Auteur Sujet: K. ~ Partir et autres expériences.  (Lu 47650 fois)

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K. ~ VII : Dans les champs des violeurs et violées solitaires
« Réponse #60 le: mercredi 01 août 2012, 22:13:33 »
Bonsoir.

Ce chapitre est une scène de viol, la troisième de ce genre que j'essaye depuis que j'ai commencé à écrire. J'ai voulu que le commencement du chapitre soit d'ores et déjà axé sur la fatalité de l'action, afin d'en faire, à mon sens, une scène de viol plutôt qu'un chapitre qui en contient une. Plus qu'un thème, c'est un genre qu'il m'intéressait d'explorer pour les richesses qu'il offre, étrangement en adéquation avec la pureté absolue de l'action. Ce que j'ai voulu mettre en avant dans cet essai, c'est la gratuité qui va animer le personnage dont on ne sait rien, qui aura peut-être son importance, ou peu importe.

C'est un chapitre que je souhaitais élaborer depuis longtemps, et, dans le cadre de la fiction, il met en scène deux actions parallèles, dans le but de donner une continuité à l'action – même si le thème central a son importance comme un autre – et de vous donner un moment de répit éventuel.

Bonne lecture, et surtout, n'hésitez pas à lire et à formuler vos critiques ou conseils au lieu de laisser simplement un signe négatif sur le post !

*

VII : Dans les champs des violeurs et violées solitaires


Termina, An 13, Mois 4, Jour 3.

Ses yeux l’embrassaient. Sa bouche lui susurrait les plus beaux mots d’amour et les plus grands de haine. Sa main tenait la sienne, main dont les doigts si fins se liaient à ses doigts d’homme revêches et décharnés. Ses jambes écorchées tiraient gravement ses grègues en cuir sur le sol terreux, rendant l’homme éclopé lassé de sa démarche. Mais il marchait, inébranlable et sûr amoureux qu’il était, vers le même horizon qu’elle, le pas brutal et l’œil sans aucune larme.

Le Pic Noir l’attendait. Le monolithe noirâtre ancré dans la terre dépassait le pays jusqu’à la baie au nord qui le délimitait. À son pied, en face, ou depuis l’océan derrière l’horizon, personne ne pouvait voir la terre derrière lui. Seule la foule de guerriers jouissait du faux privilège de gravir ses falaises, de courir sur ses étroites corniches où même la mort n’osait se risquer, et de s’entretuer sur son sommet aride. Ikau ne les voyait pas encore de ses propres yeux. Il apercevait l’ombre étendue de l’homme qu’il cherchait par lequel, peu de temps suite à son arrivée, le sang coulerait ou non.

Il lui tenait la main, sa main qui peu à peu se détachait de lui.
— Je t’aime toujours, Naæviî.

Elle pleurait de se voir embrassée par ses yeux. Les plus belles haines et les plus grandes amours susurrées par sa bouche régnaient sur son sourire. Il enfermait sa main, et elle laissait ses doigts  de femme ornés de bagues dorées pénétrer dans ses phalanges creuses. Mais son pas écrasant criait la terreur et terrifiait le peuple, offrant à ses grèves rouges une marche infernale. Alors, l’homme et la femme ensemble, foulant le même sol et la même direction, l’œil sans aucun sang, durent se séparer pour un infime instant.

Lentement, infiniment, Ikau levait sa main tandis qu’en même temps, Naæviî la descendait. Pour l’unique temps dû à la séparation d’une femme et d’un homme, le temps semblait éteint. Ils semblaient n’être plus soumis à rien, ni au temps, ni aux morts, ni au sang. Pourtant il n’y avait rien. Rien qui ne différenciait ce soir du quotidien ; chaque fois que leurs corps foulaient les Champs de l’Espoir, à jamais situés au Nord-Est de la plaine, ils se plaisaient à fusionner avant de se séparer. Naæviî partait se battre, Ikau partait tuer, comme ils voulaient le faire chaque fois qu’ils le devaient. Alors, infiniment, lentement, leurs mains se séparèrent.
— Je t’aime encore, Ikau.

Ils gouvernaient leurs pas pour partir chacun vers leur propre direction. À l’est devant elle, les roches enracinées dans le sol désertique se découvraient au rythme de ses pas, écartant la foule par terreur, par lâcheté, ou pour les téméraires par instinct de survie. Elle vit peu à peu le terrain de bataille dont elle s’approchait ; derrière de légers rocs entourés de collines, la cohue des guerriers se dissipait jusqu’à ne laisser à son flair qu’une dizaine de brutes, puis que quelques cinq archers, cachés par les silhouettes de deux assassins, jusqu’à ne voir plus qu’un homme pouvant cacher sa vue.
L’homme restait raide contre les monolithes, il ne la voyait pas, tandis qu’elle le sentait. Vers son nez émanait une odeur de mépris, sur sa bouche s’affichait un sourire de haine, tandis que dans son cœur retranché, cachée au fond d’elle-même, sa terreur se terrait. Cachée, derrière le lieu où elle allait se battre, elle n’osait avancer ; l’homme non plus n’attendait rien. Elle n’eût le temps de dire qu’Ikau n’était plus là, qu’elle n’avait pas à fuir et qu’elle jouait de l’arc avec ardeur guerrière si, parce qu’il le fallait, elle devait tuer. L’anonyme en armure, alors, leva sa main sur elle, la glissa sur l’épaule, avant de faire de même à l’aide de l’autre main en frôlant l’autre épaule. Son corps se rapprochait tandis qu’elle restait droite, ses côtes plaquèrent ses seins, ses pieds lourds et cachés s’emboîtaient dans le vide qu’ouvraient ceux de Naæviî.
— Nous sommes maintenant rivés à cette terre qui nous aura vus naître et nous verra mourir. Je me laisserai faire puisque toute femme a le droit d’être violée.

Tandis que Naæviî fut lâchement saisie, Ikau crevait de désir de franchir le Pic Noir. À l’ouest devant lui, les armées insurgées créaient une masse noire qui étouffait son horizon. Passé par quelques dagues et arcs jetés à terre, l’espace se découvrait, percevant le sommet, entendant les cris, et sentant les odeurs de la roche exposée. Outrepassée la foule barbare indifférente à son corps fatigué, il saisit dans le dos celui qui attendait, le regard vers le ciel et vers les corps humains tous pointés au sommet.
— Ta dague en a mis, du temps, Ikau, lança-t-il d’un sourire en baissant du doigt l’arme de son meilleur ami. Ta tuerie inconsciente ne fera rien d’autre que te noyer de honte, quand ton corps se verra oublié dans la boue de l’histoire.
Ikau reprit sa dague, laissant son épaule libre afin de lui parler comme il le souhaitait.
— Ridley, nous avons cessé de compter les nuits qui nous entendaient dire qu’en un instant la mort de cinq cents hommes évitera au peuple celle de trois milles en un an. Ne sois plus un gosse, monsieur le Chef, toi-même chef de l’Élite de ce jeune pays qui souhaite, avec moi, l’explosion de ce Pic en même temps que celle de ces cinq cents barbares !
Ridley soupira, las et esseulé, laissant le temps à Ikau de finir, en un mot.
— Ils crèveront tous un jour ou une nuit. Qu’ils s’entretuent sans fin, qu’ils fuient sans espoir, ou qu’ils vivent sans peine, ils mourront. Ne t’illusionne pas, Ridley.

— Avant que tu n’avances comme tu t’y obstines pour amorcer l’explosif brut que nous avons caché aux regards de notre peuple, laisse-moi te hurler mes dernières paroles, expira-t-il. Ils sont certes des fous à qui l’on doit la durée infinie de cette guerre. Ils ont certes gravi le massif le plus rude de toute cette terre, l’érigeant alors en champ de bataille sanglant. Ils s’entretuent certes sans raisons. Mais ils sont avant tous des hommes et des femmes, nés chez nous, innocents et purs, chez qui l’insurrection a frappé au hasard ; tu en crèves de les voir s’éviscérer l’un l’autre pour qu’il n’en reste qu’un, mais tu n’as pas le droit de les faire tous crever. Nous nous aimons, Ikau ; ne me fais pas savoir que tu possèdes l’orgueil de la mort elle-même pour prendre qui tu veux parce que tu es un traître ! Illusionne-toi, Ikau !
Ikau était prêt à couper de sa dague gauche la corde qui retenait l’amorce explosive. Elle le fit. Sans un mot il se retira tandis que l’explosion retentit jusqu’aux frontières. Les chemins d’accès gravés à même la roche tremblèrent. L’armature s’effrita.
— Par chance le reste du peuple a encore besoin de moi, cela t’évitera de me laisser crever dans la lumière de ce fatal spectacle, méprisa Ridley en contemplant l’horreur. Traître, Tu as sur les mains le sang d’un peuple que nous avons aimé.
Les pics droits et gauches s’écrasèrent sur le sol tandis que des guerriers s’y accrochaient encore. Bientôt le sommet retourna en arrière, emportant avec lui les hommes et les femmes venus régler leurs comptes. En même temps que le centre du Pic s’écartelait, les derniers hommes fuyaient, certains touchant la terre avant d’autres, mais en vain. Ikau tirait lâchement avantage de la distance qui le séparait pour partir sain et sauf, avant de s’appuyer sur l’épaule de Ridley.
— Après t’avoir quitté je rentrerai chez moi, je me laverai les mains et je voudrai dormir.

Allongée nue sur ses vêtements et son armure laissée, Naæviî laissait sa main frôler ses seins pâles. Sa main caressait ses flancs charnus et embrassait lascivement sa forme en s’enfonçant un peu. Lentement elle descendit jusqu’à ses hanches douces, prit soin de s’arrêter, puis fit lentement le tour de son vagin fertile. Sans un cri de chacun de ces jeunes enfants, l’homme au visage noirci sous son casque se coucha sur son ventre et embrassa son visage. Ils déposèrent leurs armes de chaque côté. Son sexe pénétra brutalement dans le sien.

— J’ai voulu te violer mais tu le veux aussi. J’ai dû toucher ton corps comme celui d’une amante. Tu voulais le désir, je voulais le pouvoir mais baisons malgré tout, je t’en prie, anonyme. Tu ne me réponds même pas. Cela fait près de quinze ans que je n’ai pas baisé, quinze ans depuis le début de cette putain de guerre que mes plus beaux désirs de caresser des seins, des cœurs, des nombrils et des hanches de vraies femmes se sont vus sacrifiés sur des pulsions refoulées. Pour une fois dans ma vie je peux te faire l’amour, demoiselle anonyme, mais je ne te viole pas. Je n’ai aucun pouvoir et c’est à cause d’une femme. Je ne t’ai rien pris du tout, toi tu es déjà morte et je ne le serai jamais.

Brusquement il agrippa ses seins à la chair contractée jusqu’à ce qu’ils soient griffés, il flaira son visage en appuyant sa gueule sur ses lèvres au teint rouge enfui, il aboyait de jouissance dès que sa verge frottait sa vulve chaude. Il éjacula et Naæviî ne dit rien.
— Après t’avoir quitté je serai déjà morte, voulut-elle chuchoter.

Leurs yeux s’embrassaient. Leurs bouches se susurraient et l’amour et la haine. Ils se tenaient la main pour toujours et jamais. Ils marchaient loin, ensemble.
— Dans le silence un jour je partirai, Ikau. Je partirai longtemps, comme nous l’avions rêvé. Je partirai au-dessous des mers et au-dessus des montagnes et entre les nuages, si un jour on le peut. Je partirai rêver, c’est tout ce que je veux, maintenant. Je tenterai d’être noble, de marcher la tête haute, par le peu de noblesse qu’il me restera encore. J’aurais voulu être pure mais j’ai déjà perdu, je suis née pour ça. J’ai été mise au monde pour ce que quelqu’un d’autre vient d’arracher à moi, et je ne serai plus. Longtemps je ne serai plus, Ikau, sans un cri, sans un mot.

*

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K. ~ Partir. [- 31 Août 2012]
« Réponse #61 le: vendredi 31 août 2012, 03:57:58 »
Bonsoir.

Il y a des soirs comme ça, où mon cœur se est assez lourd pour exprimer enfin toutes les choses que je bride, jusqu'à mon écriture de Partir., alors j'ai pensé que ce soir, il était temps, et je me sens plus libre. L'extrait ici cumule un morceau écrit qui date déjà quelque peu, après le premier juillet, et la suite que je viens d'écrire ce soir même, à partir de " Je me fais du mal ". J'ai voulu clore cette session et il s'agit d'un extrait que je vous fait partager, parce que je le voulais ou pour n'importe quelle raison. Parce que c'est comme ça.

J'ai marqué une légère pause dans l'écriture de mon projet principal, sorte d'overdose, l'été qui battait son plein n'aidait pas, j'ai préféré attendre début septembre pour continuer mon chapitre plutôt que de me forcer pour qu'en résulte un chapitre aussi médiocre que le V. Je pense que l'écriture de ce Partir. a pu m'aider et qu'elle me permettra de repartir en quelque sorte à zéro.

Bonne nuit et bonne lecture !

*


— Je suis jeune mais je traîne ma carcasse et depuis que je suis jeune, je fous plus rien de ma vie. Avant quand j’étais gosse, j’étais comme tous les gosses, je vivais, je profitais, j’aimais, maintenant je hais les gosses et alors je me hais, je me suis haï, et je me haïrai ; je me hais maintenant pour ce que j’étais gosse, je me haïrai demain pour avoir été aujourd’hui, et j’ai dû me haïr, longtemps, pour certaines choses. Maintenant je me hais, je me hais pour qui je suis, pour qui je suis, je ne suis rien ni personne du haut de mon âge de jeune, si tu le dis, toi qui a quatre ans, ou plus ou moins que moi, ce n’est pas important. Ce n’est toujours que du temps et ce n’est que par du temps que je finirai par crever, alors que je crève maintenant ou dans quatre-vingt ans, ça n’a pas d’importance, le temps c’est pas ma faute.
— « Le temps c’est pas ma faute », mec, t’es velléitaire.
— Je sais que je suis velléitaire et je sais que t’allais le dire. Je suis velléitaire parce que je suis fatigué, donc je suis fatigué parce que je suis velléitaire. Je ne fous plus rien de mes nuits, je ne dors même plus, je préfère les passer à réfléchir au mal que ça me fait de ne plus dormir pour ça ; je crève de ne plus écrire car dans ce temps je pense à tout le mal que me fait le fait de ne pas écrire, je suis mon cercle vicieux, je suis mon propre haï et mon propre aimé, je suis ma propre vie et cette propre vie, j’en dilapide chaque seconde par terre comme une vulgaire merde qu’on jetterai sans respect, parce que je n’aime plus, parce que je n’ai plus rien. Des nuits je veux crever puis le lendemain, ça va, tout comme un jour d’été où tout se passe bien ; d’ailleurs tout se passe bien, tout s’est très bien passé et je n’ai pas de raison de me plaindre de cela, non, je n’ai pas de raisons. Tu vois, je peux très bien arrêter d’avoir l’air dépressif et même de l’être, là, ça va,  je sais pas pourquoi mec, mais ça va.
— Tu te portes bien, comme on dit ?
— Je me porte bien, oui, c’est drôle, je n’ai jamais compris la portée de cette expression. Comme si indubitablement on devait supporter tout son poids tout le temps, on devait forcément être en capacité de soutenir sa carcasse et sa tête lourde, de supporter son poids, au risque de le faire mal, mais si on le fait mal, je ne sais pas ce qu’il se passe. D’ailleurs tu remarqueras qu’on ne dit que très rarement « Je me porte mal ». Peut-être parce que c’est inné, qu’on doit bien se porter, comme un déménageur qualifié après de longues années de formation ; peut-être qu’on est tous son propre déménageur.
— J’aime t’entendre analyser. Je te reconnais comme je t’ai reconnu, et tu vois, c’est génial. Là, on serait capable de débattre des heures, toi face à tes brouillons et moi à mon Humanité, mais au fond, c’est pareil, c’est une passion ; on a le droit.
— Bien sûr qu’on a le droit, au fond, on peut tout faire et on doit même tout faire, mais le fond, comparé au tout de l’être humain, c’est bien peu de choses. Le monde, c’est une terre, ce sont des particules, l’homme c’est un corps, des organes et du sang dedans, des cellules et des fibres qui permettent à tout les mécanismes de la pensée logique d’interagir ; et c’est l’écrivain qui te parle. Alors oui, c’est comme ça, on est bien peu de choses.

— Je me fais du mal, mec. Dis-moi que je me fais du mal.
— Depuis toujours tu te fais du mal. C’est évident. Te le confirmer encore c’est le seul moyen que j’ai de te réconforter, et si je pouvais ne pas le dire — non, je n’aurais pas pu ne pas le dire, personne n’aurait pu faire autrement. Tu te le dis toi-même ?
— Si, si, on aurait pu faire autrement, moi j’aurais pu faire autrement, je ne l’ai pas fait, pourquoi je ne sais pas, parce que j’étais gosse, je sais pourtant qu’on a tous été gosses, mais jamais comme moi. Non, jamais comme moi.
— Je sais bien que personne n’aurait pu être comme toi, et que toi non plus tu n’aurais pu être comme personne ; mais tu étais comme toi, c’est tout cela qui compte, c’est aussi con que ça. Des fois faut pas chercher, il faut laisser aller. Voilà, laisser aller, je ne te citerai pas encore Léo Ferré, je ne te jouerai plus de piano, je ne te chanterai plus qu’avec le temps, va, tout s’en va. Parce qu’il faut oublier, parce qu’il faut juste du temps. Le temps.
— Je le sais. Mais cela fait trois semaines, ou dix ans, je ne sais pas, qu’il faut juste du temps. Cela fait autant de temps que je n’ai pas une heure, une minute, une seconde, sans repenser à elle, sans l’entendre rire, sans la revoir danser, sans l’imaginer nue, sans regretter infiniment plus que tout ce qu’un homme peut jamais regretter. J’aimerais qu’avec le temps tout soit aussi simple, j’aimerais aussi que moi-même je sois aussi simple, j’aimerais même être heureux, c’est tout ce que je demandais. Être heureux comme elle ; comme une fille qui m’a oublié et qui ne regrette rien, qui vit son avenir, qui nage dans son rêve, qui trouve encore le temps de rire et de jouer. Elle joue avec son mec comme si elle était gamine, putain qu’est-ce que je l’envie. C’est une fille que j’ai aimée, puis haïe, puis…

La langueur et longueur du silence qu’il laissa signifiait le mot exact qu’il voulait échapper. Nonobstant il ne put s’empêcher de l’avouer, après cinq minutes, ou une heure, aussi dérisoire que pût être l’importance.

— Aimée.
— C’est ça.
— Est-ce que c’est normal de n’avoir dans mon cœur de place que pour une seule personne que je tente d’oublier ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce que tu penses que je devrais m’obstiner à oublier cette fille comme je me suis obstiné à l’aimer ?
— Peut-être.
— Est-ce que tu es sûr que « Peu importe » est la réponse à toutes mes questions ?
— Oui.

Le dernier à prendre la parole continua suite à un bref silence.

— Tu sais, je suis ici pour te donner la réplique, pour te répondre « Oui » ou même « Peu importe », je suis certes ton ami, mais je ne suis pas ton psy ; personne ne devrait être là pour te donner de réponses, c’est le meilleur pour assassiner tes doutes et crever tes peurs, mec. Les psys ne devraient pas exister. Les psys devraient avoir honte de refiler aux gens plus de questions qu’ils n’en avaient en rentrant sur le divan et de leur faire croire qu’ils ne sont pas seuls pour régler leurs problèmes. Il n’y a que trois entités dans tes propres conflits ; ton cerveau, ton cœur, et toi. Le moyen radical c’est parfois que ton cœur s’arrête de battre.
— J’ai pensé à crever. Oh oui, j’y ai pensé. D’abord parce que c’est classe, parce que c’est honorable, et que c’est du courage que d’affronter la mort, mais je ne te sortirai pas toute une tirade que j’aurais pu sortir l’époque où j’étais jeune. Les mots ne viendraient plus. Plus rien ne me vient, rien automatiquement, je ne sais plus rien dire, je ne sais même plus écrire. Je ne sais même plus écrire comme un automate, je finis par me faire peur mais je sais très bien que je n’ai pas de raisons. Et puis finalement je veux pas crever. Parce que je veux tordre le coup à notre putain de besoin d’innovation qui ne se taira jamais et qui demandera toujours de passer à autre chose alors qu’on ne connaît pas le quart d’un millième de ce qu’on vient d’effleurer. Alors moi, j’ai vingt ans, ou soixante, je ne sais plus, quoi qu’il en soit je suis donc jeune, et je veux explorer la vie à cent pour cent, et je sais bien que ça, c’est impossible, mec. Mais c’est un rêve, il paraît qu’il faut s’accrocher à son rêve — ou ses rêves, tant mieux. Je n’aurai jamais le temps de connaître toute la vie, alors je rêverais de me rabattre sur l’espace. Hors les questions d’argent, car l’argent quand on rêve c’est bien peu de choses, j’irai vivre à Clifden, puis je réserverai une demeure de passage dans l’oblast d’Irkoutsk et les eaux du Baïkal, de là je partirai me ressourcer au cœur de la Mongolie, pour rencontrer des gens qui sont encore humains et qui vivent de la meilleure manière qui soit au monde — visiblement, d’après le peu que j’ai lu, sans villes bétonnées, sans médias, sans Internet, peut-être même sans argent ! —, j’irai même pénétrer les plaines en Mongolie-Intérieure, simplement parce que j’aime la prononciation du nom, je continuerai peut-être en Inde, pour passer en Thaïlande et voir de mes yeux l’Angkor Vat et les plus belles idoles que la religion a permis, j’irai même au Japon, et je finirai mes jours au fond du Pacifique à sa surface peut-être, à la dérive entre les îles Kerguelen, l’Antarctique Nord, pourquoi pas les Fidji ou la Grande barrière de Corail, je pourrai même, en bateau, voir de mes yeux le Cap Horn, traverser les zones les plus au nord et au sud de la planète, en passant par Spitzberg, en me perdant peut-être dans les monts de la Kolyma ou de l’Himalaya, pour, quoi qu’il en soit, terminer sûrement jeté vers la baie de Clifden. Et je me réveillerai.

— Tu l’as oubliée ?
— Non. Mais peu importe.

Point au 31 Août 2012.


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K. ~ Partir. [Père Fille]
« Réponse #62 le: lundi 17 septembre 2012, 03:09:43 »
J'ai réussi à écrire. Peut-être que ça repartira. C'est très court et je complèterai sûrement ce même extrait, ce n'est pas fini.

Mais c'est un peu de Partir., directement après le dernier. C'est uniquement un dialogue. Il y a un père et une fille.

*

Point au 31 Août 2012.

— Papa ! Hé, Papa ! Papa !
— Oui, c’est moi-même, et je le serai toujours, ma fille.
— Papa ! Pourquoi tu m’appelles toujours « ma fille » ?
— Parce que tu es ma fille, et que j’aime t’appeler comme ça. Mais tu m’appelles « Papa », alors soit, je t’appellerai « chérie »,  chérie.
— Ça veut dire quoi « chérie » ?
— Écoute, ça ne veut rien dire, tu vois ce petit mot, ces six petites lettres, elles ont pas de petit corps, elles ont pas de petite tête, elles ont pas de petite bouche alors elles ne peuvent rien dire, et elles ne veulent rien dire. C’est triste. On ne saura jamais si elles veulent nous parler ou pas.
— Mais moi je le sais !
— Oui, tu le sais toi, parce que tu es encore ma fille, tu es toute jeune et les mots ils te parlent, tout a une bouche, tout a un cœur chez toi, tout te parle. Tu sais ce que ça veut dire « chérie », toi, chérie.
— Oui je sais, et toi, tu le sais Papa ?
— Oui.
— Alors ça veut dire quoi ?
— Tu peux me le dire, chérie, puisque tu le sais.
— Ça veut dire…
— Ça veut dire ?
— Ça veut dire que tu m’aimes !

— Oui. Je t’aime. Je t’aime comment ?
— Tu m’aimes comment Papa ?
— Tu veux jouer, chérie ?
— Oui Papa ! Allez ! On joue ! Tu m’aimes comment ? Euh, attends ! Jusqu’à la Lune ?
— Non, plus.
— Jusqu’à Mars ?
— Plus.
— Jusqu’à Uranus ?
— Bien plus.
— Jusqu’à la Voie Lactée ?
— Plus !
— Jusqu’à tout l’Univers ?
— Encore plus !
— Il n’y a rien après « jusqu’à tout l’Univers » !
— Si.
— C’est quoi Papa, c’est quoi ?
— Je ne te le dirai pas. On joue ?
— Oui ! C’est Dieu ?
— Qu’est-ce que c’est Dieu, pour toi ? Qu’est-ce que ça veut dire, Dieu ?
— Rien, Papa !
— Redis-le, ma fille.
— Rien, Papa !
— Enlève « Papa ! ». Dis juste « rien ».
— Rien ?
— Sois sûre de toi. « Rien. »
— Rien !
— Tu peux y arriver. Tu peux y arriver, oui ma fille, vas-y. Cherche, tu veux savoir, tu veux savoir comment je t’aime, oui, ou non ?
— Crie pas, Papa. S’il te plaît. T’aimes pas crier. Tu le sais. Ça te fait mal dedans ton cœur. Tu sais ce qu’il y a dans ton cœur ?
— Rien.
— Voilà, Papa. C’est comme ça que tu m’aimes.

*

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K. ~ Partir. [Père Fille]
« Réponse #63 le: lundi 17 septembre 2012, 21:50:58 »
'tain. Ton dialogue m'a secouée.
Tu dis des trucs tellement vrai et beau et profond avec des mots simple. Et ça franchement, bravo !  v.v
Mais en même temps, tu me rappelle l'absence de mon père et ça... Ça me rend  :'(

Fiertés ?
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K. ~ Partir. [Père Fille]
« Réponse #64 le: jeudi 20 septembre 2012, 23:09:23 »
Merci beaucoup Cap, ça me fait très plaisir. Je t'en parle plus personnellement en privé  :^^:.

Tiens, une toute petite suite, qui la suit directement et après laquelle il n'y a rien de nouveau dans le texte intégral. John est le nom du personnage qui donne la réplique habituellement.

*

— Je t’aime. Je t’aime comme rien et rien, c’est tout.
— Arrête de dire n’importe quoi, Papa.
— J’dis pas n’importe quoi, ma fille, ma chérie pardon, hé oh. J’t’aime, c’est tout. Toi aussi, tu m’aimes ?
— Mais pourquoi tu dis n’importe quoi des fois, Papa ?
— Je ne dis pas n’importe quoi ! Je t’aime, c’est tout ! Tu m’aimes, oui, ou non ?
— Oui, je t’aime, Papa. Je t’aime comme rien. Ça veut dire tout. Calme-toi maintenant, calme-toi Papa.
— Je me calme. D’accord. Excuse-moi, enfin, je veux dire, je m’excuse. Pardon.
— Maintenant explique-moi des trucs, Papa. Explique-moi pourquoi tu pleures. Explique-moi ce que tu dis à John et à Maman.
— Je pleure parce que j’en ai marre de ne pas pleurer. Je dis les mêmes choses à toi, qu’à John, qu’à Maman. Et pour tout le reste, on ne choisit pas de commencer à vivre, alors on doit choisir de vouloir mourir. C’est tout.
— Tu veux mourir, Papa ?
— Non, je veux pas mourir. Pas tant que t’es petite. Je mourrai quand t’auras l’âge de voir ton père mourir. Pas maintenant. T’es trop petite.
— J’ai sept ans, Papa.
— T’as sept ans, crois-moi.
— T’as quel âge, toi, Papa ?
— Je sais pas.
— Tu peux pas pas savoir. C’est comme ton nom, ça.
— Je sais plus, j’ai oublié.
— Tu peux pas oublier.
— Ça, je le sais, chérie. C’est la seule chose que je sais.
— Tu t’appelles comment ?
— Je sais plus.
— T’as oublié ?
— Sûrement.
— C’est triste. C’est quoi que t’as pas oublié ?
— Maman.
— C’est de Maman que tu parles à John ?
— Oui.
— Et Maman, tu lui parles de quoi ?
— De Maman.
— T’es fou, Papa.
— Ben oui. C’est comme ça.

*

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K. ~ Partir. [Père Fille — Point au 19 Octobre 2012]
« Réponse #65 le: vendredi 19 octobre 2012, 19:41:23 »
Cap, tes commentaire me secouent au plus haut point. Je te remercie encore et, peut-être inconsciemment ou pas, j'ai posé un point à cette session entre un père et sa fille. C'était un point aujourd'hui, où il a plu toute la journée, pour me remettre à écrire, je suis heureux d'avoir pu terminer cette session — je recommencerai à écrire ce type de scène, c'est sûr — ainsi que mon huitième chapitre que je vais peaufiner après cette crise littéraire chaotique. Ici, la suite directe, finalement je vous aurai publié toute la session, tellement elle me touche. J'ai écrit ce texte en deux parties, j'ai écrit la deuxième dans le train sous la pluie.

C'est peut-être en partie grâce à toi. Merci.

*

— Ça veut dire quoi « être fou », Papa ?
— Oh, ça veut dire bien des choses. Enfin, « ça veut dire ». Ça veut dire que j’utilise « ça veut dire » alors qu’à l’instant, je t’ai appris que ça n’avait aucun sens. Ça veut dire être trop intelligent. Ça veut dire aimer. Ça veut dire haïr. Mais c’est pas important, tu sais, parce qu’être fou, c’est ne pas savoir pourquoi.
— Tu sais pourquoi, Papa.
— Non, je sais pas pourquoi.
— Je te dis que si.
— Me fais pas de mal. Arrête.
— Pourquoi ?
— Tu ne peux pas me dire ça. T’as pas le droit. Non, t’as pas le droit, ma fille.
— Sinon quoi, Papa ?
— Je sais pas. Sinon je ne t’aime plus.
— Est-ce que tu me taperas ?
— Non. Je suis pas assez lâche.
— Est-ce que tu me tueras ?
— Non. Je suis pas assez courageux.
— Est-ce que tu me violeras ?
— Non. Je suis pas assez jeune.
— Est-ce que tu me haïras ?
— Non. Je t’aime trop.
— Pourquoi tu m’aimes, Papa ?
— Je le sais un peu plus que pourquoi j’ai aimé Maman.
— Tu l’aimes toujours, Maman.
— Chut. Tu es beaucoup trop jeune. Tais-toi, maintenant.
— C’est ton dernier argument, ça, « t’es trop jeune ». C’est que t’as plus rien d’autre à dire, Papa. C’est quand t’as déjà perdu que tu dis ça. Dis-moi. Dis-moi.
— Je ne te dirai rien. Tu viens de ta mère, c’est déjà ça. Me demande pas pourquoi je t’aime si tu as pu venir du dedans de ta mère, de son pauvre corps tout gris, et de ses seins tout plats, et de tant d’autres choses auxquelles je regrette encore d’avoir fait l’amour. Et tu viens de moi. De mes petits trucs à moi, de mon corps décharné qui serait capable de mourir d’une balle dans le dos tellement il est faible. Laisse tomber. T’es trop grande.
— John il te dirait…
— John il n’a pas à me dire comment je dois éduquer ma fille.
— Ne me coupe pas la parole.
— D’accord. Je ne te couperai plus la parole. Plus jamais, excuse-moi.
— Je t’excuse, Papa !
— Arrête de m’appeler Papa. Plus jamais.
— Pourquoi ? T’es pas mon père ? T’as honte d’être mon père ?
— Je suis un mauvais père. Tiens, écoute, tu sais lire quoi ? Quels sont les premiers livres que je t’ai appris à lire ?
— Papa, j’ai sept ans, j’ai eu le temps de lire des livres et j’en lirai encore. J’ai déjà lu Le Petit Prince, j’ai déjà lu la Bible grâce à toi, j’ai déjà lu Les Fleurs du Mal, j’ai déjà lu Woyzeck, j’ai déjà lu Huis Clos, j’ai même lu L’étranger, grâce à toi, Papa.
— Tu les a compris ?
— Je crois pas, Papa.
— Alors je suis un mauvais père.
— Mais je les ai aimés.
— Et moi, est-ce que tu m’aimes ?
— Bien sûr, Papa. Je t’aime « jusqu’à rien ».
— Est-ce que tu me comprends ?
— Je crois. Est-ce qu’il le faut, Papa ?
— Non, il ne le faut pas. Non, t’en as pas besoin. C’est juste, c’est juste comme ça. C’est très bien. Regarde la pluie, il commence à pleuvoir. C’est très bien comme ça.

— C’est beau la pluie, Papa. T’aimes la pluie ?
— Oui, j’aime beaucoup la pluie. Autant que toi je t’aime, tu l’aimes aussi, la pluie ?
— Oui ! Mais pourquoi il pleut, Papa ?
— Parce que, pour les mêmes raisons que toutes les questions que tu te poses. Demande-moi, tiens, joue à ça, je sais que t’es curieuse, ma fille. Mais ne me demande pas pourquoi je pleure. Pose-moi des questions, ma fille.
— Ben je viens de t’en poser une, pourquoi il pleut ?
— Je t’ai dit de ne pas me demander.
— Pourquoi des fois il fait froid ici ?
— Parce que le mec que tout le monde appelle Dieu il est petit et bas. Il fait chaud dans la Sud de la planète, complètement au Sud, même au sud de l’Espagne où Papa il voudrait jamais mettre les pieds parce qu’il fait trop chaud. Alors comme il fait chaud, Dieu il s’en occupe mieux. Dieu il crée des terres arides, de la poussière d’animaux dévorés, des enfants qui crèvent de faim — il paraît — et le Soleil qu’on accuse. Et nous, dans le Nord, il sait qu’il fait un peu plus froid, pas grand-chose bien sûr, mais alors il laisse comme ça. Il laisse les hommes créer des bâtiments et du tourisme. Mais tu sais, Dieu, il existe pas. Y a que des hommes comme nous et que des filles comme toi qui créent le monde. Vas-y.
— Pourquoi y a des gens qui sont noirs ?
— Parce que le jour il fait trop chaud, et que c’est trop fade, alors ils ne peuvent rien profiter, c’est toujours aussi chaud. Puis des fois, il fait nuit. La nuit, il fait un peu plus frais. Alors comme leurs nuits passent plus vite que mes jours, ils ne veulent pas oublier. Alors ils courent toujours, très loin, vers la Lune jusqu’à l’horizon à l’Est, puis quand ils y arrivent, ils découpent un bout du ciel pour le garder chez eux, et dormir le jour avec. Comme ça, ils ont toujours du noir avec eux. Comme ça, personne n’oublie la nuit.
— Et c’est pareil pour les gens en Asie ?
— C’est pareil pour les gens qu’on croit rouges, jaunes, verts, ou tout ce que tu veux.
— Et pour les gens qui sont blancs ?
— Les gens qui sont blancs ils n’ont pas de couleur. Parce qu’au tout début, ils voulaient être bleus, ça aurait différencié tout le monde, ils auraient été encore plus supérieurs que maintenant. Mais quand le ciel est bleu, c’est toujours tout en haut. Très très haut, très près du soleil. Quand il se lève, il est à l’horizon mais il est pas bleu ; quand il se couche, il est à l’horizon mais il est pas bleu. Le bleu que les gens comme nous voulaient, ils est en haut. En on sait pas voler. On sait pas gravir les sommets pour le couper. Alors on reste blancs, sans couleurs, sans vie, sans tout. Tu y arriveras, ma fille, un jour, tu découperas du ciel bleu.
— Mais on ne peut pas découper le ciel bleu, c’est ce que t’as dit.
— Ce que j’ai dit, c’est pas ce que tu dois faire. Fais tout le contraire de ce que j’ai dit, fais tout le contraire de qui je suis. Gravis l’Everest à main nues en hiver, avec un chien et un exemplaire du Sommet des dieux pour unique GPS, pars en bateau autour du monde et jouis devant le Cap Horn après avoir étudié tout ce qui existait sous l’eau et dans le ciel, pars aussi loin que tu peux mais jamais où est déjà parti Papa, sois même prête à fouler du pied, toute seule avec le garçon que tu aimes, des terres où la femme n’a jamais mis les pieds, n’aie pas peur d’asservir la Terre et la nature au point où elle en est, ou bien respecte la, moi ça m’importe peu, mais si c’est là ton rêve tords le cou aux bouchers, libère les cochons, assassine les bûcherons, lance des explosifs sur les baleiniers et adopte un panda que tu nommeras comme tu veux, fais des études meilleurs que celles de Papa, devient artiste ou avocate, comme ça te plaît, fais tout ce dont tu rêves, construis un oiseau, vole avec des oiseaux, deviens un oiseau pour voler jusqu’au bleu du ciel, pour découper le bleu dont l’humanité a rêvé toutes les nuits, et pour me rapporter ce bleu pour y orner ma tombe.
— Tu as des rêves, Papa ?
— J’en avais. Tu en auras. Avant de te coucher je te donne le dernier mot. Dis-moi de t’aimer, ma chérie. Ma fille.
— Je t’aime, Papa.

Point au 19 Octobre 2012.

*

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K. ~ VIII : Alea jacta fuit
« Réponse #66 le: dimanche 21 octobre 2012, 00:23:37 »
Je crois que cette nuit est bonne. J'ai appris à laisser parler — ou écrire — un texte. Si l'auteur doit se justifier, gratuitement, sans que personne ne lui pose de questions, il n'y a plus d'écriture. Alors les quelques mois précédents ont été durs, mais tant mieux ; je pense que je peux reprendre et j'en suis heureux. On retourne dans le passé et on gagne un peu d'expérience avec des études de tragédies raciniennes et cornéliennes, et pour commencer à introduire, alors que presque à la fin, le personnage qu'on croit principal.

Mais chut ; alea jacta erit.

*

VIII : Alea jacta fuit


Termina, An 1, Mois 1, Jour 12.

Dans les roches désertiques enclavées dans quelques parcelles de la plaine, la chaleur régnait. Là où ni le peuple ni l’Élite ne s’aventuraient par risque de se perdre, la poussière s’épaississait, montait depuis le sable couché contre les rocs, pour ne lever qu’un rideau d’amas empêchant toute vue. La science actuelle, à ses balbutiements depuis la découverte de ce qu’elle appelait le Temps, ne pouvait comprendre l’origine de ces terrains, terres irrégulières et inhabituelles dispersées  à l’est comme à l’ouest de la plaine. Le peuple comme l’Élite s’accordait à penser que si elles était là, c’est parce qu’elles étaient là. Parce que « c’est comme ça ».

La chaleur, devenue quotidien des âmes de Termina, provoquait quelquefois des incendies naissants, enflammant des brindilles excentrées d’une forêt, cognant de toutes ses forces sur une surface herbeuse, desséchant même les lèvres et les corps des guerriers, sous les armures suintantes, incapables de survivre sans repos ni sans haine. À cette époque alors, les cadavres restaient à crever sur le sol, tandis que les vivants s’en préservaient sûrement, et restaient un instant au frais dans leurs demeures. La guerre entre le peuple et le peuple était, dès sa naissance, un instant suspendue.

Mais il pleuvait en ce jour. Le climat changeait loin ; le peu de petites gouttes venant sur le sol, mouillant inlassablement les brèves étendues de sable, rafraichissait alors en s’y sacrifiant. Soudain, au poids de son pas, dont le bruit s’imposait en chaleur comme en pluie, on entendait l’eau s’abattre en même temps que ses grèves craquaient sur le désert. Il n’y avait personne. Ou du moins, personne ne pouvait être entendu, tous voyaient impossible le fait de s’entendre, les bruits cachés par son pas. Elle avançait droit, devant la roche, où elle pouvait prédire que, quelque temps plus tard, quelques anonymes l’y attendraient comme elle attendait là. Mais on ne l’attendait point et elle l’oublierait, qu’elle soit violée deux jours ou bien quinze ans plus tard. Lorsqu’elle atteint son lieu, emplie de haine et d’orgueil, la pluie taisait les poussière et brindilles enflammées depuis longtemps déjà.

Naæviî était debout et regardait devant. Un temps elle ne vit rien, qu’une pente derrière la pierre qu’elle jugeait profonde, que les flots descendus des nuages berçaient. La vue la reposait, mais c’est lorsque les gouttes se mirent à se déverser drues, lorsque les éclatements précédant les éclairs tonnèrent et déchirèrent les cieux, qu’elle se résigna à baisser son regard. Ses yeux au bleu si profondément foncé qu’ils semblaient être noir quittèrent alors les éclairs blancs, passèrent outre le gouffre béant devant eux, sans qu’elle ne put être sûre que c’en fut exactement un, et se posèrent avec mépris sur la figure mi-assise mi-couchée, aux yeux rivés sur ses mains. Alors elles furent sûres que leurs regards se virent. Et elles se regardèrent.

Naæviî se baissa et était si rigide que l’on croyait entendre le bruit de ses os appuyés sur le sol. Le fort rideau de pluie et la noirceur nocturne cachaient leurs deux corps. Sans que la silhouette craintive acculée au rocher ne put distinguer ce qui était porté contre sa propre joue, elle ouït son murmure.
— Plic, ploc.
— Alors, c’est vous, Naæviî, ici et maintenant, dit-elle de sa voix faible et silencieuse.
— Oui, Lulya. Le destin a voulu que ce soit maintenant.
Lulya tenta de se lever, au peu de force qui subsistait dans ses jambes, mais elle ne put s’élever à la moitié de la taille de Naæviî qu’en appuyant ses mains sur le rocher en face. Mais ce fut en s’écorchant le centre de la paume ; et elle ne put lancer un regard haineux, arrimé au plus profond des yeux violets de sa rivale blonde, qu’à bout de souffle.
— Je tirerai quand tu seras prête, Lulya.
Sa voix de gorge chaude et voilée sonna la vengeance et le sang. Lulya souhaita exploser.
— Il n’y a pas de destin. Il n’y a que de l’amour dans ce monde, et quand il n’y a plus d’amour, il n’y a sûrement que du sang, clama-t-elle, debout, avant de lécher le même sang qui glissait dans la paume vallonnée de sa jeune main. Tuons-nous debout, lâche.

Naæviî tira. Son bras fin était vêtu d’une soie fine à quelques dorures noires. Ses épaules osseuses s’élevaient vers son cou long et pâle, reflet de son teint que seules ses lèvres pourpres pouvaient permettre de rompre. Lulya était quasiment nue. Ses lèvres étaient pâles, et les seules joues les ceignant offraient plus de charnu que la silhouette entière de son bourreau. Un demi sein était découvert par sa veste abattue sous la pluie, et le froid caressant ses genoux arrondis lui était familier. Elle n’avait toujours eu pour vaincre que sa rage, ses cris de haine et d’amour, et ses propres mains qui n’avaient plus peur d’être souillées par un sang.
Naæviî tint à une main une grande tige en métal sur laquelle le son de ses ongles résonnait, violacée sur sa longueur démesurée, ornée à sa fin d’un motif en verre blanc terminé d’une lame acérée.

Lulya eut peur à sa vue. Les yeux lavés par la pluie mais délavés par ses larmes, et le cœur abrité au fond de sa poitrine, elle se protégea en s’adossant à la roche, descendant peu à peu, assise sur la pluie. Ses mains, vives, frénétiques, ne savaient où se poser et glissèrent par hasard sur la flèche tirée là. Lulya, les yeux tremblants, la porta à sa vue.
— Il faudra plus que cela, tu sais.
— Je sais, méprisa-t-elle, mais ne crois pas que cela a déjà commencé.

Lulya sentit alors le verre froid de l’arme pénétrer sur sa joue. Il la poussait, l’humiliait, l’écrasait jusqu’à ce qu’elle n’éprouve aucune résistance, la joue droite contre le sol. L’arme se couchait sur toute la longueur de son corps déchiré, que les angles des graviers pénétraient. Sa pointe déplaça certaines pierres à la hauteur des yeux, au niveau du bas-ventre et, lorsqu’elle eut parcouru la longueur de son corps, la pique acérée remonta sur son pied puis lui creva une veine, entre l’extrémité droite et la première phalange.

Lulya hurla d’une voix si aigüe que Naæviî en trembla. Ses yeux et ses mains, fixés sur les bottes écrasantes de sa maîtresse, vinrent progressivement fixer d’autres objets. Ses ongles griffaient le sol, et ses genoux s’écorchèrent une ultime fois pour se relever. Naæviî était de dos.
— Ne te crois pas en droit de ne plus être à genoux face à une femme comme moi.
Debout, elle creusait dans le sol comme avec des sabots ; sa gueule rêvait de mordre jusqu’au sang de sa cuisse, jouissant à l’idée même de déchirer sa chair et de remporter entre les crocs les restes de sa charogne, laissée sous la pluie qui aurait lavé son sang.

Mais la terreur ressentie contre son œil glacé mit fin à l’utopie. La première flèche reçue transperçait son vêtement, la deuxième l’accrochait au rocher derrière. La troisième fut ralentie par la chair de sa cuisse, et le chemin de la quatrième était tracé, perforant son nombril et terminant sa course courbée à l’intérieur de viscères saignants. Lulya, en fléchissant jusqu’au pied du rocher qui se profilait aux yeux de tous comme une pierre tombale, échappa à la cinquième et sixième.
Le corps jeune de la fille n’était plus qu’une trainée de sang à l’instant où Naæviî préparait son dernier trait.
— Avant que j’honore Orgueil, as-tu dernier mot à tenter désespérément de voler ?
— Pas avant que tu n’aies le courage de tirer. Tire.

Elles attendirent. Le bras de Naæviî tenait sa dernière flèche pour dernière héroïne, prête à partir glorieuse aux ordres de sa générale. Lulya, dont les les côtes flottaient avec sa peau froissée pour unique tissu, avait fermé les yeux en attendant d’attendre. Plus rien ne s’entendait. Lulya souhaita expirer.
— Je crois que…
— Je crois qu’on ne change pas les règles, crut on entendre.

Le pas sûr et droit dissimulé par la roche, il se tenait debout, son buste en face du cœur de l’inhumaine compagne, sa bouche ébréchée affichant un mépris jouissif mais prisonnier, ses yeux bleus ayant pu en ces temps atteindre l’azur, puis il s’avança, pas à pas, torse à torse, œil à œil vers Naæviî. Sa main gauche tenait sa dague gauche par la lame.
— Ikau, susurra-t-elle. Tu sais tout mon amour pour ton cœur et ton corps, pour tes genoux, pour tes pieds, pour tes talons. En anéantir un me causerait plus de peine que toutes les peines du monde que je pourrais subir. Montre-toi raisonnable et clément envers tous, et en laissant ta pute, pense à sauver ton pied. Recule-toi, mon garçon.

Il se recula, un peu. Ils attendirent. Ils se regardèrent sans les yeux ; Naæviî jugeait ceux d’Ikau trop morts, Ikau savait ceux de Naæviî trop vivants. Seul le temps était mort.

— Je tire.
La corde craqua, la flèche cria dans l’air glacé, sa course arracha le talon d’Ikau, et pour dernière demeure dans son périple en l’instant consumé, vint crever le cœur de Lulya. Ils entendirent « Silence ».
La pluie finissait et le sang coulait. La fierté sur les lèvres et la jouissance dans les yeux de l’ardente répondait au mépris et au regret d’Ikau.
— La honte et l’horreur sont les dernières émotions dont tu me verras faire preuve. Laisse-moi la brûler.
— Laisse-moi la brûler, infidèle et menteur.
— Je ne veux pas la brûler pour les mêmes raisons que toi, toi qui rêve d’être vue pour qu’on puisse mourir, toi que le royaume des assassins ne mériterait pas d’avoir pour pauvre esclave, toi dont le rôle sur scène pourrait être joué par le plus sale des rats.
— Ce n’est pas au simple honneur du cœur que je veux m’abaisser. Je voulais seulement que tu ne t’y recueilles plus, je voulais que le feu termine cette haine, je voulais simplement que l’on puisse oublier et que l’on vive en paix. Alors choisis, Ikau ; c’est la guerre ou la paix, c’est le cœur ou le cœur.

La nuit était couchée, le sang avait coulé. Le corps de Lulya se vit allongé sur un lit de bois, qui mesurait la taille d’Ikau et de Naæviî lorsqu’ils s’élevaient sur leurs épaules. Ikau, le talon pendant et écorché sur le sol aux herbes mortes, fermait les yeux et sentait l’odeur de l’huile répandue sur le corps, exactement semblable au parfum de sa femme. Naæviî descendit en promettant déjà de pouvoir oublier. Ikau ne parlait pas. Naæviî  fit naître le feu en pleurant.
— Nous ne sommes plus qu’un. Je sais que tu me pardonnes et que tu oublieras ; c’était ma volonté et tu l’as bien comprise. Je ne peux pas t’excuser d’avoir été présent, je ne peux pas m’excuser d’avoir vu votre amour ; ce qui est fait est fait, ce qui est dit est dit. Garde le dernier mot, Ikau. Je te donne tout.
— Un jour, on te vengera.

*
« Modifié: dimanche 21 octobre 2012, 00:36:24 par HamsterNihiliste »

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K. ~ Partir. [" Il faut que l'herbe pousse ".]
« Réponse #67 le: lundi 26 novembre 2012, 23:01:18 »
Bonsoir.

J'ai envie de partir. Autant d'écrire Partir. que de partir lui-même. J'ai récemment vécu des choses éminemment intimes qui ont pu agir comme un déclencheur à une écriture personnelle avec plus d'importance, de désir, de mise en scène. Mais chut, je déteste parler de l'auteur pour expliquer, j'expliquerai juste que, pour ces raisons, j'ai modifié ici quelques noms parce qu'ils n'ont rien à faire dans ce cadre.
Récemment j'ai écrit quelques notes et je formule essentiellement comme des scènes théâtrales, car le théâtre m'intéresse, et précisément la dramaturgie. J'ai souhaite écrire du théâtre car c'est riche de potentialités, j'ai envie de croire en un avenir, je veux faire quelque chose de ce texte et j'y inscris des thèmes, des personnages que j'ai déjà écrits sur cette bibliothèque. D'où des didascalies, qui participent simplement au sens narratif, d'où un style adapté, d'où des mots qui ont résonné dans mes yeux et ma tête et je t'en remercie, Cap. On apprend toujours des filles.

Par là même je suis de plus en plus enclin à conclure que Memento Mori, Memento Vivere. ne me correspond plus. J'ai ébauché, avant, deux autres parties de la même longueur, mais je trouve démesuré d'écrire un texte auquel j'ai accordé tant d'ampleur pour " m'entraîner " et de le réduire à une fiction Zelda. Je l'ai souvent pris comme un devoir, j'y ai essayé, mais même, j'y ai écrit beaucoup d'aspects théâtraux, alors, autant se tourner vers le sommet qu'on veut. Je terminerai le chapitre qui me tient à cœur quel qu'en soit le prix et, selon le sort, j'écrirai un Épilogue prématuré ou non qui ne m'empêchera pas de laisser une ouverture. Au hasard.

Merci.

Le titre vient du poème À Villequier de Victor Hugo en hommage à sa fille Léopoldine.

*

« Il faut que l’herbe pousse ».

Sa fille, Zelda, à dix-sept ans,
John. Le salon sombre de John ; une table, quelques verres et carrés de chocolat.


— T’as pas du lait ?
— Tu bois encore du lait, toi ?
— Toujours, parrain. Rire détaché. Toi, mon parrain, moi, ton petit ovule, tu sais pas que depuis dix-sept ans je ne bois que du lait quand j’ai envie de boire autre chose que de la vodka ?
— Tu sais, tu n’es pas la seule à ne boire que du lait.
— Ne me parle pas d’elle. Tu fais exprès de ne parler que d’elle ou tu veux réellement me gâcher la soirée ?
— Tu ne peux pas être indifférente à la manière épanouie et heureuse de ton père d’en parler. C’est magique. C’est merveilleux ce qui lui arrive.
— Oh oui c’est merveilleux.
— Ne sois pas ironique. Je suis sûr qu’il aimerait le vivre, pleinement, normalement, il te dira la même chose. Il te dirait tout si tu lui demandais.
— J’ai pas envie de lui demander.
— Zelda, on dirait une gamine qui n’a pas envie d’entendre parler d’une belle-mère parce qu’elle est méchante ou que sais-je, à l’instant, tu es bête. C’est inutile d’être bête et c’est triste pour toi.
— C’est pas bête. C’est humain. Parle d’autre chose.
— Alors toi aussi. C’est toi-même qui réagis comme ça quand j’en parle, comme ça. Ça aide à la communication, « Ne me parle pas ».
— Ça aide, de parler à la fille de son meilleur ami de la femme qui peut lui faire oublier ma mère, femme qu’il ne veut plus croire et mère que je veux connaître.
— Pardon. Tu m’as compris, c’est moi, c’est la parole d’un père. J’en suis désolé, je suis comme ton père parfois. C’est pour ça.
— Léopold me manque parfois.
— Oui.
Silences.
— Ophélie aussi.
— Oui.
Silences.
— Je peux t’en parler de temps en temps ?
— Oui.
— Comment est-ce que ça passe, quatre ans ?
— Ils passent comme ils passeraient normalement. C’est une question mais, le temps, c’est plus rien, le temps, il est perdu, je l’ai oublié, il est passé le dernier de mes soucis. J’ai juste oublié. Oui. Oui, j’ai oublié.
— Comment est devenue Marthe ?
— Elle est devenue vieille. Moi, son mari, l’homme, j’essaye d’être encore jeune, d’avoir encore tout ça, mais elle, ma femme, la femme, elle est vieille, c’est très beau. C’est une très belle victoire, on a plus rien à perdre, ni à gagner. On n’a qu’un cœur pour deux quand on perd deux enfants. Quatre ans. Quatre ans.
— Tu sais, John, un jour, je ne sais plus si c’est Ophélie ou Léopold, parce que tous les deux, ils signaient simplement leurs nom avec un O ou un L
— Léopold passait le L avant le O et Ophélie passait le O avant le L. La barre du L d’Ophélie était presque absolument contenue dans le O, et seul le bas était allongé. Le O de Léopold était absolument contenu dans le L, il ne dépassait jamais la barre verticale, et seul le haut était allongé. Léopold avait inventé la sienne avec un stylo de Marthe et Ophélie avait inventé la sienne avec un stylo de moi. Le mien était un Parker et le sien était un Mont Blanc.
— Tu connais tout par cœur.
— Par cœur.
— Il me semble, alors, qu’il s’agissait d’Ophélie, parce que je la voyais un peu plus souvent, mais c’est un peu toujours la même chose, les souvenirs. Je n’ai jamais été mère moi, mais je te comprends, enfin, si je peux.
— Oui, mais tu n’as pas à t’excuser. Tu sais, je n’aime pas les gens qui s’excusent. C’est normal de ne pas savoir, c’est normal de ne jamais vouloir ressentir quelque chose d’aussi inhumain. Si ce n’est qu’à ça que doit mener le rêve d’être mère, ne le sois jamais, sois normale comme tu  rêves de l’être, sois toi.
— Excuse-moi. Oui, je sais que tu sais que tu le fais exprès…
— C’est bien toi, s’excuser de s’excuser, et c’est bien toutes les filles comme toi, « je sais que tu sais ».
— On ne se refait pas, John. Et quand on ne se refait pas, on est parfaite.
— T’aimes me monter le moral et me donner le sourire, mon petit ovule. Tu me remontes le sourire.
— T’es con.
Rires.
— Tu tenais profondément à me dire ce souvenir ?
— Oui, mais je sais plus trop. J’ai oublié.
— Je crois que moi aussi. J’ai oublié. Silences. Je ne sais plus vraiment si c’est à ça que je pensais, mais un jour, on jouait à se demander comment on aimerait mourir. Et, ce devait sûrement être Ophélie, parce qu’elle était un peu plus réservée, elle me l’a écrit sur un bout de papier et je l’ai toujours gardé. Ce que Léopold m’a dit et ce que j’ai dit, je ne m’en souviens plus. Mais, même si j’étais gosse, ce papier d’Ophélie, je ne l’ai jamais ouvert. J’ai eu peur. J’ai eu honte. Je me suis sentie coupable. J’ai voulu m’excuser et je le ferai même si tu veux m’en empêcher, excuse-moi, c’est plus fort que moi, des fois j’y repense, tu sais, des fois. Et elle m’a dit qu’au moins elle rêverait d’être incinérée. Elle doit être heureuse maintenant que tu l’as fait. Tout le monde l’a écoutée, et tout le monde pense à elle, maintenant, et Léopold aussi. Je trouve que c’est une très belle histoire, au final, parrain. On devrait en pleurer juste parce que c’est beau. Oui, c’est très beau.

*
« Modifié: lundi 26 novembre 2012, 23:27:32 par HamsterNihiliste »

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K. ~ Partir. [" Si mi la ré sol do fa "]
« Réponse #68 le: jeudi 06 décembre 2012, 14:32:39 »
On continue le thème de John et Marthe, de Léopold et Ophélie. Petit détail narratif d'un extrait que je n'avais pas publié, Renaud est le frère de Zelda. La forme théâtrale est de plus en plus affirmée, et pourtant, je n'en suis qu'au début d'une expérience. Désolé pour la mise en forme, je pense proposer le fichier tel qu'il est écrit, comme je l'ai fait pour plusieurs textes. Mais comme je ne poste pas tout, j'essaierai de trouver d'autres sites et d'en faire une utilisation, pour des concours, des propositions, pour un avenir.

Merci à ceux et à celle qui ont trouvé des émotions. Ou une émotion. Ou l'émotion.

*

« Si mi la ré sol do fa »

John. Un espace lumineux de fin d’après-midi dans son salon ouvert.
Entre Marthe, sa femme.


John l’accueille, aimant. — Marthe, j’ai déjà ouvert pour toi ! Comment va la dame de l’accueil ?
Marthe se laisse accueillir, aimante. — Un peu fatiguée, elle est vieille, c’est normal, elle va bien.
— Comment vont les aides-soignantes ?
— Un peu fatiguées, elles travaillent, c’est normal, elles vont bien.
— Comment va la vieille tante qui reçoit tous les jours un de ses petits-neveux ?
— Elle n’a pas reçu de petit-neveux aujourd’hui. Et son petit-fils n’est pas venu de la semaine non plus.
— Les petits sont ingrats, mais je l’adore, ce petit. Il est arrivé à quel âge maintenant, Enzo ?
— Il a huit ans. C’est pour ça, il est devenu grand, alors il dit qu’il peut plus venir voir les vieux, parce qu’il a du travail, mais qu’il reviendra quand il sera docteur parce qu’il veut faire beaucoup d’études pour soigner les petites vieilles comme sa Mamie.
— Mais cette semaine il n’est pas venu.
— John, tu ne vas pas jouer au plus vieux que nous, ce n’est pas toi qui es à la place de Mamie Yolande. Si tu continues ça ne saurait tarder, mais enfin, on est jeunes. Silences. On essaye.
— Oui.
Silences.
— Tu vois, John, que tu ne peux pas tenir à parler pour combler le vide et pour éviter de parler de ce dont on doit parler.
— On ne doit parler de rien, Marthe.
— Je n’ai pas dit qu’on devait.
— Si, à l’instant.

— Non, John… Silences. Ton père a uriné deux fois au lit en deux nuit, il n’a pas pu manger son magret lundi sans passer une heure trente à le mâcher, il a voulu allumer la télé pour regarder 30 Millions d’amis comme de temps en temps, c’est Maryline qui l’a retrouvé en train de pleurer devant les piles de la télécommande à 20h30.
— Il l’aime bien, Maryline.
— C’est vrai. Tous les petits vieux l’aiment bien, elle fait en sorte, moi aussi j’aimerais bien qu’on m’aime pour les mêmes raison. Mais c’est un peu facile. Heureusement qu’on en a pas été réduits à se quitter à cause de mes seins, j’assume. C’est comme toi.
— Joue pas au même jeu que moi, Marthe, auquel j’arrive pas. Oui, on assume, oui, oui, nos corps sont magnifiques malgré tout, mais ce n’est pas le sujet. Tu pourrais me parler des manifestations contre les manifestions contre l’homosexualité, tu pourrais me parler de la constellations d’Andromède, tu pourrais me réciter, nue dans la langue de Shakespeare, Hamlet, et me citer le Cantique des Cantiques au sein de la cathédrale, ce ne serait pas le sujet. Silences. Pardonne-moi. Je pense qu’on pourrait lui apporter une photo avec Philoctète. On a des photos de lui avec Philoctète ?
— On en a avec Woyzeck. C’est le chien qu’il a le plus connu, tu sais, quand Philoctète vivait déjà avec nous, ton père était tellement vivant qu’il était parti assez loin. Mais toujours avec son chien.
— Il n’y a que ça, dans sa chambre beige, des photos de lui avec Judas à Newcastle, À St-Jacques de Compostelle, et au Vatican.
— Tu ne veux pas qu’on lui en offre une autre à Newcastle ? Et pourquoi pas à Liverpool ? Ça le changerait du Christ, un peu. Il n’est jamais venu à Liverpool avec Philoctète ?
— S’il était avec Philoctète, alors il était avec nous. Je ne veux pas qu’on lui offre, oui, qu’on lui offre, tu as raison, pas de photo de nous.
— Tu préfères plutôt que je lui offre une photo de moi, avec lui et Philoctète ?
— Mais avec une photo de toi, lui, et Philoctète, il va encore penser à moi dans le temps qu’il lui reste. Je ne veux pas, tu sais, ça me fait mal, tu sais, la maladie va consommer de plus en plus de flammes, et puis elle montera au cerveau, et puis elle sera montée au cerveau, et puis il sera descendu.
— Tu sais, aujourd’hui, il m’a demandé de tes nouvelles.
— Non, Marthe. Je ne veux pas.
— John, oui, la maladie va dégénérer, oui, Maryline me l’a dit, et tout le personnel le dit depuis le début, mais il est toujours ton père, tu ne l’as pas oublié, et il ne t’a pas encore oublié. Il y a des gens qui ont un père et qui pourtant l’oublient, ou tellement d’autres choses où personne ne connaît qui il connaît vraiment. Je sais que tu penses à Zelda. Je sais que tu penses à Renaud.
— Ne me parle pas d’eux. Arrête, Marthe, Arrête. Silences. Offre-lui une photo de Léopold et Ophélie.
Pleurs brutaux. — Tu peux pas faire ça. John, tu peux pas. John, non. C’est inhumain. C’est monstrueux. C’est sans cœur, John. John, t’as perdu ton cœur. Tu l’as oublié, ton cœur. Renonce à le faire. Renonce à le faire pour Léopold et Ophélie.
— Offre-lui une photo de Léopold et Ophélie avec Philoctète.
— Ils ne l’ont… pas connu.
— Ils l’ont connu quand il était arrivé. Quand il avait sept jours. Il leur restait sept semaines. Ils l’ont connu et je connais encore mon père.
Tremblante. — Alors on le fera tous les deux. Alors nous viendrons et tu viendras. Tu viendras voir ton père, avec moi ou sans moi…
— Avec Maryline.
— D’accord. Puis tu frapperas gentiment à la porte, sauf s’il est occupé à manger ou à dormir…
— Nathalie me le dira.
— D’accord. Puis tu te pencheras sur son lit, sauf si ses yeux sont fermés…
— Ce ne sera pas dans la soirée.
— D’accord. Et puis tu lui diras que c’est toi et que tu l’aimes beaucoup, et je suis sûre que tu prendras du plaisir à voir ton père et que tu ne te poseras pas de questions.
— D’accord.
— Et puis tu lui demanderas s’il veut une photo de ses petits-enfants pour s’en souvenir.
— D’accord. Et puis je demanderai à Nathalie si on on peut sortir dehors un peu tous les deux. Et puis on ira peut-être même sortir au cimetière pour voir leurs urnes. Et puis je verrai qu’il s’en souvient un peu et qu’il relira son épitaphe avec quelques larmes de grand-père, et puis maintenant c’est passé, et puis voilà, Papa, voilà. Après, ce sera l’heure de son goûter. Et on se dépêchera parce que Drucker ce sera bientôt fini. Et ce sera un beau dimanche après-midi. Comme j’aurais aimé en faire. Et puis parce qu’il faut en profiter, on fera peut-être un Scrabble. Ou même, tu as un Mille Bornes ? Enfin, tu vas voir, ce sera bien, et puis tu as raison Marthe, et puis, je suis un peu désolé, et… S’effondre en larmes. Et puis demain il m’aura oublié parce que la maladie parce qu’il ne pourra plus manger parce que je ne pourrais pas supporter, pas supporter qu’un jour je rentre et que j’entendes « Qui-êtes vous ? ». Cri. Non, non Marthe, je peux pas. Je veux pas, je suis désolé, je ne pourrai plus jamais.
— Allons, John, allez, non, ne t’inquiète pas, c’est comme ça. C’est peut-être mieux que tu te prépares à ça parce que c’est inhumain, et qu’on ne peut plus se préparer à quelque chose de plus inhumain que ce qu’on a vécu. Mais écoute, Léopold et Ophélie sont là, dans notre mémoire, quatre ans ce n’est rien et pourtant, on a dit « oui », on a accepté. Eux aussi auraient pu nous voir vieillir et trembler et les perdre, on n’y peut rien, John. Mais peut-être que la médecine, tu sais, elle pourra quelque chose. Les aides-soignantes l’ont dit, mais c’est une maigre consolation, c’est sûr que c’est impossible, mais ça apporte un peu d’espoir aux gens. Pense à l’espérance, John. Que dirait Jésus à ton Père ? Que te dirait Dieu ?

— Dieu… Dieu reconnaîtra les chiens. Et ta maman ?
— Maman, c’est la même chose, John. Elle va toujours aussi bien. Elle mange bien et elle met de la joie dans la plupart des animations. Sauf très tôt le matin quand elle dort. Parce que maintenant, tu ne savais peut-être pas la dernière fois que j’y suis allée, mais elle a pris l’habitude de dormir tard, jusqu’à huit heures, et les filles la laissent faire, tu sais, Maman elle est gentille ! Non, Maman, elle n’a rien à se reprocher. Quatre-vingt-onze ans c’est magique.
— Et oui. J’aimerais aller la voir, un jour. Je lui apporterai des bonbons.
— Des cachous !
— Et oui, des cachous ! Et puis, un DVD, elle a vu des films récemment ? Elle en a même regardées ?
— Elle aime toujours autant Haneke !
— Et oui, Haneke !
— Et puis, on pourrait demander aux filles si on peut lui offrir une couette. Ses fleurs, depuis toujours, l’ont toujours rendue beaucoup trop vieille. Elle commence à trembler. Elle n’est pas vieille. On lui offrira un peu de jaune. Elle aime toujours autant…
— Le jaune et l’orangé !
Tremblante. — Oui, oui, on lui offrira une couette… orangée, quand on viendra la voir tous les deux. Et puis même, on pourra…
— On pourra ? Silences. Non. Non, Marthe. Il la touche, aimant. Non, Marthe, tu le sais. C’est ce qu’on fait, Marthe. Il ne faut pas arrêter. Il n’est pas possible d’arrêter. Si tu sens que tu peux craquer, même si tu as vraiment envie de la voir, ce n’est pas grave, j’irai la voir à ta place et ça nous fera plaisir. Ça me fait très plaisir, ce n’est pas mon père, et nous échangerons nos rôles. Nos parents, pour une fois. Et puis même, on pourra, si tu sens que tu peux craquer, essayer d’oublier, ce mois-ci, tant pis, on n’ira pas la voir, on fera autre chose. On pourra lui dire que nous sommes partis, même si mentir encore, ça me fait mal aussi, mais partir à une retraite de quelques jours pour la paroisse, pour un tour des cathédrales de France en hiver, Dieu nous le pardonnera, Marthe.
Pleurs. — J’ai peur que Dieu ne pardonne plus, John. Je ne veux plus tenir. Je ne peux plus mentir. J’ai honte et j’ai trop mal, on a été imbéciles, imbéciles, tout a été imbécile.
— Ne t’inquiète pas, ta maman va bien. Elle ira bien, nous, on a accepté, nous, on sait, maintenant on vit, Marthe, depuis quatre ans. Ça va aller. Quatre ans… quatre ans.
— Que dirait ton père si toi aussi tu cachais que ses deux petits-fils sont morts depuis quatre ans ?
— Je lui dirai comme toi, Marthe, comme tu le fais depuis quatre ans et comme tu l’as fait aujourd’hui. Que Léopold et Ophélie vont bien, que Léopold va passer le permis avec une prochaine moto et qu’Ophélie entame sa deuxième année épanouie aux Beaux-Arts, qu’il s’exerce toujours aux cours de piano et joue Barbara, qu’elle dessine toujours et s’essaye à la peinture à l’huile, que le printemps prochain nous allons visiter le Nord et filer un peu sur l’Angleterre pour leur expliquer qu’il a vécu à Newcastle pour grandir, travailler, et se ressourcer. Je ferai ça à chaque fois. Jusqu’à ce qu’il soit mort.
— Pourquoi ?
— Parce que quand il sera mort je n’aurai plus à lui faire croire. Il les retrouvera lui-même parmi le Ciel.
— Dieu pourrait te punir pour tout.
— Au diable l’Enfer. C’est suffisamment beau de croire en sa bonté pour ne pas avoir à m’asservir à une figure de peur et de punition. Je ne me suis pas tourné vers notre Père après avoir perdu mes enfants et respecté leurs volontés pour vivre en esclave. Ou je ne croirai plus. Je crois en la croyance, Marthe. Après nous être recueillis sur la tombe de Léopold et l’urne d’Ophélie, j’irai les voir. Je ne sais pas encore ce que je dirai à ta mère et à mon père, ce que mon cœur voudra dire ou ce que ma tête voudra penser, et je leur dirai les deux. Demain, pour Noël, je leur dirai ce que je leur dirai. Que ton Dieu me pardonne, Marthe. Le mien l’a déjà fait.

*

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K. ~ Partir. [" Si mi la ré sol do fa "]
« Réponse #69 le: jeudi 06 décembre 2012, 14:35:20 »
Ceci n'est pas un message.
« Modifié: mardi 08 janvier 2013, 21:11:24 par HamsterNihiliste »

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K. ~ Mehr Licht! [PJEF 2012]
« Réponse #70 le: dimanche 16 décembre 2012, 19:11:15 »
Aujourd'hui est un jour intéressant. En conséquence de ce message, je décide de poster ici Mehr Licht!, la nouvelle écrite pour le  28° PJEF cette année. J'ai reçu la fiche de lecture et je reconnais la réflexion que je m'étais déjà faite ; de la question " quel est le sens de l'écriture ? ", j'en suis arrivé à la question " quand faut-il faire sens ? ". Une question littéraire n'a jamais de réponse, mais je pense désormais qu'il faut faire sens quand il le faut.
C'est amusant de voir que le lecteur critique s'est posé des questions et s'est senti perdu, mais pas parce que c'était mon but, parce que justement, c'était la forme du texte qui était lourde, sibylline, et ne rendait pas le fond cohérent. Avec Partir., j'ai un peu mal en abandonnant mes intérêts pour la forme et la rhétorique. Mais justement, en écrivant du théâtre, je comprends peu à pe uqu'on peut faire sens avec une action, une parole simple, avec des émotions.

Peut-être que ce texte n'avait pas d'émotions. Peut-être que cet incendie de bibliothèque et d'idéaux était prémonitoire pour gravir mes propres sommets, ceux qu'on ne m'a pas appris. Après tout, je suis jeune.
Je le poste ici, bien qu'il soit long, pour me confronter à d'autres avis — il rejoint le style de Memento Mori, Memento Vivere. auquel je vais mettre un terme — pour une question de public, de regards différents, d'objectivité. Question d'adaptation.

*

•Mehr Licht!

Vivre, c’est ce qu’il veut.

C’était sur les bords de la rivière Owenglin, jetée vers la baie de Clifden, au Connemara. C’était dans le comté de Galway, à l’ouest de la province irlandaise de Connacht, ouest où il était finalement parti. C’était au nord, où il voulait voyager pour être perdu. Il était là-bas, dans ce certain espace, un espace certain disait-il plus souvent. Il avait disparu loin de la lâcheté de sa ville natale pour vivre avec le froid, le bois, l’eau et les feux de camps des légendes de Cromwell. Il lui semblait que dans son bref passé vivaient ses parents, de l’amour, de l’espoir, un soleil sans hiver, ce qu’on croyait idéal ; ce sud, il l’avait oublié au profit du froid du nord, son seul hiver dans lequel vivaient des roches et des lacs à perte de sens, et des moutons sauvages pour uniques sociétés.
Au moins, disait-on aux villages bercés par les maisons en pierre sèche frustes, on ne s’alarmait pas, on ne s’effrayait pas, car les idéaux étaient soit oubliés soit accomplis. Des vivants le voulaient, certains le pouvaient, beaucoup étaient libres ; aucun n’était perdu. Un parmi les près de deux mille voulait s’accomplir ; et il le pouvait.

Il ne regrettait pas plus son passé que sa liberté. Il ne regrettait rien, tant il avait choisi d’oublier son nom, son identité, et son âge et son temps, puisque c’était le prix. C’était le dernier prix à payer pour tuer la fausseté qu’une fois on aimait, que l’autre l’on perdait ; pour s’adapter au monde ou à l’humanité, celle qu’on méprisait, celle qu’on embrassait. Un de ses idéaux était de résider dans un village dans lequel connaître une personne c’est les connaître toutes ; il n’aimait pas devoir par défaut, alors sachant que penser une seule personne dans son entièreté était hors du réel, il se voulait l’ami de tout le monde et l’ennemi de personne ; juste un homme, rien de plus.
Il était philanthrope et il avait le droit. Ses cheveux étaient bruns clairs et voyageaient au vent, son nez et son menton encore d’enfant se retroussaient avec sa plénitude. Sous sa chemise azur et ses manches longues où flottaient ses mains, ses os et ses muscles ne déplaisaient pas aux femmes qu’il aimait. Sa bouche leur disait parfois que leur peau était douce contre la sienne. Les hommes aimaient son pantalon marine qui le confondait aux lacs. Sous son manteau d’hiver et son écharpe grise, on savait que les lacs, les rivières, les plaines, et les montagnes grises écorchées par le vent, étaient, disait-il, sa plus belle modestie. Il pensait tout du moins, de ses humbles connaissances, meilleure modestie que celle criée sur les toits dans son passé vulgaire. Ceux qu’il avait oubliés se prétendaient plus forts, gueulaient pour la sauvegarde de la nature mais n’agissaient pour rien, fermaient les yeux, les oreilles et la gueule sur l’idée du voyage sous prétexte de l’argent. Le dernier choix qui le poussa à enfin partir était sa volonté de déclarer la guerre à son peuple primaire ; sans passions, sans dégoûts, il n’avait nul besoin de jouer ce jeu-là.
Il avait voyagé plutôt que fui ; il ne se vantait de rien ; il voulait simplement partager l’idéal, le voir réalisé, et le fêter au monde. Il voulait simplement inviter des humains chaleureux et aimants, pour que tous se réchauffent face à un froid vivant.

D’aucuns virent naître et vivre son projet pour l’aider, ceux qui n’en avaient jamais vus de semblables découvraient avec joie, ceux qui en étaient familiers s’émerveillaient avec plaisir. Il préservait l’art et ce qu’il subsistait, et fondait sa richesse de culture et de livres parmi son bois clair, neuf, et lavé. C’est ainsi que les hommes, les femmes, et les enfants de Clifden qui voulaient et pouvaient accouraient, tous se réunissaient, ils se célébraient tous. Tous estimaient parfaite sa bibliothèque. Lui-même était fier de ses raisons ; tout la distinguait des autres, hormis ses rainures creusées dans le bois qui ornait ses armoires, ses sons des pieds humains dans les couloirs rustiques, ses odeurs passionnées, et ses livres élevés à la vue des lecteurs. Là, ils étaient si près.
Sa bibliothèque était, selon son rêve et sa réalité, élitaire pour tous. Parmi les étagères et les tablettes, Les fleurs du mal côtoyait Madame Bovary, Woyzeck vivait en compagnie de Philoctète dont les réécritures et traductions multiples s’offraient aux objectifs, de même que l’échantillon de J’accuse…! se voyait libéré de la même censure que Mein Kampf. Derrière les lourds monolithes boisés où demeuraient les œuvres amassées de sa vie, les ramifications des couloirs, fermés et étroits, préservaient les brouillons et les lettres d’auteurs. On les ouvrait aux sessions d’approfondissement, durant lesquelles, ensemble, ils ne demeuraient pas qu’avec un bouquin lu puis sitôt oublié. Les séances de lecture des textes et manuscrits, les débats humains et dialectiques, ainsi que l’écriture, ensemble, ouvraient l’art à chacun. Tous pouvaient s’y ouvrir ; ceux qui savaient écrire, voire mieux, ceux qui voulaient pouvoir.
Pour peu qu’il lui en reste, il levait le doigt d’honneur, de déshonneur, disait-il, à l’administratif, et tendait le bras à la liberté. Il protégeait les livres en y donnant accès, tout prêt était gratuit, lui seul était le maître et l’employé. Tous l’exaltaient ; il existait un temps où l’utopie était réelle.

Mais s’il s’offrait aux autres, il savait aussi vivre. Ses livres restaient sa seule demeure ; son bureau, son plaisir ; ses couloirs, sa solitude ; la nature, son temps. S’il savait et aimait embraser la nature humaine dans son immense lieu, il devait embrasser sa condition d’homme seul. Il disait couramment qu’il n’est pas un héros qui ne soit brûlé par le regret. Il n’avait pas honte de se cacher la nuit dans sa chambre pour pleurer. Un peu plus éloigné, par les couloirs et les portes qui séparaient sa loge de sa bibliothèque, il se sentait parfois un cœur à pleurer plus qu’à rire. Il estimait avoir le droit.
Son regret se voilait derrière sa terre natale que l’horizon séparait. Il se sentait perdu de ne pouvoir l’atteindre. Son unique point d’accroche, serré contre son cœur sur son carnet en cuir, n’avait jamais récolté l’affectif qu’il manquait. Peu à peu, il ouvrit lentement son livre en cuir relié, se surprit à flatter les couvertures de rouge, à sentir la première puis doucement la quatrième, puis, tel qu’il le flatterait avec un corps de femme, à ouvrir la première page, courbant le papier aux fines dorures à gauche, en parlant par les yeux à cette carte qu’il ne quittait jamais ; son passé. Par une légère agrafe, sur la première page, la photographie cartonnée de ses parents ne le quittait jamais. Son père et sa mère y étaient souriants, lui, encore enfant, au centre, jouait entre leurs jambes. Tout était partagé, ils s’aimaient autant que la ville et lui s’aimaient. Les riverains d’Owenglin, s’ils connaissaient ses origines, auraient pu lui dire qu’il avait hérité des yeux, du front et des cheveux paternels, et de l’air symétrique du visage maternel. Mais si leurs sourires étaient devenus des rides, si leurs cheveux avaient perdu le charme des débuts grisonnants, ou si même ils continuaient de grandir dans leur tombe, sans qu’il ne puisse ni croire ni savoir leur repos éternel, il le regrettait jusqu’à en être rongé. Ne pas se recueillir à la mort d’une mère était aussi brutal que de s’y voir renié ; il n’existait, pensait-il, pas de plus tragique drame pour un père que de perdre un fils, pas de plus tragique drame pour un fils que d’être perdu par son père.

Il connaissait par cœur et par raison. Il avait appris les mesures de sa carte ; seize centimètres sur douze centimètres, et il en découpait, toujours sans faillir, un fragment de quatre centimètres sur trois centimètres, pour le brûler ensuite. Le temps venait à chaque cycle. Hors d’une mesure artificielle qui disait-on le bouffait, il avait accompli un de ses derniers rêves, vivre hors du temps et n’être qu’un avec sa propre loi. Personne pour autant ne le rapportait fou ; depuis son départ, il notait les nuits succédant aux jours, calculait les axes de son point de vue des astres, tentait d’établir les déplacements vus de l’espace et du temps, pour se repérer seul à la nature. S’il voyait que le cycle correspondait à la nuit de son départ, il continuait ce qu’il refusait d’appeler un rituel. Il calculait, car il voulait savoir qu’il existait encore. Ce soir-là, le soleil tombant, il savait qu’il devait mettre feu à son dernier fragment. Alors, sans croire aux rituels ou aux malédictions, sans attendre d’honneur ou de solennité, il arracha l’agrafe à son lit affectif, il saisit à ses yeux le dernier fragment reposant sur le dernier quart gauche et le dernier tiers haut, puis avant d’y inscrire fatalement la date, il porta l’encre au nez, avant d’y tremper sa plume qu’il exaltait. Sentant le liquide noir couler sur le carton, et rempli des odeurs du bois, des livres, et peu de son passé, il saisit son briquet pour le brûler enfin. L’alcool avait séché depuis longtemps déjà, mais le feu se libéra sans barrière.
Et c’est lavée de l’encre, du sang noir de son maître, que sa carte brûla puis qu’il la fit chuter.

Par pleur il l’avait lâchée. Une larme coula mais il refusait de croire que cela était écrit ; il avait pleuré car il avait pleuré, disait-il. Ses larmes ne suffisaient pas à noyer l’incendie de sa taille minime ; il pouvait pleurer, il estimait avoir le droit. Il s’estimait humain, avant tout, et libre. Lorsqu’il pleurait, cela le rapprochait du monde. Mais isolé sur son bureau usé, clair et lavé, reclus au fond des armoires, sa mélancolie se transforma en haine. Elle le frappa jusqu’à ce que son bras éclate la seule fiole de son large bureau. En équilibre gêné, la fiole d’absinthe qu’il goûtait en guise de drogue, avant qu’il ne puisse la sauver de sa perte, gagna le sol et, fissurée lentement, le temps d’en avoir peur, ses morceaux explosèrent. À l’imposant pied du bureau qui les surplombait une dernière fois, le feu embrassa l’absinthe. Les flammes embrasèrent la fiole et de leur folie naquit la terreur. Immobile, pour une fois, il voyait le feu de Vénus naître de l’eau, ou presque. L’ardeur lui sembla si rapide et si lente.

Le temps le bouffait. Plus qu’une occasion, rien qu’une heure, qu’une période ou qu’un âge, et un temps trop restreint pour arracher son corps aux brûlures. Trop tard pour admirer les deux colonnes brutes de livres qui surplombaient une dernière fois avant d’être aux flammes sans adieux, comme des livres. Car là où l’on brûle des livres, on ne pouvait brûler rien d’autre, reprenait-il parfois. C’étaient pourtant les cendres et la fumée qui irritaient ses yeux, deux yeux prêts à pleurer pour des cendres si brèves. Déjà l’arrière de la première étagère, qu’il avait déjà fuie, avait perdu l’écrit gravé sur l’angle droit ; « Demain, dès l’aube », toujours laissée unique et sans plus d’artifices, n’était pas la seule inscription dévorée sous le bois ; « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours », incomplète et perdue, n’y résista pas plus. Mais le temps s’envola à la contemplation ; il risquait d’être rongé à chaque demi-seconde, en frôlant la folie ; ou à droite, ou devant, ou s’élever en haut ou se terrer en bas ?
Rien ne lui parla mais il devait partir. Il courut pour ne pas finir brûlé par pur hasard, car c’est par pur hasard que les flammes naquirent, il refusait de croire à un signe du destin, à un message du temps, ou même à une croyance. Coïncidence, un point. S’il n’eut pas le temps de parler il put au moins penser qu’il y a des choses qui sont soumises au hasard et d’autres qui ne le sont pas ; mais se répéter, se hurler, se croire fou n’était pas la question, il courait ou marchait, ne savait pas vraiment. Il voyait ses livres brûler. Il voyait les flammes le rattraper peu à peu. Il se vit courir parmi les étagères, sauva des ouvrages, ramassa des détruits au hasard parce qu’il le fallait. Les bras croulants, il marchait devant, ou derrière, partout, nulle part disait-il, il restait finalement immobile et seul. Seul le crépitement du brasier brisait le silence. Il regrettait que les livres n’aient trait qu’à l’esprit ; rien ne savait se sauver ; mais assez tergiversé, les bras croulant sous sa fierté, car on disait de lui que brûler un livre était aussi fou que faire du mal à une mouche, il voulut hurler et il le put. Il partit.

Il alla vers toutes directions pour être sûr de connaître. Impuissant à sauver, il avait appris jeune  qu’il fallait savoir faire des sacrifices. Alors, choisi lentement, le temps de déplorer, de ses indolents adieux et en dernier recours, il sacrifia la raison. De gauche à droite, puis d’avant en arrière, puis marchant et courant du haut des greniers au bas des caves, le soir tombait, le soleil déclinait pour rayonner les flammes, et le rythme infini, le tic-tac, le oui-non du temps semblait se faire entendre. Le feu laissait ses sens désormais indifférents. Il n’y avait rien d’autre que le temps. C’est en jetant le seul exemplaire de Huis Clos qu’il portait aux flammes qu’il se résigna ; s’il devait laisser au sous-sol son cadavre, il le souhaitait dans l’honneur. 
Au fond du bâtiment, dans l’axe symétrique des deux rangées de colonnes, quelque peu camouflée, encastrée dans le hêtre noirci et stylisé vieilli de l’imposant mur, il en emprunta une parmi les portes des couloirs cloisonnés. Il connaissait sa marche et son destin jusque vers le sous-sol ; le feu avançant derrière lui, il s’avança dans sa peur, sans refermer la porte. Il l’entendit brûler. Les flammes non rassasiées, courant à sa poursuite, l’obsédaient chaque instant. Dans ses couloirs étroits, entre sa petite chambre, ses douches et ses locaux, il se devait de passer plus vite qu’il ne voulait, des livres tombant de ses bras sans qu’il ne les retienne, destinés à la perte ; rattrapé aux détours des angles par la proximité des flammes, il risquait de mourir à chaque nouvel instant ; plus les œuvres chutaient, plus vite il s’écroulait. Dans certaines cavités, dans certains angles morts il se protégeait, respirait, pour l’unique illusion de regagner du temps. Il approchait de l’ultime porte souterraine au fond ; le brasier l’étouffait, il suait à grosses gouttes, par ardeur et angoisse. Il approcha de la cave en même temps que les flammes.

La porte fut refermée. Il rentra enfin. Il faisait noir et cela sentait la poussière. Il avait voulu l’oublier mais il s’en rappelait. Des cadavres de livres étaient déjà entassés à ses pieds. Une masse de meubles, d’objets ou d’accessoires, par ce qu’il distinguait, s’étalait aussi, depuis que le pendule avait commencé à battre, depuis d’innombrables années. Parmi les lumières inexistantes, la cave semblait neutre, et lavée de toute souillure. « Depuis combien de temps n’ai-je pas entendu le temps d’une horloge en argent ? », finit-il par douter. Il ne chercha pas la réponse tant il avait peur, tant sa peur oubliait les flammes le bouffant, tant sa peur l’immobilisait de nouveau sans qu’il ne sache si des secondes, des minutes, des heures ou des jours le séparaient du destin qu’il ne pouvait que voir. Il ne fut plus brûlé que par un seul désir ; brandir la lame de la liberté pour  les assassiner, pour abattre la mort, pour détruire le destin qu’il refusait de croire. C’est au centre parfait de la pièce encore noire qu’il savait quoi chercher. Ne fermant plus les yeux, n’exsudant plus, lentement, il vint au centre, plus lentement encore, en face de l’horloge, souvenant. La pendule d’argent était disposée là depuis la construction. Des ornements de hêtre surplombaient l’horloge, chiffrée de chiffres romains, attirant les yeux vers la paroi en verre montée verticalement, imposante, du cadran jusqu’à même le sol. La paroi protégeant le pendule mordoré intérieur, n’en finissant pas d’entendre oui et non, n’avait jamais était brisée.

Il le brisa enfin le 3 avril 2012, 19h23, près de 37 secondes. Il retrouva ses documents, ses papiers numérotés, sa fausseté administrative couchés sur les morceaux de verre et de bois fissuré. Cloîtré au milieu de quelques bribes de livres, de boîtes poussiéreuses et de coffres verrouillés derrière lui, dans cette toute petite cave, il était libre. Et, l’incendie cognant à son tour à la porte, il se saisit de son identité, de ses derniers symboles, et son dernier destin laissés sur le sol. Ses parents n’avaient plus de photo et les lacs artificiels de son Paris natal étaient déjà si loin.
Il déclama : « Moi, né le 24 mars 1974, parti de mon passé le 3 avril 1996, suis actuellement âgé de 38 ans, 14 jours sans mois. », avant de soupirer, de se résigner aux flammes qui n’attendaient que lui, lui qui n’attendait qu’elles, puis de vivre : « Et, tel un capitaine sombre avec son bateau, je laisse un beau cadavre à ma bibliothèque. Soit. Que les lacs du Connemara sont beaux la nuit tombée. »

Il ferma les yeux puis put enfin mourir.

*

Précision, j'ai supprimé le nom du personnage ; il était spécifique et, même si cela enlève de la force au texte puisqu'il perd sa révélation finale, j'ai trouvé que l'écrire ici n'avait pas d'intérêt et était trop facile. Même s'il est présent dans le texte original, cela n'a pas empêché le lecteur critique de remarquer qu'il n'était jamais nommé ; il pouvait avoir un peu de bonne volonté tout de même.

N'hésitez pas à commenter cette nouvelle qui peut être considérée comme la dernière de son genre, écrite en même temps que Partir., qui prend son relais, et qui est le début d'une expérience. Merci.
« Modifié: jeudi 17 janvier 2013, 01:21:31 par HamsterNihiliste »

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K. ~ Partir. [" Pauca Meae "]
« Réponse #71 le: mercredi 09 janvier 2013, 23:31:06 »
Aujourd'hui est une journée littéraire, pendant laquelle je me suis notamment inscrit sur le forum Jeunes Écrivains. C'est un bon tremplin pour un espace de publication amateur concret. Je vais publier les scènes de Partir. que j'ai déjà écrites, j'aurai moins de gêne et plus d'espace de parole. Je continuerai à poster ici quelques extraits dont j'ai envie, quelques nouvelles zeldaesques, quelques concours peut-être, mais je poursuivrai sur ce site que je vous inviterai à voir d'ailleurs. Merci de m'avoir accompagné et lu et de le faire encore, il y a beaucoup de choses que je n'aurai pas faites sans PZ — n'est-ce pas ? :siffle:

En attendant, je conclus les scènes de John, Léopold et Ophélie. C'est une belle histoire, et un peu un hommage à la première pièce de cet hiver qui m'a donné envie de représenter et d'écrire concrètement du théâtre, des faits d'hiver, de faire sens quand on le veut et qu'on le peut ; de croire simplement en quelques émotions.

*

« Pauca Meae »

John, une jeune fille prénommée Victoria. Un cimetière, en face du souvenir de Léopold et Ophélie.

JOHN. — Je vous vois souvent ici.
VICTORIA. — Moi aussi.
JOHN. — Vous aussi, vous vous voyez souvent ici ?
VICTORIA. — Je crois que quand veut aller dans un cimetière, c’est qu’on ne veut voir que soi.
JOHN. — Vous venez voir quelqu’un d’autre ?
VICTORIA. —Oui, je viens voir les mausolées, les cénotaphes, les tombes, les allées et les fleurs, les caveaux, et les esprits. J’aime beaucoup les cimetières. C’est terriblement reposant.
JOHN. — Vous cherchez quelque chose dans les cimetières ?
VICTORIA. — Non, mais j’y trouve les cimetières.
JOHN. — Je suis désolé, mais moi ça me fait mal. Ça me dépasse qu’on ne puisse rien chercher et qu’on n’y trouve qu’un cimetière.
VICTORIA. — Par exemple, vous, vous n’avez pas l’air bête, quand vous lisez un livre, qu’est-ce que vous y cherchez ? Un livre, c’est tout ce que vous cherchez. J’ai raison.
JOHN. — Vous avez raison. Vous y regardez quelque chose ?
VICTORIA. — Oui, peut-être. Je regarde quand j’en ai envie, mais je vois tout.
JOHN. — Vous écoutez ?
VICTORIA. — Non, mais j’entends.
JOHN. — Vous ne pensez pas. Vous avez raison.
VICTORIA. — Je suis sûre que vous semblez mourir d’envie de me dire que j’ai de la chance.
JOHN. — Vous avez de la chance.
VICTORIA. — Silences. Qui était Michel pour vous ?
JOHN. — Qui ? 

VICTORIA. — Monsieur Michel, gravé sur la tombe à vos pieds.

JOHN, s’écartant vers Léopold et Ophélie. — Oh, je suis confus, mon corps à dû tomber ou trop vouloir se rapprocher vers vous, mes petits pieds ont dû oublier qu’ils étaient par terre, ils voulaient s’empêcher de s’enfoncer, désolé, j’espère ne pas vous… j’espère que je ne vous ai pas fait trop…
VICTORIA. — Mais il n’y a aucun problème. Je peux vous comprendre.
JOHN. — Silences. Qui était Michel pour vous ?
VICTORIA. — Mais je ne connais pas ce triste monsieur !
JOHN. — Mais comment pouvez-vous me comprendre ?
VICTORIA. — Mais pourquoi ne pourrais-je pas vous comprendre ? Vous…
JOHN. — Mais je ne connais pas ce pauvre type !
VICTORIA. — Je sais. John s’effondre en larmes. Je suis désolée. Je m’appelle Victoria.
JOHN. — John. Silences. Je suis le père de Léopold et Ophélie. Je fais mon pèlerinage chaque année à cette date, ici, devant leurs urnes, pour lire leurs épitaphes, pour prier devant la tombe de mon fils et l’urne de ma fille, parfois pour espérer, parfois pour pleurer. Pour les deux, comme un père. Aujourd’hui, ils sont morts depuis quatre ans. Ils ont vingt ans ; tout juste un peu moins que vous, sûrement. Imaginez que votre père et votre mère vous laissent aller en ville avec votre frère, sur la moto qu’ils viennent de lui offrir, à la tombée de la nuit, à la lumière de la lune. Imaginez que tout est idéal et que dans votre famille, personne ne crie jamais. Imaginez juste que vous roulez vers votre dernière boîte de nuit qui ne ferme qu’à sept heures du matin. Imaginez qu’il n’y a pour seule musique que le vent doux au bord d’un joli canal, et pour seule lumière que le reflet de la lune et vos phares de moto que votre frère allume. Imaginez que vous profitez de la chaleur du soir à la fin de l’été, au cœur de votre adolescence de petite bourgeoisie, que vous êtes divine dans vos dessins au fusain et à l’aquarelle, que votre frère écoute sûrement Beethoven et sa chère Symphonie au clair de lune, et qu’il le joue au piano aussi admirablement qu’il l’écoute. Imaginez que vous aimeriez presque vous embrasser, que dans deux semaines vous rentrerez fièrement dans l’année de votre Bac, parce que vous aimez les livres et les… Imaginez un camion, il ne vous voit peut-être pas, il dérape un peu, mais juste assez pour vous renverser en bas de l’allée, pour jeter votre moto sur votre épaule et pour vous jeter dans l’eau sans plus rien maîtriser, sans voir, sans savoir, sans espérer, et juste assez pour projeter votre frère sur la route, lui écraser le dos et compresser ses côtes. Il est mort sur le coup. Il n’a pas eu le temps de voir sa sœur noyée. Elle avait une robe blanche et il avait une chemise rouge. Silences.
VICTORIA. — Vous souhaitez que je vous dise… quelque chose ?
JOHN. — Vous vous douterez que non.
VICTORIA. — Silences. Je ne veux pas être indiscrète, mais quel était le nom de la boîte de nuit ?
JOHN. — L’Érèbe.
VICTORIA. — Je passe devant de temps en temps. Ma sœur les connaissait peut-être, elle était une adepte de l’Érèbe et je crois me rappeler qu’elle aimait beaucoup ces noms.
JOHN. — Vous avez des sœurs et des frères ?
VICTORIA. — Oui, Marie, et un frère, Gaël.
JOHN. — Je ne les connais pas. Silences. Votre famille a peut-être des origines bretonnes ?
VICTORIA. — Absolument pas, je suis d’ici. Mais nous aimons bien les mélanges de culture et les voyages. J’ai souvent l’occasion, je suis traductrice.
JOHN. — Qui est-ce que vous traduisez ?
VICTORIA. — Des romans récents britanniques sans importance. Je rêverai de traduire Orwell, mais en attendant d’être artiste, il faut gagner son fric. C’est triste. Elle le regarde. Vous me semblez anglo-saxon, je me trompe ?
JOHN. — Je ne laisserai pas une femme se tromper, voyons. Mon père a vécu en Angleterre et doit en connaître tous les miles par cœur. Quand j’étais jeune, il m’a trimballé de Newcastle à Liverpool, de Manchester à Newhaven, puis nous avons vécu en Normandie et en Bretagne, avant de descendre à Paris et dans quelques villes récentes sans importance. Oh, j’ai vu des paysages. J’ai vu beaucoup de choses. Mais même mon père a été tiré de la vie où il a toujours vécu et termine ses jours dans une maison triste où il attend de mourir et peut-être de m’oublier. Je suis ici pour le travail, j’ai fait du droit comme toutes les personnes normales, parce qu’il le faut. C’est joli, certes, mais  c’est beaucoup trop triste par rapport aux pays où il pleut tout le temps. Elle le regarde. Ils se regardent. J’y ai rencontré Marthe, ma femme.
VICTORIA. — J’aime beaucoup la pluie.
JOHN. — Comme beaucoup de filles comme vous.
VICTORIA. —Mais je ne vous permets pas ! Vous ne me connaissez pas, voyons !
JOHN. — J’aime taquiner les filles qui sont belles comme vous et qui ont peut-être la moitié de mon âge. Vous pourriez être ma fille.
VICTORIA. — Laissez vos enfants tranquilles. Soyez seul avec vous-même.
JOHN. — Je crois que vous avez raison. Je commence à apprendre et pourtant je suis vieux, vous pouvez peut-être comprendre, mais il faut du temps, c’est tout. Il faut laisser le sable recouvrir les tombes et l’eau recouvrir la terre. Il faut du…
VICTORIA. — Taisez-vous et embrassez-moi.
JOHN. — Non.
VICTORIA. — Pourquoi ?
JOHN. — Parce que c’est trop facile. C’est très beau, une rencontre dans un cimetière lors d’un pèlerinage pour aimer ses enfants. Quatre ans ce n’est rien, vous savez. Mais c’est très long. Si long que ce que j’en dis ne devient plus que banal.
VICTORIA. — Je vous demanderai bien si vous rêvez de les oublier, si vous rêvez de paraître normal, si vous avez peur d’avoir fait votre deuil et d’être trop vite vieux, si vous êtes toujours père, beaucoup trop de questions qui vous feront peut-être peur mais auxquelles vous ne voudriez pas répondre mais…
JOHN. — Vous me comprenez déjà. Embrassez-moi.
VICTORIA. — Pas ici.
JOHN. — Sourire. J’adresse mes condoléances à ce Monsieur Michel.
VICTORIA. — J’adresse mes condoléances à vos enfants.
JOHN. — C’est inutile. Je suis seul avec moi-même.
VICTORIA. — Silences. « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne »…
JOHN. — À voix basse. « Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleurs ».
VICTORIA. — Ce poème tout entier en épitaphe est magnifique. Et pourtant je n’aime pas Victor Hugo. C’est vraiment triste qu’il ne soit associé pour moi qu’à des souvenir trop scolaires.
JOHN. — Vous avez tort.
VICTORIA. — On ne peut pas être parfait. Silences. Embrassez-moi.
JOHN. — C’est moi qui vous l’ai imposé.
VICTORIA. — Non, c’est moi.
JOHN. — Vous êtes trop jeune.
VICTORIA. — Vous aussi.
JOHN. — Pas ici. Maintenant.

Ils s’embrassent en sortant.

*

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K. ~ Partir. [" On s'habitue c'est tout "]
« Réponse #72 le: jeudi 17 janvier 2013, 01:21:06 »
Une nouvelle scène juste à la suite. Elle met en avant le personnage de Victoria et son rôle, à la fois face au personnage de John et au public. Je suis contre les messages dans l'art. La mise en abyme c'est peut-être l'avenir du texte. On s'adapte.

*
« On s’habitue c’est tout »

John, Victoria. La chambre de John, leurs affaires et son lit défaits.

VICTORIA. —  Très bien, vous avez insisté pour venir chez vous, mais finalement c’était aussi près du cimetière que chez moi. Vous savez y faire avec votre tact. Mais la prochaine fois vous ne manquerez pas d’aller chez moi. Chez moi, c’est plus grand.
JOHN. — Vous êtes entrée chez moi depuis moins d’une heure et vous n’avez vu que cette chambre. Que pouvez-vous en savoir ?
VICTORIA. — Je le sais. Je vois tout. Je suis là, dans le noir, j’attends que la lumière s’allume chez vous, que vous cessiez d’être nu et que vous vous habilliez. Je suis dans l’ombre, assise confortablement, et vous ne me voyez jamais. J’assiste à toutes vos scènes les plus prosaïques, du matin où vous ouvrez les rideaux au soir où vous courrez au jardin pour sortir votre chat.
JOHN. — Je n’ai pas de chat.
VICTORIA. — On ne peut pas tout savoir.
JOHN. — Je pense que si. Par exemple, je sais que vous mourez d’envie de m’embrasser, alors que nous venons de nous connaître et alors que j’ai honte d’être à deux doigts de tromper ma femme et Dieu.
VICTORIA. — Qui est Dieu ? Un chat ?

JOHN. — Il est Dieu. Je crois que cette réponse semble suffire. Je pense qu’il est le seul et qu’il n’a besoin ni d’un nom, ni de millions de guerres, ni de milliards d’homme. Il est Dieu, en tout cas il est le mien.
VICTORIA. — Vous parlez du vrai Dieu ?
JOHN. — Je vous félicite, je n’ai pas souvent l’occasion d’entendre des phrases aussi antinomiques.
VICTORIA. — Ce que je veux dire c’est que vous êtes catho.
JOHN. — Je ne suis pas catho, je crois en Dieu.
VICTORIA. — Ce que je veux dire c’est que vous êtes soumis.
JOHN. — Si aimer Dieu, c’est être soumis, alors oui, je suis soumis. Je suis soumis à mes enfants.
VICTORIA. — Silences. Pardonnez-moi.
JOHN. — Je vous excuse. Silences. Ne m’en voulez pas à moi, mais mon cœur ne sera jamais prêt à vous faire l’amour à vous.
VICTORIA, suscitant l’écoute de John. — « Ne m’en veux pas plus, je suis nu, tu es là, tu as gagné. Tu as gagné mon cœur, tu as gagné mon corps, mes cheveux et mes lèvres, je me suis sacrifié jusqu’à la dernière larme et je serai incapable de te dire autre chose. Tu as gagné et je sais que tu rêves de me faire l’amour mais je ne le ferai pas. Cette fois je ne ferai rien. Cette fois je ne lutterai pas. Cette fois ce sera fini et ce ne sera plus qu’une histoire d’un soir. Mais tu auras gagné. Amère, amère est la victoire. »
JOHN. — Assassins du temps perdu, livre premier, scène dernière, Paul à Ophélie.
VICTORIA. — La trilogie est magistrale.
JOHN. — Ça ne m’empêche pas de vouloir la démystifier.
VICTORIA. — Elle n’est pas si mythique, j’ai même été surpris que vous la connaissiez.
JOHN. — J’y ai détesté le traitement du personnage d’Ophélie.
VICTORIA. — Peut-être parce que c’est votre fille. C’est amusant, depuis que nous parlions, j’ai l’impression de voir en votre Ophélie cette Ophélie.
JOHN. — Mais d’un côté, cela me semble difficile de nommer une fille Ophélie gratuitement.
VICTORIA. — Arrêtons de prononcer le nom d’Ophélie, il va me paraître banal.
JOHN. — C’est quelque chose qu’on apprend. La vie d’Ophélie me paraissait banale pendant dix-sept ans et la mort d’Ophélie me semble banale depuis quatre ans.
VICTORIA. — Silences. « Si je venais à mourir, tu me respecteras. J’espère que je ne serai même plus un souvenir pour toi, j’espère que tu ne m’enterreras pas, j’espère que tu n’auras pas de raisons de tuer ton chagrin, tout simplement parce que tu n’auras pas de chagrin. J’espère que c’est la dernière chose que tu accorderas à nous deux avant de m’oublier. J’espère que tu me laisseras tout simplement mourir. Si je venais à mourir, tu m’oublieras. »
JOHN. — Arrêtez de citer les répliques de Paul à Ophélie, elles sont mièvres. Ce n’est pas parce que vous connaissez le texte par cœur que cela vous autorise à ne pas le comprendre.
VICTORIA. — Pardonnez-moi. Ce texte me touche énormément et j’admire l’auteur.
JOHN. — Sûrement parce que les Assassins du temps perdu sont ses seules pièces que vous avez lues.
VICTORIA. — J’ai lu Misanthropie, mon Amour. et je n’ai pas aimé. C’est écrit à vingt ans, les messages sont d’une facilité incroyable, les répliques s’adressent au spectateur comme s’il était obligé de les retenir, et il m’aurait sûrement fallu le voir mis en scène pour ressentir un minimum de plaisir. J’ai lu Dystopia et je pense que si je l’avais vu, le chef et le peuple m’auraient parus bien plus humains. Hormis l’enfant, qui est la seule trace d’un peu de personnalité dans la pièce, tous les personnages dégagent un mépris vu et revu et je leur souhaite de rester dans leur dictature qui y est décrite, comme elle a déjà été décrite mille fois auparavant. Mais rassurez-vous, ou non, j’ai été déçue des dernières mises en scène des Assassins du temps perdu. La vidéo pour souligner les répliques clés était de trop et prenait vraiment le spectateur pour un con. L’énorme plan en diagonale au milieu de la scène dégageait une froideur qui n’avait aucun rapport avec la sensualité.  Et le metteur en scène a eu beau défendre que cette insulte à la vision représentait le heurt contre la fatalité de la mort, il ne m’a pas empêchée d’y rester insensible. Heureusement que le texte est extrêmement fort.
JOHN. — J’ai souvent dit que ces pièces étaient des livres, et que le plus grand respect était de les laisser comme les textes qu’ils sont, pas de les prostituer sur scène. Vous avez lu et pensé ce que vous en vouliez, vous ne vous êtes pas laissée bouffer par ces messages et je vous félicite. Je retire le mépris que je vous ai adressé.
VICTORIA. — Je vous pardonne. Silences. Embrassez-moi.
JOHN. — « Embrassez-moi sur la falaise. C’est beau. Non. On dirait de la poésie contemporaine. Non. C’est de l’amour. »
VICTORIA. — C’est beau. C’est une citation qui pourrait provenir d’une œuvre du même auteur, mais je ne vois pas.
JOHN. — Avez-vous lu Partir. ?
VICTORIA. — Je ne connais pas du tout.
JOHN. — Aimeriez-vous rencontrer l’auteur ?
VICTORIA. — Ce serait un de mes rêves littéraires. S’il était un dramaturge étranger, je me damnerai pour le traduire.
JOHN. — Je pense que vous pourriez le traduire tout français qu’il est. J’en crois son avis, écrire ce qu’on pense, c’est une grande traduction. Comme l’auteur de quelle œuvre aimeriez-vous le rencontrer ?
VICTORIA. — Dites ce que vous voulez et pensez ce que vous pouvez, mais pour moi il reste l’auteur des Assassins du temps perdu.
JOHN. — Je crains que vous ne trouviez plus que celui de Partir.. Je suis extrêmement cruel avec le père de ma filleule, mais je crois et je sais qu’il est un homme qui a décidé de forger sa vie sur un traumatisme. Sur le traumatisme d’avoir aimé sans être aimé. C’est un traumatisme qui arrive à tout le monde et tout le monde s’habitue. Pas lui. Il a voulu aimer, puis haïr, puis ne plus ressentir aucune émotion, puis peu à peu écrire pour tenter de s’en remettre, pour faire croire dans tous ses textes que le monde est mauvais et que, parce qu’il a placé « décadence humaine » à chaque page, être auteur c’est vivre seul, et vivre seul c’est vivre libre. Même au théâtre. Et maintenant qu’il ne vit plus seul et qu’il aime celle qu’il nomme « la deuxième fille », alors qu’elle n’est toujours que celle qu’il découvre, il est libre. Je crois que la folie de liberté de cet homme ne vous expliquera rien, sinon sa folie de partir. De fuir. De fuir les principes et la cage dans laquelle il s’était enfermé tout jeune. De fuir son passé, son présent, et son avenir. De se fuir. Il est prêt à mourir quand il le rêvera, il veut que son partir autour de chaque kilomètre de la Terre soit son dernier voyage, il veut qu’il n’y ait pas de fric, pas de bouffe, pas d’eau ; il est prêt à partir et le reste il s’en fout. Son rêve c’est de mourir. Peut-être que vous, l’espace d’un instant dans sa vie, il vous aimera, parce qu’il aime quelqu’un. Mais vous n’y trouverez qu’une loque, que quelqu’un de banal qui veut être son bourreau et sa propre victime, qu’un homme qui n’a même plus l’ambition d’être fou. Vous y trouverez un homme pour qui son dernier texte est son ultime cri, même s’il ne sait pas ce qu’il crie.  Il est au sommet d’une falaise et il crie face au vent mais il ne s’entend même plus. Il est au bord d’une la falaise et il trace son nom face à l’horizon mais il ne le voie même plus. Il est au pied de la falaise et il se dit qu’il aura perdu le rêve d’y mourir, parce qu’il est un homme. Vous n’y trouverez qu’un homme, Victoria, et c’est ce qui fait sa force. Mais il ne le sait pas. Il ne veut rien savoir. Il est hors de tout ça. Silences. Oui. Il est hors de tout ça.
VICTORIA. — Vous avez de la chance de connaître un homme comme ça.
JOHN. — J’ai peut-être de la chance, si vous le dites, mais j’ai simplement de la chance de connaître ses œuvres et d’en aimer certaines. Regardez-moi, vous m’aimez bien et vous rêveriez de me faire l’amour, mais je vous dirai non parce que ma femme et Dieu le verront ; vous aimez peut-être mes yeux, peut-être mes cheveux, peut-être même mes larmes, ou même ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Vous informer que je suis avocat ne changerait rien. Pourtant j’ai parfois mal à ne pas accorder la peine que méritent des traitres envers leurs familles, leurs amis, leurs patrons ou même leurs juges et leurs avocats. Le pire, c’est que ça devient banal. Arrive un jour où tout ce qu’on a cultivé sur la tête de Claude Gueux se fâne.
VICTORIA. — Je vous ai déjà dit que Victor Hugo n’a rien pour être aimé.
JOHN. — Vous n’aimez Victor Hugo ni pour ses poèmes, ni pour ses romans, vous n’aimez ni Misanthropie, mon Amour. ni Dystopia, vous aimez bien Orwell et vous êtes dégoûtée de la création britannique ; vous avez une culture bien étrangère à la mienne. Peut-être êtes-vous une grande spectatrice de théâtre ?
VICTORIA. — Je ne suis ni une grande lectrice ni une grande spectatrice de théâtre. Molière et Racine c’est poussiéreux. Beckett et Koltès c’est pour les gosses. Kubrick c’est trop riche. Spielberg c’est trop pauvre. Brassens c’est trop vite jeune. Brel c’est trop vite vieux.
JOHN. — C’est triste de devoir dire à une femme qu’elle a tort.
VICTORIA. — Mais nous n’avons pas à avoir tort ou à avoir raison. Nous sommes toujours libres de penser, et vous savez, dire que l’autre a tort, ce n’est pas pour autant admettre que l’un a raison. Il n’y a pas d’absolu dans l’art.
JOHN. — Alors comme ça vous êtes une artiste ?

VICTORIA. — Absolument.
JOHN. — Embrassez-moi.
VICTORIA. — Faites-moi l’amour.
JOHN, s’écartant. — Marthe va revenir.
VICTORIA. — Au diable votre femme, vous avez oublié.
JOHN. — Je n’ai pas oublié. Je ne suis pas assez jeune pour laisser la première inconnue du cimetière me faire l’amour, mais je ne suis pas assez vieux pour oublier qu’une fois, j’ai été jeune aussi.
VICTORIA. — Vous trahirez vos enfants si vous me faites l’amour ?
JOHN. — Laissez-là mes enfants, vous ne les connaissez pas.
VICTORIA, jetant à terre un souvenir de Léopold et Ophélie. — Vous non plus.
JOHN, la rejetant. — Je vous quitte.
Il s’apprête à sortir.
VICTORIA. — Je vous laisse. Silences. À demain !
Il sort.

*

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K. ~ Memento Mori, Memento Vivere. — Fin.
« Réponse #73 le: samedi 19 janvier 2013, 17:55:11 »
Memento Mori, Memento Vivere., c'est fini. Prématurément. Mais j'ai souhaité conclure avec élégance par un bel épilogue, après avoir profité de la nuit entière pour terminer ce dernier chapitre. Il y a des choses que j'ai toujours voulues écrire dans ce texte et je pense que, peu importe la deuxième ou la troisième partie, elles sont écrites. J'en parle depuis un certain temps et je suis arrivé au bout, avec autant de plaisir que d'habitude. Il y a eu des hauts et des bas, c'est peut-être une question d'équilibre. Parfois j'aime bien laisser le silence et, éventuellement, vous laisser la parole. Mais pour ceux qui ont lu, qui ont formulé de simples critiques pour me faire prendre conscience que, sans public, écrire est bien peu de choses ;

Merci.

*

IX : Golgotha


Termina, An 13, Mois 10, Jour 30.

— Oui, rendez-vous Électre, vous n’avez rien vengé.
— Astral, écoutez-moi, ne serait-ce qu’un instant.
— Vous n’avez rien vengé…
— Autant que je l’ai pu.
— Autant que vous vouliez vous avez fait naufrage.
— Astral, j’ai tout perdu pour votre confiance.
— Mais vous avez perdu même ma confiance.

Encouragés par la peur du public, qui, assis sur le sol, contemplait les acteurs, les héros de théâtre continuèrent leur jeu. L’Électre interprété par Ikau termina son regard vers la foule émue, et Astral, dont le rôle avait à lui seul prouvé la gloire de Ridley, se jeta sur le dos de son traître d’un instant.

— Trahison, rien de plus que de la trahison. Vous êtes détestable, Électre, et je vous hais. J’oublierai tout de vous, depuis même l’enfance que nous avons vécue, et je vous vomirai dans chacun de mes mots. Je n’aurai rien perdu de l’ardeur qui m’anime. Faut-il en arriver à de pareils extrêmes ? Humain, je dis que non ; mais ami, vous n’avez rien de plus que ma haine, mes souvenirs effacés au gré du temps qui court ; et pour dernière preuve de votre trahison, il n’y a que mon cœur qui retient cette dague prête à percer le votre.
— Vous ne me retenez plus comme il se doit, Astral. Voyez-vous, je m’échappe de votre main en larmes. Cher Astral, je suis digne, c’est vous qui avez mal. Vous avez mal de voir que cela se termine, de finir tous vos mots sur une triste histoire, mais vous le dites vous-même, après tout, c’est la fin. Vous souhaitez me haïr une dernière fois ? Partez donc, partez loin, partez où je ne suis. Je ne vous en veux point, je ne vous hais pas plus. Je t’ai toujours aimé, Astral, comme un ami. Tu manqueras à mon cœur, mais moi, en tant qu’humain, je finirai mes jours avec d’autres soleils. Le soir où le soleil aura à se coucher, je ne perdrai plus rien. Je n’aurai ni regrets, ni raisons d’avoir peur. Non, je n’aurai plus rien.

Les spectateurs subjugués face à eux les contemplèrent se retourner, lentement, se mépriser, honteusement, se regarder, théâtralement. Ikau et Ridley avancèrent et saluèrent. Un homme lui serra la main :
— Je vous félicite, Ikau. Depuis que je vous vois, depuis même mon enfance, vous m’avez transporté. Votre dernière pièce était excellemment bien jouée et j’en garderai toujours un souvenir. Alors, à vous et à vos acteurs que j’admire et que je pleure, merci !
Puis, une femme s’avança jusqu’à l’embrasser :
— Le texte et les vers de cette dernière pièce étaient excellents, Monsieur. J’admire encore et encore ce que vous écrivez et je vous promets que rien ni personne ne les laissera à l’oubli. Je vous remercie, et je ne sais même pas quand je finirai de pleurer alors que vous souhaitez, vous, finir, mais merci, merci Ikau…
Peu à peu, ce furent les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards qui se levèrent, applaudirent, parfois rirent, parfois pleurèrent. Ikau tint, l’écrasant presque d’émotion, la main de son camarade Ridley dans un ultime discours.
— Oui, puisque vous le dites, c’est ma dernière pièce. C’est la dernière fois que je monte sur les planches et que j’en redescends, c’est la dernière fois que je vous remercie, vous, et mes camarades, c’est mon dernier discours, puis, ce sera peut-être ma dernière folie, mes derniers instants, que sais-je, peu importe. Demain, vous m’oublierez, mais, si vous le voulez, mes textes et mes rôles resteront en mémoire. Dans votre mémoire. Dans la notre. Dans celle du peuple.
— Dans celle du peuple, reprit Ridley exalté et humain, qui demain, peut-être, se souviendra des hommes qui le sauvèrent, qui se sacrifièrent ou non, mais qui furent, en tout cas, les derniers de leur race. Souvenez-vous d’aujourd’hui et portez notre mémoire jusqu’à la fin de la guerre ! Laissez nos mots être portés par le vent, la terre, et la mer ! Et enfin, même si vous vous souvenez du chef et de l’acteur, laissez-nous, nous, les hommes.

Les hommes applaudirent et les femmes pleurèrent. Tandis que les enfants et les vieillards rêvaient déjà de ce discours noir et vengeur, Ikau, profitant des gestes hypnotisants de Ridley, disparut dans le froid nocturne.

Le froid mordait son corps à peine recouvert par ses grèves et sa redingote grise, foulant l’herbe trop haute des Champs de l’Espoir au Nord. Lorsqu’il vit sa silhouette, puis sa femme, il n’entendit rien d’autre qu’un silence, trop rare à ses yeux. Il se baissa, plongea dans sa bouche puis dans ses yeux.
— Tu as mal ?
Elle répondit « oui » sans rien dire. Elle ne pleurait pas. Le corps adossé à la dure roche grise, son énergie se concentrait et se rétractait dans l’entrejambe, qui, contractée et mordante, souffrait pour expulser son propre fils.
— C’est ta chair. C’est la mienne, je ne sais pas, Naæviî. Mais je veux avant tout qu’il soit notre fils. Je veux tout lui transmettre, je veux lui dire tout ce qu’un père peut dire, mais je ne pourrai pas. Je lui souhaiterai juste de m’oublier, Naæviî. Ce fils n’aura connu ni son frère, ni son père ; alors je te dirai quelques mots, je veux que ses premiers mots entendus soient mes derniers mots dits.
Elle eut mal.
— Comment l’appellerons-nous ?
Il arracha un cri à sa femme.
— Link.

Ikau attendit, au silence et à la nuit. Le froid s’abattait sur son corps droit et fier, sans jamais atteindre le point de le courber. Ce vent ne se réchauffa jamais de la nuit, même à l’instant où les deux enfantèrent. Link vint au monde. Naæviî ferma les yeux et respira, l’enfant sur le sein. Ikau la regarda.
— Crie maintenant, crie.
Naæviî essuya ses traînées de sang qui coulaient sur le sol tout le long de ses cuisses. Ikau essuya ses pieds. Il baissa le pied puis le genou à terre, et, la main sur le pied minuscule de son fils, plongea dans les yeux de sa femme et embrassa ses lèvres.
— Si je venais à mourir, tu m’oublieras, susurra-t-il à sa main.
Sa dague droite tomba sur le sol, le doux pommeau posé sur le sein de Naæviî.

Il lui semblait que le jour se levait, et que le froid mourrait tristement. Déjà loin du fils, il marchait, droit et sûr, un pas après l’autre, au milieu de la foule grouillante sacrifiant la terre. Ikau fermait les yeux. Il sentait les odeurs des pas et des cris, en fermant ses yeux bleus, jusqu’à ce que sa main atteigne l’épaule de l’autre. Le bras tendu, son cœur battait.
— Rébellion. Tu crois que mes yeux resteront encore fermés parce qu’ils ont peur de te voir. Tu as tort, Rébellion.
Ikau ouvrit les yeux, et de sa main gauche se leva sa dernière dague. Ancrée à son cou pressé contre la roche, elle mesurait son souffle.
— Tu as peur ?
Rébellion fermait les yeux.
— Non. Venge-toi. Venge-toi de l’homme qui a imposé le temps dans ce monde, qui a permis aux hommes de mesurer leur vie, d’en avoir un peu peur, de devenir des machines, et de croire que ce qu’un homme a lui seul imposé, en un jour à peine, a toujours été là et a régné sur eux. J’ai apporté le temps, homme de la foule, pardonne-moi d’avoir apporté aux hommes une croyance, une force, un espoir. Tu es lâche. Tu es lâche car tu as peur du courage. Si tu avais du courage, tu m’épargnerais. Si tu souhaitais vraiment me laisser sans honneur, tu me laisserais viv…

Ikau récupéra sa dague ensanglantée et lui tourna le dos, ses pieds tout d’abord fiers, sans attendre que la foule ne le piétine sans le voir. Ses yeux se levèrent face à la hauteur d’un gigantesque mur, auparavant caché par la masse du Pic Noir. Marchant de lentement en lentement, la plante de son pied toucha trop vite la terre, pendant que l’autre jambe repartit en arrière. À chaque pas, il savait rattraper cette chute, mais ne sut empêcher son corps, perdu hors de lui-même, de l’abaisser au sol sans jamais pour autant arrêter d’avancer. Seul son rêve de victoire animait son esprit ; victoire de guider le peuple sur une fausse piste, victoire de voir fuir les guerriers vers l’ailleurs, victoire de crier, au-delà des vallées, sa parole prophétique. Victoire avant tout de franchir l’immense mur rocheux qui lui râpait les mains.

Sans même lever les yeux, il le gravit aux mains et à la dague, la plantant dans la pierre et s’appuyant dessus à la force du pied. Le temps lui parut long. Le temps que les soldats s’entretuent dans le champ que surplombait le sommet ne l’était pas autant.
Lorsqu’il l’eût gravi, sans être exténué, quelques autres silhouettes s’entassaient au sommet. Sa gorge sentit sa propre dague lui presser le sang avant même d’avoir pu ouvrir ses quelques mots.
— Mes fils…
Son discours naquit à peine par ces mots que la gorge d’Ikau fut tranchée. Kafei, aux cheveux violacés, repartit, dos à lui, la dague ensanglantée n’appartenant désormais à rien d’autre qu’à sa main.

Le jour était levé et Naæviî avait parcouru les marais, les plaines et les mers. Son enfant dans les bras, au sein d’une forêt, elle entendit des voix qu’elle ne voyait pas.
— Je ne vous entends pas, dit-elle, fatiguée d’être à peine couchée sur l’herbe sèche.
Elle déposa son enfant au pied du seul grand arbre que ses yeux, déjà trop fermés, pouvaient voir.
— Tu entendras tout et diras ce que tu veux, Naæviî. Ton rêve est ton enfant, lui seul vit désormais, et lui seul te mérite. Peu de gens en ce monde méritent cette gloire, mais tu es encore jeune, et déjà assurée au-dessus du destin. Naæviî, oublie tout, te voilà immortelle aux côtés de ton fils. Pour le temps des dagues, pour le temps des Hommes, et pour la fin du temps. Vis avec lui, Naæviî, oublie même ton nom, oublie ton avenir. Vis.


Les textes semblent dire que la suite appartient à l’Histoire. Les archives de l’Élite, d’Ikau, ou de Naæviî ne contiennent rien d’autre qu’une dernière phrase, peut-être historique, peut-être terrifiante, peut-être terminée. Mais par les morts, par les vies, et par-delà le temps, tous s’accordent à dire « qu’il n’y avait plus rien ».

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« Réponse #74 le: samedi 19 janvier 2013, 17:56:17 »
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Epilogue : Oméga

Par les déesses qui créent la croyance des hommes.
Par les hommes qui croient en leur propre avenir.
Par les hommes qui font vivre le monde qui leur fut donné.
Par les hommes qui meurent, par les hommes qui tuent, et par les femmes qui vivent.
Par les hommes qui aiment, par les hommes qui regrettent, et par les femmes qui pleurent.
Par les hommes qui rêvent de vivre au rang des dieux.
Par les pères qui restent, et par les fils qui partent.
Par les viols.
Par le meurtre, et les assassinats.
Et par ceux qui finissent.

Laissez les hommes libres de vivre ou de mourir.

Écrits des Déesses. - Textes intemporels non destinés aux hommes. Non-datés.

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