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Écrits et tableaux
Sentinelle:
Ne pas tomber amoureuse ne pas tomber amoureuse ne pas...
Tout est magnifique, la jolie demoiselle, la peinture, la perruche.
Neyrin.:
Sah quel plaisir un commentaire de Sentinelle :-* Merci !! <3
Neyrin.:
Tadam. Le premier texte sorti pour le concours à Quatre Mains... Hmmm, est-ce que ça intéresse quelqu'un ?
LE JUDAS
Petit disclaimer : le texte met mal à l'aise (c'est le but). Hé oui, il traite de sujets un peu touchies.
Une trentaine de minutes auparavant — lorsque je m’étais glissée sous la couette —, le lit était terriblement froid. Il témoignait de la solitude qui m’enserrait ces derniers jours. En général, j’installais une bouillotte à ma place — celle tout à droite, juste à côté de la table de chevet et la veilleuse — et la mettais sur mon ventre pour me réchauffer moi, ainsi que le matelas. J’aimais cette chaleur extérieure qui comblait mon corps ; elle me rappelait une présence humaine à mes côtés, comme si quelqu’un me prenait dans ses bras.
J’étais en perpétuel manque de contact, même si, depuis quelques années, j’avais préféré m’isoler. J’avais coupé le cordon avec nombre de mes amis, et ce de manière naturelle. Je n’avais rien prémédité ; cela s’était fait progressivement et personne ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit. Personne n’avait cherché à me recontacter. Parfois, lorsque le manque se faisait particulièrement sentir, je sortais le soir, j’allais m’installer à une terrasse et je tissais des liens avec des jeunes femmes. Souvent, elles appréciaient l’individu singulier que j’étais, alors elles me proposaient de coucher chez elles pour une nuit. Puis, si elles désiraient approfondir la relation, elles finissaient par se heurter à un mur. Je craignais de m’engager dans une nouvelle relation — amicale ou amoureuse, peu importait —, alors, toujours naturellement, je m’éloignais et me renfermais pour qu’elles m’oublient. Ainsi, j’arrivais à retrouver ma solitude. Solitude que je redoutais, mais qui faisait partie de moi malgré tout.
Ce soir-là, j’avais été saisie d’une sorte de paresse fulgurante, ou d’une sorte de lassitude du quotidien. Par conséquent, il n’y avait aucune bouillotte sur mon ventre. J’attendais simplement de m’être habituée à la température désagréable qui stagnait sous la couette. J’attendais en observant le plafond que je ne voyais pas parce qu’il faisait noir : les volets étaient hermétiquement fermés. Dehors, le bourdonnement des quelques voitures qui s’aventuraient sur la route était audible jusque dans l’appartement. J’écoutais sans vraiment écouter. C’était un bruit de fond. Je me demandai si, à mon étage, tous les résidents dormaient, ou si j’étais la seule encore éveillée. Puis je laissai mon esprit flotter.
Comme une réponse à ma pensée, la lumière du couloir s’actionna. Elle glissait sous ma porte et se répandait sur le carrelage — la porte vitrée qui communiquait avec l’entrée me permettait de voir ce qu’il se passait par-delà ma chambre. C’était quelqu’un qui rentrait d’une longue soirée, peut-être.
Plusieurs minutes s’écoulèrent, mais la lumière demeurait. Normalement, elle s’éteignait automatiquement au bout d’un certain moment. De plus, elle était orangée — alors qu’elle était jaune, et j’en étais sûre —, et particulièrement forte par rapport à l’accoutumée. Les copropriétaires avaient décidé de faire changer les ampoules du couloir ? Ils avaient aussi décidé que la lumière ne s’éteindrait plus automatiquement ? Intriguée, je me tirai du lit pour me rendre dans l’entrée. Le cache du judas était relevé — je ne le baissais jamais —, alors je plaçai un œil sur la lentille.
(Cliquez pour afficher/cacher)Une jeune femme énorme et nue trônait au milieu du couloir, inondée par la lumière ardente qui tirait vers l’écarlate. Elle était assise sur la moquette dont les fibres renfermaient la crasse emmagasinée sur plusieurs années. Son corps était déformé par de gigantesques bourrelets, si bien que sa tête ne se distinguait que grâce aux longs cheveux fins et noirs qui tombaient sur ses joues enflées. Elle croulait sous une graisse profonde et mortelle ; elle peinait à respirer : son souffle était audible jusqu’à ma porte. Je déglutis avant de continuer à l’observer, poussée par une curiosité malsaine. Derrière ce judas, je me sentais inaccessible, invisible, voire inexistante. J’étais cachée comme une musaraigne sous son tas de feuilles mortes et de branchages. Comment avait-elle fait pour marcher jusqu’ici ? Ses jambes nécrosées et saturées de proéminences ne semblaient pas pouvoir la porter sur ne serait-ce qu’une poignée de mètres. Son dos était bardé de grosses ecchymoses, mais elles ne semblaient pas avoir été causées par des chocs. Une peur se mit à grandir en moi.
La grosse main boudinée s’empara d’un gâteau recouvert d’un glaçage blanc et parsemé de fruits confits. Elle amena la pâtisserie jusqu’à une petite bouche dépourvue de lèvres ; une moitié disparut sous des bruits de mastication. Puis les cheveux remuèrent et des orbites vides scrutèrent dans ma direction. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je reculai précipitamment et pris la fuite jusqu’à mon lit.
L’éclairage étrange s’était évanoui : un noir profond absorbait l’appartement. J’étais sous le choc. Je réfugiai ma tête sous mon oreiller, comme pour étouffer la vision morbide qui m’avait été présentée. Je n’avais encore jamais vu de personne dans un tel état. Ce n’était pas réel, c’était impossible que cela soit réel. Je fus prise de haut-le-cœur. Je m’extirpai du coussin et mon estomac se contracta. Encore et encore. C’était douloureux. Je vomis à même le sol, le front dégoulinant d’une sueur froide.
Lorsque je cessai de trembler, j’entrepris d’allumer l’ampoule de la chambre et d’aller me débarbouiller la figure dans la cuisine — pour se rendre à la salle de bains, il fallait passer par l’entrée, et j’étais terrifiée à l’idée d’y retourner. J’actionnai l’eau chaude du robinet et me rinçai le visage pour retirer la bile qui avait coulé sur mon menton. Une fois ceci fait, je décidai de me préparer un thé vert au jasmin pour essayer de me détendre. Après avoir régurgité le contenu de mon estomac, il valait mieux que j’évite de manger. Je n’osais pas — pendant que l’eau chauffait dans la bouilloire — retourner dans l’entrée pour m’assurer que tout était rentré dans l’ordre, et que cette femme presque inhumaine avait bel et bien disparu. En fait, j’essayai de me convaincre que tout cela n’était pas vrai, seulement un mauvais rêve, tandis que je faisais infuser les feuilles séchées.
Recluse dans la cuisine, je demeurai dans un silence de mort. J’étais à l’affût du moindre bruit anormal. Il n’y avait rien. Rien ne bougeait, rien n’émettait un quelconque son. À cause de la crainte qui m’enserrait, le thé n’avait pas ce goût suave habituel : il était devenu âcre. Je ne tardai pas à le finir puis à déposer la tasse au fond de l’évier. Le tintement de la cuillère contre la faïence déclencha des pleurs lointains.
Mon sang ne fit qu’un tour. Je tendis l’oreille, les jambes flageolantes, et je perçus des plaintes. Elles ne provenaient pas de la chambre ou de la salle de bains. Elles provenaient du couloir. Je ne savais quoi faire. Je m’étais réfugiée dans ma cuisine, mais si j’y restais, quelqu’un pourrait librement s’introduire chez moi et me prendre par surprise. Quelqu’un pourrait m’agresser, me violer ou me tuer.
J’inspirai. J’expirai. Ce n’était que dans cette situation qui me semblait cauchemardesque que j’appliquais les méthodes basées sur la respiration — elles étaient censées apaiser l’anxiété. Au bout de quelques minutes, je me sentis capable de sortir de la pièce. Alors je le fis. Dans la chambre, j’entendais distinctement les pleurs du corridor. Ils ressemblaient aux miens. Je poussai la porte vitrée. Mes pieds entrèrent sur le carrelage froid. Mes oreilles étaient parasitées par les gémissements extérieurs. Le judas était face à moi. Une forme humaine s’agitait dans la lentille. J’y glissai mon œil droit, la gorge sèche.
À genoux dans le couloir sombre, une autre jeune femme était apparue. Elle sanglotait. Son visage était dissimulé derrière un long rideau de cheveux raides et, même si elle bougeait la tête à chaque spasme, il ne se dévoilait jamais. « Je ne peux plus sortir… Je suis bloquée… Je ne peux plus sortir… Je ne peux plus sortir… » articulait-elle entre ses sanglots. « J’ai l’impression d’étouffer… Ça me serre… dans la poitrine… » Elle s’effondra soudainement comme une poupée désarticulée.
Puis elle se recroquevilla, prise de panique, et haleta. Sa respiration était devenue anormale comme si elle s’asphyxiait. « Pourquoi tu m’abandonnes !? » Elle s’époumonait. Sa voix était empreinte d’une tristesse indicible ainsi que d’une colère ardente. « Pourquoi tu m’as abandonnée ?! »
Et les pleurs cessèrent. Seules quelques larmes demeurèrent au milieu d’un ton affecté.
« Mon cœur va s’arrêter… »
« Je ne vais plus pouvoir te parler… »
« T’embrasser… »
« Te câliner… »
« Te caresser… »
« Je vais mourir. »
Elle s’était immobilisée. Dans sa main, elle tenait une plaquette argentée que je n’avais pas remarquée auparavant ; elle contenait des comprimés blancs rangés en lignes, mais certains manquaient. Plusieurs se trouvaient au creux de sa paume. Son regard s’orienta vers le judas. Vers moi. Sa tête s’était tournée et deux agates abyssales brillaient à travers les mèches. Je tremblai. Je sentis que mes jambes allaient me lâcher d’un instant à l’autre. Je devais reculer. Pourtant, j’étais absorbée par les billes perçantes de l’inhumaine — car j’étais désormais persuadée que ces apparitions étaient inhumaines. Comme si j’étais la spectatrice qu’elle avait tant attendue, elle ramena sa main vers sa bouche désormais grande ouverte sous ses grands cheveux. Les médicaments furent avalés dans un silence mortifère, sans qu’elle me quitte des yeux.
La lumière du couloir mourut, emportant la scène sordide avec elle. Tout replongea dans les ténèbres comme cela aurait dû être le cas depuis le début. Je m’effondrai à genoux sur le carrelage. Que devais-je faire ? Appeler les pompiers ? la police ? Ces gens étaient-ils réellement en danger ou était-ce un canular destiné à m’effrayer ? Que voulait-on de moi ? Qu’attendait-on de moi ? Je sentis que j’avais du mal à respirer : la panique me gagnait. Je posai mon front sur le sol froid comme la mort, espérant que cela m’aide à me calmer. Rien n’était réel. C’était impossible que cela soit réel. Pourquoi me ferait-on subir de telles choses ? Si tous ces évènements étaient bel et bien les fruits de mon imagination, alors je devais être en train de dormir au fond de mon lit. Sûrement m’étais-je déjà assoupie depuis longtemps, sans même attendre de m’être habituée à la température désagréable sous ma couette. Puis, intérieurement, je me répétais une formule donnée par l’une des jeunes femmes que j’avais pu rencontrer ; elle était supposée éclaircir les esprits torturés : La face marmoréenne de l’angoisse est imaginaire ; le réel est son remède. Le seul dessein de cette phrase était d’être répétée, encore et encore, jusqu’à ce que ses bienfaits se fassent ressentir sur la personne accablée.
Malgré tous les efforts fournis pour révéler les qualités de la citation, rien n’y faisait. Évidemment. Comment cela avait-il la moindre chance de fonctionner dans pareille situation ? Tremblante, je me redressai. Ma respiration s’accélérait au fil des minutes ; je n’étais pas parvenue à l’apaiser. Mon esprit était parasité par des pensées lugubres qui se bousculaient entre elles. Si je levais la tête, je pouvais voir le judas dont aucune lumière n’émanait. Si je tendais l’oreille, je pouvais entendre des rires timides derrière la porte. Je déglutis. Jamais ce cauchemar ne trouverait une fin.
Ma gorge était terriblement sèche. Je transpirai de grosses gouttes froides. Je fis mon possible pour que mon souffle effréné ne soit pas audible par les inhumaines. J’inspirai profondément. Je devais me redresser. Je devais regarder par le judas. J’étais terrorisée, mais je devais le faire. Je devais surveiller ce qu’il se passait à l’extérieur. Alors je regardai par le judas, transie d’appréhension et de peur.
Cette fois, dans un coin du couloir, une petite fille était dissimulée dans l’obscurité. Elle était souriante — voire plutôt joviale — et riait timidement. C’était un rire enfantin, somme toute assez commun, parce qu’empreint d’innocence. Elle s’accroupit pour s’amuser à même la moquette sale. À travers la lentille minuscule, je ne distinguai pas précisément ce avec quoi elle jouait, mais cela ressemblait à une mallette de docteur écarlate. Elle l’ouvrit, fouilla à l’intérieur avec une certaine concentration pour en sortir un stéthoscope en plastique bleu qu’elle sembla présenter à la lentille. Avait-elle remarqué ma présence ? Pouvait-elle me voir comme les autres ? Mais la petite inhumaine abaissa bien vite l’instrument factice. Vu qu’elle n’avait personne à ausculter, elle entreprit d’écouter son propre cœur. Je l’observai faire, muette. Elle s’appliquait particulièrement dans sa tâche.
Puis je remarquai qu’une ombre glissait dans le dos de la fillette. Je retins ma respiration. Elle souriait toujours, apparemment peu préoccupée par cette forme étrange qui se rapprochait et qu’elle semblait pouvoir sentir. Terrifiée, je me demandai si je devais hurler ou non. Une main s’extirpa de la silhouette funeste pour se diriger entre les jambes de sa victime. Le sourire qu’arborait cette dernière s’effaça progressivement, et elle me regarda. Elle savait que j’étais là. Que devais-je faire ? La sortir des griffes de son agresseur ? Mais si tout cela n’était qu’un piège ? Si tout cela n’était pas réel ? Si tout cela était surnaturel ? Je bloquai sur cette dernière supposition. La fillette pleurait, sans détacher son regard du judas. Elle me reprochait mon inertie. J’eus un mouvement de recul.
« Ça suffit ! hurlai-je, haletante. Laissez-moi tranquille ! Laissez-moi tranquille ! »
Je me précipitai jusqu’à ma chambre, en pleurs. L’odeur qui y régnait était nauséabonde : je n’avais pas nettoyé ce que j’avais vomi à même le sol tout à l’heure. Mais je m’en moquai. Ma vision devint trouble, et je fus prise de vertiges. Je me dirigeai titubante jusqu’à mon lit et me réfugiai sous la couette froide. J’avais l’impression d’être sous un épais linceul. Je devais être plongée dans une atroce hallucination, mais peut-être que ce n’était qu’un rêve morbide. Peut-être que cela se terminerait en allant me recoucher. Peut-être étais-je schizophrène, et rien ne s’arrangerait par la manière dont je m’y prenais.
Je sentis une présence rassurante à mes côtés. Quelqu’un était dans mon lit, juste à ma gauche. Une main se glissa dans la mienne — la sensation était semblable, du moins — et une chaleur humaine traversa mon corps affaibli par la peur. Je hurlai d’angoisse. Que m’arrivait-il ? Quelle heure était-il ? Cet endroit était-il réellement mon appartement ? Je serrai la main qui n’était qu’une main, rien d’autre que la sensation d’une main. De nouveau, j’étais prise de haut-le-cœur. Je me tordis de douleur et vomis par-dessus le matelas. Encore une fois. Mais il n’y avait plus rien. Seulement de la bile jaunâtre et fétide.
Je devais me recoucher. Je devais me rendormir, ou j’allais passer la nuit à cauchemarder. Pourtant, je n’arrivai pas à détourner les yeux de la porte d’entrée. Comme je n’avais toujours pas fermé le cache, je pouvais voir qu’une lumière s’était de nouveau actionnée dans le couloir. Je devais agir.
« Laissez-moi tranquille ! m’écriai-je à pleins poumons. Qu’est-ce que vous voulez de moi ?! Que je vous aide ?! Mais je ne peux aider personne ! Vous n’avez rien à foutre dans ce couloir ! »
Cette fois, je refusai de me terrer dans mon appartement. Si je voulais que cette comédie cesse, il fallait que je prenne les devants et que je fasse comprendre que les choses avaient suffisamment duré. Je me rendis dans la cuisine pour prendre un grand couteau et, à pas feutrés, je me dirigeai jusqu’à l’entrée. Je ne devais pas regarder à travers la lentille, ou une inhumaine remarquerait aussitôt que j’étais derrière la porte. Si rien n’était réel, alors je pouvais utiliser cette arme sans crainte de conséquences. Je pouvais me défendre comme bon me semblait.
Ce n’était ni un souffle, ni des pleurs, ni des rires qui étaient audibles. C’étaient des grattements. J’inspirai silencieusement pour rassembler mon courage. Il fallait que je le fasse. La peur s’était bien trop propagée dans mon esprit pour que je la laisse encore gagner du terrain à cause d’une autre apparition. La face marmoréenne de l’angoisse est imaginaire ; le réel est son remède. Je saisis la poignée. La face marmoréenne de l’angoisse est imaginaire ; le réel est son remède. Je préparai mon couteau face à l’imposteur. La face marmoréenne de l’angoisse est imaginaire ; le réel est son remède. Je demeurai statique durant quelques secondes. Il y eut d’autres grattements. Puis un poing frappa violemment à la porte. Sans crier gare, je l’ouvris et brandis mon arme. J’ignorai si cela allait suffire à rétablir la sérénité dans ce couloir, et plus particulièrement près de mon judas, mais il était trop tard pour y penser. Je ne voyais que la poitrine de l’inhumaine qui me faisait face. Elle était plate. J’avais plus de chance d’atteindre le cœur. Alors, envahie de peur, de colère et de fatigue, je poignardai avec rage l’organe fragile.
Une giclée écarlate m’éclaboussa le visage. L’imposteur gisait au sol. Je lâchai mon couteau. Je vacillai tantôt à droite, tantôt à gauche. Si je n’allais pas me recoucher, j’allais m’évanouir à même le sol.
J’attendis d’avoir retrouvé un semblant de conscience pour retourner me cloîtrer entre mes quatre murs. Puis j’allais me faire un thé vert au jasmin. Et lorsque je l’eus fini, je me recouchai. Je sentis cette main chaude qui s’enlaçait la mienne. Je me rendormis, nullement perturbée par les cris humains qui résonnaient à l’étage.
Neyrin.:
Petit poème écrit à l'arrache en trente minutes pour évacuer l'angoisse liée à l'anniversaire qui approche (toujours dur dur de vivre les années qui passent).
Hier, j'ai retrouvé un petit martinet inerte sur mon balcon. Il était mort. Je ne sais pas ce qu'il lui est arrivé... Peut-être qu'il s'est cogné contre un mur ? En tout cas, il était magnifique. Je n'en avais jamais vu d'aussi près, sûrement parce que ces oiseaux ne se posent jamais (ils peuvent voler pendant dix mois sans interruption !!).
MARTINET NOIR
Étendu sur l’herbe factice, ventre à plat,
Je te vois
Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
Tu es inerte, tu ne bouges plus
Les ailes repliées, la queue ciselée
Petit bec noir et yeux renfoncés
Comment es-tu arrivé ici ?
Qu’est-ce qui t’a ôté la vie ?
Un accident, certainement
Je ne t’ai pas entendu te heurter,
Te blesser, et trépasser
Je me sens coupable,
Dissipée et incapable
Subtilisation de ton âme
Par le destin infâme
Pourquoi ne s’est-elle pas échangée ?
Avec la mienne, lasse et fatiguée
Toi, pauvre martinet
Tu possédais la liberté
L’innocence
Et l’inconscience
Ce que j’aurais pu te restituer
En échange d’une spiritualité
L’esprit loin de la fin
Contrairement au mien
Penchée sur la rambarde
Prête à laisser
Ce qu’à toi, on t’a retiré
Suis-je seulement légitime
dans mes convictions intimes ?
La douceur de ton plumage
Sous mes caresses sages
Je vais t’offrir dès à présent
Une chose qui, pour toi,
n’a nulle autre semblant
Une fleur d’orchidée
Simplement pour t’honorer
Toi, qui a perdu la vie
À ma place, sans l’avoir choisi
Je les vois, les tiens
Tournoyant dans le ciel
Sans craindre les lendemains
Te cherchent-ils désespérément
Comme une mère cherche son enfant ?
Petit oiseau sauvage,
Je me souviendrai
Lorsque je regarderai
Tes compagnons proches des nuages
Le destin qui t’a sacrifié
Pour me sauver de l’imminence
D’un trépas
préparé sans clairvoyance
Neyrin.:
Tadam. Le deuxième texte pour le concours à Quatre Mains ! Ce deuxième texte correspond à la deuxième manche, et nous devions intégrer un troisième personnage inédit dans le texte de notre binôme. Nous devions réécrire l'histoire avec le point de vue de ce personnage fraîchement créé. J'ai trouvé le thème plaisant, et je me suis bien amusée avec le texte de Doutchboune (ma binôme), Le temps des murmures. Je vous invite à aller le lire !
Idem, allez lire Émanation, le texte de Doutch basé sur le mien de la première manche, Le judas. C'est de la balle ce qu'elle a écrit.
LES MURMURES DU PRINTEMPS
Les murmures du Printemps sur Google Docs. C'est plus agréable à lire comme ça, je pense.
P. Avant que l’Hiver ne parvienne à trouver le repos, nous nous croisions dans une danse où se mêlaient le vent rude et la brise tiède. Nous nous balancions, nous nous entrelacions afin de trouver un commun accord, afin qu’il accepte de me céder sa place dans le calendrier des saisons. Les êtres humains avaient, certes, une date bien définie pour m’accueillir — le 20 mars —, mais la transition n’était pas aussi nette que présentée. Je devais me lier avec l’Hiver, supporter son corps froid contre le mien avant que je puisse déployer mon essence dans la nature. Alors, chaque année, doucement, je l’accompagnais dans son antre rudimentaire pour le couvrir de son drap blanc lorsque notre ballet prenait fin. C’était seulement à ce moment-ci que je pouvais baller de tout mon soûl, seul, autour des arbres qui bourgeonnaient, des fleurs qui n’osaient se dévoiler, des feuilles qui peinaient à verdir et des animaux qui hésitaient à nourrir leur fourrure des agréables rayons du soleil. Je soufflais dans les branches pour réveiller la brise revigorante qui faisait remuer les battants des fenêtres et soulevait les cheveux longs. C’était la saison du renouveau, et je l’incarnais.
Tandis que je m’adonnais avec plaisir à ma tâche, je remarquai que, dans un parc proche d’une université, isolé dans une petite ville, un jeune homme se délectait de mon œuvre. Je l’observai avec attention : il contemplait les fleurs roses et blanches des magnolias et des orangers, toutes fraîchement écloses. Je remuai les parures des rameaux de mon souffle ; il caressa les joues de l’humain d’une tendresse à laquelle je ne m’attendais pas. Pourquoi avais-je été d’une telle douceur ? Je me dis que cela était peut-être un signe, un signe envoyé par la Nature elle-même. Sûrement me disait-elle : « Ne cherche plus. » Pourtant, à chaque période de mon entrée en ce monde, je devais chercher inlassablement. Encore et encore jusqu’à trouver la perle, celle qui accepterait de se confondre avec ma grâce pour l’éternité.
Plongé dans ma réflexion, je ne m’étais pas aperçu qu’il s’enivrait de la fraîcheur du temps. J’étais troublé de voir un tel individu, tant touché par mon travail et surtout, tant touché par mes premières esquisses. Lentement, il se dirigeait vers la sortie du jardin, poussé par mes soupirs qui s’engouffraient dans son dos. J’eus peur qu’il ne revienne pas ; j’avais le pouvoir de faire renaître la flore, mais pas de pister chaque être vivant qui s’entichait de mon labeur. Alors, comme je le faisais pour enjôler les bêtes qui n’osaient pas sortir de leur terrier, je chantai. Les oreilles humaines ne devaient percevoir que de faibles murmures, des murmures qui paraissaient lointains ; les animaux, eux, entendaient distinctement mes paroles : ils étaient davantage liés à la Nature que les hommes ne l’étaient. J’espérai que ma comptine le pousse à revenir me voir. Lorsqu’il fut sorti, je le suivis sur la moitié de son trajet. Puis je finis par me lasser, car les rues goudronnées ne m’intéressaient pas, quand bien même quelques pissenlits avaient réussi à pousser dans les fissures des trottoirs. Il disparut derrière un bâtiment en pierre. Cependant, je ne devais pas trop m’attarder au même endroit ; j’allais retarder ma venue sur d’autres territoires et empêcher l’uniformisation de la saison.
*** (Cliquez pour afficher/cacher)P. J’avais parcouru l’Espagne. J’avais déployé les fleurs des quatorze mille orangers de Séville et adouci les températures par ma fiévreuse brise qui balayait les caprices hivernaux. À Madrid et alentour, j’avais pansé les arbres rudoyés par la neige et offert des bourgeons gonflés d’espoir, si bien que les abeilles et autres insectes attirés par les parfums s’étaient laissé guider par les effluves. Mon travail avait réjoui bien des espèces en ces lieux, et je me sentais transporté par l’ivresse. Je dansais autour des grands arbres fruitiers et mes mouvements me rappelaient les ballerines qui performaient tout en légèreté avec un immense tissu. Puis je me mis à souffler sur la flore chargée de pollen et d’arômes séduisants afin de les entraîner dans les vents. C’est alors que je sentis à nouveau la présence de l’humain là où je l’avais découvert. J’ignorais comment je pouvais la percevoir alors que je n’étais pas concentré sur ce dernier, mais je supposais que la Nature m’intimait que je devais saisir chaque occasion d’entrer en contact.
Élégamment, comme sur la pointe des pieds, je me glissai d’un territoire à l’autre, puis dans l’enceinte de ce petit parc garni d’une si belle végétation. La journée commençait à peine pour les êtres diurnes : le bleu du ciel se confondait avec un orange et un rose crépusculaires. Au loin, des nuages menaçaient de voiler le firmament avant même que le soleil n’ait pu exhiber ses rayons. J’aurais aimé les chasser, mais je n’étais pas responsable du temps.
Le jeune homme marchait sur le même chemin poussiéreux, mais je le sentais quelque peu exténué. Je lui murmurai donc une chanson qu’il apprécierait certainement, et je le vis fermer les yeux. Ses cheveux courts frémissaient sous la brise fraîche, et ses oreilles avaient rougi. Je fus étonné de voir pareil phénomène sur un humain, alors je poursuivis ma prestation. Acceptera-t-il une rencontre ? Il devait être comme les autres : effrayé par le moindre évènement qui paraissait surnaturel. Mais la Nature me sommait de continuer, alors je levai les bras comme un chef d’orchestre pour guider le vent. Il s’engouffra dans les branches des magnolias et des pétales se détachèrent, tournoyèrent et devinrent semblables à une neige fine de début d’Hiver. « Hiver ! Est-ce toi qui me colles à la peau ? » m’exclamai-je sur le ton de la moquerie. « Nullement… Nullement… » répondit-il en bâillant. Somnolent comme il était, il n’allait pas tarder à s’endormir jusqu’à sa prochaine intervention. Je n’insistai pas.
Je reportai de nouveau mon attention sur cet être émerveillé par mon travail, puis sur les pétales qui virevoltaient. Il était capable de les percevoir, contrairement à moi qui étais invisible à ses yeux. Je me disais alors que ces choses, si fragiles et éphémères étaient-elles, pouvaient devenir d’importantes messagères. Une idée venait de germer dans mon esprit. Je devais réunir dans celles-ci tous les éléments qui pourraient convaincre ce jeune homme de ne faire qu’un avec ma grâce, de me perpétuer au fil des siècles. Dans chaque petite partie des fleurs, je plaçai un souvenir de ce parc. J’avais traversé bien des époques, et si l’humain aimait tant cet endroit, alors il aimerait toutes ces images envoyées. Les pétales ne tardèrent pas à se transformer en des centaines de petites lumières, similaires à des éclats de miroir réfléchissant la lumière. Peut-être serait-il tenté de les attraper, et je l’espérai.
Pourtant convaincu que cela l’attirerait, je remarquai qu’il s’en allait à bon pas vers l’université. Frustré, je balayai tout ce que j’avais créé. Où allait-il ainsi ? Il avait plus intéressant à faire que d’admirer mon œuvre ? Il n’y avait rien de plus désolant que la vie humaine ! Au fur et à mesure qu’il s’éloignait, la Nature me rappelait sans cesse que je risquais de le perdre, lui, la perle, et cela m’irritait. « Allons bon, tais-toi ! Ne vois-tu pas que j’essaye de trouver une solution ? hurlai-je pour la faire taire. Je ne suis pas demeuré, ou du moins pas encore. » Elle s’était tue. Cela était inutile de me houspiller de la sorte, parce que j’étais certain que l’humain allait revenir. Ce court spectacle ne l’avait pas laissé insensible.
J’étais bien trop tourmenté pour faire bourgeonner les arbres et fleurir les prairies de l’autre côté de la Méditerranée. J’étais resté sur le territoire, aux alentours du parc, et j’inspectai chaque carré d’herbe pour m’assurer que toutes les pousses étaient sorties de terre, et que les fleurs s’ouvraient. Entre-temps, le ciel s’était couvert d’un épais voile gris ; je voulus sermonner l’Éther de me faire pareil affront, mais je me ravisai. Je ne pensais pas que le temps affecterait la venue du jeune homme, d’autant plus qu’il semblait emprunter ce chemin pour retourner dans sa demeure.
Certain qu’il allait arriver d’un moment à l’autre, je remplis les pétales un à un de souvenirs et, comme en réponse à ma conviction, il apparut. Il venait de franchir le portail. Je fis soudainement lever le vent — plus frais qu’à l’accoutumée — pour offrir la même scène qu’il y a quelques heures. De nouveau, les fleurs se disloquèrent pour former cette neige printanière. Il s’était immobilisé, absorbé par ce que je venais de concevoir. Il s’approcha à petits pas, et sembla chercher ce que mes créations reflétaient. Puis, le jeune homme enfouit précipitamment sa main dans la poche de sa veste et fouilla à l’intérieur avec frénésie. Il en extirpa un téléphone portable avec lequel il composa un numéro, les doigts tremblant d’excitation ; un grand sourire béat ornait son visage. Que faisait-il ? Il devait regarder dans les pétales : j’avais tant à lui montrer.
« Margot ! Tu es là, super, dit-il dans le vide. Il faut que tu viennes tout de suite ! C’est incroyable ! (Il marqua une pause.) Viens vite ! Je ne sais pas combien de temps ça peut encore durer. C’est tellement extraordinaire, si tu savais ! Il faut absolument que tu voies ça.
» Au parc, tu sais ! Le truc dont je t’avais parlé à la réunion. Allez, viens vite. Il ne faut pas rater ça. »
Et il rangea son téléphone. Je ne voulais pas qu’il enjoigne quelqu’un d’autre à venir dans cet endroit. Il s’agissait d’une rencontre entre nous, et seulement entre nous. L’humain revint à sa contemplation ; les éclats s’agitaient autour de lui, ne réclamant qu’à être saisis et découverts. Il leva légèrement les bras, les paumes vers le ciel, et son sourire s’agrandit davantage. Probablement devait-il apercevoir subrepticement les images qui lui étaient destinées. « Si tu te joins à moi, tu pourras voir le monde, les endroits que tu aimes comme j’ai pu les voir depuis la naissance de l’Homme », dis-je. Il ne comprenait pas ce que je lui murmurais, mais s’il se concentrait suffisamment, il le pourrait.
Alors que je le sentais se rapprocher de ma grâce, une autre personne apparut. C’était une jeune femme à la tête ronde et aux taches de rousseur. Elle se plaça à côté de lui avec un regard interrogatif. Je me sentis offensé et humilié qu’elle vienne ainsi marcher sur mes plates-bandes, et surtout qu’elle dénigre ainsi mon œuvre en considérant son semblable comme un idiot.
« Ah, Margot. Tu as fait vite ! Parfait.
— Joël, tout va comme tu veux ? On avait rendez-vous ce matin. C’est pas dans tes habitudes d’être en retard, et encore moins de poser des lapins.
— Mais tout va bien ! Simplement… Tu ne trouves pas ça magnifique ? fascinant ? intrigant ? »
Les deux humains se regardèrent. J’étais dans une telle colère de la voir en ce lieu que je décidai de la chasser ; jamais elle ne verrait ce que je promettais à celui que j’avais choisi. Je fis monter le vent avec rage. Il affola la chevelure de l’intruse et, dans les rafales, je glissai un chant discordant qui la pousserait certainement à déguerpir.
« Eh bien… La brise fait voleter quelques pétales de fleurs, oui, mais je ne vois rien de bien exceptionnel.
— Comment peux-tu ne pas les voir ? »
Sur ces mots, le jeune homme se mit à sauter gaiement en faisant de grands gestes avec ses bras. Puis il se mit à jubiler, le poing fermé : il avait attrapé l’un des pétales scintillants. « J’en ai eu un ! » s’exclama-t-il. Je scrutai la scène avec fébrilité. Ses doigts se déployèrent pour révéler l’un de mes nombreux souvenirs ; un petit bijou au creux de la paume de la main d’un être mortel. De nouveau, un sourire béat décora son visage tristement humain tandis qu’il collait le bout de son nez à ma création. À l’intérieur, il voyait l’allée de ce même parc où il se tenait, bordée d’arbres feuillus, et un immense soleil éclatant dominait le ciel de ce début d’été. Les bancs qui trônaient sur les bords du chemin étaient faits d’un fer forgé élégamment décoré, et les promeneurs arboraient des tenues anachroniques. Les femmes portaient des robes longues, étaient tirées à quatre épingles et un couvre-chef habillait leur coiffure soignée ; les hommes, quant à eux, agissaient nonchalamment dans un costume sur mesure avec un fedora sur la tête.
La dénommée Margot, qui s’était penchée pour voir ce que mon choisi voyait, eut un mouvement de recul : elle était loin d’observer la même chose que lui. J’avais fait en sorte qu’elle ne voie rien d’autre que le chaos et la désolation, comme j’avais pu les voir depuis que j’étais arrivé sur Terre. Ses jambes s’étaient mises à flageoler, sa respiration s’était accélérée et ma mélodie dissonante achevait la construction progressive de la peur dans son esprit. Son visage était devenu d’une surprenante pâleur. Je ris, remerciant l’Éther d’avoir participé à cette situation cauchemardesque par les nuages menaçants qui planaient au-dessus des petits crânes des hommes.
Alors que je m’attendais à ce qu’elle prenne la fuite, terrorisée, l’humaine saisit l’avant-bras droit de mon élu, puis le gauche. Et comme le faisaient les enfants quand ils voulaient décrocher les fruits des arbres, elle se mit à le secouer. Encore et encore. Elle n’obtint aucune réaction de sa part. « Évidemment ! me disais-je. Il n’est pas fou. Il voit seulement la plus belle des promesses ! » Mes notes aux allures de malédiction commençaient à s’infiltrer dans les tympans de la jeune femme. Elle plaqua ses mains sur ses oreilles dans un geste désespéré. Ce n’était pas de cette manière qu’elle s’isolerait de mon affreux chant ; elle finit par le comprendre et quitta le parc d’un pas pressé sans même adresser un mot à son compère.
Je jubilai tout en regardant le jeune homme qui s’extasiait. J’incrustai pléthore de souvenirs dans ces pétales délicats ; plus il les contemplait, plus je sentais que je pouvais l’atteindre. Il n’était pas encore en mesure de comprendre ce que je lui disais, mais s’il continuait à absorber son esprit dans mes œuvres fragiles, alors il serait en mesure de n’écouter que ma voix. Il serait purgé de la futilité de l’existence humaine et rejoindrait ma grâce pour l’éternité.
Absorbé par mon choisi, j’en oubliais tous les impératifs qui m’incombaient en ce début de saison. Cependant, ce n’était pas la première fois que le printemps se faisait désirer ailleurs et qu’il tardait à se manifester dans d’autres régions. La Nature me sermonnait. Je l’entendais mais je la repoussais, lui disant que j’avais bien plus important dans l’immédiat que de m’occuper des fleurs dans la rase campagne italienne. N’était-ce pas elle qui avait insisté pour ne pas laisser fuir cette perle ? Je ne faisais qu’appliquer ses conseils.
Jusqu’au coucher du soleil, l’humain s’était émerveillé de ma neige printanière avant que plusieurs de ses semblables, affublés d’un épais costume noir, ne le fassent sortir du parc et ferment les grilles. Il était resté penaud, les mains fermement agrippées aux barreaux, à regarder les magnolias. « Allons, allons, inutile d’arborer pareille mine. Bientôt, nous serons ensemble », dis-je. Mais il ne percevait pas la douceur florale de ma voix.
Les poches remplies de mes pétales, il finit par partir. Je le suivis jusqu’à l’endroit où il nichait, un modeste appartement comme j’avais pu en croiser lorsque je faisais fleurir les jardinières sur les balcons. Une fois arrivé, il prit juste le temps d’ôter ses chaussures et de fermer la porte d’entrée avant de se jeter sur la chaise de son bureau. Il alluma une lumière jaune, puis étala toutes ses trouvailles sous l’ampoule qui chauffait. Plus aucun souvenir ne s’y reflétait, et je sentais une immense tristesse le saisir à la gorge. Il demeura immobile à fixer les restes de fleurs, espérant sûrement que de nouvelles images se manifestent, mais mes capacités n’étaient pas infinies. J’avais épuisé tous mes souvenirs pour combler ses désirs. « Que dirais-tu de me rejoindre, moi ? Je suis à l’origine de tout ce que tu as pu voir. » Comme il avait relevé la tête, je supposais qu’il percevait mes murmures. De quelle manière ? Je l’ignorais. « Je te sais émerveillé par tout ce que je t’ai révélé. Tout cela, tu pourras t’en délecter jusqu’à la fin si tu te joins à ma grâce. » Il m’entendait. Il se mit à balbutier des paroles incompréhensibles, partagé entre deux sentiments contraires. J’aurais tant aimé m’ouvrir pour le recueillir, comme ici, sur cette Terre, lorsqu’un parent ouvrait les bras pour étreindre son enfant. J’aurais tant aimé l’appréhender sur-le-champ, mais il me fallait encore attendre quelques heures.
« Qu’as-tu compris en observant tous mes souvenirs fascinants ? Que la vie humaine n’a que peu de valeur ? Vos moments de bonheur sont toujours éphémères. Vous travaillez, vous vous épuisez à la tâche pour ne rien gagner. Aucune gratitude, aucune reconnaissance. Vous mourrez dans l’anonymat et si peu de vos semblables vous regrettent.
» Moi, je suis regretté de tous lorsque je m’éloigne. Aussi bien des hommes que des animaux. Qui donc voudrait que les beaux jours meurent ? Que les fleurs se fanent et que le froid s’installe ? Si toi, simple être soumis à la mortalité, tu me rejoignais, tu découvrirais une éternité dans l’extase. Je te ferais voir tant de merveilles, car chaque saison est différente. Je ne vois pas les siècles s’écouler. Je ne suis pas soumis à l’angoisse du temps, à l’angoisse de l’aiguille d’une horloge comme vous l’êtes vous. »
Le jeune homme demeura silencieux, les yeux écarquillés. Il ne me cherchait pas du regard ; il savait que j’étais invisible. Je le trouvais d’une grande intelligence.
« Te confondre avec ma grâce est un véritable privilège. Peu d’êtres vivants entendent mes murmures et reçoivent mes propositions… Le Printemps te propose de vivre dans ce que vous appelez l’ataraxie. Il ne te manque que quelques pas pour l’atteindre.
— Comment l’atteindre… ?
— Il faut que demain, dès l’aube, tu t’immerges dans le lac de cet endroit que tu chéris tant. Tu dois te laisser couler, doucement, la bouche ouverte. N’aie crainte : je serai là pour te cueillir. Tu sentiras ma douce chaleur contre ta peau glacée, et tu oublieras. Tu oublieras tout jusqu’à ton prénom.
» Lorsque ton corps me percevra, tu seras apaisé. Tes yeux se fermeront et je t’embrasserai. Je t’embrasserai comme aucune amante n’a pu t’offrir de baisers. À cet instant, nous serons réunis dans ma grâce, et tu verras, je te l’assure, toutes les merveilles du Monde. »
Voilà ! Le prochain post sera un tableau. J'ai hâte. :-*
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