Hyliens plusieurs siècles auparavant. Erigé sur une falaise à pic, il se caractérisait par son aspect massif et menaçant. Ses épaisses murailles crénelées ceignaient un imposant donjon s’élevant une dizaine de mètres plus haut que les quatre tours carrées percées de meurtrières qui ornaient chaque coin de l’édifice. Un braséro gigantesque brûlait la majeur parti du temps au sommet du donjon pour guider les navires à travers la brume. L’autre versant de l’île présentait une pente moyenne verdoyante difficile à prendre d’assaut où s’étendaient des champs, des pâturages et de menus manoirs. Le port s’était étendu sur toute la côte abordable et de nombreux navires étaient au mouillage, embarquant ou débarquant des marchandises avant de repartir soit vers le Bourg et les villages à l’est, soit vers la mer et Mercantîle, au sud. Le brouillard donnait à l’ensemble un aspect sinistre et lugubre, que venait renforcer le gel scintillant entre les gros moellons du mur d’enceinte.
Linebeck savait que la région souffrait toujours d’automnes froids et d’hivers glaciaux. A l’été, les glaciers des montagnes au nord fondaient et les torrents d’eau gelée se déversaient dans le lac, abaissant considérablement sa température d’ordinaire peu élevée du fait de son immensité. Ces fontes étaient rapidement suivies de vents froids et de brumes glacées. Ces conditions de vie difficiles n’avaient jamais rebuté les membres de la famille Zora, qui administraient le lac et ses dépendances le long des confluents de l’Hylia avec une main de fer depuis de nombreuses générations. Bien qu’isolé du reste du royaume, Château-L’Hylia avait toujours connu l’opulence grâce à sa politique efficace de commerce et les nombreux privilèges accordés par la Couronne.
-Je sais que notre demeure ne paye pas de mine, vue comme cela, mais on s’y trouve au chaud et avec tout le confort du monde, commenta ser Mikau, le regard rivé vers la forteresse.
Ils débarquèrent à l’ombre d’une imposante galère de guerre à la proue sculptée en forme de dragon marin. Une escorte de dix hommes d’armes arborant tous les couleurs Zora les attendaient sur les quais et leur fournit des chevaux. Linebeck dut monter de conserve avec un garde. L’ascension dura une bonne heure, et plus l’on s’élevait, plus la température descendait. Le château paraissait plus imposant à chaque lieu. Arrivé devant la lourde herse d’entrée, le contrebandier se faisait l’effet d’une souris, une souris transie et grelottante. Il distinguait des gardes patrouillant sur le chemin de ronde, arcs en bandoulière et jugea cela bizarre compte tenu du fait qu’Hyrule était en paix depuis plusieurs années, si l’on exceptait les perpétuels troubles claniques, maintenant résolus par ce fameux Link.
Ser Mikau l’abandonna aux bons soins de deux servantes qui le menèrent dans une petite chambre vétuste mais confortable. Elles lui remplirent une large cuve en bronze d’eau bouillante avant de le dépouiller de ses vêtements mouillés et complètement raidis par le sel. Il remarqua que le fourreau vide de son sabre pendait toujours à sa ceinture, récupéra précipitamment le masque et le posa sur une table de chevet, face peinte cachée. Puis il s’immergea avec délice dans le bain, et le changement de température fut tellement brusque qu’il en souffrit. L’eau ne tarda pas à s’assombrir du fait de la crasse accumulée. Linebeck en eut presque honte, mais étant homme de mer, il était habitué à ne pas pouvoir se laver plusieurs semaines d’affilées.
On lui apporta des vêtements chauds et propres ainsi qu’une paire de bottes neuves bordées de fourrure. Remerciant sa bonne fortune pour avoir eu, dans son malheur, la chance d’être trouvé par le seigneur de la place en personne, Linebeck s’habilla promptement. Avoir les pieds au sec était un véritable plaisir et se sentir propre lui remonta le moral. Sa migraine s’était de plus passablement atténuée, seul ne subsistant qu’un léger bourdonnement sourd à l’arrière du crâne. De la fenêtre de sa chambre située au deuxième étage du donjon, on avait une bonne vu sur la basse-cour en contrebas et une partie du lac au-delà des remparts. Cependant le brouillard était toujours tellement dense que Linebeck ne pouvait absolument pas discerner les eaux.
Son regard tomba par hasard sur le masque. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres molles. Avec l’objet en sa possession, il pouvait toujours espérer se faire payer, pour peu qu’il parvienne à rallier le Consortium. Par un quelconque miracle, le masque n’avait absolument pas souffert de l’étrange voyage maritime de Linebeck. La peinture tribale à l’effigie d’un visage divin aux yeux doux et bienveillants miroitait toujours légèrement sous l’effet de la lumière ; le bois n’avait ni gonflé ni pourri, et sa forme était sensiblement la même : un cœur grossier hérissé de piques. Linebeck se demanda comment il avait pu en avoir peur, au début. Alors qu’il fallait se rendre à l’évidence, c’était un objet sain. Une figure si parfaite, si lumineuse, si
pure, ne pouvait être que celle d’un dieu généreux et bon. Il fallait absolument le protéger, et le ramener le plus vite possible au Consortium. Nul doute que les pouvoirs bénéfiques du masque serviraient à aider les gens, une fois en possession des sorciers. Voilà pourquoi le collegium de magie était prêt à payer aussi cher et avait fait appel au meilleur convoyeur.
Finalement, Linebeck trouvait son sort plutôt enviable. Il était à présent l’invité d’un grand seigneur, chauffé, nourri, logé, et prêt de toucher beaucoup d’argent en accomplissant une bonne action. Même la perte de son fidèle Lion Rouge ne le chagrinait plus tant que ça. Un bateau, ça se rachète, après tout. Son seul regret était pour Taya. Il s’était étrangement attaché à elle, de façon presque obsessionnelle. La savoir perdue pour toujours lui faisait comme un trou dans le cœur. Il n’osait imaginer ce que ses rustres d’hommes d’équipage avaient bien pu lui faire subir, à présent qu’il n’était plus là pour la protéger…
Quelqu’un frappa à la porte, l’arrachant à ses réflexions.
-Entrez!
Un homme entre deux âges, aux noirs cheveux longs striés de blanc et de gris entra. Il avait une mine joviale bien qu’un peu pâle.
-Bonjour messire. Veuillez pardonner mon intrusion. Je suis Evan, le médecin de madame et de sa maisonnée. Ser Mikau m’a prié de passer vous voir.
-C’est fort aimable de sa part.
-L’hospitalité et la générosité sont deux vertus chères aux Zora, messire, répondit Evan avec un sourire. Messer m’a fait savoir que vous aviez passé une période plus ou moins longue dans les eaux de notre bonne vieille Hylia? Après un coup sur la tête, c’est cela?
-A peu près oui.
Linebeck se sentait mal à l’aise de mentir ainsi à ses hôtes, mais il savait que c’était la meilleure chose à faire.
-En tous les cas, vous êtes plus pâle qu’un cadavre, plaisanta le médecin. Si messire veut bien ouvrir sa chemise…
Evan lui palpa le front et les joues, scruta intensément ses yeux et le fond de sa bouche, plaqua son oreille contre le torse du contrebandier et prit son pouls. Pendant toute la durée de ces opérations, le médecin hochait régulièrement la tête en marmonnant des choses incompréhensibles.
-Vous avez très certainement pris froid, ce qui n’est pas extraordinaire quand on connait la température de ces eaux à cette période de l’année. Vous avez une bonne fièvre, et votre cœur bat trop lentement. Vous ne présentez autrement aucun signe d’infection sérieuse, ce qui est une bénédiction. Souffrez-vous de maux de tête?
-Oui, c’est même atroce.
-Ces migraines sont-elles chroniques ou continues?
-Continues. Cependant depuis que j’ai pris ce bain, la douleur s’est estompée.
-Je vois. Je vais vous fournir un baume à appliquer sur votre front, et des plantes pilées pour préparer des infusions. Puis-je ausculter votre crâne?
-Je vous en prie.
Evan lui fit pencher la tête en avant, et s’équipant de lorgnons, il palpa précautionneusement chaque pouce de son cuir chevelu.
-Êtes vous certain d’avoir reçu un coup?
-Pas vraiment. J’ai comme une perte de mémoire.
-Je pense plutôt qu’on vous a drogué pour vous endormir durablement. Les drogues les plus courantes sont bénignes mais par mesure de précaution je vais vous donner une panacée.
Le médecin sortit de sa besace tout ce dont il avait parlé et lui donna les recommandations d’usage avant de le quitter. Linebeck voyait sa condition s’améliorer au fur et à mesure que les minutes passaient. Il trouvait même cela étrange, dans un sens. Fourbu, le contrebandier décida de voler quelques heures de sommeil.
Ce qui ne devait être que quelques jours de repos se transforma en un séjour prolongé. Ser Mikau sembla s’attacher à son invité, et réciproquement. Bien que de condition simple, Linebeck avait longtemps fréquenté des nobles et des aristocrates Terminiens, si bien qu’il savait parfaitement se tenir et passer pour un gentilhomme fortuné. Le chevalier le pressait souvent de questions aux dîners à propos de ses voyages et de son passé, aussi le contrebandier lui raconta sa jeunesse en tant que capitaine de navire de guerre dans la flotte rebelle des seigneurs du Carnaval durant la guerre civile en Termina, et comment il avait du opérer sa prétendue reconversion dans la marine marchande en Hyrule une fois que le roi d‘Ikana eut ramené l‘ordre dans son royaume. Il lui parla de Termina, de ses merveilles de paysages et d’histoire, mais aussi de la cruauté du régime en place et de la difficulté de la vie. Il lui raconta ses voyages en Labrynna et Holodrum, et lui décrivit Mercantîle et la côte sud d’Hyrule.
Lady Lulu, la jeune épouse du chevalier, était présente à chaque repas, mais ne disait jamais rien. Linebeck pensa d’abord qu’elle réprouvait la présence d’un simple à sa table, comme le laissait imaginer son air distant, mais ser Mikau lui expliqua qu’elle souffrait du même mal que ser Allister Dodongo, et qu’elle n’était pas capable de parole. Linebeck ne tarda guère à constater que la brume ne disparaissait que très rarement, et il ne put admirer l’immensité du lac qu’une seule fois. Il en était resté bouche bée : l’île étant pile au centre du lac, les rives n’étaient que de petites bandes noires à l’horizon, de toute part, à l’exception du Nord où les pics enneigés se dressaient, menaçants et soufflant leur bise glacée.
Ser Mikau devait souvent s’absenter pour regagner le continent un jour ou deux. Comme il l’avait signifié à Linebeck le jour de leur rencontre, la région était traversée par une vague de criminalité, qu’il devait gérer en sa qualité de régent. Ses hommes et lui durent plusieurs fois prendre part à de petites escarmouches contre des bandes peu armées et désorganisées dans les collines en bordure de l’Est Hylia. Deux hommes d’armes y perdirent la vie et ser Mikau lui-même revint un jour légèrement blessé au bras.
-Je ne sais pas ce qui se passe, confia un soir le chevalier alors qu’ils se réchauffaient autour de l’âtre gigantesque de la grande salle, une choppe de bière à la main. Maintenant que le problème des clans est résolu, voilà que ce sont nos propres gens qui nous causent des tracas, et l‘on ne sait même pas pourquoi! Je commence également à recevoir de plus en plus de rapports sur des fermes et de menus hameaux razziés dont les habitants auraient été massacrés, plus au sud le long de la Ouest Hylia. Ce doit être là l’œuvre de fuyards claniques ou d’une autre bande de mécréants, mais les rares survivants parlent d’un seul homme au faciès de démon et aux sombres pouvoirs…
Ser Mikau poussa un soupir puis s’autorisa une longue gorgée de bière.
-Vous n’avez rien entendu à ce sujet, durant votre trajet?
-Non, messire, répondit Linebeck après avoir fait semblant de réfléchir.
-Tant pis. J’enverrai une patrouille voir de quoi il retourne.
Les remèdes d’Evan firent miracle et ses migraines disparurent bientôt. Il s’aperçut même que la voix dans sa tête ne lui avait plus parlé depuis des lustres. Il avait repris des couleurs et quelques kilos, grâce à la bonne nourriture qu’il avait la chance de manger chaque jour. Pour ne pas trop s’engraisser, il demanda au maître d’armes familial de lui donner quelques leçons, et s’il se coucha les muscles perclus de douleur suite aux premières séances, il retrouva assez vite une certaine dextérité et une certaine compétence à l’épée et à l’arc.
Cela faisait presque un mois qu’il vivait à Château-L’Hylia lorsque ser Mikau lui annonça qu’il partait pour le Bourg.
-Sa Majesté organise un tournoi en l’honneur de Lord Link et à la mémoire de notre regrettée reine. Tous les chevaliers du royaume sont conviés et je m’y rendrai dès demain. Vous pourrez m’accompagner si vous le désirez : ce serait l’occasion d’entretenir ces associés dont vous m’avez parlés tantôt.
Linebeck acquiesça, et à l’aube ils embarquaient en direction du continent. Le contrebandier tenait son précieux masque serré contre lui sous son manteau, bien emmitouflé dans du tissus. Ses migraines le reprirent assez vite durant la traversée. Il fallait dire que le froid était particulièrement mordant, ce jour là.
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[align=center]27. [/align]Le repaire de Räj’Ahl était un vrai foutu labyrinthe. Rien d’étonnant de la part d’un sorcier, en soi. Chaque couloir vide, sombre et glacé précédait le même couloir vide, sombre et glacé. Chaque pièce contenait un lot d’atrocités équivalent à la pièce précédente. Il n’y avait pas de fenêtres, pas de repères, rien que les mêmes murs partout.
Sélinus et Bœuf m’avaient accompagné sur une partie du trajet. Puis ils étaient partis rejoindre leur poste, en me certifiant qu’ils attendraient la venue de Kerrighton, et qu’ils l’aideraient. Ils n’avaient pas voulu me donner d’indications sur la direction à prendre pour trouver la sortie. Le prince m’a dit, sur le ton de la conversation, qu’il m’en voulait encore énormément de l’avoir laissé mourir et qu’il se passerait sûrement des années avant que nous ayons de nouveau des rapports cordiaux. La mort ne l’a pas arrangé.
De temps à autre, je rencontrais des zombies, qui erraient dans les couloirs en traînant la jambe. Ils ne me remarquaient même pas.
Au bout d’une éternité, quelque chose changea dans l’air. Un vieux relent de mort, de peur et de puissance. Mon sang se glaça en reconnaissant la signature de Räj’Ahl. D’une façon ou d’une autre, je reconnus la porte en fer de la salle des tortures. Sans faire de bruit, je passais devant. Il n’y avait pas d’autre chemin de toute façon. Le cœur battant, je priais pour ne pas me faire remarquer. Räj’Ahl semblait en pleine conversation. Avec qui? Je n’entendais pas assez bien ce qui se disait. Je m’apprêtais à m’en aller, quand soudain, tout ce qu’il m’avait fait subir me revint en mémoire. La peur prit la fuite devant la colère.
Dieux! Mon orgueil me commandait d’entrer dans cette salle, et de tuer l’enfoiré de salaud, une nouvelle fois. Bien sûr, c’était aller droit à la mort, une espèce de suicide en quelque sorte, vu l’état pitoyable dans lequel je me trouvais. Même reposé et en pleine forme je ne misais pas grand-chose sur mes chances de réussite.
Mais la rage m’avait tellement envahi que je ne réfléchissais plus vraiment. Une partie de la douleur s’était estompée, et ma résolution me donnait une force nouvelle. Le cœur battant, j’ouvris la porte. A ma grande surprise, elle ne produisit pas un son. Räj’Ahl me tournait le dos. Il était absorbé par une conversation animée avec des images magiques. Avant toute chose, je me glissais dans la pièce en refermant derrière moi. Là, la peur me reprit. J’étais désarmé, et trop faible pour user de magie. Par bonheur, mon ancien professeur n’avait pas encore rangé ses instruments, et une variété d’outils contondants, tranchants et perforants, créés dans le seul but de torturer, traînaient sur une table. Je longeai prudemment le mur en prenant soin de rester le plus possible dans l’ombre. Tout ceci me rappelait douloureusement Tapinois. Sa sale trogne me manquait terriblement.
« Non, non, non! » fulminait Räj’Ahl. « Je ne veux pas vous voir traîner vos sales carcasses chez moi! Je l’amènerai.
- Il n’en est pas question!, cria une voix de femme. Tu veux juste le garder pour toi tout seul, pas vrai vieillard?
-Allez au diable! Si ça ne vous plaît pas, je peux aussi bien le tuer maintenant. Ca ne me fait ni chaud ni froid. »
Compte là-dessus mon con, j’ai pensé.
J’arrêtai mon choix sur un scalpel de belles dimensions. Sans bruit, je relongeai le mur pour me retrouver pile dans le dos du sorcier. J’entrepris de m’approcher. Les images ne m’inquiétaient pas. Elles ne peuvent pas voir à plus de quelques millimètres autours du corps de leurs vis-à-vis. Aucun risque qu’elles ne me repérassent.
Il ne me restait plus que deux pas à faire. J’hésitai : la tête ou le cœur? Le mien, de cœur, battait si fort que je craignais qu’il ne me trahisse.
« De toute façon, c’est moi qui l’ai trouvé. Alors c’est à moi que… »
La lame de mon scalpel s’enfonça sans problème dans son crâne. Sous le choc, il bascula en avant et m’entraîna avec lui. Je fis un pas avant de lâcher mon arme. De ce fait, je me retrouvai dans le champ de vision des images.
Elles étaient trois. Toutes les trois me regardèrent avec un mélange d’étonnement, de crainte, de haine, de mépris, et d’autres choses encore. Moi je suis resté un peu comme un con au début. Mes pires craintes se confirmaient, mais j’étais grisé par la nouvelle mort de Räj’Ahl. Dans un élan d’adrénaline, je me redressai, bombai le torse et contemplai les images avec un sourire de triomphe. A la vérité, je devais être pitoyable, à moitié nu, déchaussé, les cheveux sales et décoiffés, crasseux, amaigri par ces longs mois de campagne.
« Vous n’avez pas changé » dis-je d’un air qui se voulait fanfaron. « Surtout toi, Yseult. Toujours aussi bandante. »
Ce n’était pas un mensonge. Dieux! Cela faisait plusieurs mois que je n’avais pas côtoyé une femme, et son corps parfaitement sculpté, magnifiquement mis en valeur par la robe qu’elle portait, me fit un effet des plus forts. J’aurais voulu me jeter sur elle et la violer. J’avais pris grand soin de ne pas trop abîmer son corps lorsque je l’avais tuée, et je ne regrettai pas mon geste.
« Lucius, t’as pris du poids. »
Les trois me regardaient avec des yeux qui m’auraient probablement tué si l’on avait été dans la même pièce. Tout ce qu’ils voulaient, à cet instant, c’était me faire la peau, me faire souffrir. Et moi j’exacerbais leur envie. C’était une erreur.
Estrella, de loin la plus pragmatique des trois, me toisa avec mépris et condescendance. Quelque chose clochait, mais je ne savais dire quoi.
« Tiens donc. Voilà notre roitelet. Il fait peine à voir. Encore plus que d’habitude. Tu m’as manquée, *****. »
Surprise! Ils ne purent s’empêcher d’ouvrir des yeux comme des soucoupes en découvrant que je n’avais plus de nom. Ca ne dura pas longtemps, ils éclatèrent de rires, des rires de triomphe.
« C’était donc cela! La raison pour laquelle tu étais introuvable! On ne peut utiliser la divination sur quelqu’un qui n’a pas de nom. Le roitelet impétueux est devenu le chien-chien de quelqu’un?
-Silence, femme, ou je te promets une deuxième mort lente et douloureuse, sans retour cette fois. »
C’était sorti tout seul. Je suis désolé, mais c’est un sujet sur lequel je suis un peu tatillon. Quoiqu’il en soit, je l’avais dit sur un ton tellement froid, avec un regard tellement haineux, que ça lui a rabattu son caquet. Mais elle se reprit très vite. Elle me tourna le dos et fit mine de s’éloigner.
« Räj’Ahl. Ne l’abîme pas trop. Je veux m’amuser moi aussi. A bientôt, roitelet! »
Hein?
L’onde de magie noire me balaya des pieds jusqu’à la tête. Je m’envolai dans les airs et me retrouvai au sol quelques mètres plus loin, le souffle coupé, les larmes aux yeux et les membres qui s’amusaient à danser la gigue. Voilà ce qui clochait. Ils n’avaient pas l’air chagrin de la mort de leur copain.
« Ne t’en fais pas, Estrella. Nous allons juste jouer un peu. »
Räj se releva lentement. Il était enveloppé d’un manteau de magie brute. Des filaments noirs, pareils à des tentacules frappaient l’air autour de lui. Ils semblaient chercher quelque chose… ou quelqu’un. Mon ancien professeur ne bougeait pas. Sa tête n’était même pas tournée vers moi. Je ne bougeais pas, je souffrais en silence.
C’est là que je compris. Dieux! Il était vraiment aveugle! Il ne voyait rien. Il me cherchait! Pour vérifier mon hypothèse, je me relevai sans bruit. Pour une fois, j’étais content de ne plus avoir de bottes. En silence, je défis ma ceinture. Je la jetai de l’autre côté de la salle. En un éclair, un filament de magie noire fusa et la pulvérisa. Je faillis déglutir, mais c’eut été signer mon arrêt de mort.
« Comme c’est amusant, Majesté! Oui, un petit jeu amusant, amusant… Vais-je vous trouver? Vous savez pourquoi je me suis arraché les yeux? »
Je ne répondis pas. Je commençai à me diriger vers la table des instruments. Il me fallait des armes et des diversions.
« Non? Alors je vais vous le dire. Je me suis arraché les yeux parce que… »
Je bondis en avant. Un projectile magique déchira l’espace et s’abattit là où je me trouvais une seconde plutôt. Je voulais soupirer, mais il m’était impératif de ne faire aucun bruit. Il avait l’ouïe fine, l’enfant de putain!
« Je ne voulais pas vous contempler à nouveau. Vous êtes tellement beau, tellement noble. Je vous aime. »
J’aurais tellement voulu lui dire de fermer sa grande gueule.
« Je vous ai toujours aimé, Majesté. J’étais tellement triste, quand vous m’avez planté cette épée dans le corps. »
Un nouveau sort fusa. Je m’immobilisai presque instantanément. Le trait noir passa à quelques micromètres de mon visage. Il désintégra la porte qui s’effondra dans un boucan de tous les diables. J’en profitai pour piquer un court sprint, masqué par le vacarme. J’atteignis la table. J’aurais voulu m’appeler Ken Percevent à cet instant. Avec les plus grandes précautions du monde, je m’emparai d’un petit outil, sûrement utilisé pour arracher les yeux. (On aurait dit une cuillère, idéale pour se glisser dans l’orbite.) Je la jetai à l’autre bout pour détourner son attention. Pendant qu’il se focalisait dessus, je pris tout ce que je pus.
« Amusant, oui, très amusant…. Pourquoi vous entêtez vous, Majesté? Vous vous faite souffrir inutilement. »
J’étais au bord de la crise de nerf. Je ne respirai presque plus pour ne pas me trahir, je guettais le moindre faux pas qui m’aurait été mortel. J’étais tendu comme une corde d’arbalète, et ce connard continuait à me débiter son baratin.
« Je pourrais utiliser ma magie pour vous voir, vous savez? Mais ce ne serait plus marrant, n’est-ce pas? Il faut que le jeu soit équitable, pour être amusant. Si l’un des joueurs part gagnant, quel est l’intérêt? »
La magie! Mais oui, putain! Monarque, tu n’es qu’un idiot. Je n’étais pas en état de balancer des boules de feu, ou lever des boucliers, mais je pouvais bien utiliser quelques trucs de prestidigitateur. Je fis une nouvelle distraction, et pendant qu’il n’écoutait plus, je jetai un sort permettant à ma voix de jaillir de plusieurs endroits en même temps. Rien que cela m’épuisa dangereusement.
« Combien de fois vais-je devoir te tuer pour que tu fermes ta grande gueule, Räj? »
Il sursauta. Il ne s’attendait pas à ça. Désorienté, il lança plusieurs filaments dans divers directions. Aucun ne m’inquiéta. Je m’autorisai un sourire. Mon stratagème marchait.
« Deux fois n’ont pas suffit. Mais comme dit le dicton, jamais deux sans trois, pas vrai? »
Nouvelle salve. J’en profitai pour avancer lentement. Ma voix et le bruit des sorts masquaient celui de mes pas. «
« Dis moi, Räj. Comment? Comment êtes-vous revenu d’entre les morts? »
Un petit sourire balafra sa face de vieillard malade.
« Le Maître. Il nous a rendu la vie, et nous a donné le pouvoir. Tellement de pouvoir… »
Pour illustrer son propos, il fit onduler son manteau de magie. Je pouvais sentir la puissance qui s’en dégageait. Elle était à peine croyable.
« Même lorsque vous siégiez sur le trône, vous n’aviez pas autant de force que nous autres. »
Il éclata de rire.
« N’en sois pas si sûr, vieil homme. Dois-je te rappeler avec quelle facilité je vous ai annihilés? »
Il en perdit l’envie de rire. Non, bien sûr qu’il n’avait pas oublié. Comment aurait-il pu? Une espèce de piolet s’abattit sur ses omoplate et s’enfonça comme dans du beurre. Dans le même mouvement, je lui fis un croc-en-jambe et le repoussai loin de moi. Il s’effondra et roula sur lui-même, tandis que sa magie déploya des dizaines de tentacules qui tentèrent de me frapper. Mais j’avais déjà reculé. Il voulait jouer, et nous allions jouer. Cet enfoiré me sortait tellement de mes gonds que je commençais à apprécier notre petit duel. A présent, je commençais à percuter qu’il n’était pas seulement qu’une enflure de sorcier traître qui m’avait torturé, mais qu’il était aussi le responsable de la mort de milliers d’innocents à travers les royaumes centraux, de mes compagnons et amis. Il allait payer.
« Cela suffit maintenant. Je… je ne joue plus! »
Il se releva en ahanant. Sa voix tremblait. Il avait peur? Tant mieux. Qu’il se chie dessus. Il avait l’air de souffrir également. C’était une bonne nouvelle. Comme dit Bière, ce qui souffre peut mourir.
« Allons Räj. Ce n’est qu’un jeu. Ne soit pas si soupe au lait. »
Je lui lançai un autre scalpel. Il se planta dans sa jambe, un peu en dessous du genou. Cela le fit basculer et il cria. Ses tentacules s’agitèrent, reflétant la terreur nouvelle dans laquelle se trouvait Räj’Ahl. Quel sentiment grisant! Il s’était tué lui-même en s’arrachant les yeux.
« Je suis content que tu te sois aveuglé, Räj. C’est vrai qu’on s’amuse bien. »
Il poussa un hurlement furieux. Des dizaines de rayons noirs jaillirent de son corps et frappèrent au hasard. Par bonheur, aucun ne me toucha.
« Il faudra faire un peu mieux que ça. Tu me fais pitié. Tu es tellement puissant, mais tu es comme un gamin obtenant sa première épée.
-Silence! »
Il se releva en chancelant. L’expression de son visage oscillait entre la colère et le désespoir.
« Tu te trompes! Tu ne peux rien contre moi! Regarde avec quelle facilité j’ai balayé ces misérables royaumes. Les autres suivront très vite.
-Encore faudrait-il que tu sortes vivant de ce petit jeu, n’est-ce pas?
-Fanfaronnades! Tu ne peux rien contre moi!
-Qui est fanfaron, vieil homme? Criai-je avec une voix chargée de colère. Je t’ai tué deux fois sans que tu ne puisses seulement lever le petit doigt. Je te tuerais cent fois s’il le faut, mais je jure sur les dieux que tu ne te relèveras plus. »
Il éclata d’un petit rire nerveux.
« Et puis, tu sais quoi? » dis-je.
« Quoi?
-Moi aussi, je ne joue plus. »
Ma main gauche tira ses cheveux en arrière tandis que ma droite l’égorgeait.
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Ce furent Kerrighton et Spektrum qui me réveillèrent. J’avais l’impression de sortir d’un brouillard, ou d’un cauchemar. Tout me revint en mémoire. Räj’Ahl m’avait frappé avec sa magie tandis que sa tête se détachait de son corps. J’avais heurté le mur de plein fouet et glissé dans l’inconscience.
« Räj’Ahl? » demandai-je d’une voix presque inaudible.
« Le nécromancien? On s’est assuré qu’il ne cause plus d’autres emmerdes. Tiens, bois. »
Spektrum me fourra dans le gosier un flacon contenant un liquide aussi dégueux que nauséabond. Je m’étranglai, je toussais et crachais, mais cela me fit un bien fou. Je sentis une nouvelle énergie m’envahir et la fatigue refluer. Mais j’avais toujours besoin d’un bon bain, et d’une grosse semaine de sommeil. J’avais l’impression que la cavalerie du Wellmarch m’était passée dessus.
Kerrighton finit de faire un sort à mon froc en lambeaux, et m’aida à passer de nouveaux vêtements propres et chauds. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’étais content de sentir le cuir de mes bottes.
« Que s’est-il passé pendant mon… absence? » demandai-je en dévorant la miche de pain que Kerrighton me tendait.
« Quand nous avons appris que tu avais été fait prisonnier par l’ennemi, nous nous sommes précipité à ta poursuite, mais nous étions trop peu nombreux. Nous avions perdu tout espoir. Nous sommes repartis vers le sud, et là nous avons croisé une armée.
-Une armée?
-Oui. Celle d’Augustin Abbendal, menant l’ensemble des soldats des royaumes centraux sous une seule et même bannière.
-Bordel, jurai-je sans trop savoir pourquoi. Ce devait être la joie.
-Abbendal n’a pas attendu des plombes avant d’assiéger cette forteresse. On en a profité pour nous infiltrer. Ca n’a pas été dur, toutes ces engeances gisaient par terre, sans vie. A part Sélinus et Bœuf. Pauvres d’eux.
-Ils nous ont dit que tu avais tué le sorcier, dit Spektrum pour reprendre le récit. Cela a annulé ses sorts. A l’heure qu’il est, Augustin ne doit plus être loin. Tu as sauvé les Royaumes, Monarque. »
Il me posa une main sur l’épaule.
« Ouais, ouais » dis-je. « De toute façon, j’avais un compte à régler avec ce connard.
-Tu le connaissais?
-Ouais, on peut le dire… »
En les regardant, qui eux-mêmes me regardaient avec des yeux inquiets, je pris soudain une décision. La plus dure qui soit pour moi, mais qui est hélas nécessaire.
« Je vais vous raconter une histoire » dis-je. « Une histoire que personne ne connaît. Quand j’aurais fini, je devrais partir.
-Partir?
-Oui. Je vais quitter la compagnie, et vous ne me reverrez plus. »
Mon annonce choqua Kerrighton, qui ouvrit plusieurs fois la bouche pour dire quelque chose, mais ne parvint pas à articuler le moindre mot. Spektrum ne dit rien. Mais je vis dans son regard qu’il comprenait, même si cela l’attristait.
« Mais pourquoi, Monarque? Tout est fini! On a gagné! Il ne nous reste plus qu’à rentrer au bercail, toucher notre solde et aller se bourrer pour oublier toute cette foutue guerre.
-Tu comprendras quand j’aurai fini mon histoire. Maintenant écoutez moi, je n’ai pas beaucoup de temps. Je veux partir avant que quelqu’un d’autre ne me voit. »
Ils se turent.
« Bien. Il était une fois un jeune homme. Ce jeune homme étudiait la magie dans un château volant. »
Bien sûr, l’ordre du capitaine m’empêche de parler de moi directement. Mais pas par des moyens détournés. Et comme ils n’étaient pas la moitié de deux cons, ils comprirent aussitôt qu’il s’agissait de moi.
« Il était ambitieux et doué. Cependant, il ne reconnaissait pas l’autorité de ses maîtres, et ne se gênait pas pour les défier. Les maîtres prirent peur, et un jour ils le bannirent du château. Le jeune homme jura de raser ce misérable château et tuer ses maîtres qui l’avaient humilié. Il trouva cinq compagnons, cinq magiciens qui avaient choisi de le suivre dans son bannissement. L’un d’eux était un de ses professeurs, un autre son meilleur ami, un autre son serviteur et les deux dernières ses amantes, ou futures amantes. Avec leur aide, il rassembla une armée, et grâce aux forces unies de ses cinq compagnons, ils se téléportèrent à l’intérieur du château volant. Le jeune homme assassina les maîtres qui avaient osé le bannir, dans la salle même où ils l’avaient accueilli, quelques années plutôt. Le jeune homme fit sombrer le château, et avec son armée et ses compagnons, il partit vers l’ouest et bâtit un empire. Il fit de ses compagnons ses conseillers, ses ministres et ses confidents. Mais leur amour se transforma en jalousie, et leur jalousie en rancœur. Ils jalousaient tout ce qu’il possédait, ils jalousaient sa puissance. Ils complotèrent dans son dos et lui tendirent un piège. Ils essayèrent de le tuer, mais ils avaient surestimé leur force. Ils furent balayés par la colère du jeune homme. Il en tua quatre, son serviteur, son professeur et ses deux amantes, et quant à son meilleur ami, dans un accès de rage il le bannit par delà les dimensions. »
Les yeux de Spektrum brillèrent d’intérêt. Il se demandait certainement comme je m’y étais pris, et pour être honnête je ne sais pas moi-même.
« Le jeune homme pensait être tranquille. Mais quatorze ans plus tard, il découvrit qu’au moins quatre d’entre eux n’étaient pas morts, et qu’ils le cherchaient pour le tuer. Pour une raison que le jeune homme ne connaissait pas, ils étaient devenus d’une telle puissance qu’il n’avait aucune chance de les affronter. Aussi, le jeune homme décida-t-il de s’enfuir… Afin de protéger ceux qui lui étaient chers. »
Il y eut un petit silence.
« Je comprends » finit par dire Spektrum.
Kerrighton se mordait la lèvre, il avait des larmes dans les yeux.
« Putain, Monarque! Pourquoi rien n’est jamais simple? Pourquoi on a jamais ce qu’on voudrait dans cette putain de vie?
-Parce que les dieux nous pissent dessus, répondis-je avec une grimace. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas rester, et je ne veux pas rester avec vous. Maintenant qu’ils savent où chercher, ils vont venir, et je n’ai aucun doute quant au fait qu’ils vous tueraient juste pour me faire souffrir. Je ne le veux pas. Je ne veux mettre aucun de vous en danger. »
Kerrighton détourna la tête et renifla bruyamment.
« Pourquoi on leur fait pas leur fête à ces connards?
-Parce qu’ils nous balaieraient comme des moucherons, lui répondit Spektrum. Nous n’avons rien pu faire contre un seul d’entre eux. Imagine contre trois. »
Kerrighton garda le silence. Il était dépité.
« Bon… » fis-je . « Faut que je me bouge. Je tiens pas à voir le capitaine. »
Je fis mine de me relever. Le monde tanguait, mais ça allait. C’était mieux que je ne le pensais.
« Tiens. Tu en auras besoin. Il y a une sortie au fond du couloir. Un complexe de tunnels qui débouchent au nord des montagnes.»
Spektrum me tendait une épée, et des carnets. Non. Il me tendait MON épée et MES carnets. Foutredieu! J’avais bien cru ne jamais les revoir. Je les pris en le remerciant d’un hochement de tête.
« Tu les as lus? » ne pus-je m’empêcher de demander.
« Oui.
-Et?
-Tu as un style épouvantable. »
Son trait d’humour m’arracha un sourire. Il allait me manquer. Non, ils allaient tous me manquer. Rose, Ken, Bière, Kerrighton, Spektrum, Araignée, Augustin, Ciguë, Lohengrin, Tapinois et tous les autres. Même un peu la sale trogne du capitaine…
Non tout de même, il y a des limites à ne pas franchir, héhé.
« Peut être se reverra-t-on dans un monde meilleur. » Fis-je avec une grimace en quittant la salle.
Je fis mine de m’en aller, quand je me souvins soudain d’une chose.
« Ho, Spektrum. »
L’intéressé se retourna et me regarda.
« Hmm?
-Pour les autres je…
-Ils comprendront, j’en suis sûr. Ne t’en fais pas.
-Et pour Hélène je…
-Je lui parlerai.
-Merci, Spektr.
-Adieu, Monarque. »
Sélinus, prince de Gaëlice de son vivant, semblait m’attendre. Il était adossé au mur. Il me regardait avec ses yeux morts et toujours méprisants.
« Est-ce vraiment pour nous protéger que tu fuis, Monarque, ou est-ce plutôt car tu tiens là l’occasion de fuir ton capitaine? »
Sa réflexion me frappa comme un coup de couteau, parce qu’elle était à moitié vraie. Bordel.
« Qu’est-ce que ça peut te foutre? », répondis-je, agacé.
« Rien. » (Il haussa les épaules.) « Je constate juste qu’une fois de plus, tu fuis et disparais comme un moins que rien.
-Je n’ai pas d’autre choix.
-On a toujours le choix.
-Tu as bien de la chance. »
Il garda un moment le silence.
« Tu sais, avant, quand j’étais gosse, tu étais mon héros.
-Je… Je sais. »
Il me regarda avec encore plus d’intensité.
« Maintenant je sais pourquoi. Je ne t’en veux plus Monarque. Puisses-tu mourir sans trop souffrir. »
Je ne sus pas trop comment prendre ça. Tiraillé par mes sentiments et mes émotions, je repris ma route, conscient qu’une fois de plus je laissais toute une vie derrière moi, pour en recommencer encore une autre. Ca devenait presque une habitude.
« Ha Monarque! »
Je me retournai. Sélinus me fixait avec un petit sourire narquois.
« Depuis quand n’as-tu plus d’ombre? »
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29.[/align]
Sortir des tunnels fut une véritable partie de campagne, en comparaison des derniers mois vécus à fuir, combattre, souffrir et mourir. Le passage jaillissait à flanc de montagne, offrant à mes yeux un panorama enchanteur des plaines et des forêts du Nord. Au nord ouest, j’apercevais la silhouette minuscule du Conclave dans le ciel. Guère plus qu’un point noir de là où j’étais. A l’horizon, on distinguait à peine les cimes de la Ceinture de Bronze. Au pied de la montagne, je vis un village, peut être même une petite ville. Je décidai de m’y rendre dans un premier temps.
En fait, je n’ai aucune idée de ce que je vais faire. M’installer quelque part et gérer une ferme sous une nouvelle identité est foutrement tentant, après ces 36 années de vie trop remplies. Mais cela est trop risqué. Non, je crains d’être condamné à voyager au gré du vent pendant quelques années, le temps que tout se tasse autour de moi. En plus des Cinq (enfin des Quatre maintenant.), je crois que le capitaine va me chercher lui aussi. Il ne laissera pas son plus précieux outil lui glisser entre les doigts.
Je me demande ce que vont devenir Tapinois et les autres. A mon avis, Tempête du Chaos va se dissoudre. J’étais sa raison d’être, mais maintenant je ne suis plus là. Tapinois et Lohengrin essaieront peut être de me retrouver. Quant aux autres je ne sais pas.
En fait, je m’en fous, presque. Je me sens particulièrement serein, détaché de tout. Hier encore, j’étais sanglé sur une table en fer, et aujourd’hui me voilà redevenu libre - plus ou moins. Il est temps pour moi de tirer ma révérence. Je suis fatigué de toute façon. Je n’ai plus ni l’envie ni la force de parcourir le monde pour chercher le moyen de récupérer mon nom. Le capitaine pourra se le foutre au cul, tant que je reste loin de lui il ne lui sert plus à rien.
Je regretterai juste mon étendard.
Un sacrée belle pièce.
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30.[/align]
Ce soir, Monarque meurt. Sa vie s’achève dans cette petite auberge, fort agréable au demeurant. Lorsque je me réveillerai demain, je serai un autre homme. Un simple voyageur, anonyme comme toujours. Je ne peux m’empêcher d’apprécier cette idée.
Ainsi s’achèvent les troisièmes et ultimes
Carnets de Monarque.[align=center]FIN[/align]