Aelis
Chaque jour a toujours ressemblé à celui-ci. En tout cas, au fond de moi, c'était toujours comme ça. Je ne comprends pas vraiment, pour tout dire. Mais pour moi, chaque jour a toujours été pluvieux, même en plein soleil, le jour était plein d'ombres, avec le ciel faisant comme un couvercle sur nos vaines agitations. Je ne revois que la pluie battant le béton, aussi gris que le ciel qui s'y déversait. Mais une fois, ce fut différent. On m'avait laissé sortir, par pitié ou dédain, je ne sais pas trop. Je revois cette fille sur le bord du trottoir qui bougeait, tremblante, d'un pied sur l'autre. Elle paraissait comme absente au monde, déjà évanouie, presque diaphane, prête à rejoindre des abysses incertaines au moindre coup de vent. Je ne me souviens pas de ses vêtements, pas même de ses yeux en réalité. Elle était une idée abandonnée sur le fond de mes errances. Une promesse en devenir que tout amenait à s'éteindre comme les précédentes. Une beauté de roman, irréelle, avec son visage voilé par la pluie, comme livré à tous les fantasmes. Livrée au mien, en tout cas, elle l'était. Une voiture s'arrêta à sa hauteur, d'un jaune pimpant, qui ne faisait que rehausser la grisaille maladive de ce bout de jour imprécis.
«
Aelis, rentre ! »
Le nom avait fusé, solitaire, presque écrasé et insignifiant à coté de la dureté sèche de l'ordre. Je n'avais pas de nom, mais elle, elle en avait un.
«
Aelis »
Je me souviens bien de l'effet que ça me faisait. Oui, ce A tranchant, tout de suite apaisé par ce L coulant, cette rasade d'eau fraîche au sommet d'une aride arrête d’Été. Enfin, ce S final, comme une vie enfin achevée, tranquille, calme, glissant vers son terme. J'ai longtemps chéri son nom, avant de savoir qui j'étais. Si tant est que je le sache aujourd'hui. Mais je ne l'ai pas oubliée, elle était la première que je croisais à avoir un nom. Un nom. Quatre ou cinq lettres pour se sentir exister, trois traces de noir sur la page blanche de nos existences évidées et c'est bon : «
on est quelqu'un ». J'ai beaucoup ri, quand j'ai appris que les hommes se partageaient leur prénoms. Alors vous les échangez ? Et la force de votre être se dilue doucement dans l'arrogance de tous ceux qui s'arrogeront ces trois formes sur du papier, qui vous les raviront, se les approprieront, penseront qu'elles ont été tracées pour eux… Fous. Fous. Fous, dis-je… Mais vous l'avez toujours étés. Aelis… Joli nom, peu courant. Tu étais belle, mon rêve aux cheveux bruns indistincts.
Je n'étais pas là depuis très longtemps quand j'ai croisé la fille-avec-un-prénom. Je ne saisissais pas tout ce que cela voulait dire. Mais son nom m'appartenait, le murmure des gouttes me l'avait offert, à moi, voleuse de parole, tapie au fond de moi. Le jaune de la voiture emportant cet éclat inconnu loin de moi m'obsédait. Il était trop jaune, trop incongru, trop brillant pour le monde de contrastes que j'habitais ; rien ne m'a jamais plus tourmenté que l'idée qu'une couleur si vive puisse imprégner et même transpercer la trame du monde. Tout n'a toujours été qu'ombres. Ces couleurs trop intenses étaient comme des mirages, des possibilités d'une alternative toujours reconduite, toujours source de déceptions futures et inépuisables. Je te préférais toi-qui-as-un-prénom, avec tes traits flous, les nuances marrons et miel de tes mèches, la promesse que formaient élégamment la courbe de tes hanches et le creux de tes seins… Je n'ai par contre aucun souvenir de tes yeux. Sans doute parce que ton prénom suffisait à les remplacer. Il brillait du même éclat poli et sombre.
Je me suis beaucoup moqué de cette histoire de noms. J'ai pourtant moi aussi pâli devant la logique d'affirmer son ineffable originalité par le biais de lettres mille fois partagées au cours de l'histoire. Le problème était que le tien était le seul que j'avais jamais entendu.
«
Aelis »
J'ai fait ce que n'importe quelle personne comme moi – qui hante des couloirs blancs et dénués de toute nouveauté, de toute imagination, de tout mouvement et de tout accomplissement – aurait fait. J'ai fait usage de ton nom, beauté future, déjà fleurie à mes yeux, mais aussi déjà fanée. Néanmoins, je ne pouvais te le retirer, je ne pouvais demander à la plus singulière des choses qui ait frappé le théâtre de fumée de mon existence de s'effacer devant moi. Les hommes en blouse disaient toujours : «
Vous n'êtes rien, vous mettez le début à la fin, on ne pourra rien pour vous, vous ne comprenez rien ». Ils se trompaient, je comprenais, je ne voulais simplement pas leur répondre. Ils ne m'ont donc jamais entendu dire mon nom. Ils ont passé des années à me le demander, mais, je n'avais rien à leur répondre. Je n'avais pas de nom, je suis venu dans ce monde comme on en repart : anonyme. Mais puisqu'ils me voyaient tout faire à l'envers, j'ai fait pareil avec ton nom, froide amante. J'ai mis la fin au début et le début à la fin.
«
Selia »
J'ai pris pour construire mon amer et futile reflet la seule chose qu'on m'avait jamais donnée, ce prénom fugitif que tu as laissé dans un coin d'après-midi trop gris. Et tu sais, brillante Aelis, étoile déjà morcelée, c'est drôle car ce nom c'est un peu ce que j'ai fait avec toi : «
Et elle Se Lia à elle... ». Je t'ignorerai toujours mais je te suis attachée, voilà la seule identité qu'ils m'ont laissée avoir, que ces heures creuses et fissurées m'ont accordée. Selia. Celle qui se lia. Se lia à quoi ? A rien, à une promesse de rien, à mille vies possibles déjà perdues, parce que je ne sentais pas comme vous, ne comprenais rien à rien, m'arrachait les cheveux, plongeait dans la folie, ne mangeait pas, pleurait et riait des heures durant… Je suis comme vous, je suis cette vie dont vous ne voulez pas, je suis l'amer au creux des secondes, l'éternelle détresse qui vous brûle. Je suis tous ces chemins détournés, ces travers jamais empruntées, ces coins possibles que vous avez eu peur de voir.
«
Selia »
J'ai chéri ton nom jusqu'au dernier instant, lui qui m'a donné vie, corps, âme, pensée, chair. Aujourd'hui, c'était le le deux mille quatre-cent quarante-huitième jour depuis que je me suis réveillé ici, sans nom, sans devenir, sans paroles, sans famille, sans âme. « Folle », c'est tout ce que leurs gestes ont réussi à crier à travers la brume qui enferme mon âme et la fait s'engouffrer dans des trous de ténèbres dont je ne ressors qu'à grand peine. Je ne sais même pas ce que ce mot est censé vouloir dire, je n'ai rien dans cette vie. Étais-je quelqu'un d'autre avant ces alternances de néons, de murs blancs et de délires indicibles ? Ça n'a aucune importance. Ça ne veut rien dire pour moi.
Ce son fruité et aqueux est la seule chose qui a brillé dans ma vie. Ce prénom doux que tu ne voulais pas m'offrir, je l'ai pris, et tu n'en sais rien. Je le crierai au monde comme un défi, après l'avoir fait devenir moi, je me diluerai avec lui, ultime trace d'un passage déjà archivé, rangé au cas «
Incurable » de l'hôpital. Incurable de la vie. Définitivement.
Aujourd'hui il fait gris, comme tous les jours. Mais il fait rouge aussi. Une couleur vive, irréelle, irrattrapable. J'ai ouvert mes veines. Et sur ce grand mur face à moi, je leur ai dit, en lettres vermeilles et brillantes : «
Selia ». Ils ne comprendront pas. Je leur aurai dit pourtant, ils voulaient tout me prendre, il aura fallu que je devienne quelque chose pour qu'ils finissent de me vider. Tu m'as offert de pouvoir cesser d'être en étant, fille abandonnée, mangée par une de ces couleurs trop vives qui font rêver. Rouge brûlant, je me vide. Les gouttes perlent sur le clic-clac de l'horloge. Celle qui se lia se délie maintenant, au firmament d'une vie brisée. Le gris des jours et le blanc des couloirs, une touche de jaune aveuglante, et du rouge. Je souris. Je pleure.
J'ai chéri ton nom.