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Bibliothèque simiesque

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Yuan:

MOT DE L'AUTEURAprès une petite absence sur ce texte, j'ai décidé de le continuer pour me décontracter un peu.
Je dois préciser juste une chose au sujet de la prison dans laquelle se trouve Goku. Depuis la Première Éternité, j'ai pris la liberté de situer la prison de Goku au bord de la mer, face à une plage, s'élevant en un pic rocheux derrière lequel se trouve une nature abondante. Cependant, le lieu n'est décrit nulle part dans l'œuvre originelle. Dans le volume 7 de Saiyuki, il semblerait que l'on voit bien une espèce de mer. Mais dans d'autres illustrations, ça ressemble plutôt à une espèce de désert, avec des falaises et des montagnes. C'est difficile à dire, mais dans tous les cas, je vais rester sur ma localisation initiale de la prison par souci de cohérence, mais également par préférence personnelle.
En vous souhaitant une agréable lecture !
(Cliquez pour afficher/cacher)Volière
「鸟笼」

Troisième Éternité



Cela faisait plusieurs jours qu'il pleuvait sans relâche. À travers les temps et les âges, c'était la première fois qu'un orage se faisait aussi violent et insistant. Le niveau de la mer montait petit à petit et dévorait le sable de la plage que Son Goku avait pris l'habitude de scruter intensivement à chacun de ses éveils. Sa notion embrumée du temps ne lui permettait pas de se rendre compte que l'averse durait déjà depuis plusieurs semaines, ne s'arrêtant que pendant de très courtes périodes. Pourtant, il n'en avait pas peur. Il ne s'était pas blotti au fond de sa petite grotte pour avoir plus chaud. Il était resté planté devant les barreaux, se laissant submerger par toute l'eau qui ne cessait de tomber du ciel, comme s'il s'agissait de bataillons de guerre fonçant sur leur ennemi. Parfois, il léchait sa peau humide ou bien ouvrait grand la bouche pour essayer de goûter un peu de ce qui tombait du ciel, le plus souvent sans succès.

Le temps passait en accéléré devant ses yeux habitués à scruter l'éternité. L'eau continuait ses ravages, et elle avait fait grandir l'océan avec autant d'amour qu'une mère nourrit son enfant. Bientôt, elle s'éclatait aux pieds de Goku dans un vacarme tonitruant, troublant son sommeil et son éveil. Le ciel restait constamment sombre et déchiré d'éclairs, le rendant incapable de savoir s'il ouvrait les yeux de jour ou de nuit. Mais bientôt, il ne fut même plus capable de les fermer, tant l'eau ne cessait de lui rappeler son existence, que ce soit en faisant un bruit insupportable ou en se claquant contre la peau de ses pieds nus. Inconsciemment, il se repliait petit à petit vers le fond de sa grotte, cherchant à fuir l'adversité accablante de cet élément dévastateur. Et malgré son attitude calme, une adrénaline nouvelle bouillait dans ses veines.

Il avait cherché pendant si longtemps à s'échapper d'ici, que ce soit en détruisant sa cage ou en réduisant son existence à néant.

Et voilà qu'il était face à son bourreau.

L'eau avait le pouvoir de détruire les barreaux de sa prison une bonne fois pour toute. Il avait déjà l'impression qu'ils étaient moins épais qu'avant, tant les vagues se voulaient insistantes. Mais si jamais elle y parvenait, que se passerait-il après ça ? Il était toujours lié au sol par ses chaînes, et il faudrait sans doute un long moment pour que l'océan ne puisse les briser. Un moment suffisamment long pour qu'il puisse mourir noyé.

Il espérait au plus profond de lui que cet orage cesse bientôt. Mais il n'y avait personne pour entendre sa prière. Pas de Dieu, pas d'ami, pas de personnalité propre à l'eau elle-même. Il était seul au milieu des éléments, des rochers, de l'eau et de ses chaînes, et rien n'avait de conscience. Et ce sentiment faisait grandir en lui une anxiété indescriptible, le faisant trembler sans arrêt et battre son cœur de toutes ses forces. Comme si chacun de ses battements pouvait être le dernier.

Alors que l'eau commençait déjà à monter au niveau de ses cuisses, il se rendit compte d'une chose qui ne fit qu'accroître sa douleur. Ce qui avait causé son malheur, toutes ces éternités, ce n'était pas l'ennui pur et simple. C'était surtout le fait de penser, d'avoir une conscience, et de ne pas pouvoir la mettre à l'œuvre. De penser sans pouvoir s'exprimer. C'était encore bien plus profond comme peine que la solitude. La solitude n'empêche pas de retranscrire ses idées, puisqu'il peut rester un certain espoir que quelqu'un tombe sur ce que l'on a créé plus tard. Mais la prison dans laquelle il était l'empêchait d'accomplir quoi que ce soit. Il ne pouvait pas gratter la pierre pour retranscrire un message à quelqu'un. Au mieux, il y perdrait ses ongles. Et au pire, personne ne tomberait jamais dessus.

Lorsqu'il se mit à pleurer, l'eau atteignait déjà son torse. Il était contraint à rester debout pour ne pas finir entièrement sous l'eau. Et sa peur ne cessait de grandir. Il avait déjà l'impression de ne plus sentir sa peau tant celle-ci était moite et ses membres engourdis. Il sanglotait constamment, se noyant davantage lui-même, incapable de se retenir.

Et vint le temps où il dut lutter pour respirer. Entre ses larmes qui obstruaient ses yeux et empêchait son nez de respirer, il ne voyait qu'une immonde masse brune et floue à la place du plafond de sa cage. Et entre ses halètements et ses sanglots, il essayait de prononcer quelques paroles inintelligibles, sachant qu'il n'y avait personne pour les entendre, mais qu'il était incapable de garder pour lui-même.

« À l'aide... »
Sa voix était enrouée, et sa gorge lui faisait mal. De temps à autres, il buvait la tasse. Son supplice était infernal et sans fin.

« Je ne veux pas mourir ici... »
Il devait lutter pour laisser sa bouche ou son nez émerger de l'eau. Plus que jamais, ses chaînes étaient un poids qui l'empêchait d'exister. Et l'eau n'en n'avait que faire.

Puis, son corps devint léger, et ses sens disparurent. Ce devait sans doute être la fin. Il était exténué. Il ne pouvait plus lutter contre son sort. Et si la mort pouvait lui servir de salut, d'une façon ou d'une autre, et bien tant mieux.

Noir.

Lorsqu'il rouvrit les yeux, le niveau de l'eau avait baissé. Elle envahissait toujours sa prison, mais il n'en n'était couvert que jusqu'au torse désormais. Et c'était amplement suffisant pour qu'il se sente reconnaissant, sans savoir décrire envers qui ou quoi. Chaque bouffée d'air qu'il respirait lui paraissait agréable, et chaque pigment de sa peau qui touchait le vent frais plutôt que l'eau lui semblait revenir à la vie.

Une autre éternité passa, et petit à petit, goutte par goutte, la mer retrouva son niveau initial. Ses vêtements séchèrent, sa peau retrouva sa forme originelle. Après l'orage, le soleil. Les oiseaux étaient sortis de leur nid et on entendait à nouveau leur chant égayer le silence au loin, accompagné par un orchestre de cigales. La saison des pluies s'éloignait, et un arc-en-ciel vint décorer l'horizon.

Il le savait désormais. Il n'était pas fait pour vivre dans les profondeurs. Il avait besoin de sentir le vent sur sa peau, la lumière du soleil s'éclater sur son visage. Et peu importait la longueur de son attente si un jour il pouvait y avoir droit.

Yuan:
Coucou, c'est l'heure de déterrer un peu ce cher topic !






MOT DE L'AUTEURRien ne dit que ce qu'on poste ici doit être en français, hein ? Parce que pour la première fois aujourd'hui, j'ai travaillé sur un texte en anglais. Pour tout dire, le procédé que j'ai utilisé pour l'écrire était à la fois stupide et fastidieux (et je ferai bien attention à l'avenir de ne plus jamais faire pareil) : j'ai écrit le texte en français, avec les dialogues en anglais (parce que je ne peux pas m'imaginer ces personnages se causer dans une langue autre que l'anglais), puis j'ai traduit la narration en anglais. 0/10 would not recommend.
Donc ce texte à la noix, c'est quoi ? Une fanfiction MGS, ma première d'ailleurs. Un one-shot assez court qui se situe environ un mois ou plus après les événements narrés sur le CD dédié à la rencontre de Kaz et Snake (vous pouvez aller écouter/lire ça ici, d'ailleurs, puisque cette chose merveilleuse n'a jamais posé le pied en Occident). D'après mon interprétation personnelle des choses, Miller n'est pas directement devenu sous-commandant en chef, et a passé quelques temps à travailler en tant que simple mercenaire (bien que plus entreprenant que ses collègues auprès de Snake). Il était aussi beaucoup moins docile que dans Peace Walker à cette époque. Et bref, ce petit amas de choses m'a inspiré à écrire ce one-shot qui se situe fin 1972~début 1973 (l'été colombien, quoi).
Sur ce post, j'inclue donc la version anglaise (et finale), et le brouillon en français un peu modifié (et intégralement en français, donc, pas en hybride caca). Il y a quelques différences entre les deux versions, notamment le stylo de Miller (oui, je me suis tapé une recherche sur les plumes/stylos-plumes/stylos-bille et leur usage dans les années 70 auprès de l'armée, non, ceci n'est pas une blague), mais rien de bien intéressant. Accessoirement, j'ai eu beaucoup de mal à réécrire les dialogues en français, notamment parce que le simple fait de devoir choisir entre le tutoiement et le vouvoiement pour des personnages tels que Kaz et Snake à cette époque est... physiquement douloureux tellement c'est infaisable. J'ai opté pour du tutoiement de la part de Snake et du vouvoiement de la part de Kaz, mais j'en sais trop rien, à vrai dire.
By the way, vous pouvez lire ce texte en anglais sur Fanfiction.net ou AO3.
(Cliquez pour afficher/cacher)Coffee Cup

La chaleur de la nuit avait soudain refait surface dans l'atmosphère de la pièce. D'un mouvement de tête brusque, Miller se souvint où il était et ce qu'il faisait. Le chant des cigales et les moustiques qui se cognaient contre l'écran prévu à les piéger revinrent soudainement à ses oreilles, qui avaient pris le soin d'oublier leur existence pour le laisser s'assoupir. Il passa sa main sur son visage, mais heurta en chemin ses lunettes de soleil en cherchant à se frotter les yeux. Il les retira hâtivement du bout de son nez duquel elle tombaient déjà presque, et les laissa atterrir sur la table, incapable de s'en préoccuper davantage. Elles auraient bien pu se cogner par terre sans que ça  ne le dérange, lui qui était pourtant si soucieux de cet accessoire.
De son pouce et de ses doigts, il balaya tout débris de fatigue du coin de ses yeux, puis se massa longuement les tempes. Lorsqu'il en eut fini, il laissa le poids de sa tête retomber sur sa paume, soutenant le tout par le front, tirant légèrement la peau au niveau des sourcils pour garder les yeux ouverts. Il sentait également ses cheveux lui glisser entre les doigts, un peu trop gras à son goût. Il grimaça. Il avait transpiré en s'assoupissant, et il avait clairement besoin d'une douche. Mais il fallait finir de s'occuper de la paperasse. Mais il avait besoin d'une douche...

Un autre mouvement brusque. Il allait se rendormir alors qu'il n'en avait clairement pas le loisir. Il avait promis à son supérieur de gérer les charges administratives de ce petit ramassis de mercenaires, et il devait le faire. Il avait léché les bottes de suffisamment d'hommes dans l'armée pour savoir comment s'y prendre pour monter en grade : belle parlotte et yeux doux, liés à un travail rapide et efficace. Peu importait s'il devait cacher des cernes hideuses en plus de ses traits asiatiques sous ses lunettes de soleil. Il n'avait jamais été si près du but.
Il suffisait de se hisser à un rang duquel il pourrait donner autant d'ordre que le Boss, et voilà. Il l'aurait, son armée sans frontières, qu'il avait passé tant d'années à envisager sous tous les angles. Un rêve de gosse.

Il souffla un petit sourire pour essayer de se motiver, qu'il interrompit promptement pour bâiller en s'étirant. Il fit rouler la plume sèche qu'il tenait entre ses doigts, puis la trempa dans l'encrier. Il retrouva en un éclair l'endroit où il s'était arrêté avant de s'endormir, puis retourna à l'occupation qui constituait son quotidien depuis plusieurs jours déjà : cocher des cases, remplir des formulaires, poser des signatures. Un procédé long et fastidieux qu'il aurait sans doute déjà abandonné si le café colombien n'était pas aussi bon.

Alors qu'il avait presque atteint le bout de la page, il crut entendre la porte s'entrouvrir. Il l'ignora complètement, pensant à un courant d'air, mais fut rapidement surpris de croiser une tasse de café trôner sur les feuilles entassées à sa gauche.

« Tu devrais envisager de prendre une pause, » lui déclara une voix grave.

Miller avait beau être mort de fatigue, les réflexes qui lui étaient propres ne lui firent aucun défaut. À peine eut-il croisé l'œil unique de Snake qu'il posa sa main gauche sur le bas de ses yeux, dans une tentative aussi ridicule qu'inefficace de dissimuler les cernes violacées qui les soulignaient.

« Merci pour le café, » gromela-t-il, non sans laisser entendre un manque de sommeil évident.

Snake ne put retenir un ricanement. D'un côté, il était incapable de comprendre comment quelqu'un pouvait être aussi soucieux de son apparence alors qu'il venait d'enchaîner plusieurs nuits blanches, et ça le faisait rire. De l'autre, le blond faisait clairement peine à voir, et Snake avait clairement médité l'idée de glisser un somnifère dans son café pour le forcer à prendre une pause. Mais il n'était pas sûr que ce soit un mélange très recommandable, alors il avait abandonné.

« Ça ne fait rien si tu n'y touches pas, lui répondit Snake avec un peu de retard. D'ailleurs, ça serait sans doute mieux si tu allais directement au lit. Tu peux toujours finir ça plus tard, ça n'a rien d'urgent. »

Les yeux bleus de son cadet le fusillèrent aussitôt derrière la main qui lui servait de masque.

« Merci de vous inquiéter pour moi, mais—il appuya sur le dernier mot et marqua un temps d'arrêt avant de continuer— ça ira. »

Le borgne donna rapidement un petit coup dans le poignet gauche de son interlocuteur, avec autant de force qu'une pichenette. Non seulement le bras entier du blond perdit tout son appui sur la table, mais sa tête, qu'il avait inconsciemment appuyée sur sa main sans faire attention, chuta elle aussi. Il se rattrapa rapidement, et jeta un regard mauvais à Snake.
Le commandant en chef fut presque pris d'un léger recul en voyant l'expression à la fois en colère et complètement exténuée de son homme de main.

« Ça. Ira. »

Les deux mots étaient partis lentement, l'un après l'autre, comme des balles de pistolet dans un crâne.
Il tendit le bras pour attraper la tasse sur la pile de papiers, mais le temps de l'atteindre, elle était déjà entre les mains de Snake, qui le regardait avec un petit sourire, bien caché derrière l'angle de sa moustache. Si Miller avait eu une arme en main, la fatigue et l'agacement l'auraient peut-être poussé à appuyer sur la gâchette pour retirer ce sale rictus de mangeur de merde de la tronche de son supérieur.
Il entrouvrit la bouche pour marmonner une demande, celle de reprendre la tasse — avec un 's'il vous plaît' pour la forme, parce qu'il la voulait quand même, sa promotion. Mais il n'eut le temps d'émettre aucun son tandis que Snake était déjà en train de vider la tasse, cul-sec, sous son nez. Il le regarda faire, bouche bée, se surprenant lui-même à écarquiller les yeux alors qu'il peinait à les garder ouverts.

En un instant, toute motivation de rester bon diplomate s'échappa de sa conscience.

« C'est quoi votre problème, exactement ?! » balança-t-il en faisant un geste brusque de la main droite... avant de se rappeler qu'il tenait sa plume pleine d'encre, et de regarder d'un air complètement affolé s'il avait fait des dégâts sur des feuilles non loin.
Snake ne put s'empêcher de rire en observant la scène. Le blond retourna aussitôt sa tête vers son aîné, les sourcils toujours aussi froncés, et les lèvres toujours aussi pincées par un agacement sévère.
Il reposa la tasse calmement sur l'assiette et adoucit son regard.

« Lève-toi et va au lit. »

Miller avait envie de répondre, mais il était trop fatigué pour choisir ses mots. Il ne fallait pas que son supérieur se préoccupe de sa santé. Il devait être efficace, sinon adieu la promotion, adieu les rêves de gosse, adieu les cigales dehors, adieu...
Il rouvrit les yeux. Il ne devait pas non plus lui donner raison et s'endormir devant lui. Ça, c'était non.
Mais il n'arrivait pas à répondre pour autant.

Snake, en tout cas, n'appréciait pas le fait que Miller ne se soit toujours pas levé. Il reprit la parole, plus fermement cette fois :

« C'était un ordre. »

Miller grimaça. Il n'avait pas envie de prendre d'ordres du borgne. Son but était d'être celui qui donne des ordres. Il en avait suffisamment reçu dans sa vie. Et l'ordre d'« aller dormir » était un ordre de trop.

« Tu ne peux pas être mon second si tu maltraites ton sommeil, Kazuhira. »

Il s'était attendu à tout sauf ça. Il était vrai qu'il baissait inconsciemment sa garde quand il était fatigué, mais de là à ce que Snake parle de lui en tant que « second commandant en chef » et utilise son prénom en une seule phrase, le pas était grand.
Le fait d'être désigné « second commandant en chef », même si ce n'était que le temps d'une brève phrase, était plaisant. Ce n'était pas encore exactement ce qu'il voulait, mais ça s'en rapprochait déjà plus que le titre de bête homme de main.
Et ça l'aurait presque fait sourire de plaisir s'il n'y avait pas eu son prénom juste à côté. L'idée que Snake l'appelle ainsi lui était complètement étrangère. Il aurait même préféré l'ignorer entièrement. À vrai dire, il s'était même imaginé que son supérieur n'avait pas été foutu de se souvenir d'un nom pareil. En toute honneteté, l'intelligence de Snake, en dehors de tout ce qui concernait l'armée, n'était pas très haute dans son estime. Cela ne faisait pas si longtemps qu'il travaillait avec cet homme, et pourtant il s'était déjà retrouvé à lui faire des cours d'histoire et de sciences entiers tellement ses connaissances étaient maigres. D'un autre côté, Miller avait toujours aimé s'entendre étaler sa culture, alors, plus sincèrement, ça lui faisait plaisir. Mais ça ne l'empêchait pas de trouver Snake stupide à ses heures perdues.

« ... Tu m'entends ? » demanda Snake, plus inquiet qu'autre chose. Il commençait à se demander si Miller ne s'était pas complètement déconnecté de la réalité par manque de sommeil.

Le blond secoua la tête en fermant les yeux pour assurer à Snake qu'il n'était pas encore en train de s'endormir. Il entrouvrit les lèvres, en fixant sa plume d'un air bête. L'encre avait séché.

« Oui, répondit-il à voix basse. D'accord, j'y vais. »

Il rangea soigneusement la plume, referma le couvercle de l'encrier, puis réarrangea quelques feuilles afin de s'y retrouver lorsqu'il reprendrait son travail. Le tout sans lever une seule fois les yeux vers Snake, à la fois à cause de la fatigue et parce qu'il n'avait pas envie de laisser transparaître, d'une façon ou d'une autre, que les propos de son supérieur lui avaient convenu.

Il poussa sa chaise et se releva lentement, mais ne parvint pas à s'épargner un violent vertige. Il ne sentait vraiment plus ses genoux et il avait l'impression d'être complètement engourdi. Une main chaude attrapa son épaule pour le faire tenir debout, le faisant sursauter un peu. Lorsqu'il fut certain de pouvoir à nouveau marcher, il regarda hâtivement Snake pour le faire retirer sa main. Finalement, le brun la laissa encore quelques secondes, puis l'ôta.

Miller se massa la nuque en l'étirant, attrapa ses lunettes de soleil sur son bureau et les accrocha à son col, puis tourna le dos à Snake et se dirigea vers la porte le premier.

« Kazuhira, c'est long comme nom, » déclara platement Snake, forçant Miller à s'arrêter afin de se concentrer pour l'entendre.
Le blond haussa un sourcil. Il ne savait pas trop ce qu'il était censé répondre à une remarque aussi inutile que stupide.
« Utilisez juste Miller, alors, » répondit-il hébété, incapable de saisir ce que Big Boss voulait dire. Il tourna la tête vers Snake pour essayer de comprendre.
Le borgne se rapprocha lui aussi de la porte, l'œil perdu dans quelques pensées.
« Hmm— laissa-t-il s'échapper lentement en passant le bout de ses doigts sur son menton, caressant sa barbe. À part ça ? » dit-il, en tournant son regard vers Miller.
Son cadet ne savait plus trop quoi lui répondre. Entre ce brin de conservation aléatoire et son manque de sommeil, il lui était vraiment compliqué de se concentrer.
« Mes amis à l'université m'appelaient 'Kaz'... si c'est ça que vous demandez ? » Il n'était vraiment pas sûr de ce qu'il disait. Il n'était pas sûr de ce que Snake lui demandait, à vrai dire. Il n'était même pas sûr d'avoir une vraie conversation. Peut-être qu'il était déjà en train de dormir et qu'il avait rêvé qu'on l'avait appelé « second commandant en chef » et qu'en réalité il allait se réveiller dans un lit d'hôpital, le visage défiguré par un coup de poing de son supérieur.

Snake ouvrit son œil et le tourna vers Miller, comme il avait l'habitude de le faire à chaque fois que son bras droit lui faisait une remarque pertinente - ce qui était fréquent.

« Ça fera l'affaire, répondit-il en laissant un brin de sourire s'esquisser sous sa barbe, Kaz. »

Miller, lui, n'était vraiment pas capable de savoir s'il parlait réellement à Snake ou s'il était en train de rêver. Il avait du mal à rester debout.

Sans aucune transition ou autre réaction, il marmona un petit : « Bon, bonne nuit, Boss... » avant de tourner les talons et de s'enfoncer dans le couloir vers sa chambre.
Avant qu'il ne soit trop loin, Snake lui ajouta sévèrement :
« Première chose à faire en te levant demain : te noter officiellement en tant que sous-commandant en chef. »
Miller s'arrêta. Il ne se retourna pas, mais il n'arrivait pas à s'empêcher d'étirer ses lèvres en un grand  sourire.

« J'y penserai, » dit-il en essayant de dissimuler l'enthousiasme dans sa voix en prétendant bâiller.
(Cliquez pour afficher/cacher)Coffee Cup

The heat of the night had suddenly crawled its way back into the atmosphere of the room. In an abrupt ticking motion of his head, Miller remembered instantly where he was and what he had been doing. He could once again hear the noisy cicadas outside and the mosquitoes hitting themselves against the screen covering the window, which his ears had chosen to ignore to let himself fall into a soft sleep while working. He put his hand to his face in an attempt to rub his eyes, only to meet a pair of sunglasses in the way. He hurriedly took them off, letting them fall onto his desk without a care— he usually was extremely cautious about this accessory of his, but for now, he was too tired to give a damn.

With the tip of his fingers, he brushed aside any leftovers of sleep remaining in the corners of his eyes before moving his hand to slowly rub his temples. When he could function again, he let all of the weight of his head rest on his palm, very softly pulling on the skin of his forehead, as so to keep his eyes open. As some of his hair made its way between his fingers, he could not help but find it a bit too greasy for his taste. He frowned. He had ended up sweating from the summer heat as he fell asleep, and clearly needed a shower. But he had to get this paperwork over with. But he needed a shower…

Another abrupt motion of his head. He was just about to fall back asleep when he clearly didn’t have the leisure to. He had promised his boss that he would take care of all the administrative junk this small group of mercenaries could need. And he had to do it. He knew too well how to make his way up in the ranks of any sort of military: rub your superiors the right way with both eloquence and efficient work, and there you had it— bonus points if you got the job done quickly, too. It didn’t matter if he had to hide the dark circles and bags under his eyes behind his sunglasses. He had never been so close to achieving his goal.
He just needed to get to a rank from which he could give as many orders as his boss. And there he would have it, his borderless military, his army of mercenaries he had spent so many years envisionning from all possible angles. A dream come true.

As a tentative of motivation, he sighed a tiny smile at the corners of his lips, which he promptly interrupted to yawn and stretch. He lazily rolled his pen between his fingers while his eyes scanned the sheet he had been working on before his sleep, and rapidly got back to duty. Ticking boxes, filling in names, putting down signatures. A long, fastidious and boring process he had gotten used to as the days went by, but that he probably would have given up on if Colombian coffee wasn’t as good as it is.

As he almost reached the bottom of the page, he thought he heard the door crack open. He completely ignored it though, blaming the wind for it. But he was soon surprised to meet a hot cup of coffee on top of the papers piled up at his left.

"You might want to consider taking a break," spoke his commander’s usual baritone.

No matter how deadly tired Miller was, his typical reflexes never failed to act up on their own. As soon as he met Snake’s gaze, he raised his left hand to his face, in an attempt to cover the deep circles of fatigue under his eyes.

"Thanks for the coffee," he mumbled back, incapable of hiding an evident lack of sleep.

Snake wasn’t able to restrain a snicker at what he was seeing. On one hand, he was incapable of understanding how one could be so wary of their appearance when they clearly hadn’t gotten any proper sleep for many nights in a row, and he found the thought amusing. On the other hand, Miller was in a pitiful state to see, and Snake had even considered putting a sleeping pill in the coffee he prepared, but ended up giving on it, feeling it might not be a very recommandable mixture.

"It’s alright if you don’t end up drinking it, though," answered Snake a bit late. "It’s probably better if you go straight to sleep. You can finish this off later. It’s nothing urgent."

The younger man immediately glared at Snake before he could even finish his sentence.

"Thank you for your concern, but,"—he clicked the consonnant of the last word and made a short pause before continuing— "I’m fine."

The one-eyed man stared down at Miller for a while before giving him a little nudge on his left wrist— with absolutely no strength in it at all, but it seemingly was enough for a sleepless person. Not only did his whole arm lose balance on the edge of the desk, but his head also fell down a bit, as he had been keeping it up with the only help of his hand. He quickly caught himself, though, and followed through by glaring annoyedly at Snake.
The look of Miller completely worn by both an intolerable lack of sleep and irritation was actually quite intimidating, he noted.

"I. Am. Fine."

The three words came out very slowly, one after the other, like bullets making their way through a skull.
He reached his arm to grab the cup of coffee his boss had brought him, but didn’t get a hold of anything. The beverage was sitting in Snake’s hand, who was looking down at him, hiding a tiny smile behind his mustache. If Miller had had a gun of some sort, he might have been exhausted enough to lack both the self-control and rationality needed not to pull the trigger, if that was what it took to wipe the shit-eating grin off his commander’s face.
He opened his mouth, getting ready to make a demand—the one of getting the coffee back, adding a "please" to it, because he was willing to use hypocrisy if that was what it took to get promoted. But he didn’t get the time to do so, as Snake was already emptying the cup in one gulp, right in front of him. He watched him going at it in awe, surprising himself as he raised his eyebrows—he didn’t even know he had enough energy for that much.
In one instant, any and all motivation he had to stay diplomatic completely left his mind.

"What the hell’s your problem, exactly?!" he uttered angrily, lifting his pen in the air as if it gave any power to his words, brows furrowed.

His elder apparently looked content with the reaction he drew out of Miller, which was infuriating to watch. But the tired man had no effort left in him to start an argument of any kind, and just ended up staring, waiting for an answer, his lips sealed with anger.
Big Boss softened the look in his only eye and slowly put down the cup on the small plate he had brought with it.

"Now get up and go to bed."

Kaz wanted to answer something—he didn’t even know what exactly— but was way too tired to choose his words. He couldn’t let his boss worry about his health or sleeping habbits. He needed to be efficient, otherwise he might as well say good-bye to his promotion, good-bye to his life’s dream, good-bye to the cicadas outside, good-bye to…
He opened his eyes again. He couldn’t let himself fall asleep right in front of Snake. It would give him another argument in his favor. And that was the last thing on earth Miller wanted.
But it still didn’t help him in wording an answer.

Snake, on his part, wasn’t satisfied that Miller hadn’t gotten up. He started again, more aggressively this time:

"That was an order."

Miller frowned. He didn’t want to take any orders. His goal was to be the one giving them, and he had heard enough in his life. Besides any of that, the order of going to bed was something he didn’t want to obey at all.

"You can’t be my second-in-command if you don’t get enough rest, Kazuhira."

He was caught completely off guard. It was true that he couldn’t be ready to expect many answers when he was tired, but Snake calling him his ‘second-in-command’ and using his first name, both in a single sentence… was a lot to process.
Being designed as ‘second-in-command’, even if it were to last only for one sentence, was very pleasing. He had rather been aiming for the title of first-in-command, but had to admit he was content with what he had just gotten. He almost would have smiled spontaneously at the thought— if it hadn’t been for his first name. The thought of Snake referring to him as anything other than simply Miller was completely foreign to him. In fact, he had been almost certain his boss couldn’t remember his full name.

"… Do you hear me?" asked Snake, with more worry than anger in his voice. He really was wondering if Miller hadn’t fallen asleep eyes open on him.

Kaz shook his head with his eyes closed in an attempt to reconnect with reality. He softly opened his lips, staring down at his pen with a blank expression on his face.

"… Yeah," he answered in a low voice. "I’ll go."

As soon as he spoke, he closed his pen and neatly arranged some of the sheets on his desk in a way he would be able to quickly manage whenever he would get back to work. He didn’t look at Snake once while doing so, though, both because of exhaustion and because he didn’t want to show in one way or another that he was pleased by the words his boss had used.
He got up and pushed his chair back, soon closing his eyes to fight a violent dizziness. He couldn’t even feel his knees anymore, and his whole body felt numb overall. A warm hand reached for his shoulder, helping him stand up. When he was certain he could walk on his two feet, he brushed away Snake’s hand.
He laid his hand on his neck, slowly massaging it while stretching, reached for the sunglasses on his desk, pinned them to his collar, turned his back to Big Boss, and made his way through the door.

"Kazuhira’s a long name," flatly declared Snake, forcing Miller to stop his pace in order to concentrate on his words.
The blonde man raised a brow. He wasn’t really sure what he was supposed to answer to a remark as random as useless.
"Then just use Miller," he answered thoughtlessly, incapable of making his way into his boss’s mind. He turned his head back at Snake, trying to understand.
Big Boss closed the distance between them, his single eye lost in thought.
"Hmm," he let out, softly brushing the hair on his chin. "Besides that?" he quietly asked, looking at Miller.
The younger man wasn’t sure what answer he could give. Between this small conversation he couldn’t understand and his lack of sleep, focusing on anything was a tremendous effort on his part.
"Well, my friends in college called me ‘Kaz’, if that’s what you’re asking?" He couldn’t make out what Snake was really interrogating him about. He couldn’t even make out that he was having a conversation at the moment, actually. Maybe he had been sleeping and dreaming when he got called ‘second-in-command’. Maybe he would wake up in a hospital bed, disfigured by a punch from his superior. Everything was possible.

Snake opened his eye wider and turned it to Miller, as he had the habbit of doing when he noted the man said something relevant.

"That’ll do," he answered as he let one of the corners of his lips softly rise in a smile under his beard, "Kaz."

In return, Miller wasn’t sure if he was sleeping, awake, dead, or alive. He was about to fall to the ground.
Without any sort of transition, he mumbled a quick “yeah, g’night, boss…” and turned his back to Snake, walking straight down the hallway to his room.
Before he could get too far, Snake stopped him and added:
"First thing you do when you get up is write yourself down as second-in-command officially," he severely said.
That, Miller was able to process easily, without any effort to be made. He didn’t turn around, but couldn’t help stretching his lips in a wide smile.

"I won’t forget," he said, hiding the enthusiasm in his voice by pretending to yawn.


MOT DE L'AUTEURBon, et en bonus, un texte original et expérimental.
La scène est issue d'un projet de scénario (encore un autre, ouais je sais, c'est chiant), Sarutobi. Concrètement, c'est sensé devenir une BD. C'est un slice-of-life bateau, qui se passe un peu aux États-Unis, un peu au Japon, peut-être un peu ailleurs aussi, à notre époque. Rien de bien passionnant à raconter pour vous donner du contexte.
Tampopo est donc le héros, c'est un adolescent japonais qui vit au Japon (incroyable), et il lui arrive des trucs. Ses parents ont divorcé quand il était au collège, et il est à l'université. Son nom veut dire pissenlit. Voilà, il n'y a pas grand chose à raconter.
Ce texte peut être lu assez facilement, et je le trouve toujours pas trop pourri après quelques mois, alors voilà, enjoy.
(Cliquez pour afficher/cacher)Il pleuvait ce jour-là. Tampopo s'était rendu à une maison modeste, en cherchant l'adresse tant bien que mal, aidé de son téléphone et du petit bout de papier où il avait grifoné le nom de la rue. La pluie avait fait baver l'encre, et il n'avait pas réussi à se souvenir du deuxième mot. Ça avait compliqué les choses.
Après avoir fixé la porte pendant des minutes, qui lui avaient semblées être des heures entières, il se décida enfin à appuyer sur la sonnerie. Il ne sentit même pas que son doigt resta enfoncé trop longtemps, et écouta seulement le bourdonnement que ça avait provoqué à l'intérieur.
Des bruits de pas. Un tas de verroux qu'on lève. Et d'un seul coup, une porte grande ouverte, relâchant une odeur étouffante de tabac.

Les battements de son cœur n'étaient pas rapides. Mais ils étaient forts. Il sentait chacun d'entre eux heurter ses côtes. Il essayait de respirer normalement, mais ce n'était pas simple.
Cela valait aussi bien pour Tampopo que pour l'homme en face de lui.

L'homme réajusta ses lunettes sur le haut de son nez. Il resta quelques secondes la bouche entrouverte. Évidemment, il avait reconnu le jeune garçon. Il avait des yeux qui ne s'oublient pas. Des yeux étirés, accusateurs, incapables de trahir leurs émotions.
Les mêmes yeux que les siens.

Pas de bonjour, pas de nom cité. Il se retira de la porte et l'ouvrit davantage, invitant Tampopo à entrer.

Tampopo le suivit sans réfléchir. Après tout, il n'avait pas d'autre guide. L'homme lui fit passer l'entrée, et l'amena dans un petit salon, atrocement mal rangé, et lui montra le canapé pour l'inviter à s'y asseoir. Puis il s'installa lui-même en face du garçon, dans un petit fauteuil. La table basse était recouverte de feuilles, de livres, de journaux. On aurait dit des traces de la vie de quelqu'un de déjà mort.

Le silence régna pendant de longs instants entre les deux êtres.

Et Tampopo, plutôt que de se concentrer sur le silence, ne pouvait s'empêcher de penser à tout ce qui aurait pu le meubler. Tous ces mots qui auraient pu, peut-être auraient dû être dits, mais qui étaient noyés dans deux paires d'yeux qui se fixaient, sans se quitter.

Est-ce que tu veux du thé ?
Tampopo ?
Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus !
Comme tu as grandi !
Comment va ta mère ?
Ah, elle est morte ?
Suicidée, tu dis ?
Moi, ça va.
J'ai fini ma nouvelle.
Tout se passe bien.
La santé, ça va.
Et toi ?
Tu étudies ?
À l'université ?
Mathématiques ?
Très bien !
Je suis fier de toi.
Tu es bien mon fils.
Ça me fait plaisir de te revoir.
J'ai souvent pensé à toi ces dernières années, tu sais.
Je suis désolé de t'avoir laissé seul avec ta mère.
C'est mon plus grand regret.
J'espère que tu me pardonnes.
Je t'aime, mon fils.
« Est-ce que tu veux du thé ? »

Tampopo sursauta.

« Non, balbutia-t-il. Merci, » rajouta-t-il avec hésitation.

Son père toussa grossièrement. Comme s'il grattait au fond de sa gorge quelques bouts de tabac qui y étaient coincés. Puis il sourit amèrement.

« Je n'ai jamais su comment démarrer des conversations. Je suis désolé. »

Tampopo inspira longuement.

« Moi non plus, avoua-t-il. Alors j'ai toujours fait semblant de savoir. Mais cette fois, ça ne marche pas. »

Son père souffla du nez un petit rire.
Rien n'avait changé. Il était juste plus grand. Et sa voix à peine plus grave.
C'était le même Tampopo qu'avant.
Ça le rassurait.

« Je ne sais pas trop quoi dire— dit-il comme s'il crachait des mots pour tuer le silence, sans y réfléchir. J'ai envie de te dire que je suis désolé. Mais j'ai aussi envie d'entendre de tes nouvelles. Je ne sais pas trop par où commencer, » avoua-t-il.

Tampopo avait inconsciemment baissé ses yeux sur la table basse et les notes hasardeuses qui la recouvrait.
Un squelette de scénario. Un brouillon de chapitre. Des vieux articles de journaux en noir et blanc, dont les mots avaient été soulignés et entourés maladroitement par des stylos de plusieurs couleurs.
Puis il se souvint qu'il devait répondre.

« Je ne sais pas. Tu peux me poser des questions, si tu veux. »

Son père s'enfonça dans son fauteuil.

« Eh bien... Comment vas-tu ?
— Ça va, dit Tampopo assez machinalement.
— Tu fais quoi ?
— J'étudie. Université.
— Ah oui, tu as l'âge maintenant... » Un sourire nostalgique et triste. « Tu étudies quoi ?
— Mathématiques.
— Des projets ?
— Je ne sais pas. Je suis nul en maths. Mais j'aime ça. Ça me donne l'impression que le monde est cohérent. Qu'il fonctionne. »

Son père élargit ses lèvres en un sourire.

« Je vois... »

Il retira ses lunettes et les essuya avec le revers de son pull.

« Et donc... Tu vis seul ?
— Oui. Dans un appartement. »

Le vieil homme tremblait de peur à l'idée de la phrase qu'il était sur le point de prononcer. Son cœur allait déchirer sa poitrine, si ça continuait.

« Et... »

Ce mot restait là, comme une construction qui n'est pas terminée. Comme un pont qui doit rejoindre l'autre côté de la mer.

« Fukami... Je veux dire... Ta mère... Comment se porte-t-elle ? »

Tampopo savait que cette question allait tomber. Et il ne savait pas comment y répondre.
Lui, il connaissait la réponse. Il avait eu le temps de l'avaler, de la digérer, et de la laisser repartir. Mais c'était difficile d'être celui qui l'annonce.
Pour lui, ça avait été simple. Il avait vu le fait accompli.
Mais entendre ça, ça ne serait sans doute pas facile.
Finalement, il abandonna. Trop dur d'essayer de bien tourner quelque chose qui ne peut pas être bien tourné.

« Maman est morte. »

C'est comme si son cœur s'était arrêté.
Son père relâcha tous les muscles de son corps et remit ses lunettes sur son nez, la bouche béate.

« Fukami...
— Elle s'est suicidée. Pendue dans le garage. Il y a deux semaines. »

Il passa sa main sur son visage. Finalement, il fut obligé de retirer à nouveau ses lunettes pour s'essuyer les yeux.

« Tampopo... Je suis vraiment désolé. »

Il posa sa main sur son visage, et s'accouda sur son fauteuil en ruine.
Il ne pouvait plus regarder les yeux de son fils.
Ses propres yeux.
« Tu as des yeux accusateurs ! » disait encore la voix de Fukami dans sa tête.
Accusateurs.
Qui l'accusaient de ne pas avoir été là.
D'être parti.
De ne pas avoir répondu au téléphone qui avait sonné plusieurs fois ces deux dernières semaines.
D'être lui-même.
Des yeux accusateurs.
Les siens.
Comme dans un miroir.

« Tampopo, je dois te dire quelques choses. Alors écoute ce qu'un vieil homme sénile a donc à déblatérer. Ce n'est pas grave si tu oublies en sortant d'ici. Je veux le dire. »

Tampopo ne le quittait pas des yeux.

« Je t'écoute, » lui dit-il.

Il inspira longuement puis commença.

« Tampopo... Ce nom, c'est moi qui l'ai choisi. Un nom qu'on donne d'habitude à un animal de compagnie. Tout le monde s'est moqué de moi quand je l'ai choisi. Je sais que tu ne l'as jamais aimé. Personne ne l'a jamais aimé. Mais pour moi, il est important. Le pissenlit est une fleur qui pousse indépendamment de la volonté de l'herbe, qui s'installe, fleurit, puis répand ses graines grâce au vent. Elle domine la nature. Elle n'a pas besoin d'engrais ou d'aide. Juste d'un peu de vent. Et du vent, il y en a toujours eu et en aura toujours sur Terre. Je me suis dit que si je devais recommencer ma vie, je voudrais grandir et évoluer comme la fleur de pissenlit. J'ai souhaité que mon fils ne finisse pas comme un écrivain médiocre et sans carrière. J'ai fait le vœu que mon fils fleurisse, peu importe où il se trouve, et que ce qu'il accomplira de sa vie soit porté par le vent, à travers le monde.
Mais ton environnement t'a dévoré. Ce n'était pas toi, la mauvaise herbe qui faisait son nid. C'est l'herbe dans laquelle tu t'es enracinée qui était mauvaise. Ta mère et moi... nous sommes des criminels. »

Il leva la tête de sa paume, et posa ses yeux sur la table basse. Un livre y était ouvert. Il l'attrapa et le tendit à Tampopo. Ses marges étroites étaient inondées d'annotations, et la plupart des lignes étaient soulignées.

« Genèse. Au commencement, Dieu créa tout en six jours. Et le septième, il se reposa. N'écoute pas les chrétiens. Écoute-moi. Tu sais quel est le repos que Dieu s'est accordé après avoir travaillé durement, et qu'il promet à tout homme ? »

Tampopo ne répondit pas.

« C'est la mort. »

L'horloge accrochée au mur n'avait plus le même son qu'une horloge. On aurait dit que quelqu'un tapait fort contre un mur.
Comme si c'était le temps lui-même qui était à la porte de la maison, et qu'il voulait désespérément qu'on lui ouvre.
Mais si on ouvrait la porte, on mourrait, parce que le temps ne pardonne pas.

« Alors il faut faire ce qu'on a à faire pendant les six jours, rajouta son père en fixant son fils droit dans les yeux. À l'aube du septième jour, lorsque tu inspires de l'air pour la dernière fois, tu dois pouvoir te dire : 'Je suis heureux'. Voilà comment j'ai existé depuis que j'ai quitté ta mère, Tampopo. J'ai voulu me reprendre en main. Je devais m'éloigner. Je ne cherche pas à me justifier. Je tiens juste à m'excuser. Le mois prochain, j'espère avoir fini de relire mon livre. Et je vais l'amener à une maison d'édition. Pour que, quand mon heure viendra, je puisse moi aussi me dire : 'Je suis heureux'. »

L'horloge sonna. Il était quatre heures de l'après-midi.

« Alors ne perds pas espoir si tu es malheureux, Tampopo. Tu vas sortir de chez moi. Tu vas inspirer de l'air. Et dès cet instant, tu vas vivre d'une façon qui te permettra, au septième jour, de te dire que tu es heureux. Et là, le repos sera agréable. »

Tampopo leva la tête vers les yeux de son père. Ils étaient recouverts de larmes.

« Je suis vraiment désolé.
— Non, dit hativement Tampopo avec une voix sèche. Toi, ne t'excuse pas. »

Il ferma la Bible et la reposa sur la table basse.

« Tu n'as pas à regretter ce que tu as fait. Tu vas finir ton livre, n'est-ce pas ? Alors c'est que tu as bien agi. Tu as fait en sorte d'avoir une heureuse septième aube. Et quiconque t'en veut pour ça... a tort. »

Son père renifla, essuya ses larmes sur le revers de sa manche, et se leva. Tampopo hésita un peu, puis en fit de même. Ils restèrent côte à côte pendant un instant, puis son père s'approcha et embrassa affectueusement son enfant. Puis Tampopo resserra l'étreinte.
Ils restèrent longtemps ainsi, comme si le temps s'était arrêté.

« Merci, mon fils, murmura le père. C'est toi, mon septième jour. »

Ce qui s'était déroulé entre cet instant et celui où Tampopo s'était retrouvé à nouveau sur le seuil de la porte était un grand flou.
Il descendit les petites marches en regardant son père.
Ils ne se dirent pas au revoir.
Son père lui avait dit simplement :

« Vis. »

Et Tampopo lui avait fait un grand sourire en retour.

C'était tout.

Voilou. Je ne sais pas quand sera ma prochaine update. Il se peut que je continue d'écrire des petits trucs sur MGS, parce que c'est amusant de travailler avec les personnages de cette licence. Je les aime tous beaucoup et je les trouve très complets et crédibles, donc ç'aura été un plaisir de pondre Coffee Cup. J'ai aussi une grosse fanfic MGS en prévision, mais je dois avouer que j'ai grave la flemme de m'y atteler, parce que ça nécessiterait de longues et fastidieuses recherches sur la seconde Guerre Mondiale, et je suis pas très motivé pour ça en ce moment.
Faudrait aussi que je continue Volière, ou plutôt, que j'en écrive la fin. Je pense ne rien avoir à y ajouter, donc je vais simplement faire une Éternité pour clôturer.
Sinon, j'avais prévu de faire une fic un peu expérimentale sur Zelda, en me concentrant sur le royaume d'Hyrule et en remasterisant plein de personnages et d'éléments des jeux. Si je prends le courage de m'y lancer, ça aura droit à un passage sur le site, je pense.
Si vous m'avez lu, merci ! Et des bisous (même si vous ne m'avez pas lu).

Trictus McNatret:
Yaaaaaaaay o/ J'suis content de voir que t'as posté non seulement Coffee Cup mais aussi CET extrait des aventures de Tampopo, qui est l'un de mes préférés, de loin.

Pour Coffee Cup, je tiens avant tout à t'applaudir pour la démarche de montrer en une seule scène l'évolution dans les relations entre Kaz et Big Boss, et ceux avec beaucoup de simplicité et d'humanité. C'est vachement naturel dans l'écriture, très sensible et agréable à lire, parce que fluide. Mais bon, je te l'ai déjà dit, la fluidité de ton écriture et ton aptitude à faire ressentir la scène à tes lecteurs est un de tes points forts.
Et aussi, je suis assez surpris mais heu... Ca rend aussi bien en français qu'en anglais. Je mets en rien en doutes tes capacités à passer de l'un à l'autre, mais contre toute attente, chacune des langues a quelque chose à proposer... Par exemple, le "A dream come true" et le "Un rêve de gosse" sont tous deux très forts et très complémentaire, et j'ai trouvé ça intéressant.
Après, bien sûr, les protagonistes étant américain, l'anglais est plus pratique pour l’identification, tout ça, mais honnêtement, ça pose pas de problème.
D'ailleurs, du peu que j'ai pu voir d'eux, je pense pouvoir affirmé que tu les écris bien. J'espère pouvoir te le confirmer avec plus de certitudes bientôt. 8)

Après, pour les moins... Oh, allez, en français, quelques petites fautes ci et là, pas grand chose, des répétitions... Mais heu, honnêtement, c'est franchement minime et ça se noie dans le très bon rendu. A la limite, l'un des rares conseils que je pense pouvoir te donner, c'est d'avoir un dictionnaire de synonymes à côté de toi pour ajouter quelques subtilités à ton vocabulaire et t'éviter les répétitions.
Pour l'anglais, ça m'est plus difficile vu que je n'en lis que depuis peu, mais j'ai l'impression que c'est clairement une langue que tu maîtrises.

En tout cas, c'est un texte que j'ai trouvé vraiment cool, alors je plussoie très beaucoup.

Yuan:
Comme je te l'ai déjà dit en privé, merci Rictusounet de ce commentaire constructif, des bisous :cry:
Vous en profiterez pour remarquer que j'ai enfin changé le titre tout moisi de ma galerie, qui était là à la base par manque d'idée (et que du coup j'ai décidé de coupler à ma galerie de dessins/trucs, histoire de faire genre je suis inspiré). Voilà.



MOT DE L'AUTEURVOILÀ. Je l'ai fait. J'ai relu cette immondice. Je parle bien évidemment du troisième Acte de No, présenté il y a maintenant plus d'un an au concours d'écriture de Lypphie. Diantre que cette bouse infâme est à chier. Ça se ressent tout le long du texte, j'étais tout sauf inspiré. J'ai bidouillé un truc en 24 heures (après la date limite pour rendre les textes, en plus), et c'est atrocement maladroit. Enfin, pour moi, tout No l'est, maintenant. J'ai beaucoup de mal à apprécier les deux autres textes (le second restant le moins pire). En fait, pour moi, il s'agit ni plus ni moins d'un rip-off maladroit de Mononoke et Mushishi, les deux œuvres qui m'ont inspiré à sa conception. Il ne s'en démarque pas assez, n'apporte pas assez de choses intéressantes. Donc j'ai décidé de le laisser tomber. Si je le reprends, ça sera pour le réécrire entièrement, et le tourner d'une façon complètement différente.
Mais bon, voilà, au moins les trois textes rendus pour le concours sont maintenant sur ma galerie après tout ce temps, que d'émotions. Bonne lecture si vous décidez de vous infliger ça :'(
(Cliquez pour afficher/cacher)能
【no — faculté】

Acte Dernier
火男
【hyottoko — souffleur de feu】

Ici, les sens étaient inutiles. La vue et l'ouïe étaient désuets. Le toucher et le goût n'existaient plus. Le seul guide que l'on aurait pu encore avoir était l'odorat. Un tabac épris d'opium brûlait lentement au creux d'une pipe de bambou, laissant sa fumée empoisonner l'air en dessinant de gracieuses arabesques. Mais il était inutile d'espérer les apercevoir dans l'obscurité profonde qui habitait le moindre recoin de ce lieu.

Tel était l'endroit, reculé du temps et du monde, qui avait été construit pour habiter le jugement dernier. Personne ne pouvait venir le visiter avec un corps en chair et en os. Pourtant, il y avait bien un être qui habitait ce palais désert, ou plutôt qui y passait le plus clair de son temps à y sommeiller. C'était la même créature qui tenait dans le creux de sa paume cette fameuse pipe, dont le fond se consumait peu à peu sans qu'il n'en inspire une seule bouchée des jours durant. Les petites braises étaient les uniques parcelles de lumière dans ce lieu, et elles allaient bientôt s'éteindre définitivement, mettant fin aux jours de cette drogue. Au moment même où ces insignifiantes choses moururent, leur possesseur s'éveilla. Sa main se resserra autour de sa pipe tandis qu'il remplit ses poumons d'air pendant une durée anormalement longue. Il inspira encore et encore, lentement, par le creux entre ses lèvres, et lorsqu'ils furent gonflés à bloc, il retint un peu l'air en son sein, en profitant pleinement. Lorsqu'il lui devint impossible de le contenir davantage, il relâcha le tout avec une lenteur toute aussi peu commune.

Brusquement, l'être poussa un long bâillement accompagné d'un étirement total, faisant craquer quelques unes de ses articulations. Après quoi, il se détendit, et s'avachit de nouveau sur le rocher qui lui servait de tabouret. Avec sa lenteur habituelle, il passa sa main libre dans une des petites poches de son vêtement, et en sortit un peu de poudre, qu'il tassa dans sa pipe, préalablement vidée. Il y ajouta ensuite des petites herbes séchées de tabac, et remua du bout de son doigt les deux pour créer une mixture plus ou moins uniforme. Enfin, il posa la pipe à ses côtés, et sortit d'une autre poche une petite boite d'allumettes, presque vide. Il en tira l'un de ses petits bâtonnets, le gratta sèchement, et la flamme vint brûler au bout de la tige. Elle dévoila alors un personnage caché par un masque aux formes étranges, aux yeux un peu rieurs, et à la bouche tubulaire, comme si elle soufflait sur quelque chose. Sa morphologie paraissait tout à fait humaine, si ce n'était pour son visage qui restait abrité derrière son grotesque masque. Mais il n'en dévoila pas plus et s'empressa de mettre feu à sa drogue, puis éteignit sa seule source de lumière en secouant rapidement l'allumette.

« J'en ai déjà marre... »
Il laissa l'écho de sa voix lui revenir plusieurs fois. Mais il n'y avait personne pour l'entendre.

Ce personnage, sous ses airs de grand paresseux, n'était pourtant pas n'importe qui. Si les Entités étaient un conseil tout puissant, il appartenait plutôt à une catégorie de conseillers ou de généraux, destinés à soutenir leurs souverains. Sources d'intelligence créées de toutes pièces, ils avaient pour mission de réguler certains aspects de la vie sur Terre, pour éviter des quelconques déséquilibres ou problèmes, voire en créer certains afin de dynamiser les existences des êtres vivants. Ils répondaient à l'appellation de kamis1.
À travers l'humanité, l'imaginaire collectif s'était toujours amusé à créer enfers et paradis pour promettre une vie après la mort ; mais, en réalité, il ne s'agissait que d'un simple lieu dénué de lumière dans lequel passait jours et nuits un être masqué. Son travail était rude et sans fin, et c'est pourquoi il se permettait de prendre de longs repos entre ses interventions. Ou alors, il suffisait d'appeler cela de la fainéantise, ou de l'ennui — car malgré l'importance de cette tâche, elle se révélait incroyablement lassante. C'est ainsi que ce demi-dieu œuvrait avec une démotivation totale, simplement parce qu'il n'avait pas vraiment le choix, et que sans ce travail, son existence n'aurait pas lieu.
Alors, pour s'occuper, outre que dormir, il passait en revue l'énergie qui mourrait, et ce qu'elle contenait. C'était à lui de choisir comment la réutiliser dans le monde, en l'éparpillant. Le corps des individus servait évidemment d'engrais et de nourritures aux champignons et autres parasites. Mais le reste, qu'en devenait-il ? Ces souvenirs seraient perdus à jamais. Alors, lui seul qui avait ce pouvoir, il tâchait d'en profiter pleinement. Et avant de réexpédier l'énergie dans l'air, bien dispersée pour ne plus jamais se réunir, il en visionnait les souvenirs et les dernières pensées. Cette petite collection d'expériences humaines était la seule joie qu'il éprouvait de son existence monotone.

« Ah, encore quelqu'un de ce Noyau où les pierres précieuses sont des cailloux et où le cuivre est la plus grande richesse... Inconsciente qui se donne en sacrifice à cette déesse qu'elle appelle Hol, divinité que l'on croit belle et insaisissable. Désolé poupée, je suis loin d'être tout ça, mais au moins, vous aurez fait mouche sur mon nom... »
Sa voix était lasse et éraillée, tant elle ne lui servait qu'à se parler à lui-même. Elle n'était pourtant pas très grave, et ressemblait presque à celle d'un enfant de douze à quatorze ans. Il était impossible de savoir si elle était masculine ou féminine.

« Hein ? »
Il prononça ce mot subitement. Il aurait pu faire peur à quelqu'un, s'il y avait une personne à ses côtés. Sous son masque, ses yeux s'étaient écarquillés et ses sourcils redressés. De sa main libre, il se gratta la nuque d'un air abasourdi.
« Hé beh, c'est pas tous les jours que Responsio me sert ça. Une dame dont je dois détruire toute l'énergie. C'est fatigant... Heureusement qu'il n'y en a qu'un... »
Tout en douceur, de sa main délicate, il attrapa le menton de son masque, et le releva lentement. Il découvrit ses lèvres et le bout de son nez, rabattant son deuxième visage par-dessus le foulard qui était noué à sa tête. Il porta la pipe à ses lèvres et inspira une quantité inhumaine de tabac et d'opium. Il le laissa couler jusqu'au fond de ses poumons, et retint ainsi sa respiration quelques instants. Bien plus longtemps que l'aurait pu n'importe qui. Pendant ce temps, il s'amusait à visionner les derniers souvenirs de l'âme qu'il allait réduire à néant.
Il n'avait pas l'impression d'être un bourreau. Pas le moins du monde. Il faisait juste un travail forcé, presque comme s'il s'agissait d'une punition, sans se poser de questions ou espérer un futur où il serait débarrassé de cette corvée. Le mieux qu'il puisse lui arriver serait qu'un jour, les Entités viennent lui rendre visite en lui disant qu'il était devenu inutile et qu'il avait désormais un remplaçant. Entre temps, la seule chose qu'il avait pour rendre sa vie agréable était ce fameux cinéma de mémoires et de vies humaines. Malgré le fait qu'il puisse devenir lassant, il y prenait goût.

Ce n'est pas ici que ça se finit. Il doit bien y avoir une issue... Existe-t-il d'autres chasseurs de mononoke ? Je ne veux pas que ça se finisse ici... Nous sommes si peu nombreux, et eux existent en nombre infini. Peut-être même suis-je toute seule à accomplir cette tâche...
Le kami redonna enfin cours à sa respiration, et relâcha tout ce qu'il avait tenu encloîtré dans ses poumons avec une force déconcertante. Mais au lieu de faire apparaître un immense nuage de fumée, une grande nuée de flammes sortit de sa bouche pour consumer l'air. Tachetées de noir, elles avaient une puissance destructrice inconcevable. Il plissa légèrement les yeux devant cette source nouvelle de lumière, chose à laquelle il était si peu habitué. Le feu était bien évidemment destiné à réduire à néant l'âme de ce chère chasseuse — mais il ne détruisit strictement rien. Le kami avait visé dans le vide.
Il rabattit son masque sur son visage aussitôt qu'il eut fini de souffler, profitant de la lumière créée par son feu pour observer le néant dans lequel il vivait. Puis un sourire se dessina sur ses fines lèvres.

« T'es marrante, tu me rappelles moi. Tu vis pour accomplir une mission, et tu n'as pas d'autre but. Tu ne t'es jamais cherché autre chose. Comme moi... »
Les flammes se dissipaient petit à petit dans l'air.
« Qu'est-ce qui se passe si je désobéis aux ordres ? Que va-t-il m'arriver pour ne pas t'avoir détruite ? »
Il se gratta frénétiquement le genou sur lequel il avait posé sa main libre. Ses mouvements paraissaient anxieux et nerveux.
« C'est une aubaine tellement grande... Je ne sais pas ce qu'il va se passer. Des événements inattendus. Des emmerdes. Un tas de choses que je n'ai jamais connues. Ça peut être intéressant, non ? »
Mais il n'y avait personne pour lui répondre.

Il attrapa sa pipe dans ses deux frêles mains. Il tremblait nerveusement et était sur le point de la lâcher. Une peur excitante le saisissait. Désobéir aux ordres. C'était quelque chose qui lui était complètement inconnu. Et pourtant, il avait sa conscience propre, ses pensées à lui. Il avait toute la liberté de désobéir. Il ne l'avait juste jamais fait parce qu'il avait oublié ça avec le temps. Il avait oublié qu'il existait en tant qu'être à part entière, et pas juste en tant que bourreau des défunts.
Il était maître de ses actions, et il pouvait choisir. Il avait toujours eu le choix.
Depuis les trous qui lui permettaient de voir à travers son masque, il observa les petites pépites brûlantes qui finissaient les poussières d'herbes au fond de la pipe. Malgré le fait que ses yeux étaient complètement habitués à l'obscurité, il n'avait jamais pris le temps de regarder le peu de choses qu'il avait à voir ici. Et pourtant, il avait entre ses frêles doigts une magnifique pipe sculptée en bambou, finement détaillée. Un présent des Entités pour lui permettre de mener à bien son rôle. Il n'avait jamais réussi à la voir comme un bel objet. Pour lui, ce n'était qu'un outil de travail. Ce sentiment lui mit la larme à l'œil. Voilà des millénaires qu'il n'avait jamais pris le temps de se dire « c'est un bien beau dragon taillé dans ce bambou qui me sert de pipe »...
Et en plus de ça, il y avait l'histoire de cette chasseuse qui l'avait ému. En un instant, il se sentit plus proche de l'humanité qu'il ne l'avait jamais été. Il ne chercha pas à comprendre pourquoi ce genre d'émotions venait le chercher à un moment si saugrenu. Il savait juste qu'une profonde tristesse le dévorait petit à petit, et qu'une grande peur le faisait trembler.

Il ferma les yeux et se concentra sur l'énergie de la chasseuse de mononoke. C'était un jeu d'enfant pour lui de disperser une âme et de la répandre aux quatre coins du monde. Mais rassembler toutes les parcelles de la force d'un défunt pour la retourner sur son lieu de mort, il ne l'avait jamais fait par le passé. Pourtant, la tâche s'avéra naturelle et ne lui prit que peu de temps. Bientôt, l'apothicaire se réveillerait à l'endroit même où l'Entité avait mis fin à ses jours. Il avait également offert un peu de sa propre énergie afin de recréer le corps de la jeune femme, détruit par les ravages de Responsio. Puis il rouvrit les yeux lentement.
Sa pipe s'était éteinte.
Il resta longtemps à regarder l'objet, en oubliant sa corvée. Il ne tremblait plus et ses larmes s'étaient naturellement séchées sous son masque contre la chaleur de ses joues.

« Et maintenant, il se passe quoi ? »


Sonnée par une migraine incomparable à toutes celles qu'elle avait précédemment pu connaître, Mugon ouvrit brusquement ses yeux. Elle se releva en hâte. Tout était là : chaque partie de son corps, ses sens, ses souvenirs. Elle n'était vêtue que d'un simple kimono de tissu souple, n'avait pas sa caisse d'apothicaire, et était dépourvue de ce maquillage qui couvrait perpétuellement son visage et ses mains pour la protéger des maladies qu'elle traitait. Sa bague de jade, en revanche, n'avait pas quitté son pouce gauche. Tandis qu'elle redécouvrait chacun des détails de l'enveloppe charnelle qu'elle avait précédemment habité, peu à peu, son mal de crâne se dissipa.
Elle marcha pour se dégourdir les jambes. Trottina sur quelques mètres. Puis elle s'arrêta et s'assit à côté d'un arbre massif. Tout semblait être là. Pourtant, la sensation d'étouffement et le regard noir de l'Entité lui semblaient encore réels et la hantaient. Elle ne pouvait pas détourner ses pensées de la terreur qui l'avait envahie à cet instant précis, avant qu'elle ne disparaisse et qu'il soit happée par les ténèbres les plus absolues qui soient. Elle avait survécu à la mort. C'était absurde.

Elle se sentait amèrement étrangere dans son corps. Quelque chose la dérangeait, outre le fait qu'il lui paraissait reconstitué, cellule par cellule. Elle n'était pas seule, là-dedans. Du moins, c'était ce qu'un mauvais pressentiment lui indiquait. Et d'habitude, elle ne se trompait jamais. Après tout, c'était à ça qu'elle se fiait pour repérer ses proies d'antan, les mononoke. Mais se pouvait-il que ce sens soit déboussolé à cause de la nouvelle enveloppe qu'elle habitait ? Ce n'était pas impossible. Si elle était revenue à la vie, plus rien ne l'était.
Elle réfléchissait calmement en écoutant les bruits de la nature. Entre les chants des oiseaux et le doux souffle du vent, elle se sentait vraiment heureuse d'être de nouveau parmi les vivants. Mais elle ne put pas en profiter bien longtemps. Des voix humaines s'élevaient depuis le bas de la grande pente sur laquelle elle était situé. C'est là que ses souvenirs vinrent percuter ses réflexions diverses.

Elle était une meurtrière. Elle avait tué trois enfants dans une petite cité en bas d'une colline, à côté d'une forêt. Des patrouilles la recherchaient activement et enquêtaient ses moindres traces. Elle devait partir d'ici immédiatement.
Sans chercher à analyser davantage la situation, elle fit ce que son instinct de survie lui dicta : se relever en hâte et s'enfuir en courant à l'opposé du village. Elle ne prêta pas attention à la douleur qui tiraillait ses plantes de pieds nues, et ne s'arrêta que lorsque la forêt se fit moins dense. Elle avait atteint le haut de la colline sur laquelle se trouvait cette splendide nature, et l'après-midi allait toucher à sa fin.

Elle se posa là, et attendit. Une multitude de choses traversaient son esprit. La gratitude pour le quelqu'un ou le quelque chose qui l'avait ramené à la vie en faisait partie. Un remord pour son dernier meurtre. Une incroyable crainte à l'égard de l'Entité qu'elle avait rencontrée. Et surtout, ce qu'elle s'expliquait d'ailleurs le moins, une étrange sensation quant à son propre corps. Une chose était sûre : elle n'était pas à l'aise.
Laissant ses pensées s'enchaîner et s'entremêler, son regard se posa sur sa bague de jade. C'était la seule chose qu'il lui restait, à présent. Elle, sa fervente servante, toujours au poste, lui octroyant les pouvoirs nécessaires pour réduire à néant les mononoke. Jamais elle n'avait cherché à se lier à qui que ce soit en ce monde. Elle avait cette bague et une tâche à accomplir : ça lui avait toujours amplement suffit. Mais maintenant, même son bijou lui semblait venu d'ailleurs et étranger. Y avait-il quelque chose à comprendre ?

Elle leva les yeux au ciel. Tout ce qu'elle demandait, c'était de pouvoir apprécier un coucher de soleil, comme elle l'avait toujours fait lorsqu'elle voyageait de ville en ville, autrefois. Mais cette fois-ci, le spectacle n'était pas le même. Ce n'était pas une, mais deux étoiles enflammées qui cheminaient vers le bas du ciel pour céder le passage à la nuit. Deux soleils brûlaient ensemble dans la même étendue orangée de cette fin d'après-midi.
La respiration de Mugon s'accéléra. Elle chercha plusieurs fois à se frotter les yeux, se lever, se déplacer pour vérifier qu'il y avait bel et bien deux soleils. Malheureusement, elle ne se trompait pas. C'était un phénomène étrange. Ou, comme l'aurait-elle jadis dit à un de ses patients, un mononoke.

N'importe qui pouvait se faire infecter. Il avait fallu que cette fois, ça tombe sur elle. Elle resta béate, incapable de trouver des mots à coller sur cette situation. En tout cas, le hasard savait se faire ironique. L'apothicaire ne put s'empêcher de sourire à son mauvais sort.

C'est ça, l'échappatoire ? Être sauvée de la mort pour revenir maudite ?

Il n'avait pas bougé. Des jours durant, il n'avait même pas trouvé les forces de rallumer le tabac dans sa pipe.
Il était en train de penser à la jeune fille dont il s'était débarrassé juste avant la chasseuse de mononoke. Elle venait d'un lieu animé par l'énergie d'un seul être, qui se trouvait au centre de la Terre : le Noyau. Jadis, les Entités avaient fait face à un être si puissant qu'il pouvait presque reproduire leurs pouvoirs. Incapables de le réduire à néant, elles unirent leurs forces et l'enfoncèrent au plus profond de la Terre. Depuis, il s'était divisé et considérablement affaibli. À force de se disperser sur Terre en tentant de se reconstituer, il s'était également dissipé à l'intérieur du Noyau. Si on avait pu mettre les pieds là-bas, on aurait cru avoir affaire à un véritable continent à part entière, où les pierres précieuses étaient des banalités et la nature absolument merveilleuse. Il ne cessait de s'étonner d'à quel point les hommes qui vivaient dans ce Noyau avaient une vision erronée et merveilleuse du divin. Ils pensaient que Hol était une femme arrogante, de toute beauté, et que c'était elle l'être suprême qui régnait à la fois sur la vie et la mort. Et pourtant, Hol était là. Il ne régnait que sur la mort, et il cachait son visage derrière un masque. L'arrogance était une chose qu'il ne comprenait pas.
Pourtant, l'être du Noyau avait côtoyé les divinités. Il avait lutté contre elles. Le fait qu'il soit à présent si divisé et qu'il ne soit même pas capable de s'en souvenir était plutôt ironique.

Le kami releva enfin la tête. Il devait continuer son travail, tôt ou tard. Il se demanda ce que pouvait bien faire Mugon à présent. Avait-elle compris ce qu'il s'était passé ? Avait-elle pu apercevoir Hol ? Sans doute pas. Elle avait dû se relever, vérifier que sa bague était sur elle, et repartir mener à bien sa quête, machinalement. Et la sienne, au moins, valait le coup d'être accomplie.
Dans un soupir las, il fouilla ses poches pour remplir sa pipe et la rallumer à nouveau. Il la gardait toujours fumante le temps de travailler, malgré le fait qu'il n'aie jamais à s'en servir. C'était un peu comme un rituel pour lui. Et puis, si la seule chose dont il pouvait profiter était l'odeur de l'opium, il n'allait pas s'en priver. Il devait avouer que même après s'y être tant habitué, il trouvait toujours que ça sentait particulièrement bon. C'était son unique plaisir dans ces ténèbres abyssales.
Il leva ses jambes au-dessus du sol et les tendit droites pour les étirer. Ses genoux engourdis émirent des petits craquements tandis qu'il tournait ses chevilles et dégourdissait ses orteils. Puis il revint à sa position habituelle et s'attaqua aux esprits défunts suivants. De l'insignifiante mouche tuée par un enfant ennuyé à l'école au soldat à la guerre, il ne réfléchissait même pas, et se contentait juste de dissoudre l'énergie puis de la renvoyer sur Terre. Visionnage de mémoire, séparation, dispersion. Encore et toujours, sans interruption.

Il continua longtemps son dur labeur sans prendre une seule pause. Petit à petit, la fatigue grimpa sur ses nerfs, et il tomba de sommeil, comme il lui arrivait parfois de le faire. Ses siestes duraient parfois des mois tant son ennui était grand et son esprit usé. Mais ce repos fut un fœtus avorté. Aussitôt put-il fermer les yeux qu'une lumière atrocement éblouissante vint troubler ses ténèbres. Plus vive qu'une centaine de rayons solaires jetés sur les yeux d'un homme, elle fut particulièrement douloureuse pour quelqu'un qui s'était tant habitué à l'obscurité. Elle transperça les paupières du kami et l'aveugla complètement. Il poussa un gémissement de douleur, incapable de comprendre ce qu'il lui arrivait. Il ferma les yeux aussi fort qu'il le put et s'écroula au sol, espérant cacher son visage derrière un peu d'ombre en se recroquevillant.

« Incapable que tu es... Le voici, le problème que je cherchais. C'est toi. »
Hol tenta de reprendre ses esprits et d'oublier sa vue souffrante. Il avait entendu une voix, mais il était incapable de l'identifier. Il avait surtout senti de la colère. Étaient-ce donc là les ennuis auxquels il s'attendait ?
« Les mononoke... C'est ton œuvre, hein ? Quel artiste ! »
La mémoire lui revint soudain. Cette voix était celle de Responsio. Entité de la Fatalité. Le terrible homme qui voilait son banal visage sous une sombre cagoule, qui symbolisait les limites de la liberté accordée aux formes de vies intelligentes. Si Hol devait choisir l'Entité la plus terrifiante, il aurait nommé Responsio sans hésiter. Mais on ne lui demandait pas son avis. Alors il garda le silence en tremblant de tous ses membres.

« Je pense que toi comme n'importe qui parmi nous a vu le souci qui fait souffrir le monde... Je ne parle pas de l'instabilité causé par les bêtises de mes congénères. Pas ce problème là. Un autre, que je me suis mis en tête de résoudre. Celui qui concerne Murmure, l'être banni au Noyau. Ça te rappelle quelque chose ? Ou est-ce que ta mémoire est trop parasitée par ton opium pour s'en souvenir ? »
L'Entité marchait hasardeusement dans la pièce. Hol sentait sous chacun de ses pas une colère folle. Ses pensées étaient un fouillis pêle-mêle dans sa tête. Il trouvait cela ironique que Responsio apparaisse dans une lumière si vive, lui qui était plutôt enclin à utiliser les ténèbres pour se manifester.
« Quel imbécile de reléguer des tâches importantes à des incapables... Quel imbécile j'ai été d'avoir laissé les autres Entités faire ! hurla l'homme en noir sans espérer une réponse de la part du kami. On te dit de répandre l'énergie sur Terre, alors tu le fais, sans aucun discernement et sans réfléchir... Pourquoi as-tu mis sur Terre de l'énergie qui provenait du Noyau ?! »
La respiration et le cœur du kami s'accéléraient à un rythme affolant. Tous ses frêles membres tremblaient comme des feuilles au vent.
« Je suis navré... Pardonnez-moi... Je m'excuse, je ferai attention... Pitié...
— Implore-la donc, ma pitié ! Bon à rien ! »

L'Entité tourna dos à la vermine qui gisait au sol et souffla longuement en fermant les yeux. Pendant ce temps, Hol cherchait désespérément une échappatoire, comme l'avait fait Mugon lorsqu'elle avait fait face à son bourreau. Il rampa sur le sol à tâtons, cherchant un quelconque miracle qui lui permettrait de disparaître derrière Responsio. Il réussit tout juste à avancer lorsqu'il sentit une décharge de douleur s'écraser sur sa main droite, celle qui était habituée à tenir sa pipe. Son précieux bien était maintenant loin derrière lui, lâché depuis que l'éclat de lumière était apparu.
Il poussa un cri déchirant de souffrance. Son visage se tordit derrière son masque tandis qu'il sentait la botte du Dieu piétiner chacun des os de sa main, jusqu'aux plus petites phalanges. S'il l'avait pu, il aurait aussi grincé des dents face aux bruits désagréables que provoquait sa punition.
Responsio, quant à lui, demeurait impassible. Il avait retrouvé tout son calme maintenant qu'il avait puni le petit fauteur de troubles. Un châtiment aussi douloureux ne risquait pas de s'oublier de si tôt.

« La femme que j'ai tué moi-même... Elle au moins, tu l'as anéantie ? »
La question était tombée comme une bombe. Mais Hol ne répondait pas assez vite au gout de l'Entité. Alors sa botte appuya davantage sur la main meurtrie, cette fois vers le poignet. Le kami intensifia ses gémissements pour hurler de douleur à nouveau, et se recroquevilla aux pieds de son créateur.
« Oui... Elle, je l'ai soufflée avec du feu... Pitié... » réussit-il à balbutier faiblement, le souffle coupé.
Responsio leva son pied et tourna à nouveau le dos au misérable sous-dieu.
« Bien. Bon travail. »

La lumière aveuglante s'amenuisa petit à petit et l'obscurité revint gouverner les lieux, comme si son règne n'avait jamais connu d'interruption. L'Entité resta plantée là pendant des instants qui parurent être une éternité à Hol. Il n'osa pas ouvrir les yeux ou se relever durant tout ce temps, et luttait encore contre les vestiges de l'atroce douleur qui avait rongé sa main délicate.
« Bon travail... » répéta-t-il encore, comme perdu dans ses pensées.
Il jeta un dernier coup d'œil à la pathétique créature au sol.
« Continue donc ce travail qui t'insupporte tant avec cette main en miettes. Voilà une punition égale à ta bêtise. »
Il marqua une pause dans son discours avant de partir d'un pas pressé.
« Commets encore une seule erreur de ce genre, et ce ne sera pas qu'une main que je te briserai. De toute façon, tu devras toujours travailler. »

Lorsque l'Entité fut complètement partie, les petits gémissements souffrants du kami se déformèrent peu à peu en sanglots. Il n'avait jamais pleuré avec autant de tristesse par le passé. Après avoir fait une erreur d'inattention, désobéi aux ordres, et menti à un Dieu, il se demandait si quelque chose d'autre l'attendait. Il avait envie de se donner la mort plus que tout au monde — mais il en était tout bonnement incapable. Ses lamentations évoluèrent peu à peu en un rire nerveux, en de la haine pour ses géniteurs. Il ne comprenait plus rien et ses sentiments ne savaient pas comment réagir en conséquence.
Responsio, parti à la chasse aux erreurs sur Terre, arborait une forme humaine. Ainsi, il était dépossédé de talents propres aux Entités, tels que l'omniscience. Hol avait naïvement misé là-dessus, et aussi sur la quête de l'humaine qu'il avait ramené à la vie.

« C'était quoi, son nom, déjà... » murmura le kami à voix basse.

Le silence fut sa seule réponse.


Notes & lexique :
* — Hyottoko est aussi bien un personnage légendaire de la mythologie japonaise qu'un masque du théâtre no. Il représente un homme qui a le pouvoir de souffler du feu grâce à une pipe. Dans un conte traditionnel concernant l'origine du personnage, un garçon au visage étrange pouvait créer de l'or depuis son nombril. Lorsque quelqu'un dans la maison mourrait, un masque du garçon était placé sur la cheminée pour apporter le bon sort.
1 — Les kami (神) sont les esprits ou divinités du shintoïsme. Ils sont dotés de pouvoirs divins, mais ne sont pas pour autant tout-puissants. Ils sont parfois aussi des esprits terrestres dispensant des bénédictions ou des sanctions aux gens sur terre. Parmi eux, on retrouve des représentations et personnifications de certains thèmes humains, tels que la mort.



MOT DE L'AUTEURJ'ai eu quelques bons retours au sujet de l'un des deux textes qui figuraient sur mon dernier post, à savoir la Saynète de Sarutobi. Ça m'a fait chaud au cœur pour tout dire, même si je ne considère pas ce texte comme quoi que ce soit d'autre qu'un brouillon à la mise en scène de la bande-dessinée que le projet final est sensé devenir. Mais du coup, ça m'a motivé à fouiller dans les autres brouillons que j'ai pu élaborer, et j'ai retrouvé celui-là (le seul que j'ai gardé en dehors de celui que j'ai posté, en fait). Il se situe dans l'enfance de Tampopo. Pas trop de contexte supplémentaire à donner. Bonne lecture en tout cas.
(Cliquez pour afficher/cacher)« Oui, Tampopo ? Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? »

M. Tanaka s'approcha de l'enfant et s'abaissa un peu pour être au même niveau que lui. Il jeta un coup d'œil à la feuille blanche étalée sur la table, et à la petite main du gamin, crispée autour de son porte-mine. Il n'avait même pas commencé le problème.
Tampopo était bien embêté. Il ne savait pas comment formuler ce qu'il ne comprenait pas.

« Tout, répondit-il en hésitant.
- Eh bien, lui répondit M. Tanaka en se grattant le dos de l'oreille, je vais te montrer comment on fait ce problème, d'accord ? Et ensuite tu feras le suivant tout seul. Ça devrait t'aider à comprendre. »

L'adulte lui attrapa son porte-mine et le saisit fermement, puis s'approcha pour mieux voir le livre. Il lut l'énoncé à voix basse, sans se laisser distraire par les chuchotements des autres élèves autour d'eux. Il expliquait, phrase après phrase, les informations qui étaient données dans le problème, et les notait fébrilement sur la feuille.
Tampopo fronça les sourcils. Il ne lui avait pas demandé de l'aide pour lire. Il voulait juste qu'on lui explique quelque chose, mais il avait du mal à comprendre quoi. Une chose était cependant sûre : il ne comprenait rien. Ça n'avait pas de sens. Comment pouvait-on passer d'une chose à une autre, comme ça ?

« Maintenant, la formule pour l'aire d'un cercle... »

Pi. D'où il sortait, ce pi ? C'est une lettre grecque. Et ça veut dire 3,14. Oui, mais pourquoi ne pas juste écrire 3,14 ? Pourquoi écrire Pi ? Et puis, pourquoi il était là ? Comment est-ce qu'on l'avait trouvé ?
Voilà. Tampopo avait réussi à formuler ses questions. Maintenant, il savait ce qu'il ne comprenait pas.

Mais il ne pouvait pas en parler.
À chaque fois qu'un gamin posait une question qui lui paraissait bonne, et à laquelle il voulait vraiment avoir une réponse... La réponse n'était pas satisfaisante. Elle ne tenait pas debout. Comme si le professeur lui-même ne comprenait pas bien ce qu'il enseignait. Alors, Tampopo se contentait d'apprendre par cœur. Après tout, il était à l'école pour ça, non ? Pour apprendre.
Mais là, il n'en avait pas envie. Il voulait comprendre, et il n'y arrivait pas. Et s'il essayait vraiment de toutes ses forces, en posant des questions, au mieux, il aurait comme seule réponse le regard accusateur de ses camarades qui poufferaient des petits ricanements.

Ce n'est pas grave si les autres rient, il faut savoir.
C'est ce que lui aurait dit son grand-père. Tampopo aimait bien son grand-père. Parfois, ils allaient lui rendre visite pendant l'été. C'était un homme simple, qui avait beaucoup de temps sur les bras. Il aimait bien jardiner, s'occuper de son chien, et jouer avec Tampopo. Il  n'avait plus toute sa vigueur, mais il faisait de son mieux. Et surtout, il écoutait Tampopo. Quand il parlait, son grand-père le regardait, l'écoutait, lui répondait. Il arrivait à lui faire oublier sa solitude et à le faire, réellement et sincèrement, sourire.
Il lui disait toujours : « Quand je ne suis pas là et que tu as besoin de parler, parle ! Dieu t'écouteras. Dieu est toujours là. »
Sa mère lui avait dit, la semaine dernière, que Papi était mort. On n'irait plus voir Papi pendant l'été.
Alors Tampopo avait essayé de parler à Dieu, comme son grand-père le lui avait suggéré. Mais ce n'était pas pareil. Dieu ne répondait pas, et on n'avait aucune preuve qu'il écoutait.
Pourtant, Dieu promettait d'emmener tous les gentils gens à un endroit très agréable après leur mort. Peut-être que Papi y était déjà. Si Tampopo rejoignait cet endroit, est-ce qu'il pourrait parler de nouveau à Papi ?

« Ensuite, la question concerne seulement une part du gateau, pas tout le gateau ! Alors, on calcule... »

À quoi ça pouvait bien ressembler, un endroit très agréable, où tout le monde peut être heureux ? Pour Papi, ça serait sans doute un grand terrain où il peut jardiner, avec son chien. Mais comment est-ce que le chien pourrait être à la fois chez Mamie et dans l'endroit très agréable ?
Soudain, Tampopo se rendit compte qu'il n'aimait pas jardiner. Les seules fois où il avait aidé son grand-père à le faire, il s'était profondément ennuyé.
Cela voudrait dire que l'endroit très agréable de son Papi ne devait pas être le même que le sien. Pas la peine de chercher à le rejoindre, dans ce cas.
Pourtant, Dieu parlait bien de réunir tout le monde. Comment peut-on réunir tout le monde dans un endroit où chacun est heureux, puisque chaque individu apprécie des choses différentes ?

Tampopo se rappella des pubs à la télé. 'Choco Cheers, le véritable bonheur des petits à la récré !'
Il n'aimait pas les Choco Cheers.
Mais, apparemment, c'était le véritable bonheur des cours de récréation.
Il fronça les sourcils.

Dieu faisait du marketing ?

« Et voilà le résultat ! »

Tampopo sursauta. Il avait très envie d'aller aux toilettes.

« Tu as compris, maintenant ? »

Il n'avait rien compris. Mais s'il avouait qu'il n'avait pas écouté, il se ferait engueuler. On n'a pas le droit de pas écouter, ce n'est pas bien. Pourtant, Tampopo n'avait pas perdu son temps. Il venait de comprendre que Dieu était un business-man. Et c'était important à savoir. Du moins, d'après lui, ça l'était.
Alors, il pouvait se contenter de dire qu'il n'avait pas compris. Mais le professeur allait juste faire un deuxième problème, et ça laisserait seulement le temps à Tampopo de comprendre que les Choco Cheers sont manifacturés par Dieu.
Alors, il fallait dire oui. Même si ce n'était pas vrai. Ça allait faire plaisir à M. Tanaka, en plus. Il allait se dire qu'il était un bon professeur, qu'il expliquait bien, et qu'il avait aidé un de ses élèves. Ça rendrait sa journée meilleure.
Alors, si ça pouvait rendre quelqu'un heureux, ça ne dérangeait pas Tampopo de mentir.

« Oui. »

M. Tanaka lui fit un grand sourire qui transforma ses yeux en fentes maigres, formant un amas de petits plis derrière ses lunettes. Tampopo avait vu juste.

« Bien. Maintenant, fais le prochain problème tout seul, d'accord ? »

M. Tanaka s'éloigna, et Tampopo reprit son porte-mine en main. Il fixa sa feuille pendant une minute entière.

En fait, peut-être que les mots étaient plus importants que juste des petits sons qui sortent de la bouche. Peut-être qu'en fait, ils pouvaient même blesser quelqu'un. Peut-être que dire quelque chose pour faire plaisir à quelqu'un, ça pouvait faire mal.
En tout cas, ça expliquerait pourquoi il se sentait mal actuellement.


MOT DE L'AUTEURJamais deux sans trois. Pas plus tard qu'il y a quelques jours, mon compatriote Rictus a posté sur sa galerie un petit texte destiné à un recueil collectif intitulé Rencontres Aléatoires, dont le titre parle pour lui-même. J'en ai apprécié le concept, et à vrai dire, ça m'a motivé à écrire un peu. On a tous déjà croisé des gens qui ont l'air intrigants, peu importe si on a émis un contact avec eux ou pas par la suite. Et cette simple base m'a suffisamment motivé à lever l'ancre (ou devrais-je dire lever l'encre hihi mdr chui tro draul). Bref, c'est un machin écrit assez rapidement, sans trop de prétention. Je ne sais pas si je retenterai l'expérience ou pas, mais bonne lecture les zorus.
(Cliquez pour afficher/cacher)« Ça vous dérange si je m’assois ici ? »

Il avait toujours aimé les bleus, aussi loin qu'il s'en souvienne. Les teintes que la peau pouvait prendre suite à un hématome l'avait inlassablement fasciné dès son plus jeune âge. À chaque fois qu'il y en avait un qui apparaissait sur ses jambes ou ses bras, sans qu'il n'en connaisse la cause, ça ne lui déplaisait pas. Et il n'arrivait jamais à s'empêcher de le tâter, d'appuyer de temps à autre dessus, pour raviver un peu de la douleur que ça causait. Pour vérifier que le bleu était bien là. Pour trouver le point le plus sensible qu'il avait à offrir.
Alors forcément, quand une jolie demoiselle l'interpellait d'une voix susurrante pour lui demander si elle pouvait lui faire face dans un café plus que bondé, et qu'elle avait un coquard qui lui barrait l'œil gauche, son cœur avait fait un bond.

« Hein ? Euh, non non... »

Elle ne l'avait pas vraiment regardé en le questionnant. Elle avait laissé tomber son regard sur la table, peut-être en le dévisageant pendant une fraction de seconde avant de baisser les yeux à nouveau. Et dès qu'elle avait eu sa réponse positive, elle avait posé son café glacé sur la table, tiré la chaise, jeté ce qu'elle avait sur le dos au sol, s'était affalée, et avait soufflé un bon coup. Elle avait siroté un peu sa boisson, puis soudainement, s'était empressée d'ouvrir une fermeture éclair de son sac et d'en sortir un grand bouquin. Pour être plus précis, ce n'était pas un sac, mais un étui pour violon. Et ce n'était pas un grand bouquin, mais une partition des sonates pour violon de Beethoven. Et elle s'était aussitôt mise à réviser minutieusement les moindres annotations en bordures de mesures, griffonnées d'un coup de crayon adroit et d'une écriture propre.

Il releva les yeux vers la jeune femme. Elle ne semblait pas remarquer qu'il l'épiait discrètement, trop concentrée sur son travail. Et elle ne lui inspirait qu'une envie, bien qu'il n'aurait jamais voulu l'admettre à qui que ce soit, lui-même inclus : il mourrait d'envie de toucher son coquard. De caresser un peu cette paupière lourde et enflée, de tapoter du bout de son pouce les parties les plus violacées et sombres du dégradé de couleurs que l'hématome avait causé. Il n'arrivait pas à comprendre qui aurait bien pu enfoncer son poing dans un visage aussi habilement dessiné. Ça méritait d'être dit : elle était belle. Il ne l'avait sans doute pas remarqué au premier abord, mais elle correspondait à peu près à tout ce qu'il pouvait trouver de charmant chez une femme. Un visage fin, un petit nez droit, des lèvres serrées, avec une éraflure en leur coin, des yeux légèrement soulignés par des cernes, aux paupières épaisses et nues de plis, des sourcils inexpressifs et épatés, des cheveux longs, raides, et sombres, qu'elle avait laissé détachés pour couvrir un peu son œil blessé... et ce coquard, seule touche de couleur sur elle. Sa peau était pâle comme de l'ivoire, et ses vêtements noirs. Elle était vraiment monochrome, se dit-il, et cette pensée lui fit presque relever le coin de sa lèvre, mais il se retint à temps. Par contre, il n'avait pas pu interdire à son cœur de chavirer lorsqu'il reposa le regard sur l'hématome, gribouillis d'éclats bleutés, crayonnés en hâte sur son visage. C'était beau.

Il mourrait d'envie de dire quelque chose. Il voulait entendre à nouveau sa voix. Admirer sa bouche s'animer, prononcer des mots, lui verser au creux de l'oreille des paroles, quelles qu'elles soient. Même si c'était pour l'insulter. Il désirait plus que tout savoir comment elle s'était retrouvée avec ce bleu et pourquoi sa lèvre supérieure était-elle ornée d'une fine entaille. Mais ce n'était pas une question qui se posait. Il était suffisamment bien placé pour savoir à quel point ça pouvait être fatigant de répondre à un inconnu dont on n'a cure, qui plus est pour aborder un sujet désagréable. S'il avait eu un coquard lui-même, en tout cas, il aurait préféré n'en parler à personne. Il aurait ignoré le regard pesant de l'étranger en face de lui à la table où il se serait assis pour boire son café glacé. Comme elle l'avait fait.

Un soupir s'échappa de ses poumons, et il baissa les yeux. Il avait envie de parler, d'exprimer, d'être.
« Les sonates de Beethoven sont magnifiques. À vrai dire, je suis pianiste. Enfin, non, pas vraiment, je veux dire, je joue juste du piano... un peu... »
Non, ça avait un faux air de drague maladroite digne du bonhomme qui n'a aucune idée de ce qu'il raconte.
« Vous êtes très belle. »
Ça avait le mérite d'être franc, mais c'était ridicule.
« En fait, hier, je me suis posé une mine parce que j'avais rien de mieux à foutre de ma soirée, tout seul chez moi. J'ai bu et fumé jusqu'à... trop tard, je me suis réveillé avec l'impression d'avoir plongé ma tête dans un seau de merde, et je me suis traîné ici, j'ai demandé un jus d'orange et un cookie, je me suis rendu compte que les deux sont dégueulasses quand on les associe, j'avais prévu de lire un peu, mais je vous ai vue, et vous avez aspiré toute mon attention. »
Pathétique.
« Tu peux m'en coller un dans la gueule, de coquard, si tu veux. »
Minable...
Il se contenta de ne rien dire, d'attraper son jus d'orange et d'en boire une gorgée en fronçant les sourcils. Il ne parvenait pas à en sentir le goût. Il avait juste l'impression de se verser de l'acide dans de l'œsophage. S'il n'avait eu aucune retenue en public, il aurait sans doute tout recraché sur la table. Sur le cookie entamé qui traînait dans un coin de l'assiette, surtout. Il n'avait pas envie de le finir. C'était à en vomir.
Il attrapa avec dépit le livre posé sur son coin de table. La seule chose qu'il réussit à en lire fut le titre. Les Chants de Maldoror. Il l'ouvrit en ôtant son marque-page, et fixa le texte d'un regard vide. Tous les mots étaient flous. Et il n'avait aucune idée de comment le cerveau humain arrivait à associer des signes à des lettres, des lettres l'une à l'autre pour former des mots, des mots à des concepts, et des concepts les uns aux autres. Parce qu'à ce moment précis, il en était tout bonnement incapable.

Elle avait tourné la page de sa partition. Il l'avait regardée faire sans se rendre compte que ses pupilles s'étaient lentement laissées porter sur elle. À nouveau. Comme des aimants. Elle avait de belles mains aux doigts longs et fins, parfaits pour une musicienne si on se fiait aux clichés du genre. Son index gauche chevauchait tranquillement le bout de la page pendant qu'elle lisait les notes comme s'il s'agissait de mots, les mesures comme s'il s'agissait d'un roman. Son bout était orné d'une cloque ouverte, chaudement rouge. Et ses autres doigts gauches souffraient sans doute de la même peine. Le malheur des violonistes, au même titre que les calices sous la mâchoire qu'ils avaient parfois à cause de la posture infligée par l'instrument.

Il ferma les yeux un instant et attrapa son cookie. Sans réfléchir plus longtemps, il l'avala d'une bouchée, et aussitôt fini, enchaîna avec le jus d'orange. C'était immonde. Mais tant pis. Ça avait le mérite de bien aller avec le Chant IV de Maldoror. Il survola sa page de lecture, puis vagabonda du regard jusqu'à la coupe de plastique transparent presque vide du café de la demoiselle. D'un geste, elle l'attrapa le porta à ses lèvres, et le reposa à nouveau sur la table. Presque fini. Et ça voulait aussi dire qu'elle n'allait plus trop tarder avant de partir. Il trouvait amusant le fait qu'il s'agissait un peu d'un sablier qui comptait le temps où il pourrait profiter de la vue d'une belle inconnue. Un court instant, pas assez long pour qu'il ne puisse imprimer son visage à jamais dans sa mémoire. Même s'il avait eu un don pour le dessin, il n'aurait jamais pu se servir d'elle comme d'une muse pour une estampe. Il allait sans doute essayer de la croquer rapidement en rentrant chez lui, mais ça suffirait juste à déformer ses traits dans son souvenir d'elle. Parce qu'à chaque fois qu'on cherche à faire usage de sa mémoire, on l'altère un peu. Et il risquait de beaucoup faire appel à son image d'elle, parce qu'il aimait penser aux belles choses.

Elle toussota. Il en sursauta presque, tellement c'était inattendu. Il avait réussi à complètement oublier le bruit des conversations superposées les unes sur les autres qui envahissaient le café. Mais en y prêtant de nouveau attention, il s'agissait vraiment d'un brouhaha insupportable. Maintenant qu'il l'avait remarqué, il ne savait pas s'il serait à nouveau capable d'en faire abstraction. Et elle ? C'était une violoniste, et elle relisait dans sa tête des mesures de musique. Le vacarme devait sans nul doute la gêner bien plus que lui. Et pourtant, elle demeurait impassible, comme si elle était dans un lieu parfaitement calme. Alors que lui, il n'arrivait même pas à lire une phrase d'une langue qu'il parlait couramment...

Le plus soudainement du monde, elle saisit son café et le termina cul-sec. Elle se leva, attrapa son étui, le balança sur la chaise. Elle referma rapidement sa partition et la rangea dedans. Enfin, elle attrapa son verre en plastique à nouveau, et jeta son violon par-dessus son épaule. Il n'avait même pas eu le temps de protester. Voilà, c'était fini. Elle allait partir. Il ne connaîtrait jamais ne serait-ce que son nom. Il allait retourner à la solitude de la foule du café. Ou alors, il pouvait se lever aussi et la suivre. Mais au mieux, il la perdrait de vue, et au pire, il se mangerait une claque.

« Les Chants de Maldoror. Excellent livre. Bonne lecture. »

Il voyait flou. Il releva ses pupilles d'un clin d'œil pour croiser le regard de la blessée. Elle lui souriait de ses belles lèvres meurtries, en plissant légèrement ses yeux dépareillés. Et lui, il était là, comme un con, la bouche un peu entrouverte, en train de chercher un mot. Merci, voilà, il fallait dire merci.
Sauf qu'elle s'était déjà retournée et qu'elle était partie.

Il posa son coude sur la table et y appuya sa joue, le temps d'observer sa muse le quitter. Lorsqu'elle fut enfin hors de sa vue, un petit rictus se glissa sur ses lèvres, et un rire étouffé en sortit.

Rien que de raviver son souvenir de ce beau visage, il avait inexplicablement mal à l'œil gauche.


Voilà, c'est fini, à dans 8 mois pour d'autres textes !
Plus sérieusement, je tiens quand même à préciser que je vais essayer d'écrire plus fréquemment à partir de maintenant (« ui mé tu di tjs sa » chut). Notamment pour écrire la conclusion de Volière, une autre fanfic sur Saiyuki avec du contenu R-18 des ténèbres, et... une fanfic Zelda. Oui. C'est annoncé, c'est officiel. Voilou.
En attendant, merci de m'avoir accordé un peu d'attention, même si c'était juste pour lire ce petit passage et pas les textes, plein de bisous :cry:

Yuan:
Pfouah, faudrait que je fasse un peu le ménage ici. Il y a quelques brouillons très moches, que j'avais jugés dignes d'être postés à l'époque, mais que je supporte plus du tout maintenant que je les revois.
En ce moment, je suis en train de complètement retravailler No. J'avais pourtant répété que je n'y toucherais plus, mais... Mine de rien, ça reste une histoire sur laquelle j'ai passé beaucoup de temps à l'époque, et c'est peut-être ce que j'ai fait de plus abouti jusqu'ici. Je trouve ça dommage de complètement l'oublier, il ne mérite pas vraiment ça, malgré les défauts que je lui reproche.
Je pense donc que ma prochaine mise à jour de cette galerie sera pour y mettre un Premier Acte de No tout beau tout propre, et j'en profiterai alors pour dégager les textes caca d'ici. D'ailleurs, j'aimerais bien mettre sur Dropbox les textes les plus importants que j'ai écrits, surtout parce que ça éclate les yeux de les lire à même le forum.



MOT DE L'AUTEURJe n'apporte rien de très neuf ici puisqu'il s'agit tout simplement de mon texte pour le premier tour du concours d'écriture. Je n'ai d'ailleurs pas grand chose à dire à son sujet, si ce n'est que c'est un texte complètement différent de ce que je fais d'habitude. C'était d'ailleurs particulièrement choquant d'avoir d'aussi bon retours à son sujet, mais ma foi, tant mieux s'il a pu plaire ! Pour le moment, il me satisfait tel quel, on verra si je le retoucherai un peu par la suite ou pas. En dehors de ça, le thème qui m'a été attribué était l'eau, et il y avait quelques mots à inclure dans le récit. Autant dire que ni l'un ni l'autre ne m'auront posé de problème.
Ah ! Et si ça vous intéresse, voilà de quoi écouter la petite comptine glissée dans le texte : Un couplet chanté / Version orchestrale
Merci de votre attention et bonne lecture !

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(Cliquez pour afficher/cacher)Sous l’averse
Il a la goutte au nez
L’Épouvantail

—   Kobayashi Issa

   Dans chaque gouttelette qui jaillissait du flot, on pouvait voir le soleil se refléter comme de l’or. Quelques yeux émerveillés se levaient parfois vers les jets d’eau, et se plissaient sous le coup d’un sourire en observant les enfants de tout âge s’éclabousser joyeusement. Les cris et gloussements de joie animant l’air de la ville, couplés aux ruissellements des fontaines et cascades, formaient un harmonique brouhaha. Les bruissements de l’eau rappelaient les notes d’un piano se succédant en écoulements d’arpèges et éclats d’accords, posés avec délicatesse derrière les discussions fondues les unes aux autres que s’échangeaient les passants.
   Les foules se déplaçaient avec entrain, venant et sortant tumultueusement des divers kiosques remplis d’activités festives. Leurs mouvements tantôt poussaient les bambins se chahutant amicalement, tantôt étaient interrompus par les carrioles qui faisaient des allers-retours entre la ville et le château d’Hyrule. Bien que leur arrivée soit annoncée par le vacarme que provoquaient les chevaux et les imposantes roues des carrosses qu’ils tiraient, les attroupements de gens ne se déplaçaient souvent qu’à la dernière minute pour leur céder le passage, provoquant des barrages dans la circulation des allées. Seuls quelques enfants arrivaient à se faufiler en hâte et à se frayer un chemin, se pourchassant les uns les autres en riant et criant jovialement.

   « Ceilidh, tu traînes ! »
   À peine la fillette entendit-elle son nom qu’elle redoubla de hardiesse dans sa course, fronçant les sourcils et serrant les dents, persuadée qu’elle pourrait ainsi mettre plus de force dans ses jambes. Bousculant un peu les adultes parmi lesquels elle se faufilait, elle ne tarda pas à quitter la ruelle où ses amis avaient choisi de débuter leur petite course. Une fois que le groupe de gamins parvint à rejoindre l’autre côté de la ville, ils s’arrêtèrent, exténués, pour reprendre leur souffle.
   « J’ai encore gagné ! » soupira le plus éprouvé des quatre. Il respirait lourdement et suait légèrement, mais ce n’était pas assez pour l’empêcher de sourire à son propre exploit. Il jeta un regard narquois à ses camarades, encore trop épuisés pour daigner lui faire une grimace en retour.
   « Peuh ! cracha l’un des perdants, tu gagnes toujours, et pourtant c’est toi qui propose qu’on fasse des courses… à chaque fois !
   — Parce que ça m’amuse ! » rétorqua le vainqueur, étirant ses lèvres en un immense sourire, dévoilant une dentition encore incomplète d’enfant. Il interrompit son rictus pour dévisager un à un ses camarades, faisant briller toute sa condescendance à leur égard.
   « Et ça, ça t’amuse ? » fit une petite voix… avant qu’une flopée d’eau ne vienne asperger le vantard. La vague le fit sursauter et tomber à la renverse, puis tirer une vilaine tête. Les autres membres de la bande ne tardèrent pas à éclater de rire.
   « T’étais tellement occupé à te vanter que t’as pas remarqué que j’étais montée sur la fontaine ! En fait, c’est moi qui ai gagné ! » reprit la gamine en ponctuant sa phrase d’une langue tirée. En un bond, elle rejoignit ses amis au sol, et secoua ses mèches blondes pour y déloger l’eau qui s’y était posée.
   « Ceilidh… grommela l’enfant trempé en fronçant les sourcils. T’as pas gagné la course, t’étais derrière moi tout le long !
   — Mauvais perdant, lâcha Ceilidh en un petit rire. Je savais très bien que je ne pourrais pas te battre à la course, Loan. Mais je savais aussi que tu oublies toujours de vraiment atteindre la fontaine ! »
   Le concerné soupira en souriant pendant que le reste du groupe ricanait gentiment. Nonchalamment, il s’approcha du petit cours d’eau, puis escalada la fontaine.
   « Voilà, deuxième ! » clama-t-il sous les yeux ébahis des deux gamins restants. Aussitôt, ils se bousculèrent dans l’espoir d’obtenir une place sur le podium, mais parvinrent seulement à se cogner et faire éclater de rire Ceilidh et Loan. Bien vite, les quatre galopins étaient tous montés sur la fontaine et s’aspergeaient joyeusement. Leurs jeux continuèrent un long moment, jusqu’à ce qu’ils soient tous entièrement mouillés. Ils en ressortirent enfin, essoufflés, un grand sourire illuminant leurs visages ronds.
   Ils s’installèrent à côté du ruisseau qui parcourait la ville, laissant leurs pieds désormais déchaussés barboter dans le petit remous des vagues. Entre les vantardises des exploits qu’ils avaient accomplis – ou rêvaient d’accomplir – pendant leurs vacances, ils glissaient quelques blagues et riaient à gorge déployée. Parfois, dans un élan de provocation, un garnement frappait l’eau de son pied afin d’éclabousser ses voisins, et lorsque l’un d’entre eux trouvait un caillou suffisamment plat, il tentait de faire un ricochet  – le plus souvent en vain.

   Si une goutte venue du ciel n’était pas venue faire sursauter Ceilidh en lui tombant sur le bout du nez, ils auraient sans doute pu continuer à s’amuser des heures durant. Elle leva la tête vers les nuages lourds et gris qui avaient recouvert le soleil, et fit une moue de dépit.
   « On dirait qu’il va pleuvoir… annonça-t-elle au groupe, déçue.
   — On dirait, ouais… répondit un de ses amis en levant les yeux à son tour.
   — Oh non ! lâcha Loan en fronçant ses petits sourcils sous sa coupe au bol. Mais ça va complètement ruiner la fête des Minish ! Et on aura même pas pu en voir nous-mêmes ! »
   Ceilidh pouffa un petit rire en jetant un regard moqueur à son camarade.
   « Parce que tu crois qu’ils existent, toi ? dit-elle en souriant du coin de ses lèvres.
   — Parce que toi, tu n’y crois pas ? lui demanda son voisin de droite, visiblement étonné.
   — Mon père me raconte toujours que quand il était petit, il a vu des Minish. Mais bon, il me raconte aussi que si j’arrose tous les jours un rubis enterré dans un pot, ça fera pousser un arbre à rubis, ajouta-t-elle en roulant des yeux. Et j’ai essayé, et je crois que ça fonctionne pas. Sinon on en aurait déjà plein dans le jardin ! »
   Les trois autres bambins rirent à l’anecdote, puis Loan redevint soudainement sérieux. Il se leva et jeta un regard ferme à un point aléatoire derrière la petite assemblée formée par ses amis, comme s’il avait quelque chose d’important à déclarer.
   « En fait, je ne sais pas si je crois aux Minish. Mais justement, j’aimerais en être sûr. Et pour ça, il faut que j’en voie. Ou qu’on me donne une bonne raison pour laquelle ils n’existeraient pas. Après tout, il y a bien un tas d’insectes qui existent, et ils sont tout petits eux aussi, alors pourquoi pas des Minish ? »
   Les autres enfants acquiescèrent à sa pensée d’un hochement de tête collectif. Loan bomba le torse puis reprit :
   « Alors puisqu’aujourd’hui c’est la fête des Minish, ce n’est pas un peu de pluie qui m’empêchera d’en voir un ! »

   Il n’eut pas un instant de gloire suffisamment long à son goût. Tout juste avait-il pu écarter ses lèvres en un radieux sourire que les nuages relâchèrent toute l’eau qu’ils contenaient. L’orage tomba en trombe, s’éclatant au sol avec hargne, et rejoignant lourdement le ruisseau et la fontaine. Aussi vite qu’ils le purent, les quatre bambins attrapèrent leurs sandales et s’éloignèrent, manquant de tomber dans leur empressement, à la recherche d’un abri. Une fois sous la toiture d’une maison, ils échangèrent entre eux des moues déçues.
   « On devrait rentrer chez nous… dit l’un avec dépit.
   — Ceilidh, comment tu comptes faire ? questionna Loan, inquiet.
   — Je vais rentrer chez moi le temps de l’orage, j’ai pas trop le choix, répondit-elle.
   — Mais votre maison est en dehors de la ville ! Tu vas être trempée !
   — Oh, j’ai l’habitude, dit-elle en retour. Et puis mon père serait capable de venir me chercher en ville s’il pleut et que je ne reviens pas… »
   À cela, Loan se contenta de baisser les yeux. Mais bien vite, il les releva vers ses amis, ses sombres iris illuminés par une idée étincelante.
   « Très bien, alors demain, on se rejoint ici, et il faut qu’on ait trouvé des Minish entre temps ! »
   Les trois autres sourirent aussitôt à l’évocation de cette petite chasse. Ils s’échangèrent quelques adieux, puis partirent chacun de leur côté, leurs regards vadrouillant autour d’eux afin de veiller à ne pas écraser un éventuel Minish.


   Les gouttes déferlaient vers le sol et s’y éclataient comme des bombes. Elles s’étalaient à la chaîne, saignant et dégoulinant sur la surface qu’elles peignaient. Petit à petit, elles se joignaient les unes aux autres, irrépressiblement attirées entre elles, et s’étreignaient amoureusement en flaques grandissantes. Sous leur poids, la terre brune s’assombrissait progressivement, se transformant en boue sale et gluante. Sa forme changeait, et ses imperfections se creusaient pour accueillir davantage d’eau, créant des multitudes de flaques qui s’assemblaient parfois lorsque le terrain le leur permettait. Seuls quelques cailloux arrivaient à rester à la surface de ces lacs miniatures, posés dedans telles des îles, trônant fièrement au-dessus du liquide. Sur les zones moins fangeuses, l’averse s’étalait paisiblement, faisant briller la pierre et la lavant de ses impuretés. Une fois qu’une flaque faisait son nid, elle devenait aussitôt le miroir d’un ciel morne, dont les nuages étaient attroupés pour ne former qu’une unité compacte. Leur grisaille maussade ne cessait de pleurer, parfois se déchirant en un éclat de lumière pour ensuite faire retentir un grondement sinistre.
   L’averse roulait avec délicatesse sur la nature, à la fois en la dominant et en la nourrissant. Une pluie d’été faisait office de mère affective envers les plantes, qui savaient attendre avec patience qu’un orage vienne les maintenir en vie. Les gouttes perlaient tendrement le long des feuilles des arbres, puis s’amassaient à leur pointe ; bien vite, l’eau devenait trop lourde pour y tenir, et la voilà qui chutait immanquablement vers la terre trempée. Enfin, la larme explosait dans une flaque, accompagnée par une petite détonation. Toutes ensemble, les gouttes formaient un orchestre de percussions, élargissant encore les bordures des flaques qui jonchaient les sentiers. Les fleurs, dont les couleurs vives resplendissaient au milieu de cette obscurité, se penchaient parfois, faisant plier tristement leurs tiges pour encaisser les coups de l’ondée. L’herbe, elle aussi, se tordait sous les gouttes, parfois suffisamment pour que son extrémité dépose un baiser timide sur une brindille avoisinante.

   Dans les coulisses de ce somptueux spectacle, bien à l’abri, se cachaient une multitude de créatures. À peine avaient-elles senti l’odeur de l’orage qu’elles s’étaient réfugiées en lieu sûr pour ne pas avoir à subir ses assauts. Il y avait des rongeurs et des bêtes tapies dans leurs terriers, dormant à poings fermés en attendant que le déluge passe. Il y avait des insectes, qui prenaient toujours leurs précautions pour ne pas se retrouver noyés dans une flaque, et des araignées, cachées loin de leurs toiles, sur lesquelles les attendaient des gouttes brillantes comme des pierres précieuses, et parfois un repas ou deux. Et puis, il y avait, abrités en des maisons improvisées dans les creux de bolets ou de pleurotes, des êtres tellement minuscules que leur existence était constamment remise en question – ce qui les faisait doucement sourire ; les Minish. Craignant la moindre gouttelette, ils ne s’aventuraient jamais au-delà des cloisons de leurs demeures en temps de pluie, ne sachant que trop bien qu’ils pouvaient y connaître leur trépas s’ils n’y prenaient garde. Paisiblement installés dans leurs logis respectifs, ils observaient la pluie entraîner ses ravages quotidiens sur les routes de leur village secret, s’engouffrant dans les allées qu’ils avaient formées à travers l’herbe. Incapables de trouver le sommeil dans la pétarade que créait le torrent au-dehors, ils s’occupaient d’une façon ou d’une autre, s’éclairant à la faible lumière des petites fenêtres percées dans leurs habitations. Parfois plusieurs dans un même refuge, ils s’échangeaient quelques mots en vain, étouffés par le vacarme de l’eau, et se résignaient à communiquer par des gestes maladroits, ou à se laisser la paix entre eux. Chassant l’ennui comme ils le pouvaient, ils grignotaient un repas, taillaient les feuilles de quelques ridicules plantes en pot qu’ils élevaient, ou tout simplement se détendaient au calme.
   Un être de cette taille était la plus grande proie de Dame Nature. Même lors d’un temps radieux, mieux valait pour un Minish ne pas s’aventurer au-delà des frontières de son village. Qu’il s’agisse d’animaux ou d’insectes errants un peu trop agressifs, le danger était partout. Rares étaient ceux qui avaient le courage de quitter leur quartier, bien trop apeurés à l’idée d’un long et périlleux trajet vers une autre communauté de leurs semblables. Pourtant, on trouvait toujours au moins une âme téméraire par génération, qui refusait de se contenter d’échanger des lettres avec ses voisins citadins, et qui partait voir le monde extérieur de ses propres yeux. Ses compagnons avaient beau essayer de dissuader un inconscient pareil, il les ignorait toujours ; au point où, même acculé au milieu d’un orage, ses mains menues crispées autour de la tige d’une feuille qui le protégeait des gouttes, il avait du mal à regretter d’être parti en voyage.

   « Je vais être coincé encore combien de temps ici… ? » se marmonna une petite voix, dépourvue de tout espoir d’être entendue. De grands yeux d’un noir profond observaient avec fatigue la pluie inonder les environs, se baissant parfois au sol pour surveiller l’état de la flaque qui grandissait non loin. Les minutes passaient avec une lenteur douloureuse, faisant traîner le supplice pour le pauvre Minish audacieux qui s’était mis en tête d’atteindre la ville d’Hyrule. Lorsqu’il avait vu arriver les nuages sombres dans le ciel, il s’était réfugié sous un épouvantail dans le champ qu’il traversait, s’était muni d’une feuille suffisamment ample pour l’abriter, et avait commencé à attendre. L’averse n’avait débuté qu’une trentaine de minutes auparavant, mais l’ennui du pauvre Minish durait depuis plus d’une heure déjà. Le sourire radieux qu’il était si fier d’afficher en approchant la ville avait cédé sa place à un regard désespéré, dans lequel luisait une once de peur. Il lui était impossible de prévoir quand le ciel allait cesser ses caprices, et encore moins le temps qu’il faudrait aux flaques pour s’amoindrir. Pendant l’été, les pluies pouvaient s’avérer rudes – et cette simple pensée glaçait le sang du petit être. Il peinait à en éloigner son esprit, car peu importait où il tentait de porter ses réflexions, la solitude le ramenait bien vite vers son angoisse, ce vieux fantôme qui le hantait, et qui lui susurrait dans le creux de l’oreille : « l’ami, tu peux mourir ici ! »
   Sol laissa ses sombres prunelles se poser à nouveau sur la terre. Il ne put s’empêcher de déglutir d’effroi en constatant qu’il était désormais entouré par de l’eau. Le petit tas de terre qui recouvrait le pic d’où se dressait fièrement l’épouvantail, son bienfaiteur, était à présent cerclé d’une flaque profonde et boueuse. Un homme y aurait posé le pied sans la moindre crainte, mais le Minish ne pouvait même pas espérer en rejoindre l’autre bout. Même si la pluie cessait, il serait coincé là pour encore des heures. Les traits de son chétif visage se tordirent sous le poids d’une inquiétude grandissante, tandis que ses lèvres laissèrent s’échapper un soupir inaudible. Il se laissa tomber au sol et s’assit comme il le put sur le peu de terre qui était resté sec grâce à l’ombre de l’épouvantail. Abattu et désespéré, il installa sa feuille de façon à ne plus avoir à se servir de ses deux mains pour la tenir, sans la lâcher pour autant, anxieux à l’idée que le vent puisse l’emporter. Sa main libre vagabonda dans le petit sac à sa taille, et en sortit un modeste paquet – un cadeau pour les amis citadins, que son village avait préparé avec attention. Il était soigneusement emballé dans du papier un peu froissé, tenu clos par un petit emblème en forme de Triforce. Il s’agissait d’une jatte, sculptée dans de l’argile par l’un de leurs meilleurs artisans, confectionnée et décorée avec soin et délicatesse. Elle portait des gravures creusées avec minutie, illustrant quelques personnages et mots d’amitié à l’égard de la communauté urbaine. C’était un beau travail, qui avait demandé son lot de temps et d’énergie pour être achevé, et qui ferait sans doute plaisir à leurs semblables… pour peu que Sol parvienne à les atteindre. Il le fit tourner entre ses doigts maigres, puis leva tristement les yeux vers ce ciel qui ne cessait de faire s’abattre la pluie. Machinalement, il rangea à nouveau le présent dans son sac, et expira encore un soupir, tout aussi vainement que les fois précédentes. Il appuya sa joue contre la paume de sa main, et contempla avec dédain la flaque qui lui barrait la route. Au creux de ces eaux troubles se refléta soudainement un éclair éblouissant. Un tonnerre assourdissant ne tarda pas à faire vibrer le sol sous les pieds du Minish, qui sursauta en grimaçant.

   Que fallait-il aux nuages pour les apaiser ?


   À peine arrivée aux portes de la ville, Ceilidh s’était mise à courir. Elle en avait complètement oublié le défi lancé par ses amis, et abandonné son pas attentif à la présence d’un potentiel Minish. Elle avait balayé ces balivernes de son esprit et concentré son attention sur la course effrénée qui devait la porter chez elle. Ses jambes d’enfant fusaient avec toute l’énergie qui coulait dans ses veines, faisant voler derrière elle sa chevelure dorée sur laquelle la pluie s’accrochait et ruisselait. L’eau y luisait pareillement à des perles, comme si chaque goutte était munie de petits bras qui se cramponnaient fermement à ses mèches blondes. Ses pieds, intégralement trempés, pataugeaient dans ses sandales usées et abîmées, et se noyaient parfois au creux d’une flaque trop profonde, manquant de faire tomber la fillette. Ses orteils étaient recouverts de boue et de petits morceaux de terre, accumulés au fil de sa course sans qu’elle ne les sente s’y loger. Elle frappait l’eau de ses semelles, se concentrant uniquement sur sa respiration afin de ne pas s’essouffler trop vite, et faisait sauter des petites vagues lorsque son pas précipité cognait trop fort la surface. Ces minuscules raz-de-marée secouaient l’eau, dont les gouttes volaient en l’air en brillant tel du verre brisé qui s’éclatait en retombant vers le sol. Ceilidh ne se souciait pas de la terre qu’elle retournait derrière son passage et poursuivait sa course, s’enfonçant dans l’obscurité de l’orage, jetant parfois un regard par-dessus son épaule vers la ville. Ses iris verts étaient éclairés par une petite lueur de mélancolie alors qu’elle songeait à l’heureux après-midi passé – puis elle se débarrassait de cette pensée et reprenait son allure de plus belle, le dos tourné à ses souvenirs.

   Nombreux sont les enfants qui se pensent inépuisables, et qui ne découvrent le contraire qu’une fois écroulés au sol, à bout de souffle. Ceilidh n’y faisait pas exception ; après un long moment passé à courir aussi vite que ses courtes jambes le lui permettaient, sa respiration s’était alourdie, et ses pas s’étaient voulus plus las. Sa course se transforma en trottinement plus calme, jusqu’à ce que la fatigue la force à s’arrêter pour respirer à grosses bouffées. Elle se traîna vers un arbre et s’abrita sous ses branches amples, s’appuyant contre son imposant tronc. Il s’agissait d’un énorme chêne, qui étalait son ombre sur le sentier, et dont les racines épaisses perçaient le sol de façon hasardeuse. De ses grandes feuilles vertes dégoulinaient lentement des amas de gouttes, qui s’éclataient autour de la fillette comme les barreaux d’une cage protectrice. Elle n’osa pas s’asseoir sur la boue qui jonchait le sol, de peur de souiller sa robe blanche, dont l’éclat était déjà terni, et sur laquelle quelques vestiges de taches figuraient telles des cicatrices. À vrai dire, elle n’avait que faire de l’état de son vêtement, pour peu qu’il serve encore à l’habiller ; Ceilidh avait toujours fait partie de ces enfants turbulents qui passent leurs journées à courir et grimper aux arbres, rentrant chez eux leur peau couverte de bleus et leur tenue criblée de trous, au plus grand désarroi de leurs parents. Avec le temps, la gamine avait appris à faire attention – non pas par souci de propreté ou par coquetterie, mais uniquement pour s’éviter quelques reproches de la part de sa famille.
   Une fois son souffle apaisé, la petite fille saisit fermement sa robe mouillée et l’essora de toutes ses forces. L’eau coula lentement sur ses pieds, arrosant ses sandales poisseuses. Lorsqu’elle fut satisfaite du résultat, elle essaya de chasser un peu de pluie de ses cheveux, en poussant les gouttes par de grands mouvements répétés sur le dos de sa tête. De l’eau perlait sur son visage, roulant sur ses joues et son menton comme des larmes, s’accrochant au bout de son nez en trompette. Elle passa sa main sur son visage pour essayer de se débarbouiller, sans grand succès. L’enfant poussa un long soupir en levant les yeux, cherchant à voir un bout de ciel derrière les branches du chêne. Elle n’avait pas envie de reprendre sa course tout de suite, encore trop éprouvée par son dernier effort. Son regard vagabonda vers les murs éminents de la ville, comme si les observer pouvait la ramener là-bas, remonter le temps, et faire disparaître l’orage. Elle tira une moue de dépit en se remémorant sa situation présente : trempée jusqu’aux os, au milieu de nulle part, mais surtout, seule et en proie à l’ennui. Brusquement, elle fronça les sourcils et secoua la tête pour chasser ces pensées. Elle se laissa tomber contre le tronc de l’arbre pour s’asseoir, et…
   « Ah ! »
   … se rappela pourquoi elle ne l’avait pas fait au départ. Ceilidh poussa un petit grognement de mécontentement, puis décida de ne pas se relever. Tant pis pour sa robe, la gamine subirait le reproche de l’avoir salie en plus de celui d’être rentrée trop tard. Par chance, l’endroit où elle s’était posée était davantage poussiéreux qu’humide. Elle pourrait peut-être s’en tirer avec seulement un peu de crasse, et pas forcément une large tâche de boue.

   L’enfant sursauta à la lumière vive d’un éclair venu percer le ciel gris. Le grondement de la foudre survint peu après, avec une force qui la fit tressaillir. D’habitude, elle appréciait la pluie ; fanfaronner avec ses amis sous une averse ne la dérangeait pas, et lorsqu’elle était en intérieur, elle aimait regarder les gouttes s’éclater les unes après les autres contre la vitre. Mais cette fois, elle avait du mal à prendre plaisir à sa situation. Sa solitude l’inquiétait inexplicablement, et elle en tremblait même un peu malgré la chaleur de l’été. Elle s’imaginait une multitude de scènes, toutes plus cauchemardesques les unes que les autres, dans lesquelles elle se retrouvait pourchassée par une bête féroce ou un criminel, et d’où elle ne parvenait pas à s’enfuir. L’angoisse lui monta bien vite aux yeux, et de grosses larmes chaudes dévalèrent ses joues. Son petit nez reniflait avec peine tandis que son corps d’enfant se secouait en d’amers sanglots. Elle laissait parfois s’échapper d’entre ses lèvres entrouvertes une complainte basse, se résumant en une voyelle traînante. Ses grands yeux verts restaient entrouverts sur le paysage, noyés dans un océan de larmes. Après un long moment passé à fixer du vide, elle baissa son regard au sol, et y vit une flaque qui s’était étalée au bord de l’ombre du chêne. La gamine renifla un grand coup et laissa ses muscles se détendre à la vue apaisante des branches et des feuilles qui se reflétaient dans l’eau.
   Pour elle, cette flaque était relativement petite. Elle pouvait l’enjamber sans aucune difficulté. Mais pour un Minish ? C’était une onde infranchissable, à n’en pas douter. Du moins, si les Minish existaient – rien n’était encore sûr. Peut-être que le lendemain, en retournant à la ville, elle croiserait un Loan tout fier, tenant sur le bout de son doigt un être aussi minuscule qu’une fourmi. À la pensée de ses amis riants et festoyant la trouvaille d’un Minish, les larmes au bord des yeux de Ceilidh séchèrent progressivement. Elle n’avait jamais réellement été dupe du mythe de ces fantasques créatures, pas plus que de n’importe quelle autre légende. Mais pour une fois – juste cette fois, dans la solitude et le cliquetis de l’averse –, elle avait envie d’y croire. Le conte de petits lutins descendus des cieux pour apporter au peuple une lumière d’or afin de mettre un terme à la guerre… cette simple histoire, prise à part, sans y chercher de crédibilité, arrivait à faire sourire la fillette. Elle leva pensivement les yeux vers le ciel, en s’imaginant le soleil écarter les nuages et mettre fin à l’orage. La réalité refit abruptement surface dans son monde lorsqu’un éclair s’écroula vers le sol, rapidement suivi par son compagnon le tonnerre, annonçant la chute de la foudre au loin. Ceilidh grimaça, mais se refusa de recommencer à pleurer. La fin de l’averse n’allait plus tarder. La pluie était déjà moins tumultueuse qu’auparavant, et allait sûrement s’essouffler dans l’heure. Bientôt, ce ciel obscur ne serait qu’un vilain souvenir, et elle serait rentrée chez elle, juste à temps pour savourer un bon dîner et les pâtisseries que sa mère lui avait promises à son retour de la fête des Minish. La gamine inspira une grande bouffée d’air, puis avant de la souffler, réfléchit aux chansons qu’elle connaissait. Lorsqu’elle était seule, sur le chemin de l’école ou en train de jouer dans sa chambre, elle aimait chanter ; une simple mélodie avait le don d’animer l’air, de créer l’illusion d’une présence. Soudainement, ses yeux s’ouvrirent en grand, heureux d’avoir trouvé le morceau dont elle serait l’interprète, et elle relâcha le souffle qu’elle avait tenu dans ses poumons pour chantonner à tue-tête.

Jour de pluie, jour de pluie, j’aime ça
Ma mère viendra avec mon parapluie,
Pitch pitch, clap cap, dun dun dun !

Le sac sur l’épaule, je suis ma mère ;
Une cloche tinte quelque part,
Pitch pitch, clap clap, dun dun dun !

Oh! oh! cette fille fait couler de l’eau
Elle pleure sous le saule,
Pitch pitch, clap clap, dun dun dun !

Maman, maman, je lui prêterai mon parapluie :
« Hé, petite fille, prends ce parapluie, »
Pitch pitch, clap clap, dun dun dun !

Je vais bien, ne t’inquiète pas
Maman me prendra sous son grand parapluie,
Pitch pitch, clap clap, dun dun dun !1
   Ceilidh eut le temps de chanter quelques fois sa petite comptine avant de remarquer que la pluie s’était changée en léger crachin. Ses joues rondes se creusèrent de fossettes tandis que son visage s’illumina d’un grand sourire à la vue du soleil qui se frayait un chemin à travers les nuages, ses rayons les perforant comme des flèches. En un bond, la fillette se releva, puis se pressa de dépoussiérer sa robe pour quitter son abri. Après un bien court instant, l’ondée cessa complètement, faisant place à un ciel  dégagé qui se préparait à accueillir les couleurs flamboyantes du crépuscule. L’enfant se mit aussitôt en route sur le sentier vers le champ de blé qui avoisinait sa maison, fredonnant encore avec entrain la mélodie de sa comptine. Ses pieds frappaient les flaques au rythme de sa chanson, éclaboussant les œillets aux pétales diaprés qui bordaient son chemin. Les gouttelettes qui les atteignaient faisaient flancher la dentelle de leurs fleurs, avant de retomber au creux d’une flaque qui réfléchissait un ciel écorché en dégradés de pourpre. Formant des arabesques maladroites, ses nuages épars luisaient en rappelant la nacre et ses reflets peinturlurés.
   Lorsque Ceilidh atteignit le champ de blé de sa famille, le soleil était déjà écarlate, et saignait ses derniers soupirs au bas du ciel. Le vacarme de l’orage était désormais un souvenir lointain, remplacé par le doux bruissement des épis de blé qui se caressaient les uns les autres au gré de la brise. Les oiseaux et cigales étaient venus fêter la fin de l’averse en piaillant paisiblement leur joie. La douce odeur du petrichor envahissait l’air, rafraîchi et lavé par le passage d’une pluie longuement attendue.

   Au beau milieu du champ, la fillette crut distinguer une silhouette dressée entre l’or des épis. Intriguée, elle s’en approcha en précipitant son pas, dans l’espoir que ce soit son père, parti à sa recherche, et qu’elle puisse le surprendre. Mais de plus près, elle ne tarda pas à remarquer la supercherie ; derrière ce corps aux bras tendus et au visage tordu, il n’y avait pas d’âme, mais seulement la prétention de faire fuir quelques malheureux corbeaux. Arrivée devant l’illustre personnage, elle lui tira sa langue toute entière. L’épouvantail y resta impassible, ne daignant même pas cligner les boutons qui lui servaient d’yeux. L’enfant ricana à sa propre bêtise, puis se mit en tête d’essayer le chapeau de paille de son nouvel ami avant de repartir. En resserrant la distance qui les séparait, elle enfonça son pied dans une petite flaque qu’elle n’avait pas remarquée. Par réflexe, son regard se posa au sol, mais ne s’en détacha pas aussi vite que prévu. Abrité au pied de Monsieur l’Épouvantail, la fillette était certaine d’avoir vu une petite créature à côté d’une feuille. Elle s’accroupit brusquement et observa avec intérêt le tas de terre dans lequel le bonhomme chapeauté était planté.

   Pendant de longs instants, les deux êtres se dévisagèrent avec étonnement et curiosité. L’un avait eu un mouvement de recul en voyant l’immense tête qui était venue l’ausculter ; l’autre se frottait les yeux à répétition pour s’assurer ne pas être en train de rêver. Ni le Minish ni l’Hylienne n’avaient eu la chance de croiser l’espèce opposée avant ce jour. Leur émerveillement était sans limite.
   D’un côté, il y avait une bestiole lilliputienne, qui demandait de plisser les yeux pour en observer les détails. Ses grands yeux noirs en amande rappelaient assurément ceux d’autres animaux que Ceilidh connaissait, mais elle était encore bien trop abasourdie pour pouvoir les nommer. Une espèce de museau ornait le milieu de la figure de l’insignifiante créature, et de grandes oreilles décollées encadraient son visage. Une fine chevelure brune dépassait légèrement sous le bonnet rouge qui recouvrait son crâne, et de minuscules habits décoraient son corps chétif. La fillette remarqua surtout la queue de la bestiole sylvestre, une plume bariolée qui traînait au sol derrière ses pieds.
   De l’autre côté, il y avait une géante au visage rond et empanaché de taches de rousseur. Ses grands yeux verts rappelaient à Sol les feuilles des plantes qu’il était si habitué à voir dans sa forêt natale, et le firent doucement sourire. La demoiselle avait un petit nez retroussé, placé haut sur son visage, et une bouche aux lèvres menues, entrouvertes de fascination. Ses oreilles pointues dépassaient de sa chevelure dorée, complètement décoiffée par la pluie. D’épaisses mèches d’un blond sale lui retombaient sur le front et les épaules, tantôt ondulées, tantôt lissées. Ses sourcils épars étaient levés de stupeur tandis que ses pupilles continuaient d’observer le Minish.

   Le silence de leur rencontre fut brusquement interrompu par Ceilidh, qui n’arrivait plus à s’empêcher d’afficher un rictus niais de joie, ou à retenir un petit gloussement. Après l’avoir regardée pendant un instant, hébété, Sol la rejoignit dans son rire. Le Minish avait passé tant d’années à se demander à quoi ressemblait réellement un humain, et à s’imaginer un peuple ayant un mode de fonctionnement complètement différent du sien… qu’il ne pouvait que rire en découvrant qu’un Hylien en était tout aussi capable que lui. Peu à peu, les deux étrangers retrouvèrent leur calme respectif, mais demeurèrent incapables d’effacer leurs sourires. La petite blonde resta penchée au pied de l’épouvantail encore un moment, puis remarqua que la flaque d’eau dans laquelle elle avait les pieds était un profond étang pour son nouvel ami. Délicatement, elle posa le dos de sa main au sol devant le Minish, abaissant son index contre la terre pour qu’il puisse y grimper. Sol hésita un court instant, puis s’approcha pour escalader le doigt de la fillette. Une fois arrivé, il s’installa confortablement au milieu de sa dernière phalange. Lentement, Ceilidh se releva, prenant garde à ne pas faire perdre son équilibre au petit bonhomme. Précautionneusement, elle retourna vers le sentier qui entrecoupait le champ, et s’y arrêta pour observer le ciel qui se maquillait de mille couleurs en annonçant l’arrivée de la nuit. Le Minish, haut perché sur la main de son amie, n’avait jamais pu voir une fin de journée d’un tel angle. Il en avait presque quelques larmes qui lui montaient aux coins des yeux tant tout lui semblait beau. Au-delà du champ, d’imposants magnolias étendaient leurs larges branches, tachetées de fleurs roses et blanches dont les pétales séchaient aux derniers rayons du soleil. Le grand astre embrassait l’horizon avec dilection, laissant le ciel s’assombrir et dévoiler son étoffe brodée d’étoiles, qui l’illumineraient alors en scintillant tels des diamants. Les nuages, éparpillés sur la toile, n’auraient jamais laissé supposer qu’ils avaient pu contenir tant de chagrin quelques heures auparavant. Un artiste adroit les avait posés sur son tableau, en quelques rapides coups d’un épais pinceau trempé dans ses oranges et roses les plus ardents.

   « Et moi qui regrettais d’être sorti… se murmura Sol, un grand sourire lui barrant le visage. Si c’est à ça que ressemble ce monde gigantesque, je n’ai même plus envie de rentrer ! » Il laissa ces derniers mots, clamés avec enthousiasme, s’envoler au doux fil du vent, portés par les pas de la gamine. Elle avançait lentement, les yeux fixés sur son petit camarade. Pour rien au monde elle n’avait envie de quitter l’instant présent. Le calme du début de soirée, couplé à sa nouvelle rencontre et sa radieuse journée en ville, figureraient assurément dans ses souvenirs les plus chers. Elle savait au plus profond d’elle-même qu’elle n’avait aucune envie de rentrer chez ses parents. Et pourtant, elle apercevait déjà le bout du champ, et avec lui, la modeste demeure familiale. Ceilidh interrompit sa marche, puis approcha son doigt de son visage pour revoir le Minish.
   « J’aurais jamais cru que tu puisses exister, tu sais, Monsieur le Minish ! s’exclama-t-elle discrètement, comme si elle ne voulait pas qu’on puisse l’entendre. Et j’ai des amis qui adoreraient te rencontrer ! »
   Elle s’arrêta un instant pour réfléchir, puis reprit toute fière :
   « Voilà, aujourd’hui, j’ai gagné à la course, et aussi à la trouvaille de Minish ! »
   Elle lâcha un petit rire, qui siffla entre ses dents de lait.
   « Mais… Comment est-ce que je pourrais dire aux autres que j’ai vu un Minish ? Ils me diront que je mens, et qu’on peut pas les voir si on y croit pas ! »
   Levant encore sa petite main, délicatement, elle permit au Minish de profiter de la vue qu’elle lui offrait. Elle réfléchissait calmement, observant la créature chapeautée, tentant du mieux qu’elle le pouvait de garder en mémoire le moindre de ses détails.
   « Un trésor, ça se garde précieusement… non ? » lâcha-t-elle enfin, hésitante. Elle haussa ses grandes prunelles vertes en direction du coucher de soleil, puis laissa un petit sourire remonter le coin de sa lèvre. « Un secret qu’on garde pour soi, un vrai trésor ! J’ai pas besoin de le dire à tout le monde pour que ce soit précieux ! »
   Son rire sonna comme un trille, faisant sursauter un peu Sol. Il ne comprenait pas ce qu’elle disait, mais ne pouvait s’empêcher de tirer une expression heureuse sur son visage en voyant l’enfant exprimer sa joie avec entrain.

   Arrivée aux bordures du champ, Ceilidh s’abaissa, regardant autour d’elle pour s’assurer que personne ne la voyait, et posa sa main au sol pour permettre au Minish de descendre. Sol comprit instinctivement que le temps des adieux approchait, et sauta sur la terre ferme avant de se retourner face à sa bienfaitrice. Son visage était fendu d’un sourire radieux, et elle le contemplait avec affection. Il remarqua aussi que, par chance pour lui, il n’avait plus qu’à couper une partie du champ pour en sortir. Dans quelques jours de marche, il atteindrait la ville et pourrait conter ses exploits aux citadins, en se vantant d’avoir pu observer un splendide coucher de soleil, perché sur le doigt d’une adorable fillette. Sur cette heureuse pensée, il retourna son regard vers la gamine, qui le saluait de sa main en riant. Il en fit de même, agitant avec enthousiasme son bras chétif.
   « Au revoir, Monsieur le Minish ! On se reverra !
   — Mes adieux, grande Hylienne ! Et merci encore pour la balade ! Soyez sûre de trouver quelques rubis près de chez vous, maintenant que je sais où vous habitez ! » s’exclama Sol avec cet air joueur qu’ont parfois ceux qui aiment répandre le bonheur autour d’eux.
   Après de courtes minutes, Ceilidh se releva, puis, prenant bien garde aux endroits où elle posait ses pieds, se retourna pour se diriger vers sa maison. Une fois assurée qu’elle était loin du Minish, elle se mit à courir vers la porte, d’où s’exhumait déjà la douce odeur sucrée d’un gâteau. Avant de tourner la poignée, elle fit face une dernière fois aux clôtures du champ, à l’endroit où elle avait déposé la minuscule créature. De là où elle était, elle ne pouvait plus la voir. Mais il suffisait qu’elle ferme les yeux, et elle pouvait se remémorer en un instant le visage souriant de son compagnon.

   « Je suis rentrée ! » déclara-t-elle à plein poumons en poussant enfin la porte en bois de la maison. En deux coups de pieds, elle ôta ses sandales, puis se dirigea vers la petite bassine qui leur servait à se rincer avant d’enfiler des chaussons. Elle retira rapidement les bouts de terre coincés entre ses orteils, puis sans prendre la peine d’en essuyer l’eau, accourut dans la cuisine, laissant derrière elle des flaques de ses pas briller sur le plancher. Elle huma l’air sucré en grandes inspirations, puis s’approcha de sa mère qui séchait une assiette à l’aide d’un torchon.
   « Ceilidh ! s’exclama la femme en la voyant. Ton père est tout juste parti à ta recherche dès que l’averse s’est arrêtée ! Je lui ai dit que tu ne devrais plus tarder, que tu attendais sans doute que la pluie passe… Mais tu le connais, il ne m’a pas écoutée ! »
   Elle posa délicatement l’assiette sur la table, puis s’approcha de sa fille pour la serrer dans ses bras et déposer un bisou sur sa joue. Enfin, elle se releva pour aller servir une part de tarte aux abricots à la gamine, qui sautillait sur place à l’idée de déguster la gourmandise.
   « Juste une petite part, d’accord ? lui chuchota sa mère en tirant un clin d’œil. Ne dis pas à ton père que je t’ai laissée y goûter avant le dîner !
   — Oui ! » répondit une Ceilidh fébrile en se ruant sur une chaise, prête à avaler son bout de tarte en une bouchée.
   À peine servie, la fillette se saisit à deux mains de sa portion, et croqua à pleines dents la pâte encore tiède. Elle dévora avidement et rapidement la sucrerie, sous le regard amusé de sa mère.
   « C’est délicieux ! scanda-t-elle en regardant sa génitrice, qui rit de bon cœur au compliment.
   — Merci, Ceilidh ! répondit-elle, flattée. Tu as passé une bonne journée en ville ?
   — Oui ! On a joué avec les copains pendant la fête ! Mais ensuite il a plu ! » déclara Ceilidh d’une voix forte, la bouche encore pleine.
   Sa mère lui fit un petit sourire malicieux en la regardant du coin des yeux, puis lui demanda :
   « Et vous avez vu des Minish pendant la fête ? »
   La fillette était tout juste en train de mâcher la pâte croustillante de sa dernière bouchée de tarte lorsque la question survint. Elle réfléchit un instant le temps d’avaler, puis ne put contenir un ricanement joyeux.

   « Bien sûr que non, les Minish, ça n’existe pas ! »

   Au beau milieu du champ, l’Épouvantail témoin avait entendu le mensonge de la gamine qui tenait à ce que son secret soit bien gardé, et en rit aux anges. Une goutte, vestige de la pluie, quitta la paille de son grand chapeau pour s’éclater au sol.


1 — Jour de pluie est une comptine populaire japonaise, originellement intitulée あめふり (Ame Furi).

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