C'est malheureusement bien plus compliqué que ça, et c'est un débat que je considère assez houleux. (D'ailleurs, marrant que tu postes ça pile le jour du
Black Out de quelques réseaux sociaux.)
Dans les faits, dire à quelqu'un « tu ne peux pas utiliser [tel mot] parce que tu es de [telle ethnie/pays/sexe/sexualité/genre/j'en passe] », oui, c'est discriminatoire. Mais j'estime qu'il faudrait tracer la limite entre un mot simple, et un mot désignant très spécifiquement un groupe de gens et étant employé à son origine pour les insulter.
Le mot "nigger" est vraiment chargé d'un passé terrible aux États-Unis, et de par son simple usage, il a fait souffrir beaucoup de noirs sur des générations entières tant il s'est imposé comme insulte. Je tiens à rappeler qu'il dérive du terme "negro", qui lui n'avait rien d'insultant (mais qui n'est plus d'usage car toujours assimilé au temps de l'esclavage ; "black (person)" ou "afro-american" étant donc favorisés). Il porte donc un stigmate très lourd, celui du racisme. Ce qui est très différent d'un simple mot comme « connard ». Pendant longtemps, il n'était exclusivement utilisé que par des blancs dans le but de dégrader les noirs. La comparaison ne fonctionne donc pas trop.
Une meilleure comparaison serait le vocabulaire insultant envers les sexualités non-hétéro et genres non-cis, qui a été réapproprié par la communauté LGBT pour en faire de vrais termes ou simplement comme accolades. Par exemple, un hétéro qui dit à un homosexuel que c'est « un gros pédé » (même en tant que blague, j'entends), ça fait un peu grincer des dents. Tandis que si c'est d'un homosexuel à un autre, ça passera déjà moins mal (même si on voit pas trop des homos s'accoler comme ça, contrairement au terme "nigger").
Le fait d'utiliser un mot « pour déconner », c'est très facile à faire lorsqu'on n'est pas considéré par le stigmate qu'il porte. Facile de dire « roh mais je déconnais » après avoir blessé quelqu'un. Encore plus facile à dire quand c'est quelque chose qui ne peut absolument pas nous insulter lorsque c'est employé contre nous.
Le prétexte de vouloir « tourner un stéréotype en bourrique pour s'en affranchir », ça fait joli sur le papier, mais concrètement, ça ne fait que perpétuer le stéréotype en question. Si tu peux faire la distinction entre stéréotype tourné en bourrique et stéréotype insultant, grand bien t'en fasse, mais tu ne peux pas assumer que ça sera le cas de tout le monde. Et justement, il y a énormément de gens qui se confortent dans l'usage de stéréotypes insultants. Faire une blague sur le fait que les arabes sont tous des voleurs peut faire rire pour deux raisons : soit parce qu'on a plus que conscience que ce n'est pas le cas et qu'on rigole du fait que ce soit tourné au ridicule ; ou bien parce qu'en tant que blanc, c'est plus facile de rire des autres, puisque ce n'est pas nous qui nous faisons rabâcher ce stéréotype à longueur de journée. C'est pour ça que j'estime qu'il faut faire extrêmement attention lorsqu'on s'amuse avec de l'humour raciste, parce que parfois on ne se rend même pas compte qu'on appartient à la deuxième catégorie. Et qu'on ne vienne pas me sortir l'excuse : « mais moi j'en aurais rien à foutre qu'on fasse des blagues sur mon ethnie/sexe/etc ! »... parce que je l'entends souvent venir de gens qui n'appartient pas à des ethnies/sexe/etc qui ont été victimes de discrimination institutionnalisée et de racisme généralisé. Facile de dire à une femme « laul ta t régl » quand on n'a jamais connu ça et que le sexisme a toujours favorisé les hommes au cours de l'histoire. De même, facile de dire à un noir qu'il n'aura jamais de boulot quand on ne peut pas connaître la discrimination qu'il a subi de la part de blancs tout au long de sa vie.
Et l'utilisation du mot "nigger" par un blanc n'est insultante que parce qu'elle est inévitablement influencée par tous ces facteurs.
D'ailleurs, pour ma part, j'ai tendance à trouver ça très déplacé quand je vois quelqu'un faire une blague à caractère discriminatoire visant un sexe/genre/etc qui ne le concerne pas. À l'inverse, je trouve ça carrément amusant quand c'est quelqu'un venant de la minorité en question. De base, je trouve que c'est un humour à user avec parcimonie, sans quoi il se révèle juste être lourd comme une montagne et juste stop pls.
Le dernier argument que je vois aussi venir, c'est : « ok, des blancs ont insulté et porté préjudice à des noirs par le passé, il y en avait peut-être même parmi mes ancêtres - mais pourquoi est-ce que ça serait à moi, une génération bien postérieure, d'en payer le prix ? »
Ce à quoi j'ai envie de répondre que non, effectivement, il ne devrait pas y avoir à porter ce poids. Il suffit juste de le comprendre, parce que le temps d'ajustement pour obtenir une société dénuée de racisme et sexisme sera sans doute encore long, et qu'entretemps, il est indéniable que certaines ethnies, sexes, genres, etc. sont « avantagés » car ayant moins souffert de discrimination dans l'histoire et plus représentés dans la culture populaire.
Et mieux encore : Pourquoi est-ce qu'un blanc
voudrait utiliser le mot "nigger" ? Dans quel contexte ? Pour accoler un pote noir spécifiquement ? Pourquoi pas plutôt l'accoler de la même façon qu'un pote blanc ?
Mais au bout du compte, on ne peut pas s'amuser à constamment accommoder son vocabulaire en fonction de son interlocuteur... Qui plus est, on ne peut jamais prédire à l'avance quand on va offenser quelqu'un ou pas (et parfois, même un silence peut offenser). Donc le plus simple reste encore de faire ce qu'on fait et de s'excuser si jamais il y a offense ou malentendu. Mais j'estime que ça reste quand même bon de porter une réflexion sur l'usage de certains mots lourds de sens, comme c'est le cas de "nigger".
Une question plus intéressante à mon sens est : comment définir la « discrimination envers les blancs » ? Parce qu'il est évident qu'il arrive parfois à des blancs de se faire attaquer sur leur simple couleur de peau ou origine (j'ai déjà entendu des gens se faire traiter de « sale blanc » ou « sale français » alors qu'ils n'avaient pas attaqué l'autre sur sa couleur de peau)... Mais il est aussi évident que ce n'est qu'une cause directe d'un racisme étouffant venant des blancs envers les noirs s'étalant sur des siècles. Question difficile.
Toujours est-il que le plus simple reste de
toujours se détacher de ces choses en ne considérant jamais la couleur de peau, le sexe, le genre, la religion, l'origine, etc. de quelqu'un lorsqu'on s'adresse à lui (ou alors ne le faire que de façon respectueuse). J'ai l'impression de dire une banalité, mais j'ai aussi l'impression que personne n'applique ça en réalité. Ce qui est vraiment navrant, voire carrément déprimant.