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Bibliothèque simiesque
Izzy Nodova:
Comme promis voici une révision orthographique du premier texte :
(Cliquez pour afficher/cacher)能
【no — faculté】
Acte Premier
顰
【shikami — visage tordu】
Le soir allait bientôt recouvrir de ses sombres ailes un village de province sur lequel une pluie légère s'était abattue. Elle avait commencé aux aurores pour ne plus s'arrêter. Toutefois, c'était avantageux pour l'agriculture, alors personne ne s'en plaignait. Les rues étaient restées vides, dépourvues des quelques chiens et chats errants qui s'y promenaient parfois. Pas même un oiseau n'avait ouvert son bec aujourd'hui. Le ciel s'était grisé au lever du jour et sa teinte n'avait pas changé depuis. Lorsqu'un passant ou un travailleur avait eu besoin de traverser la modeste cité, il l'avait fait en hâte, un parapluie de paille de riz grand ouvert au-dessus de sa tête, les mains crispées si fortement autour de celui-ci que l'on aurait dit qu'il protégeait non seulement de la pluie, mais aussi des malheurs.
Les visiteurs étaient bien rares, mais lorsqu'il y en avait, leur chemin était toujours le même — ils traversaient trois ruelles en zigzag, s'arrêtant parfois pour demander à un passant où était situé le ryokan1 de la cité, puis reprenaient leur route. Mais l'étrangère d'aujourd'hui n'avait eu personne pour l'aider à trouver son chemin, aussi le fit-elle seule. Avare de ses mots, elle ne comptait de toute façon pas sur l'aide d'un inconnu pour atteindre un lieu dans lequel elle allait se retrouver tôt ou tard. C'était tardivement qu'elle avait rejoint la porte de l'auberge et plié son modeste parapluie pour y pénétrer. À peine posa-t-elle le pied dans l'entrée qu'elle eut le réflexe respectueux de se déchausser. Elle s'avança au comptoir désert et attendit patiemment que l'okamisan vienne s'occuper d'elle.
Son attente fut interrompue dès que ses yeux croisèrent une femme d'âge moyen qui s'avança vers l'entrée, un grand sourire accroché à ses lèvres gercées. D'elle émanait [et non pas "s'émanait"] un aspect rond. Qu'il s'agisse de ses joues opulentes, de sa généreuse poitrine, de son ventre épais serré dans son yukata2 ou de ses mains potelées, elle était singulièrement ronde.
« J'allais vous dire que vous arrivez bien tard dans l'après-midi, mais comment faire une remarque à une femme si bien habillée ! s'exclama-t-elle en riant d'une voix forte et claire. Il nous reste encore quelques chambres, c'est avec plaisir que je vous y mènerai. Quel est votre nom ? »
Elle la fixa pendant une ou deux secondes.
« Mugon3. »
Une voix aussi limpide que de l'eau avait répondu. Elle coula si calmement entre les deux personnages que l'on aurait cru qu'elle venait d'ailleurs.
L'étrangère la dévisagea encore sans laisser transparaître la moindre émotion. Son visage était absolument vide d'expression. Elle n'avait eu aucune réaction suite aux compliments venus la charmer, comme s'il s'agissait d'une vieille habitude. La jeune femme arborait de grands yeux longs aux iris clairs comme du verre, un nez fin et pourvu d'une longueur parfaitement agencée au reste de son visage, et de jolies lèvres qui s'alliaient avec harmonie au reste. Son teint était fardé de blanc, sur lequel venaient se poser des lignes de maquillage rouge afin de souligner [simple inattention] la ligne de son nez, sa lèvre supérieure, le haut de ses pommettes, ses paupières inférieures et ses sourcils. Ses vêtements étaient lourds et elle portait une caisse en bois sur son dos. C'était là l'accoutrement typique d'un apothicaire du pays, et pourtant, sur cette femme, il ne faisait qu'ajouter un coup de pinceau en plus à ["de plus à" serait mieux que "en plus de", mais "en plus à" est ambigu/maladroit à mon avis] la beauté naturelle de ses traits.
À peine eut-elle prononcé son nom que l'okamisan s'était mise à l'inscrire sur sa liste. Elle n'avait donc pas senti le regard insistant qui la scrutait avec attention depuis l'autre côté du comptoir. Mugon profita du silence pour reprendre la parole, de son ton toujours aussi posé :
« Avant que vous ne me comptiez parmi vos hôtes, il est important que je vous dise que je suis, malheureusement, dans l'incapacité de vous payer. Je ne vous demanderai que peu de nourriture, ne serait-ce que la moitié de chaque repas. En échange, j'accepte de m'occuper de n'importe quel malade en cette cité. Si qui que ce soit devait souffrir d'un mal, je ferai de mon mieux pour l'aider. Je ne souhaite qu'un peu de votre hospitalité en retour. »
Elle allait ajouter à cela qu'elle était prête à partir si cet accueil lui était refusé, mais l'aubergiste releva aussitôt les yeux vers elle, étirant ses lèvres en un large sourire. Des fossettes vinrent creuser ses joues sphériques.
« Sachez que moi, je ne travaille pas pour l'argent, mais par hospitalité ! Ça me fait d'ailleurs plaisir d'apprendre que vous non plus, vous ne vendez pas vos talents. Soyez la bienvenue dans ma modeste auberge, jeune fille ! Quant à vos services... »
Sa voix se baissa sur sa dernière phrase, et ses yeux en firent de même.
« Et bien... Nous logeons ici un voyageur très mal en point. Ce qu'il a n'est vraiment pas beau à voir. Nous lui apportons chaque jour les repas dans sa chambre, et il n'en sort pas. Je n'aimerais vraiment pas qu'il meure dans mon auberge, voyez-vous.
— Je peux étudier son cas dès ce soir, si cela vous rassure », [virgule après les guillemets fermants] répondit Mugon aussitôt que l'okamisan eut [pas d'accent circonflexe : aussitôt que + indicatif] fini sa phrase.
Son visage sembla s'illuminer de nouveau, et ses yeux s'ouvrirent comme deux grandes billes.
« Merveilleux ! [guillemets inutiles]dit-elle. [idem]Souhaitez-vous que je vous mène dans un premier temps à votre chambre, que vous puissiez vous y reposer ? Vous avez l'air d'avoir passé une rude journée.
— Non merci. »
Elle accompagna sa réponse en baissant légèrement son visage, ses yeux toujours rivés dans ceux de l'hôtelière.
« Je préfère d'abord faire ce que j'ai à faire. »
Son interlocutrice hocha la tête. Elle passa devant le comptoir et s'en alla ranger les getas4 de l'étrangère, puis posa à ses pieds des chaussons de paille, qu'elle enfila aussitôt. Elle se plaça devant l'apothicaire, et sans avoir à lui faire un geste pour qu'elle la suive, elle se dirigea vers les chambres, avançant d'un pas décidé jusqu'au fond du couloir. Lorsqu'elle atteignit [petite inattention] la chambre du malade, elle se tourna vers Mugon pour lui faire signe d'attendre un instant, puis pénétra dans celle-ci. Elle en ressortit à peine un instant plus tard, inclina une révérence à la jeune femme, puis disparut dans la pénombre à l'autre bout du couloir.
Mugon resta pendant un léger instant devant la porte coulissante, l'esprit vide. Elle respirait le plus calmement du monde, se concentrant sur ce qu'elle avait à accomplir. Elle essayait de distinguer les odeurs filtrées par la cloison de papier. Il y avait un certain parfum dérangeant qui ne plaisait guère à son odorat affûté. Et, outre ce que son nez lui permettait de sentir, elle comprenait que la tâche serait lourde. Mais après tout, elle n'avait pas mis le pied dans cette auberge pour se reposer. Comme elle l'avait si bien dit, elle devait faire ce qu'elle avait à faire. Et aussi brusquement qu'elle se remémora ces mots, elle poussa la porte d'un geste rapide.
L'odeur s'amplifia brutalement au point de devenir même insupportable. Elle était tout particulièrement écœurante. Mugon n'aurait su la décrire, mais il y avait quelque chose à son sujet qui était particulièrement repoussant, de la même façon que l'est la senteur d'un cadavre. Lorsqu'elle réussit à détourner son attention de ce que son odorat lui partageait [ambigu, pour moi ce serait correct dans le sens "séparer en plusieurs parts" du verbe partager, mais là c'est ambigu : "lui faisait part" serait mieux je pense], elle se concentra sur ce que sa vue avait à lui offrir. Et à peine aperçut-elle l'homme qu'elle eut le réflexe de refermer la porte coulissante derrière elle, pour que personne d'autre n'ait à entrevoir cela.
Le malade était assis à genoux devant sa table basse et ne se tourna même pas vers sa sauveuse. Sa peau était sombre, d'une teinte presque grisâtre. Il avait des cloques immenses sur les joues, y compris sous sa barbe mal entretenue. Ses cheveux hirsutes recouvraient maladroitement son crâne qui se trouvait, lui aussi, dans un bien piteux état. Mais le pire, chez cet homme, était ses bras. Il était torse nu, sans doute à cause du tissu qui devait être douloureux contre sa peau. Cela dévoilait à Mugon l'étendue de la maladie de l'homme — des boules immondes étaient gonflées sur toute la longueur de son bras, et quelques unes décoraient même ses épaules et son torse. Elles avaient une teinte un peu plus pâle que le reste de sa peau, sans doute gonflées de pus. Et sa main droite, quant à elle, était colorée de noir, suggérant un début de gangrène.
Ce qu'il a n'est vraiment pas beau à voir. C'est ce que pensa aussitôt Mugon sans même remarquer qu'elle avait eut idée des mêmes mots que l'okamisan. Elle fronça légèrement les sourcils et plissa les yeux, puis s'avança enfin vers l'homme et s'agenouilla à ses côtés, posant la caisse qu'elle avait sur le dos. Elle ouvrit cette dernière et dévoila ainsi ses outils de travail à l'homme. Ils restèrent un temps comme cela, sans bouger, sans s'échanger un mot.
« Vous allez vous occuper de mon cas, Mademoiselle ? » questionna le malade d'une voix qui sonnait faux, un peu comme le grincement d'une porte. Elle était plus grave et éraillée, mais toute aussi chevrotante. Quelques consonnes parvenaient difficilement à se former en raison de sa dentition jaunâtre peu garnie.
« Effectivement, lui répondit aussitôt Mugon. Ça risque de ne pas être très agréable, mais c'est pour votre bien.
— Allez-y donc, ne vous ménagez pas ! rétorqua l'homme en toussotant. Ah, mais seulement, Mademoiselle... Si c'est vraiment trop désagréable, n'auriez-vous pas quelque chose à raconter, pour me faire penser à autre chose ?
— Quelque chose à raconter ? répéta l'apothicaire en appuyant sur chaque mot.
— Ah, excusez-moi, je suis bête. Vous avez sans doute besoin de vous concentrer pour travailler. Ce n'est pas grave, je pourrai très bien supporter le silence. »
Mugon retourna ses yeux cristallins vers le gangreneux en même temps qu'elle désinfectait une aiguille.
« Ne vous en faites pas, je peux vous raconter quelque chose si vous le désirez. Que souhaitez-vous entendre ? »
L'homme resta un instant à réfléchir, poussant un son indescriptible depuis sa bouche fermée.
« Vous venez de loin ?
— On peut dire ça.
— Avez-vous des quelconques croyances spirituelles ?
— Pas plus que tout le monde. »
Le malade sourit avec le peu de dents qu'il lui restait.
« Parlez-moi un peu de ça, alors ! J'adore ce genre d'histoires. »
Mugon se retourna vers le malade avec une aiguille dans une main et du tissu imbibé de médicament dans l'autre.
« Ça ne sera sans doute pas très différent de ce que vous connaissez déjà, car il n'y a qu'une seule vérité. Mais je tâcherai de satisfaire votre désir. »
L'homme étira davantage ses lèvres en un rictus heureux, puis tourna la tête pour ne pas avoir à observer la procédure qu'il allait subir. Mugon hocha la tête puis débuta son conte d'une voix aussi douce qu'un fil d'eau qui suit son cours.
⁂
« Pour exister, toute chose doit être composée de deux aspects primordiaux : une forme et une raison. Autrement dit, elle doit avoir un corps et une énergie qui lui sont propres. Retirer l'une de ces deux choses à un être ou un objet revient à le faire disparaître. C'est pourquoi elles sont à la base de tout.
Pour être à la base de ce tout, elles se doivent aussi d'être liées. Et ce ne fut pas le cas au début. Elles arboraient la forme d'entités. Leurs noms ont dû changer au fil du temps et des régions, mais dans chaque contrée où j'ai posé le pied, tout un chacun semblait convaincu de leur existence. Aussi n'ont-elles jamais été remises en cause. J'ai cru comprendre que les gens d'ici paraissaient également reconnaître ces deux êtres suprêmes. Toutefois, je ne les nommerai pas. Je pense que [inattention] s'il y a une chose dont ils peuvent se passer, c'est d'un nom. »
Sans s'interrompre dans le cours de sa phrase, Mugon enfonça subitement son aiguille dans le centre d'une des boules de pus sur le poignet de l'homme. Elle avait auparavant enduit la partie gangreneuse de celle-ci d'un gel d'herbes qui avait une odeur certes forte, mais déjà plus bienveillante que celle de cadavre qui s'en émanait auparavant. Elle laissa l'aiguille reposer dans la peau gonflée pendant un bon moment, sans bouger la main, sans cligner de l’œil. Elle agissait d'une façon très professionnelle, voire presque mécanique. Comme si c'était pour elle un simple automatisme après tant d'années de pratique, malgré son jeune âge. Elle ne prêta même pas attention au visage du malade, qui s'était crispé lorsque l'aiguille était venue se loger dans sa peau. Il avait serré le peu de dents qu'il avait et n'avait pas laissé échapper le moindre son, si ce n'était un souffle un peu coupé et brusque. Mais ça, Mugon avait l'air de ne pas s'en préoccuper le moins du monde.
Après un certain temps, elle retira enfin l'aiguille de l'endroit où elle s'était profondément logée. Sa sortie fut suivie d'un fil blanchâtre de pus, qui ne sembla pas impressionner l'apothicaire alors qu'il aurait dégouté plus d'un homme. Puis, à l'aide de petits bouts de tissu [pas de "s" : on parle d'une matière ici] sur sa main habile, elle appuya de chaque côté de la fente qu'elle venait d'ouvrir, laissant s'échapper une quantité écœurante de pus à mesure que la pustule se dégonflait. Une fois que la coulée cessa, Mugon trempa un autre morceau de tissu dans un mélange broyé d'herbes diverses, et massa délicatement la plaie qui avait saigné entre-temps. À voir la réaction de l'homme, ce traitement semblait piquer encore plus cruellement que l'aiguille. Mais là encore, Mugon n'en avait que faire.
« Avant que notre monde ne soit en état d'exister, ils étaient là, sans forme, à se faire face, plongés dans le néant. Ils sommeillaient plus profondément encore que les morts. On dit que leur repos prend place à la fin d'un monde, ce qui laisserait présager que le nôtre [accent circonflexe] aussi, un jour, prendra fin. Et à chaque fois qu'ils s'éveillent, ils se redécouvrent et s'émerveillent. Ainsi, ce fut avec grâce et naïveté qu'ils parvinrent, cette fois encore, à prendre vie. Ils étaient seuls et le savaient, mais n'éprouvaient rien, si ce n'était [récit au passé reste au passé] le désir profond de rejoindre leur unique compagnon. C'est dans ce but que l'une de ces deux entités se fit apparaître de grands yeux sur le visage, dans l'espoir de communiquer. Mais la seconde avait plutôt pensé à se faire des oreilles pour cela. Afin de créer un échange, elles formèrent une bouche sur leurs visages respectifs. Mais elles n'avaient rien à se dire.
La Forme arborait de grandes oreilles, et aucun son n'y échappait. Lorsqu'elle dut s'approprier des yeux, elle les fit fins et menus. Le calme et la sérénité reposaient sur son expression inaltérable.
La Raison était caractérisée par de grands yeux ouverts, que ["desquels" ==> "fuir de..." mais n'existe pas : "fuir qqch", sans préposition ==> "la chose QUE l'on fuit"] les détails les plus infimes ne pouvaient fuir. Imitant sa sœur, elle s'offrit des oreilles, mais les fit bien plus petites et enfantines. De son visage ressortait une émotion [émotion ou expression ?] paisible et silencieuse. »
Pustule après pustule, l'avant-bras de l'homme commençait à se dégonfler. Mugon faisait preuve d'une vigilance exemplaire en traitant calmement les boules les unes après les autres. Parfois, il arrivait que l'une d'entre elles se remette à saigner alors que l'apothicaire avait déjà planté son aiguille dans la suivante. Dans ce cas de figure, sans bouger sa main droite, elle attrapait un bout de tissu propre et l'appliquait sur la blessure, en appuyant un peu pour mettre fin au saignement. Elle n'interrompait sa procédure que pour désinfecter son aiguille entre chaque pustule, sans même regarder une seule fois le visage de son patient.
Lorsqu'elle en arriva à dépasser le coude, elle fit une légère pause durant laquelle elle déroula une bandelette de tissu afin de recouvrir la partie qu'elle venait de traiter. Elle imbiba de son produit encore une fois la partie gangreneuse, puis commença à la recouvrir avec le bandage. Elle veilla à séparer chaque doigt tout en faisant en sorte qu'une quantité suffisante de tissu les recouvre, de manière à ce qu'ils ne puissent pas trop bouger non plus. Elle remonta ainsi tout le long, du poignet jusqu'au coude, veillant à bien recouvrir les parties éclatées. Une fois arrivé au coude, elle forma un petit nœud avec ce qu'il lui restait de la bandelette, puis essuya ses mains avec beaucoup d'attention. Lorsqu'elle eut fini, elle reprit son aiguille en main et s'attaqua à la pustule suivante, sur le biceps de l'homme. Ce dernier se remit à grimacer.
« Enfin, les deux êtres se touchèrent. Du bout du doigt, sans doute. Cela se fit naturellement, sans qu'aucun mot ne soit échangé. C'est ce qui créa ce que nous nommons « univers ». Ce Tout n'était qu'Un. Il apparut ainsi, dans le silence et le calme les plus absolus.
Vous me direz qu'afin de créer un univers dans une pareille harmonie, il faudrait que cette énergie et cette matière soient liées d'une façon telle qu'elles seraient impossibles à détacher ou même à distinguer, n'est-ce pas ? C'était évidemment le cas. De ce simple toucher, de cette union si anodine, s'était créé un être équivalent aux deux autres. La Vérité. Un fil qui connecterait éternellement la création à la destruction. Le présent qui se situe entre le passé et le futur. Le Tout.
Dans cet univers apparurent bien des choses — les étoiles et les planètes qui tournent autour ; les rochers et les arbres qui recouvrent notre terre ; les animaux et nous-mêmes. L'humanité [suppression du "se"] diffère du reste par les deux choses qui régissent sa conscience : elle est libre de ses actes, mais fatalement liée à certains événements qu'elle ne peut contrôler. Toute stratégie tient sur une part de hasard, aussi minime soit-elle. Et c'est ainsi que l'homme avance [généralité non ? donc présent si c'est le cas] dans ce monde, tout droit, veillant toujours à respecter l'équilibre de ce fil. »
Lentement mais sûrement, le reste du bras y passa. L'apothicaire s'était déjà attaquée à l'épaule du malade, recouverte de quelques boules de pus qui se chevauchaient les unes les autres. Elle vint à bout de chacune d'entre elles, toujours à l'aide de son aiguille et de sa pommade d'herbes. Elle avait procédé jusque-là [trait d'union] sans imprévu ou mauvaise surprise, ce qui l'étonnait d'ailleurs un peu, puisqu'elle ne s'était jamais occupée d'un patient aussi mal en point par le passé. Mais de tout cela, elle ne laissa rien paraître sur son visage, ignorant même les petits souffles de douleur de l'homme.
Lorsqu'elle en eut fini avec les immenses pustules sur le haut de l'épaule droite et qu'elle eut pris [passé simple et pas de "t" au participe passé] le temps d'en extraire la masse visqueuse de pus, elle s'empara d'une autre bandelette de tissu et recouvrit le reste du bras et le haut de l'épaule. Cette fois-ci, elle sentait néanmoins que quelque chose avait changé chez le malade. Son visage s'était creusé de rides de douleurs, le déformant affreusement. Il y en avait autour de son nez et de ses lèvres, entre ses sourcils froncés, et sous ses [petit oubli] yeux plissés. Elles étaient lourdes et profondes, lui donnant presque l'air d'un diable. Ce qui était étrange avec cette expression, ce n'était pas son intensité, mais plutôt ce qu'elle dégageait. Elle ne donnait pas l'impression d'être le résultat de la souffrance due au traitement, mais plutôt d'être liée à de la colère. Peut-être s'agissait-il de mécontentement. Comme si cet homme n'avait pas voulu qu'on lui retire ce qu'il avait.
« La Forme et la Raison n'avaient plus besoin d'interagir avec la Vérité. Tout était parfaitement équilibré et agencé. Sauf... Sauf pour un petit bourgeon qui poussait et grandissait, lentement. Lorsqu'il en vint à éclore, un être en sortit. Les Entités auraient dû le détruire tant qu'il en était encore temps, mais elles ne s'attendaient pas à ce qu'il s'avère aussi dangereux pour elles. Car en effet, il leur était en tout point similaire. Il pouvait créer et détruire de l'énergie et de la matière avec la même aisance qu'elles. Mais il avait, en plus de cela, un point commun avec tous les êtres du monde dont il était originaire : il pouvait ressentir des émotions. En cela, il était supérieur aux Entités. Et cela s'annonçait bien mauvais pour elles, surtout s'il trouvait le moyen de se reproduire.
Alors, dès qu'elles en eurent l'occasion, elles le détruisirent. Et pour s'assurer qu'il cesse de se régénérer, elles l'enfoncèrent au plus profond de notre monde, dans le noyau même. Ainsi, cet être parfait était réduit à y rester pour l'éternité, sans jamais connaître le repos. Au fil de cette éternité, il se dégradait, comme l'avaient souhaité les Entités. Il laissait s'échapper sur Terre des parts de lui sous différentes formes : les premières étaient des humains qui possédaient une toute petite partie de sa force. À notre échelle, ce n'est pas négligeable ; mais à celle de cet être, si. Il n'était donc pas un problème pour les Entités d'éliminer ces petites « erreurs » une à une, au fil de leurs apparitions.
Mais il existe une autre manifestation de la colère de cet être : des espèces d'esprits, de spectres. Ils apparaissent sous un bon nombre de formes, toutes trop anodines pour que les Entités s'en préoccupent. Ils naissent de façon aléatoire, dans des lieux divers, sans raison apparente. Mais ils ont tous la même fonction : parasiter un être humain afin de grandir en lui, de se propager, et de recréer l'être dont ils sont issus. Ils n'y sont jamais parvenus, car en ce bas-monde, certains hommes les traquent et font tout pour s'en débarrasser. Ces chasseurs les ont nommés mononoke5. »
Mugon en avait à présent fini avec le bras droit. Elle désinfectait calmement son aiguille quand l'homme lui adressa la parole :
« C'est assez proche de ce que je connaissais... » On aurait dit que sa voix avait changé. Elle était devenue plus grave, plus abîmée. « Sauf sur la fin... »
L'apothicaire ignora cette remarque et ne tourna même pas les yeux vers son interlocuteur.
« Vous avez l'air de vous y connaître, dîtes-moi... » ajouta encore l'homme, étirant ses lèvres en un sourire. Son front, toujours détruit par les lignes qui s'étaient mises à le déformer, était ruisselant de sueur. « Vous avez quelque chose d'autre à me raconter sur ces mononoke ? »
Mugon n'avait pas eu l'air d'apprécier que le malade se soit particulièrement attardé sur ce point de son récit. Elle fronça légèrement les sourcils en observant son aiguille. Elle ignora complètement la demande de son patient et allait s'attaquer à la pustule suivante quand une voix insistante l'interrompit en plein geste et la fit sursauter.
« Allez, parlez-moi de ces mononoke ! »
L'apothicaire l'ignora à nouveau et enfonça son aiguille dans la pustule. Mais le sourire de l'homme ne quitta pas ses lèvres, contrairement aux fois précédentes, où il avait grimacé à chaque piqûre.
« Vous les connaissez bien... Vous les chassez, d'ailleurs. C'est pour cela que vous êtes venu ici, dans ce ryokan. Parce que vous sentez ces choses-là [trait d'union]. Vous [suppression du "y" qui ne se rapporte à rien]êtes étroitement liées [accord du participe avec les deux sujets féminins : choses et Mugon]. »
L'aiguille ressortit de la plaie. Ses doigts appuyèrent contre la pustule. Le pus dur et visqueux en sortit en grosses larmes. Elle attendit que la coulée cesse pour l'essuyer. Elle appliqua la pommade, désinfecta son aiguille.
« Vous aviez promis de me raconter quelque chose ! »
L'homme paraissait en colère. Son visage s'était complètement tordu sous sa hargne.
L'aiguille prenait du temps à se nettoyer. Le pus avait été particulièrement épais cette fois. Mais Mugon se résolut à ne pas répondre. Elle n'aimait pas l'attitude de ce malade. Quelque chose venait de brusquement changer en lui, et ça ne lui plaisait pas du tout.
Elle s'avança vers le torse de l'homme et chercha à s'attaquer à la pustule au milieu de sa poitrine. Elle tenta de planter sèchement l'aiguille, comme lors des fois précédentes — mais rien n'y fit. Cette boule était dure comme un rocher. Mugon s'éloigna. Si elle essayait à nouveau, elle allait abîmer son précieux outil. Elle désinfecta à nouveau l'aiguille par précaution, puis montra sa main gauche au malade, et plus particulièrement son pouce. Celui-ci était orné d'une longue bague de jade, qui se prolongeait même après le bout du doigt, formant un ongle pointu et particulièrement aiguisé. Elle était décorée de motifs creusés dans la pierre, au creux desquels on avait fait couler de l'argent.
« Si vous voulez bien m'excuser, vous risquez d'avoir un peu mal. »
Mugon avait prononcé ces mots calmement et ne semblait pas se soucier de la douleur qu'elle était sur le point de causer.
Sans laisser à l'homme le temps de réagir, elle enfonça son bijou dans la pustule sur son torse. À peine l'ouverture fut-elle faite qu'un liquide noir en sortit. Il coulait avec abondance, comme s'il provenait d'une source extérieure. Le malade secouait la tête nerveusement, un peu comme sous l'effet d'un tremblement. Son visage était plus que jamais creusé par d'atroces lignes noires. Si on avait comparé sa tête actuelle avec celle qu'il avait lorsque Mugon était entré, on aurait cru avoir eu affaire à deux hommes complètement différents, sans même un lien de sang. Il grognait d'un air mauvais, d'une façon comparable à celle d'un [oubli] démon. De la salive semblait même couler d'entre ses lèvres tordues en une grimace. Son teint était plus cadavérique que jamais. Mais, comme à son habitude, l'apothicaire y resta impassible.
« [citation = guillemets] C'est pour cela que vous êtes venu ici, dans ce ryokan. Parce que vous sentez ces choses-là. Vous êtes étroitement liées. » Mugon fronça les sourcils en se remémorant cette phrase.
Tu as beau me connaître, petit Mononoke, tu restes ce que tu es. Un esprit sans défense face à ton bourreau. Je te chasse, mais ne te méprends pas. Moi aussi, je suis chassé. Je suis une erreur pour les Entités. Je sais que je ne pourrai pas les fuir éternellement, alors je me suis donné un but. En un sens, je les aide un peu. L'être qui a été envoyé dans le noyau de ce monde m'a légué, inconsciemment et involontairement, une partie de sa force. Alors je la mets à bon escient : je vous détruis, vous, parasites de l'humanité, fruits de sa hargne envers l'injustice qu'il a subi. Parce que moi aussi, j'éprouve de la colère pour le sort qui m'a été voué. Mais la mienne est plus habile. C'est pour cela qu'aujourd'hui encore, c'est toi qui as [toi = tu : on accorde les deux pareils, donc deuxième personne ici] perdu. Et peu importent les formes que prendront tes semblables, je vous retrouverai, un à un, et vous exterminerai.
Je n'ai que faire de la fatalité de mon destin. Je n'ai que faire de l'être dans le noyau de la Terre qui m'a donné vie. Et si mon seul moyen de le dégrader est de vous réduire à néant, je le ferai jusqu'à ce que l'on me trouve et que je sois éliminée. Telle sera ma vengeance pour cette vie dont je ne pourrai jamais profiter.
Mugon ne retira sa bague de la plaie que lorsque le fluide noir se fit moins abondant. Puis, sans même se soucier du fait que la pierre de jade en était tâchée, elle appuya fermement de chaque côté de la fente, libérant encore et encore de cette substance sombre. Elle semblait jaillir de la pustule d'une façon de plus en plus réticente, en petits flots qui gigotaient, comme s'ils avaient une conscience propre. L'homme ne cessa de grogner tout le long, son visage défiguré par une expression haineuse. Une goutte de sang jaillit enfin de la blessure, signalant l'achèvement de la coulée de la chose noire. Les autres boules de pus avaient visiblement subi une pression étrange lors de l'élimination de cette pustule, et s'étaient ouvertes. Elles laissaient s'échapper un flot de pus dont l'odeur était particulièrement dérangeante. Le malade avait enfin cessé ses grognements, mais son expression n'avait pas changé. On aurait cru voir un masque tant sa peau était raide et tant les traits de son visage avaient l'air caricaturaux.
L'apothicaire n'y prêta pas attention et s'occupa plutôt de nettoyer soigneusement sa bague. C'était sans doute ce qu'elle possédait de plus précieux, et elle refusait de la voir plus longtemps dans un état aussi pitoyable. Elle la trempa d'eau et de gel jusqu'à ce qu'elle retrouve son éclat. Puis, elle referma sa caisse de travail et se releva, ignorant la flaque de pus qui s'était amassée autour du malade. Elle jeta un regard à son visage déformé et à la grimace qui l'animait. Une fois de plus, Mugon avait agi aussi mécaniquement qu'une pendule pour soigner cet homme du mal qui le rongeait. Après tout, ce travail était sa seule raison de vivre. Elle resta quelques instants là, à se remémorer les derniers instants passés. En dehors du son de la pluie que l'on pouvait encore entendre à l'extérieur, la pièce était absolument silencieuse.
Il n'y a qu'une seule Vérité.
⁂
Mugon émergea de la pièce avec aussi peu d'émotion que lorsqu'elle y était entrée. D'un geste de main, elle fit passer une mèche de ses longues boucles sombres hors de son visage. Elle tourna la tête et aperçut aussitôt l'okamisan. On aurait dit qu'elle avait attendu dans le couloir en faisant des allers-retours pendant tout le long de l'opération. Elle avait un regard un peu inquiet sur son visage rond, sans doute préoccupée par l'état de son hôte malade. Et puisqu'il était impossible de déceler sur les yeux de l'apothicaire si le traitement avait été possible ou non, son attente n'était pas terminée.
« Eh bien... Comment va-t-il ? » questionna-t-elle. Sa voix portait clairement la marque d'une inquiétude profonde. Mais Mugon l'ignora lors de sa réponse.
« Il se repose. Et il serait mieux qu'il ne dîne pas ce soir ou demain matin. Le traitement que j'ai utilisé est particulièrement éprouvant pour un corps aussi malade que le sien. Mais cela s'est avéré très efficace. J'irai même jusqu'à dire que le mal qui le ronge ne tardera pas à le quitter entièrement. »
L'inquiétude quitta aussitôt le visage de l'okamisan. Elle semblait entièrement réjouie d'apprendre la nouvelle.
« Merveilleux ! dit-elle aussitôt, arborant un grand sourire sur ses lèvres. Fantastique ! Bravo ! Moi qui pensais qu'on ne pourrait plus rien pour le mal de cet homme, me voilà bien rassurée !
— Ne vous en faites pas. J'ai simplement fait ce que j'avais à faire. »
L'okamisan hocha la tête.
« Je suppose que vous souhaitez vous reposer après votre travail, n'est-ce pas ? »
Mugon acquiesça.
« Je repartirai demain. Une longue journée de marche m'attend.
— Nous apporterons le repas du soir dans votre chambre. Nous vous devons bien ça après votre admirable travail, après tout ! »
Elle passa devant Mugon et lui fit signe de la suivre. Sans se retourner ne serait-ce qu'une seule fois, la jeune femme avança derrière elle jusqu'à l'opposé du bâtiment pour rejoindre la chambre qui lui était destinée. Ni elle ni l'aubergiste ne remarquèrent la flaque de liquide noir qui s'était écoulée dans le couloir depuis la porte du malade.
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【no — faculté】
Acte Premier
顰
【shikami — visage tordu】
Le soir allait bientôt recouvrir de ses sombres ailes un village de province sur lequel une pluie légère s'était abattue. Elle avait commencé aux aurores pour ne plus s'arrêter. Toutefois, c'était avantageux pour l'agriculture, alors personne ne s'en plaignait. Les rues étaient restées vides, dépourvues des quelques chiens et chats errants qui s'y promenaient parfois. Pas même un oiseau n'avait ouvert son bec aujourd'hui. Le ciel s'était grisé au lever du jour et sa teinte n'avait pas changé depuis. Lorsqu'un passant ou un travailleur avait eu besoin de traverser la modeste cité, il l'avait fait en hâte, un parapluie de paille de riz grand ouvert au-dessus de sa tête, les mains crispées si fortement autour de celui-ci que l'on aurait dit qu'il protégeait non seulement de la pluie, mais aussi des malheurs.
Les visiteurs étaient bien rares, mais lorsqu'il y en avait, leur chemin était toujours le même — ils traversaient trois ruelles en zigzag, s'arrêtant parfois pour demander à un passant où était situé le ryokan1 de la cité, puis reprenaient leur route. Mais l'étrangère d'aujourd'hui n'avait eu personne pour l'aider à trouver son chemin, aussi le fit-elle seule. Avare de ses mots, elle ne comptait de toute façon pas sur l'aide d'un inconnu pour atteindre un lieu dans lequel elle allait se retrouver tôt ou tard. C'était tardivement qu'elle avait rejoint la porte de l'auberge et plié son modeste parapluie pour y pénétrer. À peine posa-t-elle le pied dans l'entrée qu'elle eut le réflexe respectueux de se déchausser. Elle s'avança au comptoir désert et attendit patiemment que l'okamisan vienne s'occuper d'elle.
Son attente fut interrompue dès que ses yeux croisèrent une femme d'âge moyen qui s'avança vers l'entrée, un grand sourire accroché à ses lèvres gercées. D'elle émanait un aspect rond. Qu'il s'agisse de ses joues opulentes, de sa généreuse poitrine, de son ventre épais serré dans son yukata2 ou de ses mains potelées, elle était singulièrement ronde.
« J'allais vous dire que vous arrivez bien tard dans l'après-midi, mais comment faire une remarque à une femme si bien habillée ! s'exclama-t-elle en riant d'une voix forte et claire. Il nous reste encore quelques chambres, c'est avec plaisir que je vous y mènerai. Quel est votre nom ? »
Elle la fixa pendant une ou deux secondes.
« Mugon3. »
Une voix aussi limpide que de l'eau avait répondu. Elle coula si calmement entre les deux personnages que l'on aurait cru qu'elle venait d'ailleurs.
L'étrangère la dévisagea encore sans laisser transparaître la moindre émotion. Son visage était absolument vide d'expression. Elle n'avait eu aucune réaction suite aux compliments venus la charmer, comme s'il s'agissait d'une vieille habitude. La jeune femme arborait de grands yeux longs aux iris clairs comme du verre, un nez fin et pourvu d'une longueur parfaitement agencée au reste de son visage, et de jolies lèvres qui s'alliaient avec harmonie au reste. Son teint était fardé de blanc, sur lequel venaient se poser des lignes de maquillage rouge afin de souligner la ligne de son nez, sa lèvre supérieure, le haut de ses pommettes, ses paupières inférieures et ses sourcils. Ses vêtements étaient lourds et elle portait une caisse en bois sur son dos. C'était là l'accoutrement typique d'un apothicaire du pays, et pourtant, sur cette femme, il ne faisait qu'ajouter un coup de pinceau en plus à ["de plus à" serait mieux que "en plus de", mais "en plus à" est ambigu/maladroit à mon avis] la beauté naturelle de ses traits.
À peine eut-elle prononcé son nom que l'okamisan s'était mise à l'inscrire sur sa liste. Elle n'avait donc pas senti le regard insistant qui la scrutait avec attention depuis l'autre côté du comptoir. Mugon profita du silence pour reprendre la parole, de son ton toujours aussi posé :
« Avant que vous ne me comptiez parmi vos hôtes, il est important que je vous dise que je suis, malheureusement, dans l'incapacité de vous payer. Je ne vous demanderai que peu de nourriture, ne serait-ce que la moitié de chaque repas. En échange, j'accepte de m'occuper de n'importe quel malade en cette cité. Si qui que ce soit devait souffrir d'un mal, je ferai de mon mieux pour l'aider. Je ne souhaite qu'un peu de votre hospitalité en retour. »
Elle allait ajouter à cela qu'elle était prête à partir si cet accueil lui était refusé, mais l'aubergiste releva aussitôt les yeux vers elle, étirant ses lèvres en un large sourire. Des fossettes vinrent creuser ses joues sphériques.
« Sachez que moi, je ne travaille pas pour l'argent, mais par hospitalité ! Ça me fait d'ailleurs plaisir d'apprendre que vous non plus, vous ne vendez pas vos talents. Soyez la bienvenue dans ma modeste auberge, jeune fille ! Quant à vos services... »
Sa voix se baissa sur sa dernière phrase, et ses yeux en firent de même.
« Et bien... Nous logeons ici un voyageur très mal en point. Ce qu'il a n'est vraiment pas beau à voir. Nous lui apportons chaque jour les repas dans sa chambre, et il n'en sort pas. Je n'aimerais vraiment pas qu'il meure dans mon auberge, voyez-vous.
— Je peux étudier son cas dès ce soir, si cela vous rassure », répondit Mugon aussitôt que l'okamisan eut fini sa phrase.
Son visage sembla s'illuminer de nouveau, et ses yeux s'ouvrirent comme deux grandes billes.
« Merveilleux ! dit-elle. Souhaitez-vous que je vous mène dans un premier temps à votre chambre, que vous puissiez vous y reposer ? Vous avez l'air d'avoir passé une rude journée.
— Non merci. »
Elle accompagna sa réponse en baissant légèrement son visage, ses yeux toujours rivés dans ceux de l'hôtelière.
« Je préfère d'abord faire ce que j'ai à faire. »
Son interlocutrice hocha la tête. Elle passa devant le comptoir et s'en alla ranger les getas4 de l'étrangère, puis posa à ses pieds des chaussons de paille, qu'elle enfila aussitôt. Elle se plaça devant l'apothicaire, et sans avoir à lui faire un geste pour qu'elle la suive, elle se dirigea vers les chambres, avançant d'un pas décidé jusqu'au fond du couloir. Lorsqu'elle atteignit la chambre du malade, elle se tourna vers Mugon pour lui faire signe d'attendre un instant, puis pénétra dans celle-ci. Elle en ressortit à peine un instant plus tard, inclina une révérence à la jeune femme, puis disparut dans la pénombre à l'autre bout du couloir.
Mugon resta pendant un léger instant devant la porte coulissante, l'esprit vide. Elle respirait le plus calmement du monde, se concentrant sur ce qu'elle avait à accomplir. Elle essayait de distinguer les odeurs filtrées par la cloison de papier. Il y avait un certain parfum dérangeant qui ne plaisait guère à son odorat affûté. Et, outre ce que son nez lui permettait de sentir, elle comprenait que la tâche serait lourde. Mais après tout, elle n'avait pas mis le pied dans cette auberge pour se reposer. Comme elle l'avait si bien dit, elle devait faire ce qu'elle avait à faire. Et aussi brusquement qu'elle se remémora ces mots, elle poussa la porte d'un geste rapide.
L'odeur s'amplifia brutalement au point de devenir même insupportable. Elle était tout particulièrement écœurante. Mugon n'aurait su la décrire, mais il y avait quelque chose à son sujet qui était particulièrement repoussant, de la même façon que l'est la senteur d'un cadavre. Lorsqu'elle réussit à détourner son attention de ce que son odorat lui partageait [ambigu, pour moi ce serait correct dans le sens "séparer en plusieurs parts" du verbe partager, mais là c'est ambigu : "lui faisait part" serait mieux je pense], elle se concentra sur ce que sa vue avait à lui offrir. Et à peine aperçut-elle l'homme qu'elle eut le réflexe de refermer la porte coulissante derrière elle, pour que personne d'autre n'ait à entrevoir cela.
Le malade était assis à genoux devant sa table basse et ne se tourna même pas vers sa sauveuse. Sa peau était sombre, d'une teinte presque grisâtre. Il avait des cloques immenses sur les joues, y compris sous sa barbe mal entretenue. Ses cheveux hirsutes recouvraient maladroitement son crâne qui se trouvait, lui aussi, dans un bien piteux état. Mais le pire, chez cet homme, était ses bras. Il était torse nu, sans doute à cause du tissu qui devait être douloureux contre sa peau. Cela dévoilait à Mugon l'étendue de la maladie de l'homme — des boules immondes étaient gonflées sur toute la longueur de son bras, et quelques unes décoraient même ses épaules et son torse. Elles avaient une teinte un peu plus pâle que le reste de sa peau, sans doute gonflées de pus. Et sa main droite, quant à elle, était colorée de noir, suggérant un début de gangrène.
Ce qu'il a n'est vraiment pas beau à voir. C'est ce que pensa aussitôt Mugon sans même remarquer qu'elle avait eut idée des mêmes mots que l'okamisan. Elle fronça légèrement les sourcils et plissa les yeux, puis s'avança enfin vers l'homme et s'agenouilla à ses côtés, posant la caisse qu'elle avait sur le dos. Elle ouvrit cette dernière et dévoila ainsi ses outils de travail à l'homme. Ils restèrent un temps comme cela, sans bouger, sans s'échanger un mot.
« Vous allez vous occuper de mon cas, Mademoiselle ? » questionna le malade d'une voix qui sonnait faux, un peu comme le grincement d'une porte. Elle était plus grave et éraillée, mais toute aussi chevrotante. Quelques consonnes parvenaient difficilement à se former en raison de sa dentition jaunâtre peu garnie.
« Effectivement, lui répondit aussitôt Mugon. Ça risque de ne pas être très agréable, mais c'est pour votre bien.
— Allez-y donc, ne vous ménagez pas ! rétorqua l'homme en toussotant. Ah, mais seulement, Mademoiselle... Si c'est vraiment trop désagréable, n'auriez-vous pas quelque chose à raconter, pour me faire penser à autre chose ?
— Quelque chose à raconter ? répéta l'apothicaire en appuyant sur chaque mot.
— Ah, excusez-moi, je suis bête. Vous avez sans doute besoin de vous concentrer pour travailler. Ce n'est pas grave, je pourrai très bien supporter le silence. »
Mugon retourna ses yeux cristallins vers le gangreneux en même temps qu'elle désinfectait une aiguille.
« Ne vous en faites pas, je peux vous raconter quelque chose si vous le désirez. Que souhaitez-vous entendre ? »
L'homme resta un instant à réfléchir, poussant un son indescriptible depuis sa bouche fermée.
« Vous venez de loin ?
— On peut dire ça.
— Avez-vous des quelconques croyances spirituelles ?
— Pas plus que tout le monde. »
Le malade sourit avec le peu de dents qu'il lui restait.
« Parlez-moi un peu de ça, alors ! J'adore ce genre d'histoires. »
Mugon se retourna vers le malade avec une aiguille dans une main et du tissu imbibé de médicament dans l'autre.
« Ça ne sera sans doute pas très différent de ce que vous connaissez déjà, car il n'y a qu'une seule vérité. Mais je tâcherai de satisfaire votre désir. »
L'homme étira davantage ses lèvres en un rictus heureux, puis tourna la tête pour ne pas avoir à observer la procédure qu'il allait subir. Mugon hocha la tête puis débuta son conte d'une voix aussi douce qu'un fil d'eau qui suit son cours.
⁂
« Pour exister, toute chose doit être composée de deux aspects primordiaux : une forme et une raison. Autrement dit, elle doit avoir un corps et une énergie qui lui sont propres. Retirer l'une de ces deux choses à un être ou un objet revient à le faire disparaître. C'est pourquoi elles sont à la base de tout.
Pour être à la base de ce tout, elles se doivent aussi d'être liées. Et ce ne fut pas le cas au début. Elles arboraient la forme d'entités. Leurs noms ont dû changer au fil du temps et des régions, mais dans chaque contrée où j'ai posé le pied, tout un chacun semblait convaincu de leur existence. Aussi n'ont-elles jamais été remises en cause. J'ai cru comprendre que les gens d'ici paraissaient également reconnaître ces deux êtres suprêmes. Toutefois, je ne les nommerai pas. Je pense que s'il y a une chose dont ils peuvent se passer, c'est d'un nom. »
Sans s'interrompre dans le cours de sa phrase, Mugon enfonça subitement son aiguille dans le centre d'une des boules de pus sur le poignet de l'homme. Elle avait auparavant enduit la partie gangreneuse de celle-ci d'un gel d'herbes qui avait une odeur certes forte, mais déjà plus bienveillante que celle de cadavre qui s'en émanait auparavant. Elle laissa l'aiguille reposer dans la peau gonflée pendant un bon moment, sans bouger la main, sans cligner de l’œil. Elle agissait d'une façon très professionnelle, voire presque mécanique. Comme si c'était pour elle un simple automatisme après tant d'années de pratique, malgré son jeune âge. Elle ne prêta même pas attention au visage du malade, qui s'était crispé lorsque l'aiguille était venue se loger dans sa peau. Il avait serré le peu de dents qu'il avait et n'avait pas laissé échapper le moindre son, si ce n'était un souffle un peu coupé et brusque. Mais ça, Mugon avait l'air de ne pas s'en préoccuper le moins du monde.
Après un certain temps, elle retira enfin l'aiguille de l'endroit où elle s'était profondément logée. Sa sortie fut suivie d'un fil blanchâtre de pus, qui ne sembla pas impressionner l'apothicaire alors qu'il aurait dégouté plus d'un homme. Puis, à l'aide de petits bouts de tissu sur sa main habile, elle appuya de chaque côté de la fente qu'elle venait d'ouvrir, laissant s'échapper une quantité écœurante de pus à mesure que la pustule se dégonflait. Une fois que la coulée cessa, Mugon trempa un autre morceau de tissu dans un mélange broyé d'herbes diverses, et massa délicatement la plaie qui avait saigné entre-temps. À voir la réaction de l'homme, ce traitement semblait piquer encore plus cruellement que l'aiguille. Mais là encore, Mugon n'en avait que faire.
« Avant que notre monde ne soit en état d'exister, ils étaient là, sans forme, à se faire face, plongés dans le néant. Ils sommeillaient plus profondément encore que les morts. On dit que leur repos prend place à la fin d'un monde, ce qui laisserait présager que le nôtre aussi, un jour, prendra fin. Et à chaque fois qu'ils s'éveillent, ils se redécouvrent et s'émerveillent. Ainsi, ce fut avec grâce et naïveté qu'ils parvinrent, cette fois encore, à prendre vie. Ils étaient seuls et le savaient, mais n'éprouvaient rien, si ce n'était le désir profond de rejoindre leur unique compagnon. C'est dans ce but que l'une de ces deux entités se fit apparaître de grands yeux sur le visage, dans l'espoir de communiquer. Mais la seconde avait plutôt pensé à se faire des oreilles pour cela. Afin de créer un échange, elles formèrent une bouche sur leurs visages respectifs. Mais elles n'avaient rien à se dire.
La Forme arborait de grandes oreilles, et aucun son n'y échappait. Lorsqu'elle dut s'approprier des yeux, elle les fit fins et menus. Le calme et la sérénité reposaient sur son expression inaltérable.
La Raison était caractérisée par de grands yeux ouverts, que les détails les plus infimes ne pouvaient fuir. Imitant sa sœur, elle s'offrit des oreilles, mais les fit bien plus petites et enfantines. De son visage ressortait une émotion [émotion ou expression ?] paisible et silencieuse. »
Pustule après pustule, l'avant-bras de l'homme commençait à se dégonfler. Mugon faisait preuve d'une vigilance exemplaire en traitant calmement les boules les unes après les autres. Parfois, il arrivait que l'une d'entre elles se remette à saigner alors que l'apothicaire avait déjà planté son aiguille dans la suivante. Dans ce cas de figure, sans bouger sa main droite, elle attrapait un bout de tissu propre et l'appliquait sur la blessure, en appuyant un peu pour mettre fin au saignement. Elle n'interrompait sa procédure que pour désinfecter son aiguille entre chaque pustule, sans même regarder une seule fois le visage de son patient.
Lorsqu'elle en arriva à dépasser le coude, elle fit une légère pause durant laquelle elle déroula une bandelette de tissu afin de recouvrir la partie qu'elle venait de traiter. Elle imbiba de son produit encore une fois la partie gangreneuse, puis commença à la recouvrir avec le bandage. Elle veilla à séparer chaque doigt tout en faisant en sorte qu'une quantité suffisante de tissu les recouvre, de manière à ce qu'ils ne puissent pas trop bouger non plus. Elle remonta ainsi tout le long, du poignet jusqu'au coude, veillant à bien recouvrir les parties éclatées. Une fois arrivé au coude, elle forma un petit nœud avec ce qu'il lui restait de la bandelette, puis essuya ses mains avec beaucoup d'attention. Lorsqu'elle eut fini, elle reprit son aiguille en main et s'attaqua à la pustule suivante, sur le biceps de l'homme. Ce dernier se remit à grimacer.
« Enfin, les deux êtres se touchèrent. Du bout du doigt, sans doute. Cela se fit naturellement, sans qu'aucun mot ne soit échangé. C'est ce qui créa ce que nous nommons « univers ». Ce Tout n'était qu'Un. Il apparut ainsi, dans le silence et le calme les plus absolus.
Vous me direz qu'afin de créer un univers dans une pareille harmonie, il faudrait que cette énergie et cette matière soient liées d'une façon telle qu'elles seraient impossibles à détacher ou même à distinguer, n'est-ce pas ? C'était évidemment le cas. De ce simple toucher, de cette union si anodine, s'était créé un être équivalent aux deux autres. La Vérité. Un fil qui connecterait éternellement la création à la destruction. Le présent qui se situe entre le passé et le futur. Le Tout.
Dans cet univers apparurent bien des choses — les étoiles et les planètes qui tournent autour ; les rochers et les arbres qui recouvrent notre terre ; les animaux et nous-mêmes. L'humanité diffère du reste par les deux choses qui régissent sa conscience : elle est libre de ses actes, mais fatalement liée à certains événements qu'elle ne peut contrôler. Toute stratégie tient sur une part de hasard, aussi minime soit-elle. Et c'est ainsi que l'homme avance [généralité non ? donc présent si c'est le cas] dans ce monde, tout droit, veillant toujours à respecter l'équilibre de ce fil. »
Lentement mais sûrement, le reste du bras y passa. L'apothicaire s'était déjà attaquée à l'épaule du malade, recouverte de quelques boules de pus qui se chevauchaient les unes les autres. Elle vint à bout de chacune d'entre elles, toujours à l'aide de son aiguille et de sa pommade d'herbes. Elle avait procédé jusque-là sans imprévu ou mauvaise surprise, ce qui l'étonnait d'ailleurs un peu, puisqu'elle ne s'était jamais occupée d'un patient aussi mal en point par le passé. Mais de tout cela, elle ne laissa rien paraître sur son visage, ignorant même les petits souffles de douleur de l'homme.
Lorsqu'elle en eut fini avec les immenses pustules sur le haut de l'épaule droite et qu'elle eut pris le temps d'en extraire la masse visqueuse de pus, elle s'empara d'une autre bandelette de tissu et recouvrit le reste du bras et le haut de l'épaule. Cette fois-ci, elle sentait néanmoins que quelque chose avait changé chez le malade. Son visage s'était creusé de rides de douleurs, le déformant affreusement. Il y en avait autour de son nez et de ses lèvres, entre ses sourcils froncés, et sous ses yeux plissés. Elles étaient lourdes et profondes, lui donnant presque l'air d'un diable. Ce qui était étrange avec cette expression, ce n'était pas son intensité, mais plutôt ce qu'elle dégageait. Elle ne donnait pas l'impression d'être le résultat de la souffrance due au traitement, mais plutôt d'être liée à de la colère. Peut-être s'agissait-il de mécontentement. Comme si cet homme n'avait pas voulu qu'on lui retire ce qu'il avait.
« La Forme et la Raison n'avaient plus besoin d'interagir avec la Vérité. Tout était parfaitement équilibré et agencé. Sauf... Sauf pour un petit bourgeon qui poussait et grandissait, lentement. Lorsqu'il en vint à éclore, un être en sortit. Les Entités auraient dû le détruire tant qu'il en était encore temps, mais elles ne s'attendaient pas à ce qu'il s'avère aussi dangereux pour elles. Car en effet, il leur était en tout point similaire. Il pouvait créer et détruire de l'énergie et de la matière avec la même aisance qu'elles. Mais il avait, en plus de cela, un point commun avec tous les êtres du monde dont il était originaire : il pouvait ressentir des émotions. En cela, il était supérieur aux Entités. Et cela s'annonçait bien mauvais pour elles, surtout s'il trouvait le moyen de se reproduire.
Alors, dès qu'elles en eurent l'occasion, elles le détruisirent. Et pour s'assurer qu'il cesse de se régénérer, elles l'enfoncèrent au plus profond de notre monde, dans le noyau même. Ainsi, cet être parfait était réduit à y rester pour l'éternité, sans jamais connaître le repos. Au fil de cette éternité, il se dégradait, comme l'avaient souhaité les Entités. Il laissait s'échapper sur Terre des parts de lui sous différentes formes : les premières étaient des humains qui possédaient une toute petite partie de sa force. À notre échelle, ce n'est pas négligeable ; mais à celle de cet être, si. Il n'était donc pas un problème pour les Entités d'éliminer ces petites « erreurs » une à une, au fil de leurs apparitions.
Mais il existe une autre manifestation de la colère de cet être : des espèces d'esprits, de spectres. Ils apparaissent sous un bon nombre de formes, toutes trop anodines pour que les Entités s'en préoccupent. Ils naissent de façon aléatoire, dans des lieux divers, sans raison apparente. Mais ils ont tous la même fonction : parasiter un être humain afin de grandir en lui, de se propager, et de recréer l'être dont ils sont issus. Ils n'y sont jamais parvenus, car en ce bas-monde, certains hommes les traquent et font tout pour s'en débarrasser. Ces chasseurs les ont nommés mononoke5. »
Mugon en avait à présent fini avec le bras droit. Elle désinfectait calmement son aiguille quand l'homme lui adressa la parole :
« C'est assez proche de ce que je connaissais... » On aurait dit que sa voix avait changé. Elle était devenue plus grave, plus abîmée. « Sauf sur la fin... »
L'apothicaire ignora cette remarque et ne tourna même pas les yeux vers son interlocuteur.
« Vous avez l'air de vous y connaître, dîtes-moi... » ajouta encore l'homme, étirant ses lèvres en un sourire. Son front, toujours détruit par les lignes qui s'étaient mises à le déformer, était ruisselant de sueur. « Vous avez quelque chose d'autre à me raconter sur ces mononoke ? »
Mugon n'avait pas eu l'air d'apprécier que le malade se soit particulièrement attardé sur ce point de son récit. Elle fronça légèrement les sourcils en observant son aiguille. Elle ignora complètement la demande de son patient et allait s'attaquer à la pustule suivante quand une voix insistante l'interrompit en plein geste et la fit sursauter.
« Allez, parlez-moi de ces mononoke ! »
L'apothicaire l'ignora à nouveau et enfonça son aiguille dans la pustule. Mais le sourire de l'homme ne quitta pas ses lèvres, contrairement aux fois précédentes, où il avait grimacé à chaque piqûre.
« Vous les connaissez bien... Vous les chassez, d'ailleurs. C'est pour cela que vous êtes venu ici, dans ce ryokan. Parce que vous sentez ces choses-là. Vous êtes étroitement liées. »
L'aiguille ressortit de la plaie. Ses doigts appuyèrent contre la pustule. Le pus dur et visqueux en sortit en grosses larmes. Elle attendit que la coulée cesse pour l'essuyer. Elle appliqua la pommade, désinfecta son aiguille.
« Vous aviez promis de me raconter quelque chose ! »
L'homme paraissait en colère. Son visage s'était complètement tordu sous sa hargne.
L'aiguille prenait du temps à se nettoyer. Le pus avait été particulièrement épais cette fois. Mais Mugon se résolut à ne pas répondre. Elle n'aimait pas l'attitude de ce malade. Quelque chose venait de brusquement changer en lui, et ça ne lui plaisait pas du tout.
Elle s'avança vers le torse de l'homme et chercha à s'attaquer à la pustule au milieu de sa poitrine. Elle tenta de planter sèchement l'aiguille, comme lors des fois précédentes — mais rien n'y fit. Cette boule était dure comme un rocher. Mugon s'éloigna. Si elle essayait à nouveau, elle allait abîmer son précieux outil. Elle désinfecta à nouveau l'aiguille par précaution, puis montra sa main gauche au malade, et plus particulièrement son pouce. Celui-ci était orné d'une longue bague de jade, qui se prolongeait même après le bout du doigt, formant un ongle pointu et particulièrement aiguisé. Elle était décorée de motifs creusés dans la pierre, au creux desquels on avait fait couler de l'argent.
« Si vous voulez bien m'excuser, vous risquez d'avoir un peu mal. »
Mugon avait prononcé ces mots calmement et ne semblait pas se soucier de la douleur qu'elle était sur le point de causer.
Sans laisser à l'homme le temps de réagir, elle enfonça son bijou dans la pustule sur son torse. À peine l'ouverture fut-elle faite qu'un liquide noir en sortit. Il coulait avec abondance, comme s'il provenait d'une source extérieure. Le malade secouait la tête nerveusement, un peu comme sous l'effet d'un tremblement. Son visage était plus que jamais creusé par d'atroces lignes noires. Si on avait comparé sa tête actuelle avec celle qu'il avait lorsque Mugon était entré, on aurait cru avoir eu affaire à deux hommes complètement différents, sans même un lien de sang. Il grognait d'un air mauvais, d'une façon comparable à celle d'un démon. De la salive semblait même couler d'entre ses lèvres tordues en une grimace. Son teint était plus cadavérique que jamais. Mais, comme à son habitude, l'apothicaire y resta impassible.
« C'est pour cela que vous êtes venu ici, dans ce ryokan. Parce que vous sentez ces choses-là. Vous êtes étroitement liées. » Mugon fronça les sourcils en se remémorant cette phrase.
Tu as beau me connaître, petit Mononoke, tu restes ce que tu es. Un esprit sans défense face à ton bourreau. Je te chasse, mais ne te méprends pas. Moi aussi, je suis chassé. Je suis une erreur pour les Entités. Je sais que je ne pourrai pas les fuir éternellement, alors je me suis donné un but. En un sens, je les aide un peu. L'être qui a été envoyé dans le noyau de ce monde m'a légué, inconsciemment et involontairement, une partie de sa force. Alors je la mets à bon escient : je vous détruis, vous, parasites de l'humanité, fruits de sa hargne envers l'injustice qu'il a subi. Parce que moi aussi, j'éprouve de la colère pour le sort qui m'a été voué. Mais la mienne est plus habile. C'est pour cela qu'aujourd'hui encore, c'est toi qui as perdu. Et peu importent les formes que prendront tes semblables, je vous retrouverai, un à un, et vous exterminerai.
Je n'ai que faire de la fatalité de mon destin. Je n'ai que faire de l'être dans le noyau de la Terre qui m'a donné vie. Et si mon seul moyen de le dégrader est de vous réduire à néant, je le ferai jusqu'à ce que l'on me trouve et que je sois éliminée. Telle sera ma vengeance pour cette vie dont je ne pourrai jamais profiter.
Mugon ne retira sa bague de la plaie que lorsque le fluide noir se fit moins abondant. Puis, sans même se soucier du fait que la pierre de jade en était tâchée, elle appuya fermement de chaque côté de la fente, libérant encore et encore de cette substance sombre. Elle semblait jaillir de la pustule d'une façon de plus en plus réticente, en petits flots qui gigotaient, comme s'ils avaient une conscience propre. L'homme ne cessa de grogner tout le long, son visage défiguré par une expression haineuse. Une goutte de sang jaillit enfin de la blessure, signalant l'achèvement de la coulée de la chose noire. Les autres boules de pus avaient visiblement subi une pression étrange lors de l'élimination de cette pustule, et s'étaient ouvertes. Elles laissaient s'échapper un flot de pus dont l'odeur était particulièrement dérangeante. Le malade avait enfin cessé ses grognements, mais son expression n'avait pas changé. On aurait cru voir un masque tant sa peau était raide et tant les traits de son visage avaient l'air caricaturaux.
L'apothicaire n'y prêta pas attention et s'occupa plutôt de nettoyer soigneusement sa bague. C'était sans doute ce qu'elle possédait de plus précieux, et elle refusait de la voir plus longtemps dans un état aussi pitoyable. Elle la trempa d'eau et de gel jusqu'à ce qu'elle retrouve son éclat. Puis, elle referma sa caisse de travail et se releva, ignorant la flaque de pus qui s'était amassée autour du malade. Elle jeta un regard à son visage déformé et à la grimace qui l'animait. Une fois de plus, Mugon avait agi aussi mécaniquement qu'une pendule pour soigner cet homme du mal qui le rongeait. Après tout, ce travail était sa seule raison de vivre. Elle resta quelques instants là, à se remémorer les derniers instants passés. En dehors du son de la pluie que l'on pouvait encore entendre à l'extérieur, la pièce était absolument silencieuse.
Il n'y a qu'une seule Vérité.
⁂
Mugon émergea de la pièce avec aussi peu d'émotion que lorsqu'elle y était entrée. D'un geste de main, elle fit passer une mèche de ses longues boucles sombres hors de son visage. Elle tourna la tête et aperçut aussitôt l'okamisan. On aurait dit qu'elle avait attendu dans le couloir en faisant des allers-retours pendant tout le long de l'opération. Elle avait un regard un peu inquiet sur son visage rond, sans doute préoccupée par l'état de son hôte malade. Et puisqu'il était impossible de déceler sur les yeux de l'apothicaire si le traitement avait été possible ou non, son attente n'était pas terminée.
« Eh bien... Comment va-t-il ? » questionna-t-elle. Sa voix portait clairement la marque d'une inquiétude profonde. Mais Mugon l'ignora lors de sa réponse.
« Il se repose. Et il serait mieux qu'il ne dîne pas ce soir ou demain matin. Le traitement que j'ai utilisé est particulièrement éprouvant pour un corps aussi malade que le sien. Mais cela s'est avéré très efficace. J'irai même jusqu'à dire que le mal qui le ronge ne tardera pas à le quitter entièrement. »
L'inquiétude quitta aussitôt le visage de l'okamisan. Elle semblait entièrement réjouie d'apprendre la nouvelle.
« Merveilleux ! dit-elle aussitôt, arborant un grand sourire sur ses lèvres. Fantastique ! Bravo ! Moi qui pensais qu'on ne pourrait plus rien pour le mal de cet homme, me voilà bien rassurée !
— Ne vous en faites pas. J'ai simplement fait ce que j'avais à faire. »
L'okamisan hocha la tête.
« Je suppose que vous souhaitez vous reposer après votre travail, n'est-ce pas ? »
Mugon acquiesça.
« Je repartirai demain. Une longue journée de marche m'attend.
— Nous apporterons le repas du soir dans votre chambre. Nous vous devons bien ça après votre admirable travail, après tout ! »
Elle passa devant Mugon et lui fit signe de la suivre. Sans se retourner ne serait-ce qu'une seule fois, la jeune femme avança derrière elle jusqu'à l'opposé du bâtiment pour rejoindre la chambre qui lui était destinée. Ni elle ni l'aubergiste ne remarquèrent la flaque de liquide noir qui s'était écoulée dans le couloir depuis la porte du malade.
Encore une mission accomplie ! 8)
Yuan:
BON ! J'ai enfin édité mon post avec la première partie de No pour appliquer les corrections d'Izzy. Et j'ai enfin corrigé le deuxième Acte. Donc voici voilà cette galerie qui reprend vie après plus de 120 jours (merci le forum de m'en informer).
MOT DE L'AUTEUR
Bon, voici voilà avec (beaucoup) de retard la suite éditée de No, toujours avec Mugon au féminin. Je pense qu'à ce jour, c'est le seul et unique de mes textes pour lequel j'éprouve un certain sentiment de satisfaction. Je le trouve pas trop mal réussi, en plus du fait qu'il s'est tapé de bonnes notes au concours d'écriture de Lypphie. L'idée du mononoke de cet Acte est un peu inspirée d'un épisode de Mushishi dont il ne me reste plus qu'un vague souvenir, mais au final mon travail s'en détache un peu. J'en profite pour dire que vous pouvez aussi retrouver ce texte, sa première partie, ainsi que le brouillon d'Apparatus sur mon compte Fictionpress, que j'ai enfin mis à jour après plus d'un an.
Ah, et au passage, un grand merci à Izzy pour ses corrections lors du concours, que j'ai appliquées dans cette version du texte. Bonne lecture !
(Cliquez pour afficher/cacher)能
【no — faculté】
Acte Second
深井
【fukai — mère en peine】
Comme si elle avait été guidée par une corde qu'il lui suffisait de suivre pour avancer, la jeune femme avait traversé forêts, plaines et montagnes, dans un silence qui se voulait pour elle comme une coutume. Mais bientôt, cette corde lui ferait approcher une nouvelle bourgade, une nouvelle infection à traiter, de nouveaux jours. Son voyage était devenu monotone et routinier, ne la laissant même plus réfléchir ou penser. Elle agissait comme une machine programmée, dont les algorithmes tourneraient en boucle jusqu'à son dernier souffle.
Lorsqu'elle atteignit sa nouvelle escale, son ouïe fut aussitôt agressée par les marchands qui hurlaient pour attirer les passants afin de vendre ce qu'ils avaient à proposer. Tout lui paraissait atrocement insupportable, d'autant plus qu'elle savait pertinemment qu'elle devrait s'en contenter jusqu'à ce qu'elle rejoigne un lieu qui lui servirait d'hébergement. Elle s'arrêta un moment, le temps d'observer les lieux et de comprendre la structure des ruelles. Elles semblaient remonter sur une colline au loin et s'arrêter brusquement à côté d'une forêt. Les bâtiments lui paraissaient tous strictement identiques, et il n'y avait pas moyen d'en localiser un plus grand que les autres, qui aurait pu être une auberge.
« Vous avez l'air de chercher quelque chose. Puis-je vous aider ? »
C'était une voix dénuée de vie et d'émotion qui venait de s'adresser à elle, provenant d'un homme assis sur une caisse de bois — sans doute pleine de marchandise — que personne dans la rue ne semblait remarquer. Il était couvert d'un vêtement de tissu épais, entièrement noir, lui servant à la fois pour tenir au chaud ses épaules et pour masquer son visage d'une cagoule, ne découvrant que son nez droit et ses lèvres fines. Son menton et ses joues étaient recouverts d'une barbe mal rasée et ses yeux, dont l'éclat brillait parfois sous le froid soleil de début d'hiver, étaient tout aussi sombres que son vêtement, tout aussi vides de sentiments que sa voix.
« En effet, je viens d'arriver ici. Je suis une apothicaire itinérante qui échange ses services contre un peu d'hospitalité. Je cherche justement où trouver cette dernière, puis je proposerai mes services à ce village. »
Mugon avait parlé d'une traite, sans aucune hésitation. Elle avait prononcé ce discours tant de fois qu'il avait dépassé le stade d'habitude ou de routine. Il était devenu une véritable part d'elle, un fragment intégrant de son identité.
« On dirait que vous avez fait mouche en tombant sur ce village, lui répondit aussitôt son interlocuteur avec un sourire au coin des lèvres. Si vous continuez de remonter l'allée jusqu'à la colline, vous verrez une rangée d'habitations. Au bout de celle-ci, vous trouverez une maison où un forgeron fait refroidir le fer qu'il travaille sur sa terrasse. Si vous pouvez apporter de l'aide à sa femme, il vous logera sans hésitation.
— Qu'a donc cette femme ?
— Elle est enceinte. »
Mugon grimaça un peu. Elle avait du mal à saisir le problème posé ici. L'homme en noir sourit à sa réaction.
« Je ne connais pas bien les détails, mais apparemment, tel est le problème : elle est enceinte, continua l'homme. Je ne sais pas si les services d'une simple apothicaire seront suffisants, mais vous ne perdez rien à y aller, n'est-ce pas ? »
Mugon détourna un peu le regard à l'annonce des faits. Tout cela lui paraissait plutôt étrange, mais ce n'était pas très important. Dans tous les cas, elle savait à présent où se rendre et qui traiter.
« Bien. Je vais me diriger là-bas dans l'espoir d'aider cette femme. Merci beaucoup pour votre aide. »
L'inconnu se contenta de lui faire un signe d'au-revoir et de la regarder s'éloigner, pas à pas, accompagné par le cliquètement de ses getas contre le sol.
« Allez donc, ma bonne amie, murmura-t-il sans que Mugon ne puisse l'entendre. Du travail vous attend. »
⁂
Après quelques instants, elle parvint à la colline qui lui avait parue si lointaine depuis le quartier marchand. Elle n'avait pas profité de son chemin pour remettre en question l'étrange personnage qui l'avait guidée jusqu'à son prochain travail. Elle en avait croisé dans sa vie, des énergumènes. Et celui-là n'était pas aussi étrange que d'autres. Peut-être souffrait-il lui-même d'une maladie pour voiler ainsi son visage. Mais si cela avait été le cas, Mugon aurait dû le sentir, avec la même habileté qui lui avait permis de savoir que cette ville contenait un malade. Elle n'en avait perçu qu'un, pas deux — peut-être alors que cet homme n'aimait pas le soleil... Bon nombre d'hypothèses pouvaient être émises, et elles n'intéressaient pas l'apothicaire.
Elle vit bientôt se dessiner devant elle les ruelles d'habitations, telles qu'elles avaient été décrites par son guide improvisé. Et en même temps qu'elle pénétrait ces lieux bien plus calmes que le marché d'en bas, elle se rapprocha aussi d'un bruit répété de cliquètement de métal propre aux forges. Le son lui parut comme un rythme régulier et agréable, et elle en profita le temps de s'en rapprocher. Enfin, elle put apercevoir le bout de la ruelle, et avec celle-ci, la fameuse terrasse sur laquelle on pouvait voir divers outils en métal en train de refroidir et de sécher.
Le temps que Mugon se place devant, un homme aux yeux cernés de fatigue et à la coiffure courte et négligée débarqua brusquement depuis son atelier. Il tenait à la main une lame qu'il venait de tailler et qu'il accrocha afin de la faire refroidir. Il essuya son front ruisselant de sueur et attrapa une gourde d'eau accrochée à sa taille afin de se réhydrater. Il lui fallut du temps pour remarquer la femme maquillée qui se tenait devant sa demeure, et il sursauta lorsqu'il la vit enfin.
« Bonjour Monsieur, dit Mugon en s'avançant encore vers l'homme afin de créer un dialogue. Je suis une apothicaire errante qui vend ses services pour de l'hospitalité. J'ai rejoint ce village, et un homme m'a envoyée chez vous, disant que votre femme souffrait d'une condition quelque peu étrange. Je suis donc venu dans le but de l'aider. »
Le forgeron se gratta le menton face à l'annonce de l'inconnue, puis il baissa les yeux d'un air gêné.
« À vrai dire... Je ne sais pas si un apothicaire peut lui venir en aide, hélas.
— Vous ne pourrez le savoir qu'une fois que vous m'aurez décrit le problème. S'il me reste une chance d'aider votre femme, j'aimerais le savoir, insista Mugon. Et je suppose que vous aussi souhaitez la voir guérir. »
L'homme se mordit la lèvre et hésita un instant. L'apothicaire s'impatienta. Qu'avait-il donc à cacher ? Même si la maladie était gênante, elle ne méritait sans doute pas d'en faire autant.
« Je vous prie de m'excuser un instant. Je vais lui demander si elle souhaite recevoir votre visite. Puis je vous expliquerai de quoi il en retourne. Ça vous convient ? »
Mugon hocha brièvement la tête et suivit du regard l'homme qui disparut aussitôt dans sa maison. Elle attendit calmement son retour, en profitant pour admirer les outils tout juste forgés. Le temps qu'il lui fallut pour contempler les détails du travail du jeune homme fut suffisant pour lui permettre de patienter jusqu'à ce qu'il revienne. Soudain, sa tête ressortit de la porte coulissante qui restait grande ouverte sur sa forge, et il fit un geste du bras pour que Mugon le suive à l'intérieur.
Ils traversèrent l'atelier du mari, puis arrivèrent dans une grande pièce principale, de laquelle on pouvait sentir le doux parfum d'un plat en train de mijoter. Tous deux se déchaussèrent aussitôt, se débarrassant de leurs sandales respectives pour ne pas abîmer les tatamis. À en juger par la table basse située au centre et les petits coussins autour, c'était sans doute ici que la famille partageait ses repas. Deux larges portes en paille de riz se faisaient face — l'une d'entre elle était légèrement entrouverte et semblait mener à un couloir qui abritait sûrement les chambres à coucher, et de l'autre provenait l'odeur du plat en train d'être cuisiné.
« Ma femme est en train de préparer le dîner, dit enfin l'homme. Vous le partagerez avec nous. Nous allons donc vous loger le temps de votre séjour ici. Même si vous ne pouvez rien pour ma femme, il doit bien se trouver quelques malades en ville qui apprécieront grandement votre aide. »
Il invita Mugon à s'asseoir à la table, puis partit chercher du thé et des verres dans la pièce de droite. Il revint aussitôt et en servit à son invitée ainsi qu'à lui-même.
« Je ne me suis pas présenté, reprit-il. Mon nom est Sato Genkishi1. Et vous ?
— Je me prénomme Mugon, » lui répondit l'apothicaire après avoir avalé une gorgée de thé chaud.
Genkishi marqua une pause le temps de boire un peu lui aussi, puis reprit la parole.
« Ma femme Anko et moi avons emménagé ici après notre mariage, ce qui remonte déjà à quelques années. Si notre demeure est aussi grande, c'est parce que nous voulions qu'elle puisse accueillir nos futurs enfants sans mal. Seulement, pendant longtemps, Anko n'arrivait pas à tomber enceinte. Il n'y avait rien à faire, et l'herboriste de notre village n'avait rien à nous proposer en guise de traitement. Nous en étions même venus à penser qu'elle était sans doute stérile, ce qui nous causa une grande peine... Nous ne savions vraiment pas quoi faire. Mais surtout, elle souffrait de ne pas pouvoir tomber enceinte. Elle voulait vraiment avoir des enfants. »
Mugon l'écouta calmement en sirotant son thé, attendant qu'il en vienne aux faits. Seulement, plus son récit avançait, plus il semblait balbutier tant il avait du mal à trouver ses mots.
« Eh bien... Elle a enfin réussi à tomber enceinte cette année, reprit-il. Et aussi à donner naissance. Le problème, c'est... qu'elle est toujours enceinte.
— Elle a donné naissance mais est restée enceinte ? demanda Mugon, visiblement intriguée.
— On peut dire ça comme ça. Elle a donné naissance, puis aussitôt, une autre grossesse est survenue. Dit ainsi, ça peut paraître naturel. Seulement, c'est arrivé trois fois de suite cette année. »
Mugon écarquilla les yeux et s'arrêta net. Elle fixa le forgeron, interloquée, incapable de placer une quelconque réponse.
« L'automne est presque fini, et c'est la quatrième grossesse que fait ma femme en cette année. Les trois enfants précédents sont nés sans difficulté apparente. Alors, forcément, il y a le fait que les grossesses s'enchaînent et qu'à force, ça risque de nuire à la santé d'Anko. Mais il y a aussi le fait que ces enfants... »
Il marqua une pause dans ses paroles, baissant les yeux d'un air presque gêné.
« Je les aime, évidemment que je les aime. Et je suis heureux d'être père. Mais je ne peux qu'avouer qu'il y a quelque chose qui ne va pas avec ces enfants. Mais ça, vous le remarquerez quand vous les verrez, je pense... »
L'apothicaire n'avait rien à ajouter au sujet des enfants, du moins pas tant qu'elle n'en saurait pas plus. En revanche, le problème des grossesses la troublait vraiment. Elle réfléchissait déjà à comment il lui serait possible de traiter la jeune femme. Son regard se posa sur la bague de jade qui ornait son pouce gauche, qui avait la forme d'un ongle affiné et pointu. Elle resta ainsi pendant quelques instants, perdue dans ses pensées à la recherche d'une solution.
« Je pense pouvoir aider votre femme, dit-elle enfin après avoir médité le problème. Je crois avoir une petite idée du mal qui la ronge. Je m'y prendrai avec un traitement à base d'herbes, et je devrais déjà avoir en ma possession toutes celles dont j'ai besoin. »
À peine eut-elle fini sa phrase que le visage de Genkishi lui parut s'illuminer de bonheur. Ses yeux étaient marqués d'une joie sincère tandis qu'un sourire se dessina sur ses fines lèvres.
« Si vous arrivez vraiment à guérir ma femme, je ne pourrai jamais assez vous remercier...
— Ce ne sont pas des remerciements que je désire, lui répondit Mugon d'une voix calme et bienveillante. Ce que je souhaite vraiment, c'est qu'Anko-san2 se rétablisse pleinement. »
Elle ôta sa caisse en bois de son dos, et l'ouvrit afin de chercher dans ses nombreux compartiments ce dont elle avait besoin. Elle en attrapa quelques herbes ainsi qu'un petit bol pour les broyer.
« Je vais immédiatement me mettre à l’œuvre, et je devrais avoir de quoi lui procurer son premier breuvage d'ici demain matin au plus tard. Le traitement risque de durer quelque temps, mais je pense qu'il sera efficace.
— Merci du fond du cœur, Mugon-san, lui répondit aussitôt le mari enjoué à l'idée de savoir que sa femme pouvait être aidée. Je vais vous laisser travailler. Ce soir, nous souperons tous ensemble. Je vous laisserai alors expliquer à Anko en quoi consiste le traitement que vous avez prévu pour elle. Sur ce, je vais retourner à ma forge... »
La femme maquillée lui répondit d'un hochement de tête, puis Genkishi prit le plateau avec les tasses et la théière, les déposa dans la pièce voisine, puis retourna travailler, un sourire heureux collé sur son visage.
⁂
L'après-midi passa en un éclair, et la nuit arriva en recouvrant le village. Les commerces cessèrent leurs activités, les passants s'infiltrèrent dans des restaurants ou bien directement chez eux, et les rues se firent de plus en plus silencieuses. Le ciel, déjà couvert de gris depuis le début de la journée, s'était obscurci avec une vitesse déconcertante, et avait conservé ses nuages opaques qui ne laissaient pas même une étoile briller. Mugon avait passé ce temps dans le calme le plus absolu, et avait broyé ses herbes avec soin. Le produit n'était autre qu'une bouillie sombre et épaisse, un peu visqueuse, prête à être diluée dans de l'eau. En plus de ce breuvage à ingurgiter, l'apothicaire avait prévu quelques séances d’acupuncture pour la jeune femme. Elle n'avait jamais eu affaire à un phénomène de cette sorte, mais elle était confiante. Tant que sa bague serait avec elle, cet étrange démon ne pourrait pas lui résister.
Le forgeron revint dans la salle, exténué après sa journée chargée de travail. Derrière lui, deux ombres semblaient se dissimuler tant bien que mal dans son dos, tirant un peu sur les bouts de son kimono. Comme lors de leur première rencontre, il sembla qu'il lui fallait un peu de temps avant de remarquer Mugon à genoux à côté de sa caisse en bois, un large morceau de tissu étalé devant elle pour ne pas tacher les tatamis en travaillant. Elle était encore en train de remuer légèrement le contenu du bol, et avait l'air intriguée par ce qui semblait se cacher derrière son hôte.
« Allez les enfants, ne soyez pas timides ! dit Genkishi en jetant un coup d’œil aux ombres derrière lui. Mugon-san va rester chez nous quelques jours. Alors soyez polis ! »
Il se gratta la nuque, visiblement embarrassé, puis s'inclina en une légère révérence à son invité.
« Je vous prie de m'excuser, Mugon-san... Quand ils sont rentrés de l'école et que je leur ai dit qu'il y avait une invitée, ils ont décidé de passer l'après-midi dans la forge avec moi. Ils sont plutôt timides...
— Aucun souci à vous faire, répondit l'apothicaire en arrêtant de malaxer son produit. La plupart des enfants ont tendance à passer par une période de timidité. »
Elle avait tenté de réagir aussi naturellement que possible au fait que ces enfants soient rentrés de l'école. Ils avaient moins d'un an, et pourtant ils étaient allés et venus des cours du village, sans que personne n'ait à les y déposer. Et puis même s'il s'était agi d'une garderie, Genkishi n'aurait pas eu à leur parler ainsi. Elle avait beau avoir été avertie que quelque chose n'allait pas à leur sujet, voilà qui dépassait ses attentes.
Le forgeron s'en alla dans la pièce voisine chercher sa femme, dévoilant alors les deux silhouettes qui étaient restées cachées dans son dos jusqu'alors. Mugon resta impassible au phénomène qu'elle avait sous les yeux tandis que la plupart des gens auraient manifesté un certain choc. Il faut dire que ces deux petites paires d'yeux enfantines avaient quelque chose de troublant, à fixer l'invité comme s'il s'agissait pour eux d'une peste noire. Ils semblaient non seulement timides, mais aussi pris de peur. L'apothicaire, quant à elle, se contentait de dévisager l'unique être qui était sous ses yeux.
Mononoke, te voici donc... C'est un aspect bien original que tu auras choisi cette fois.
Sous ses yeux impassibles se tenaient deux enfants, le premier arborant un physique avoisinant la dizaine ou la douzaine d'années, et le second semblant en avoir sept ou huit. Physiquement, ils étaient exactement similaires, l'un se contentant d'être plus jeune que l'autre. Leur visage était formé de deux grandes joues rondes reliées en un petit menton. Au-dessus de celui-ci se situaient de fines lèvres, surplombées par une gouttière peu marquée et un nez en trompette. De grands yeux d'enfant scrutaient l'apothicaire de leur sombre couleur vermeille, et des sourcils épatés et épars n'arrivaient pas à en transcrire les sentiments. Une chevelure légèrement bouclée et coupée court recouvrait leurs crânes respectifs, et paraissait particulièrement singulière par le fait qu'elle était presque rousse. Leur peau avait une teinte étrange, d'une couleur chaude sans pour autant paraître bronzée. Sous leurs petits kimonos verts se dissimulait une ossature sans doute très fine et un corps particulièrement maigre pour des enfants. La seule chose qui les distinguait vraiment l'un de l'autre était sans doute leur taille — l'aîné faisait quelques centimètres de plus que le cadet. Et c'était leur unique différence.
Bientôt, Genkishi revint avec un plateau qui portait une partie du repas, et sa femme le suivit dans sa marche avec les bols manquants, tous déjà remplis de nourriture. Un petit enfant haut comme trois pommes venait clore le cortège, tenant entre ses mains une carafe d'eau comme s'il s'agissait d'un trésor précieux. Mugon se leva pour saluer sa future patiente, qui la salua à son tour et la remercia pour s'occuper d'elle. C'était là une femme que l'apothicaire ne pouvait trouver que belle, tant ses traits étaient fins et sa peau lui parut pâle. Ses longs cheveux raides caressaient ses épaules avec une grâce similaire à celle qu'ont des pétales de fleur. Et son visage ne paraissait plus aussi jeune qu'il devait l'être, marqué par quelques traits signifiant la sagesse d'une mère. Seulement, il y avait une chose qu'elle se retint de méditer : le fait qu'elle ou son mari ne possédaient pas une seule ressemblance avec leurs enfants.
Le repas prit place et les discussions habituelles de la famille débutèrent. Mugon se contenta d'écouter, mâchant ses aliments longuement et calmement. Elle semblait presque invisible tant il était impossible de la remarquer. Parfois, Anko ou Genkishi lui adressaient une remarque ou un remerciement de plus, ce à quoi elle répondait d'un hochement de tête ou par quelques mots brefs. Lorsqu'elle n'avait pas le regard perdu dans son assiette, elle jetait un coup d’œil furtif à l'un des enfants. Et à chaque fois qu'elle le fit, il lui sembla que ces derniers la fixaient déjà intensément depuis le début du repas.
Le dîner se conclut dans un calme reposant et agréable. Les enfants aidèrent leurs parents à rapporter les bols, verres et baguettes dans la pièce voisine. Puis, après avoir ri à quelques taquineries de leur père, ils disparurent tous les trois dans le couloir, regagnant leur chambre commune. Mugon n'avait pas bougé durant tout le long de cette petite cérémonie, attendant tranquillement le retour des parents. Lorsqu'ils furent sûrs que les enfants s'étaient tous les trois endormis, ils retournèrent s'asseoir autour de la table pour parler un peu avec l'apothicaire.
« Je ne saurais vous exprimer ma gratitude, Mugon-san, lui déclara aussitôt Anko d'une voix sincère. Aussi, maintenant que mes fils sont partis se coucher, j'aimerais savoir en quoi consistera le traitement.
— Trois fois rien par rapport aux grossesses continues que vous avez supportées, répondit aussitôt l'apothicaire. Je vous ai préparé un remède à base d'herbes. Vous le diluerez dans un verre d'eau chaude et en boirez le tout une fois par jour jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Avec cela, nous ferons une séance d'acupuncture tous les jours pendant une semaine. Après quoi votre grossesse actuelle devrait prendre fin.
— Est-ce que ce mal a une cause particulière, ou un nom ? questionna le mari. Il faut dire que je n'en avais jamais entendu parler, et pourtant ma mère était acupunctrice...
— Il n'a pas de nom à ma connaissance, lui répondit Mugon. Personnellement, il entre dans la catégorie de ce que j'aime appeler mononoke. Quant à sa cause, elle est similaire à celle d'un parasite. »
Lorsqu'elle prononça ce mot, le visage d'Anko se tordit de colère. Elle apaisa rapidement cette grimace soudaine, puis se tourna entièrement vers son invité.
« Je vous interdis d'utiliser ce mot. Mes enfants ne sont pas des parasites. Je sais que vous les avez regardés en vous disant qu'ils se ressemblaient tous et qu'ils avaient grandi trop vite pour leurs âges respectifs. Mais ce sont mes enfants et je les aime comme toute mère se doit d'aimer ses fils. Et si votre traitement doit affecter leur santé ou leur bien-être d'une quelconque façon, je refuse de m'y prêter. »
Mugon s'était attendue à cette réaction depuis qu'elle avait commencé à broyer ses herbes pour préparer le remède de la jeune femme. Et c'est avec un calme de soldat qu'elle y fit face.
« Je n'ai rien à redire à cela. Je ne toucherai pas vos enfants, ne serait-ce que du bout d'un cheveu. Le traitement vous est destiné à vous, et à personne d'autre. »
Anko parut aussitôt soulagée. Quant à son mari, il semblait ne rien dire, laissant à sa femme le choix de s'exprimer comme elle le désirait, puisqu'après tout c'était elle la première concernée par le traitement.
« Et moi-même je n'ai rien à ajouter, répondit-elle en souriant. Cela me convient parfaitement. Sur ce, je vais vous mener à votre chambre, Mugon-san. Je vous prie de me suivre. »
Elle se leva en même temps que son invitée, et ils disparurent l'un après l'autre dans le couloir, laissant un Genkishi pensif assis devant la table.
⁂
Une semaine et demie s'écoula, rythmée par des séances d'acupuncture et des tasses de médicament à ingurgiter. Son goût âpre était infect, aussi bien pour la jeune mère que pour la chose qui la parasitait. Enfin, au bout du traitement, elle vécut un avortement inattendu, lui faisant perdre l'enfant qu'elle tenait en son sein. En réalité, il s'agissait plutôt d'un accouchement duquel aucun nouveau-né ne vit le jour. Il n'y eut que du sang et un petit caillou aux couleurs chaudes, que Mugon tâcha de récupérer sans que personne n'y fasse attention. Il s'agissait de la source même de l'être qu'elle chassait, et maintenant qu'il en était réduit à cette forme, il était hors d'état de nuire à Anko.
Encore quelques jours passèrent et la jeune mère sentit ses forces lui revenir, elle qui avait été si fatiguée par ses nombreuses grossesses en une année. Son mari et elle-même passèrent des heures entières à remercier Mugon pour ses soins et lui proposèrent de rester autant qu'elle le désirait. Elle les remercia de leur hospitalité et accepta leur offre, ce qui lui permit de passer quelques journées à s'occuper de divers malades dans le village. Aucun ne semblait avoir quelque chose de grave, et leurs infections n'avaient plus de secrets pour ses longues années de pratique.
Lorsqu'Anko se sentit complètement rétablie, son visage s'illumina d'une jeunesse nouvelle. Elle était à présent guérie et heureuse de pouvoir s'occuper de ses enfants. Après une année entière passée à la maison dans une routine de maux de ventre et de tête, elle put se permettre de revoir les ruelles et les quartiers marchands pour la première fois. Son mari l'accompagna pour profiter de son bonheur, laissant l'apothicaire en qui ils avaient désormais pleinement confiance rester avec leurs enfants en ce jour de repos. Mugon accepta, promettant de leur préparer un repas pour leur retour.
Une fois le couple parti, elle s'occupa à éplucher les légumes dont elle aurait besoin pour la soupe du dîner. Les enfants qui jouaient dans la pièce principale la regardaient parfois, comme si c'étaient eux qui la surveillaient plutôt que l'inverse. Puis, l'aîné s'approcha de l'apothicaire et la dévisagea d'un regard étrange, bien trop adulte pour son âge.
« Tu as tué notre frère... »
Mugon ne se retourna pas et resta silencieuse pendant un certain temps, continuant d'éplucher ses légumes avec soin. Elle sentait sur son dos le regard pesant de l'enfant, mais attendait qu'il dise quelque chose de plus sensé pour lui répondre.
« Tu vas nous faire du mal ? »
Elle se figea à cette interrogation, et daigna enfin regarder le gamin.
« Si je vous voulais du mal, j'aurais déjà pris les mesures nécessaires pour vous en faire, non ? lui répondit-elle comme s'il s'agissait d'une évidence.
— On ne peut plus causer de problèmes. Laisse-nous tranquilles... »
Mugon posa le couteau et la carotte qu'elle venait de finir d'éplucher, puis accorda toute son attention à l'enfant.
« Sitôt que je serai partie, cette femme sera de nouveau enceinte. Alors pour te répondre : si, vous pouvez encore causer des problèmes.
— Tu vas tuer notre mère ?
— N'importe quelle femme ferait votre affaire. Ce n'est pas une mère à proprement parler pour vous. C'est un œuf à féconder. En retour, elle vous aime vraiment comme si vous étiez ses fils. Je pense qu'on peut juger la situation comme étant plutôt malsaine, n'est-ce pas ? »
L'enfant recula et fronça les sourcils. Les propos de Mugon avaient semblé le dégouter un peu — pas pour ce qu'ils étaient, mais parce que le fait de les entendre sous forme de mots lui déplaisait particulièrement.
« Tu ne nous auras jamais ! »
Mugon jeta ses yeux limpides comme du cristal sur le garçon apeuré. Depuis l’entrebâillement de la porte coulissante, elle pouvait voir ses deux frères en train de jouer, sans donner l'impression d'écouter. Pourtant, elle savait très bien qu'ils entendaient la conversation : ce que l'un d'entre eux voyait ou entendait, tous le percevaient également.
« Les mesures nécessaires pour vous tuer que je t'ai mentionnées... Et si je les avais déjà prises ? »
L'enfant n'attendit pas la fin de la question de Mugon pour déguerpir en courant et chercher à s'enfuir par la porte d'entrée. Avec une synchronisation parfaite, ses deux frères firent de même, courant aussi vite que leurs jambes plus courtes le leur permettaient. Mais aussitôt qu'ils eurent franchi la cloison de papier, ils se retrouvèrent dans une autre salle de la maison. Sans réfléchir, ils continuèrent à courir, traversant ainsi une multitude de chambres, perdus dans un labyrinthe monté de toutes pièces à leur égard. Dans leur course effrénée, ils se perdirent de vue et se retrouvèrent bien vite isolés dans le fouillis des murs qui défilaient devant eux.
Mugon écouta le bruit de leurs pas affolés dans le calme le plus total. Elle plaça tous ses légumes dans de l'eau et se dit qu'il n'y aurait plus qu'à faire chauffer le tout pour que le couple puisse apprécier le dîner. Elle recouvrit la marmite avec le petit couvercle qui lui était destiné, puis se leva tranquillement, attrapa sa caisse en bois et traversa la pièce principale. À l'entrée se trouvaient encore ses getas, qu'elle n'avait chaussées que pour parcourir le village et aller aux bains depuis le début de son séjour. Elle les mit à ses pieds et passa la porte qui était censée mener à l'entrée de la maison. À la place, elle se retrouva dans une pièce rectangulaire, plutôt étroite, et se situa en son milieu. Lorsque l'un des marmots viendrait en courant vers elle, elle n'aurait qu'à lui enfoncer sa bague dans la gorge, et il en serait fini de sa misérable existence. Elle jeta un regard vers son bijou et le prépara à être pointé pour tuer. Sans lui, la procédure aurait été bien plus compliquée — mais puisqu'il était destiné à l'extermination des mononoke, autant en abuser. Et créer un labyrinthe de la sorte à partir d'une maison ou d'une forêt était un véritable jeu d'enfant pour elle.
Après quelque temps d'attente avec pour seule musique les cris des enfants qui ne savaient pas où ils étaient, elle en vit enfin un apparaître devant elle. C'était le plus jeune, dont le visage était recouvert de larmes. Lorsque son regard croisa Mugon dans les dédales qu'il parcourait, il manqua de s'uriner dessus, et fit un demi-tour brusque pour repartir dans la direction inverse. L'apothicaire, d'un geste rapide, attrapa son kimono de sa main droite, et le tira vers elle d'un mouvement sec. L'enfant hurla dans sa détresse, mais son cri prit fin lorsque la bague de jade de la jeune femme vint loger sa pointe aiguisée dans sa carotide. Lorsqu'elle fut sûre que suffisamment de sang s'était écoulé de la gorge de l'enfant, elle laissa retomber son cadavre sur les tatamis et sortit un mouchoir de son kimono pour essuyer le sang qui avait éclaboussé ses vêtements. Malheureusement, certaines taches ne seraient pas possibles à enlever. Voilà qui lui déplaisait beaucoup, attachée comme elle l'était à son kimono. Tant pis, elle trouverait bien un moyen de s'en procurer un nouveau, même s'il lui serait difficile d'en trouver un qui soit aussi beau.
Elle changea de pièce pour ne pas avoir à rester à côté du corps inerte et de la mare de sang qui l'entourait. Puis elle se posa tranquillement dans un des coins de cette nouvelle chambre et attendit patiemment qu'un autre des deux enfants restants se jette dans la gueule du loup. Elle ne tarda pas à voir l'aîné arriver en courant, couvert de sueur et terrifié à l'idée de faire face à la mort comme son frère cadet. Mugon ne perdit pas un instant et se jeta sur lui avant qu'il n'ait le temps de réagir, attrapant fermement son cou. Le gamin se débattit férocement en gigotant dans tous les sens et en essayant de frapper son agresseuse, mais une pression mortelle empêcha sa trachée de laisser passer de l'air, et il se mit rapidement à suffoquer. L'apothicaire, déjà lassée des grimaces qui défiguraient l'enfant, mit fin à ses jours en enfonçant à nouveau sa bague dans l'artère de ce dernier, et la retira rapidement afin de laisser l'hémoglobine s'écouler de la plaie. Elle ne se releva que lorsque le garçon ne donna plus aucun signe de vie.
Son vêtement s'en retrouva davantage sali, cette fois-ci surtout au niveau des jambes. Elle ne put s'empêcher d'exprimer sur son visage un sentiment de dégoût à la vue du sang qui était venu abîmer son truculent kimono auquel elle attachait beaucoup d'importance. Cette fois-ci, il n'y avait plus rien à faire, elle devrait s'en débarrasser pour de bon. Tel serait le prix à payer pour un mononoke coriace comme celui-ci. Car en effet, c'était la première fois qu'elle faisait face à un ennemi qui avait non seulement une apparence intégralement humaine, mais qui menaçait de se propager aussi dangereusement.
Elle prêta attention au silence anormal qui s'était installé. Le dernier garçon avait cessé de courir. Soit il était fatigué, soit il espérait que Mugon se perde dans son propre labyrinthe. Dans tous les cas, sa situation lui était fortement défavorable, et il ne tarderait pas à se prendre lui aussi un coup de bague dans la gorge. L'apothicaire ne put s'empêcher de sourire au triomphe qui lui tombait déjà sur les bras. Elle était maître de ces dédales : elle n'avait plus qu'à traverser les pièces qu'elle avait simulées une à une, et elle tomberait bien sur l'enfant désœuvré.
Elle avança calmement, tentant de minimiser le bruit de ses pas, et traversa la pièce pour rejoindre la suivante. Mais elle s'arrêta net sur son chemin. Ce n'était pas l'enfant qu'elle avait sous les yeux, mais un homme qu'elle avait déjà vu quelque part. Sa mémoire se brouilla soudain et tout son corps cessa de fonctionner. Qui était cet homme ?
« Ne vous souvenez-vous pas de moi ? L'amie, sans moi, vous ne seriez pas ici ! »
L'homme encapuchonné qui l'avait mené jusqu'à cette demeure. Voilà qui se trouvait devant elle avec une soudaineté déconcertante. Personne n'était censé pouvoir entrer à l'intérieur du labyrinthe que Mugon avait réservé au mononoke. Mais il n'y avait pas que ça — il y avait aussi le fait que la présence de cet homme en imposait par elle-même. C'était comme si la pression de l'air venait de monter avec une rapidité prodigieuse, étouffant presque l'apothicaire.
Tuer l'enfant et sortir d'ici. Vite.
Telles furent les seules pensées que réussit à formuler Mugon dans sa tête.
L'apothicaire fit une volte-face brusque et retourna dans la pièce d'où elle venait. Sans jeter un œil derrière elle, elle sentait le regard de l'homme peser comme une pierre sur son dos. Elle traversa les deux chambres décorées de cadavres au sol, et courut en laissant défiler autour d'elle son labyrinthe. Où s'était caché ce sale gosse ?
« Oh, prenez votre temps, lui dit la voix de l'homme en noir comme s'il était à côté d'elle. Si vous pouviez m'éviter d'avoir à me débarrasser de ce cruel mononoke moi-même, vous me seriez bien utile. »
Mugon grimaça de dégoût à ces paroles. Qui était donc vraiment ce personnage ? Était-il de la même espèce qu'elle, quelqu'un qui s'est résigné à chasser des démons pour exorciser son infâme existence ? Alors que des questions et leurs possibles réponses fusaient dans sa tête, elle retrouva enfin l'enfant, complètement abattu et épuisé dans un recoin d'une chambre.
« J'ai arrêté de courir parce que je l'ai vu... Toi aussi tu l'as vu... » balbutia le petit roux.
Mugon s'approcha du garçon. Ce dernier n'opposa aucune résistance lorsqu'elle porta sa main gauche à sa gorge. Il eut tout juste le temps de reprendre la parole.
« Il nous en voulait parce que nous étions forts... Mais toi, il t'en veut encore plus. Parce que tu es plus forte... »
L'apothicaire mit fin à ses délires en enfonçant sèchement sa bague au même endroit que pour ses deux frères. Elle patienta un instant, puis se releva brusquement et passa la porte. Elle s'y attendait évidemment — l'homme était en face d'elle.
« Qui diable es-tu ? hurla Mugon.
— Je suis la Fatalité qui mettra fin à tes jours, la Réponse aux questions que ta futile liberté te permet de te poser. Je fais partie des Entités qui régissent ce monde, et je ne laisserai pas ma Terre être souillée par ta présence. Tu n'es qu'une part infime de cet être que j'ai jadis envoyé au noyau, et tu le sais. Si je suis ici aujourd'hui, c'est pour te réduire à néant. »
Ce qu'elle avait toujours craint était enfin sous ses yeux. Une Entité, un être pouvant détruire et créer aussi facilement qu'en claquant des doigts. La puissance infinie de cet être expliquait aussi pourquoi il n'avait eu aucun mal à s'incruster dans le labyrinthe créé par l'apothicaire et pourquoi il en avait compris la structure dès qu'il avait mis le pied dedans. Les faits avaient beau être impressionnants, Mugon n'avait pas la possibilité d'être émerveillée. Sa vie dépendait du prochain geste de cet homme, et elle s'attendait évidemment à ce que celui-ci lui soit fatal. Elle resta figé de terreur pendant un certain temps, ne sachant que dire ou faire, incapable de trouver une solution à sa situation désespérée. Elle avait sous ses yeux l'un de ces êtres qui régissait le monde, ce que les humains auraient appelé avec admiration « Dieu ». Mais elle ne pouvait ni le vénérer ni l'adorer. Il ne pouvait que le haïr et le maudire.
« Ne t'en fais pas, Mugon. L'enfer que tu vis est sur le point de prendre fin. Tu n'étais pas sensée exister. Je te renverrai au néant d'où tu viens. »
L'apothicaire n'eut pas le courage d'entendre la fin de la phrase de l'Entité. Elle tourna brusquement les talons et s'enfuit en courant, tordant son labyrinthe pour créer une sortie aussitôt. Retournée dans la ruelle du quartier d'habitations, elle déguerpit avec toute la force que ses jambes avaient, poussées par un stress inégalable. Pas une seule fois elle n'eut le courage de regarder derrière elle pour voir si elle avait été suivi, que ce soit par le Dieu ou par un passant qui aurait vu ses vêtements tachés de sang. Elle s'enfonça avec hâte dans la forêt sur la colline et continua de courir sans se soucier d'où elle allait.
Mais ce ne fut pas dans son dos que vint la surprendre son bourreau. Ce fut juste devant son nez que l'homme en noir réapparut, attrapant le beau visage maquillé de sa victime dans sa main droite, tirant fermement sur son menton. Ce simple geste fut suffisant pour pétrifier l'apothicaire, qui sentait progressivement son corps s'alourdir, comme si elle était soudain devenu un rocher de plusieurs milliers de kilos.
« Allons allons... Ce n'est pas dans mes habitudes de faire souffrir les malchanceuses de ton genre. Je vous réserve à tous un sort indolore. Ne t'en fais pas. »
Les yeux de Mugon furent clos par une force qui n'était pas la sienne, et un sentiment d'étouffement s'éprit de son rythme respiratoire déjà accéléré par sa peur. Bientôt, elle sentit un engourdissement attaquer chacun de ses muscles, y compris son cœur. Mais, étrangement, comme l'avait décrit la Fatalité, elle ne ressentit aucune douleur.
Notes & lexique :
* — Le fukai est un masque propre au théâtre no japonais. Il symbolise une mère en peine ou bien une femme éprouvée par la vie.
1 — Comme le veut le format japonais, le nom de famille est situé devant le prénom.
2 — Le suffixe -san est une marque de respect en japonais. On peut le comparer à la coutume occidentale de mettre Monsieur ou Madame devant le nom.
Yuan:
MOT DE L'AUTEURWAOUH, Yuan se lance dans la fanfiction. Enfin, se relance plutôt. Parce que oui, j'avais déjà écrit des fanfics dans un passé lointain. Tellement lointain que je crois qu'elles ont désormais toutes quitté Internet. Enfin, osef. Ce qu'il faut retenir dans tout ça, c'est que j'ai une vision assez précise des fanfictions : pour moi, il ne s'agit que d'entraînements. Il faut dire que j'écris très peu, alors me lancer dans une ou plusieurs fanfics, c'est un peu comme une résolution à moi-même d'écrire plus régulièrement. D'autant plus que pour une fanfic, le travail est bien mâché : pas de personnages à créer, pas d'univers à mettre en place. Juste un scénario et un certain respect de ce qui est déjà prêt pour nous.
Bref, avec ce texte, c'est à Gensomaden Saiyuki que je m'attaque, manga que je recommande au passage. Vous pouvez lire ce texte sans être spoilé puisque de toute façon, il ne se centre qu'autour d'un seul personnage : Son Goku, un jeune garçon qui a passé 500 ans dans une prison, sans manger ni boire, à cause d'un crime impardonnable qu'il a commis par le passé. Cette histoire n'a pas de scénario et ne raconte pas de péripéties. Ici, seulement des images, des pensées, des sentiments qu'a pu avoir le personnage au cours de cette éternité qui lui a servi de punition.
J'en profite aussi pour faire signe que je l'ai posté sur Fanfiction.net. Eh oui, après Fictionpress, c'est mon autre compte que j'ai mis à jour.
Merci de votre attention et bonne lecture !
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「鸟笼」
Première Éternité
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Il n'avait aucun souvenir de tout ce qui avait précédé l'instant où il ouvrit les yeux. Quelques idées lui revenaient de ce passé lointain, mais elles avaient tous l'horrible point commun d'être floues, comme s'il s'était agi d'un rêve que la mémoire ne veut pas garder.
Son Goku était son nom. Rester ici était sa punition. Il était l'auteur d'un crime impardonnable.
C'était la seule chose qu'il avait. Ces informations simples, sans profondeur, qu'il était condamné à revisiter en boucle afin d'espérer y trouver d'autres souvenirs. Depuis sa petite grotte derrière des barreaux de pierre, il regardait l'extérieur s'assombrir puis s'éclaircir de nouveau, sans trouver le sommeil pendant quelques jours. Il ne trouvait pas les forces de bouger ou de se déplacer. Le seul sentiment qui le gouvernait était l'ennui. Il ne savait pas ce qu'il devait faire. Était-il sensé de tenter de s'évader ? Devait-il pleurer et regretter le crime dont il n'avait aucun souvenir ? Que voulait-on de lui ?
Plus que ses muscles engourdis, ce qui le faisait vraiment souffrir était son amnésie. Il ressentait un regret profond pour tout ce qu'il avait pu faire et qui avait amené à son emprisonnement. Mais il n'avait aucune erreur dont il pouvait apprendre. Il n'avait rien du tout, à part sa petite cellule, les chaînes qui gardaient son corps accroché au sol, et lui-même. Il ne savait pas quel crime il devait expier en restant ici. Et plus les jours passaient, plus ce fait nourrissait en lui une colère bouillante. Était-ce vraiment dur d'envoyer quelqu'un pour lui expliquer ce qu'il devait ruminer en étant ici ?
Le temps ne faisait qu'alourdir sa peine, creusant davantage le vide qu'il abritait. La seule chose à laquelle il pouvait penser était la raison de son emprisonnement. Il était incapable de quantifier les secondes, et pourtant il savait qu'avec chacune d'entre elles qui s'écoulait, sa haine envers sa condition grandissait. Il sentait bouillir en lui l'envie de réduire en charpie celui qui avait choisi une punition aussi sadique. Peu importe quel était le crime qu'il avait commis, il ne devait sans doute pas mériter d'ignorer ce qu'il avait fait.
Enfin, un matin, après avoir fait une courte sieste, sa rage explosa. Il se leva brusquement, et serra aussi fort qu'il le put sur la chaîne qui entourait son cou. Il se débattit nerveusement, canalisant toute son énergie dans ses poings et son buste, se remuant avec toute la force qu'il avait afin de défaire ses liens. Il essaya de mordre la chaîne de métal, mais s'arrêta aussitôt qu'il comprit que le métal aurait raison de ses dents avant qu'il ne puisse l'entailler. Puis il s'abaissa au sol, plaqua son lien contre la terre, et s'efforça de l'y garder ainsi de sa main gauche. Dans son poing droit fermé, il enferma toute sa hargne, et le projeta contre le métal sans aucun succès. Il répéta l'opération jusqu'à ce qu'il soit entièrement inondé de sa sueur et de ses larmes, n'émettant que de faibles gémissements en guise de musique à son acharnement machinal. Il passa la journée entière à répéter ce manège, ne s'arrêtant que pour changer de bras ou de position. Malgré la fatigue qui lui montait aux yeux et la douleur qui lui arrachait les phalanges, il ne voulait pas s'arrêter.
C'était la seule chose qu'il avait à faire, de toute façon.
Lorsqu'il se réveilla, il n'avait pas le souvenir de s'être endormi. Il avait sans doute dû tomber de fatigue sans s'en rendre compte. Il se passa les mains sur le visage et en tira la peau afin de se remettre d'attaque pour reprendre son travail. Une fois debout, il se sentit étrangement léger.
La chaîne ne l'avait pas suivi en se relevant.
Il regarda plusieurs fois la chaîne qui traînait au sol et le petit bout restant qui pendait à son cou. Il toucha les deux pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Il caressa la cassure au niveau de la chaîne à son cou, puis la fit tomber sans le faire exprès du reste des chaînons. Dans tout cela, quelque chose le tracassait horriblement, au point où il n'arrivait pas à sourire ou être heureux que son travail ait porté ses fruits. Devait-il s'attaquer aux autres liens puis aux barreaux de la prison ? Qu'était-il sensé faire ?
Il regarda le trou qu'il avait creusé dans le sol en frappant la chaîne, puis porta son regard à ses poings couverts de sang. Les os de ses mains étaient probablement broyés par la douleur. Il devrait peut-être attendre d'être rétabli pour continuer, se dit-il.
Mais il savait très bien que ce n'était pas pour cela qu'il abandonnait son travail. Il n'avait tout simplement pas envie de continuer. Il n'avait pas envie de sortir d'ici. L'idée de quitter sa prison le rendait triste à chaque fois qu'il y repensait. Comme s'il savait qu'au fond de lui, il ne devait pas. Il avait un pêché à expier, même s'il n'en connaissait pas les détails. Il en venait même à regretter d'avoir cassé la chaîne qui reliait son cou au sol.
En réalité, il ne savait pas quoi faire. Il avait envie qu'on lui dise ce qu'il devait faire, pour être sûr de ne plus commettre de crimes. Plus simplement, il voulait être pardonné pour tout ce qu'il avait fait, aussi bien le pêché qui avait causé son emprisonnement que sa destruction de l'une des chaînes. Mais peut-être que s'il tentait de s'échapper, quelqu'un viendrait l'enfermer à nouveau, et il pourrait être sûr de comment il devait agir. Ou bien cela aggraverait la situation. Personne ne viendrait le retrouver, et il se retrouverait seul pour l'éternité, à errer dans l'inconnu. Malgré le malheur qu'elle lui infligeait, sa cellule avait au moins l'avantage de lui apporter un certain confort, un sentiment de sécurité. S'il ne pouvait demander de l'aide à rien ni personne, cela voulait aussi dire que rien ni personne ne pouvait venir lui faire du mal.
Mais personne ne pouvait pas non plus venir lui accorder son pardon.
Et au fond, c'était la seule chose qu'il désirait. De tout son être, il regrettait profondément la faute qu'il avait faite.
Il se leva et agrippa les barreaux de sa cage. Il les serra avec autant de force qu'il pouvait passer en ses mains meurtries, puis se mit à sangloter nerveusement. Il se sentait incroyablement anxieux et mal à l'aise. Une migraine lui grignotait le crâne, s'intensifiant petit à petit.
« Pardon. »
Un cri déchira le paysage paisible qu'il avait sous les yeux. Pendant son hurlement, il ne put pas entendre les oiseaux qui s'étaient envolés à cause du bruit, ni la grosse vague qui se préparait à s'éclater sur la plage. La seule chose qu'il entendait, c'était le son de sa voix, qui se déchirait au fur et à mesure qu'il prolongeait les voyelles de son mot, avec l'espoir vain que quelqu'un lui réponde.
Lorsqu'il s'arrêta enfin, il avait l'impression d'entendre un sifflement strident bourdonner dans le creux de ses oreilles. Il se concentra longuement, espérant entendre une réponse. Mais il n'y avait personne.
Il s'écroula au sol de fatigue, pris d'un vertige qui frappa sans prévenir. Et en ce court instant, il comprit quel était sa punition.
Le crime qu'il avait commis ne pouvait être pardonné.
Yuan:
MOT DE L'AUTEURWAOUH, mais c'est que non seulement Yuan se lance dans la fanfiction, mais en plus, y'a un chapitre par jour ! Ouais enfin, je pense pas garder ce rythme pour longtemps, c'est juste que pour le moment, j'ai de l'inspiration, donc autant écrire avant que ça parte. Enfin, pas vraiment d'inspiration, il serait plus juste de parler de motivation, en fait. Dans tous les cas, j'ai fini la Seconde Éternité de Volière, donc je la partage ici (parce que cette galerie a l'avantage de comporter la grande majorité des textes que j'ai accepté de partager sur l'interwebz). Enfin bref, j'essaierai de moins spammer à l'avenir, même si bon, pour le coup, j'écris pas mal ces temps-ci, donc c'est une bonne chose, non ? Même si tout le monde s'en fout.
Bref, avec tout ça, merci pour votre attention, et bonne lecture !
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「鸟笼」
Seconde Éternité
嗈
Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas bougé. Recroquevillé au sol face aux barreaux de sa cage, il laissait son regard se perdre sur un détail au hasard du paysage, sans réfléchir à ce qu'il voyait. Dans son profond ennui, il se concentrait parfois sur des bruits qu'il entendait sans voir d'où ils provenaient, qu'il s'agisse du chant des oiseaux ou des cris d'animaux distants. À chaque instant, il était en quête de nouvelles formes à observer, et ses grands yeux dorés ne cessaient de naviguer entre les différentes choses qu'il regardait avec attention. Mais s'il y avait bien une chose qu'il refusait d'ausculter, c'était sa grotte. À la simple pensée qu'il y était enfermé, il ne pouvait s'empêcher d'avoir un léger frisson. Il commençait à en devenir claustrophobe. Si possible, il voulait oublier à quoi elle ressemblait dans ses moindres détails, jusqu'à la couleur des pierres dont elle était formée. Il voulait l'effacer de sa mémoire, tout comme son passé s'était échappé de ses souvenirs.
Au cours de ses différentes observations, il en vint à se regarder lui-même. Il avait remarqué que ses cheveux avaient poussé depuis son éveil, et il s'amusait parfois à les froisser entre ses doigts pour en sentir la texture. Ses ongles grandissaient eux aussi, lui faisant ressentir l'obligation de les entailler avec ses dents de temps à autre. Il ne comprenait pas trop d'où venait le sentiment compulsif de garder ses ongles courts ; il se disait que c'était peut-être un vestige du passé qu'il avait oublié. Mais plus le temps passait, moins la nécessité se faisait sentir. Après tout, il ne faisait rien avec ses mains. Et se ronger les ongles était parfois un peu désagréable, lorsqu'il avait le malheur de les couper trop courts.
De temps à autre, une question revenait dans sa tête, avec plus d'insistance que toutes celles qui concernaient la perte de sa mémoire : à quoi est-ce que je ressemble ? Au fil de l'éternité qu'il devait subir, il lui était arrivé de se toucher le visage afin d'apprendre à se connaître. C'était le seul visage humain qu'il avait pour lui tenir compagnie, et il ne pouvait même pas le voir. Il était contraint de procéder de la même façon qu'un aveugle, en essayant de se représenter les formes dans sa tête, incapable d'en voir les couleurs et le rendu visuel.
Parfois, il lui arrivait de toucher les chaines qui le retenaient dans sa prison. À chaque fois qu'il ressentait leur froideur, un sentiment de regret s'emparait de lui. Pourtant, inconsciemment, ses mains revenaient souvent sur celle en or qui pendait tristement de son cou, et ses doigts s'enroulaient autour du chaînon abîmé qui avait survécu à sa colère passée. Sans comprendre pourquoi, il lui arrivait aussi de porter ses deux mains sous son visage, et de serrer ce qu'il pouvait en attraper, aussi fort que ses faibles doigts le lui permettaient. Lors de ces instants, il fermait les yeux et essayait de sentir son souffle se couper. Il cherchait à appuyer sur sa gorge sans pouvoir l'atteindre, en essayant de se frayer un chemin derrière le collier d'or. Mais il n'y avait rien à faire.
Il voulait quitter cet endroit où il n'y avait qu'ennui et désespoir. Il désirait partir loin des barreaux qui lui laissaient regarder la mer sans pouvoir en toucher l'écume. Il désirait apprendre à connaître son visage qu'il ne pouvait que caresser de ses doigts sans savoir de quelle couleur étaient ses yeux. Quelque part au fond de lui, il attendait avec impatience le moment où tous ces rêves seraient réalité. Mais il savait aussi très bien qu'il était peut-être condamné à une véritable éternité. Et alors, quoi ? Il errerait sans rien faire dans sa cage trop petite pour toujours ? Seconde après seconde, ces deux notions devenaient floues pour lui.
S'il ne pouvait pas partir, alors il préférait disparaître que de rester ici à jamais.
C'était sans doute pour cela qu'il ne se rongeait pas toujours les ongles, afin de voir un peu de son sang couler après s'être gratté répétitivement les bras. C'était également de là que devenait provenir sa profonde envie d'arrêter de respirer, que son corps refusait de mettre à exécution à cause d'un futile instinct de survie. À quoi bon cela servait-il à son organisme de garder une chose si inutile, puisqu'il n'avait visiblement besoin de rien rien faire pour être maintenu en vie ? Pour le protéger de quoi ?
De lui-même ?
De l'homme qui avait commis un crime si impardonnable qu'il méritait une punition où on ne peut même pas s'ôter la vie ?
Il serra les dents aussi fort qu'il le put, jusqu'à sentir un grincement désagréable sur ses incisives. Il passa sa lèvre inférieure dans sa bouche et la mordit à la place, comme s'il voulait en arracher un bout. Mais là encore, son corps l'arrêta avant qu'il ne puisse assouvir ses désirs.
Foudroyé par une colère similaire à celle qu'il avait ressenti au début de son séjour dans sa prison, il se débattit dans tous les sens, cherchant à s'ôter le collier d'or qui lui pesait au cou. Au cours de ses gesticulations effrénées, il parvint à se faire plusieurs égratignures contre le sol et les parois de la grotte, et à se griffer à plusieurs endroits au niveau de la mâchoire et du haut du cou. Il en réussit aussi à hurler de rage, à pleurer d'anxiété, à sangloter de désespoir. Mais pas à faire ce qu'il avait à faire.
Après de longues heures, son corps l'arrêta dans ses désirs destructeurs, avec la douceur d'un ange gardien. Goku s'effondra au sol et abandonna sa quête vaine.
Pourquoi cherchait-il à s'étrangler, puisque la chaîne d'or qu'il avait autour du cou le faisait déjà à sa place ?
Yuan:
MOT DE L'AUTEURPremière fois que j'écris depuis la dernière fois que j'ai posté. Dire que j'ai la motivation ou le temps de continuer Volière ou No serait mentir. L'envie, oui, mais vraiment pas de quoi la satisfaire. Alors aujourd'hui, j'ai choisi d'écrire sur un sujet particulier, qui n'a rien à voir, et qui est à la fois très personnel et très facile à comprendre de tous : mes chats. Comme beaucoup d'entre vous ici le savent, en plus du petit Ico qui grandit chez moi, j'ai également Mew et Grouchat qui vivent chez mes parents, et je ne les vois pas souvent. Bien que je ne sois pas très proche de Grouchat parce que c'est un abruti, Mew est sans doute ce que je peux considérer comme mon meilleur ami. Alors ce petit texte lui est dédié, à lui et à ce que Grouchat semble représenter pour lui.
Pour recueillir ce genre de textes, j'utilise le titre 自分. Ça se lit « jibun » et ça signifie, de la façon la plus simple qui soit, « soi ». Puisqu'il s'agit d'un écrit personnel, je pense qu'il est à sa place ici.
(Cliquez pour afficher/cacher)On lui avait confectionné un trône avec une vieille chaise de jardin et une couverture en lambeaux. On lui avait dit qu'il pouvait y dormir et on lui apportait ses repas chaque matin. Parfois on le soulevait et on le caressait en souriant. Il n'avait rien de plus à demander. Il ramenait parfois un cadeau ou deux sur le pas de la porte, puis avait cessé lorsqu'il comprit que les maîtres ne le mangeaient pas.
Au cours des années, de nombreuses choses se passèrent. Il était impossible de prédire ce qu'amènerait l'hiver ou l'été. Il devait sans cesse être à son poste d'observateur impassible pour comprendre comment les choses allaient évoluer. Un nouveau chat qui grandit dans la maison, qui en sort, qui en meurt. Des humains qui partent, qui reviennent, qui déplacent leurs affaires, qui ne reviennent plus. Des livraisons de choses très lourdes dans de très grands camions, des gens qui hurlent et qui empestent la haine.
Devant le cours du temps, s'il devait résumer la façon dont il s'était tenu, il pouvait le faire en un mot : seul. Il ne savait pas trop si c'était parce qu'il le voulait ou pas, mais c'en était ainsi, et il n'y avait rien de plus à savoir.
Un jour, le petit chat gris qui avait grandit dans la maison s'enfuit loin, et plus jamais on ne vit à nouveau le bout de son museau. Lui, il trouvait ça bizarre, parce que les deux maîtres qui tenaient à ce chat n'étaient pas là. Seraient-ils tristes en voyant sa disparition ? En tout cas, il y en avait un qui l'était. Son frère, qui était visiblement incapable de se débrouiller tout seul. Ou plutôt, il l'était. Mais il faisait constamment preuve d'une maladresse sans égale.
Au début, il le chassait. Il n'avait pas à partager son repas avec un imbécile.
Puis, quand il vit que malgré le fait qu'il le chassait, ce crétin ronronnait de plaisir, il abandonna.
Mais il ne le laissait quand même pas trop s'approcher non plus.
Parfois il l'attaquait par surprise puis lui courait un peu après, pour faire jouer ses vieilles pattes aigries.
C'était si drôle de le voir détaler à grande vitesse dès qu'il avait peur. Et il avait tout le temps peur.
Il fallait bien qu'il s'occupe le temps que le jeune maître revienne, et désormais, il n'était plus seul dans son attente.
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