J'ai acheté le tome 4 de
L'Arabe du Futur.
Pour celles et ceux qui connaissent pas, il s'agit d'une série de romans graphiques autobiographiques de Riad Sattouf, qui raconte son enfance entre la France et le Moyen-Orient.
L'histoire commence en 1978, quand un étudiant syrien (Abdel Sattouf) rencontre une étudiante française anonyme (la mère). Par on ne sait quel hasard, Abdel va décrocher un doctorat en histoire à la Sorbonne, tandis que la mère, je ne sais pas.
Afin de faciliter son départ dans la vie avec un enfant à charge (le petit Riad) Abdel va se rapprocher de ses racines arabes pour obtenir des postes de professeur. Son objectif sera de sortir le peuple arabe de l'obscurantisme et de l'ignorance pour qu'ils rivalisent par leur sagesse et leur technique avec le monde occidental.
Un simple coup d'oeil à une planche suffit à le comprendre, le trait est très innocent, enfantin, pour traiter justement de la vie d'un enfant avec des yeux et une sagesse d'enfant. Ce sont les souvenirs de Riad, tels qu'il les restitue, et non ses opinions qui s'expriment. Les couleurs et les fonds sont aussi travaillés pour exprimer le focus et les centres d'attention. Laissons donc de côté les gens dénués d'arguments pour qui "si c'est pas tout aussi joli et détaillé qu'une photo 4K ça n'est pas intéressant" (insérer référence à Emma de votre choix).
Mais pour en revenir à
L'Arabe du Futur, l'action s'est passée essentiellement entre deux points : un village de Syrie, Ter Maaleh, où vit la grand-mère paternelle, et un petit coin de Bretagne, le Cap Frehel, chez la grand-mère maternelle. Et on sent bien, à travers les dessins et les anecdotes, que la Syrie des années 80 est vraiment un pays dans la misère, la corruption et le nationalisme. On y éduque les enfants à coups de bâtons, on doit payer 600% de droits de taxes pour un lecteur VHS, on passe des spots de propagande à la télé. Et forcément, il n'y a pas meilleur climat pour développer le ciment social ultime : la religion.
Riad va vivre une vie plus ou moins normale d'enfant normal. Malgré ses cheveux blonds qui lui vaudront d'être traité et frappé comme un "sale Juif", malgré ses relations parfois tendues avec sa famille, malgré les rapports entre ses parents qui se détériorent, il va rester un "simple" enfant, qui va à l'école, joue avec ses cousins, s'invente des histoires et se trouve des qualités. Il grandira avec un regard relativement neutre et lucide sur le monde qui l'entoure.
Il vivra aussi l'adolescence avec toutes les difficultés imaginables, physique ingrat, résultats peu glorifiants, trop Arabe pour être Français et vice-versa, une famille de plus en plus explosive et un climat international qui ne l'est pas moins.
Mais son père va prendre un autre chemin. Attention, à partir d'ici, non seulement ça va spoiler, mais en plus, ça risque de trigger les choquances. Allez donc lire les 4 tomes avant de poursuivre, ou même sans intention de poursuivre ce super-post de connard fini à nom d'animal, ça sera pas perdu de toute façon.
L'essentiel, c'est qu'Abdel Sattouf avait l'intention, au départ, de devenir "quelqu'un". Il ne voulait plus être le petit frère persécuté par son aîné, il ne voulait plus être le petit miséreux qui vit dans la poussière. Alors, il a donné de lui-même, il s'est défoncé pour avoir son diplôme français qui prouverait qu'il est plus malin, plus capable, plus sage que son village de bigots. Mais il apprendra de lui-même que, son village de bigots, il n'est pas un cas isolé, il est la norme de son pays. On s'y fiche de la connaissance académique, on n'y fait pas des études brillantes. On s'y fait une place en proférant des leçons de religions, en brandissant des titres de Hadj ou de chef de famille, en achetant les gens faibles et en écrasant les gêneurs.
Abdel le vivra de première main quand son Hadj de frère lui volera des terres, croyant que jamais un docteur en histoire ne reviendrait dans son trou paumé. Il le vivra également quand sa famille assassinera sa cousine, et qu'il perdra son honneur en dénonçant son tueur qui n'aura de toute façon qu'une tapounette sur le bout du petit doigt. Il le vivra quand il constatera que seul le faste et le péché attirent les puissants, et non l'intellect ou l'honorabilité.
D'ailleurs, son épouse n'est pas en reste, puisqu'elle lui reproche à peu près tout. La vie dans la misère, leur manque de relations sociales, les cachotteries, les investissements foireux, la dépendance au cercle familial... rien de tout ça n'est épanouissant pour une Française qui a connu la liberté, les supermarchés, les rues de Paris et l'abondance pendant plus de 20 ans. Même le foyer n'est pas bien chaleureux.
Et la pente qu'empruntera Abdel, pour garder sa fierté et se convaincre d'être "quelqu'un", c'est celle de la religion qu'il avait juré de combattre.
Ça commence par quelques attaches, presque du bon sens "Dieu c'est sacré, quand même, on rigole pas avec".
Ça s'enchaîne, quand la vie au village l'exige, par des façades, des compromis, des distances. Sans être croyant, Abdel est bien forcé de laisser faire ceux qui le sont, et de s'y mettre un peu.
Et plus les difficultés s'empilent, plus les façades deviennent un réconfort. L'humanité s'entête à le trahir et le rabaisser, mais l'amour de Dieu, lui, existe et le soutient, aussi longtemps qu'il y croit.
Or, ce réconfort creuse un gouffre avec son entourage, et devient peu à peu une maison. Abdel ne vit plus avec les humains, il existe à travers "l'amour de Dieu" qui s'exprime à travers les humains : ceux qui le manifestent sont juste et bons, ceux qui ne le font pas sont mauvais et inférieurs.
Et cette maison, au final du tome 4, est devenu sa prison. Je pense que la lecture suffit à s'en rendre compte, il n'y a plus d'Abdel Sattouf docteur en histoire qui veut sortir son peuple de l'ignorance, il n'y a plus qu'un Hadj aigri, raciste et égoïste qui plastronne une fierté d'être plus saint que le Bon Dieu pour marquer sa différence et sa supériorité de tous ceux qui l'ont trahi, et ça fait un paquet de monde.
Finalement, si Abdel Sattouf a bien des torts, il ne les porte pas tous ; sa famille ne l'a pas vraiment aidé à s'en sortir, à changer les rails et à ne pas foncer dans le mur. Les textes soi-disant sacrés ne sont pas non plus responsables, ils n'ont fait que profiter d'un terrain favorable pour se planter et pousser de force. Pendant que son fils cherchait sa place, non pas dans l'hypocrisie et la discrimination justifiée de ces traditions, mais dans la recherche et l'exploitation de ses capacités, Abdel va cultiver sa haine du grand méchant monde pour s'excuser d'être plus facho que les fafs. Il n'a jamais réussi à monter très haut, mais il a été capable de tomber vraiment, vraiment très bas.
Bien triste mais compréhensible histoire que tout cela.