Vespérale
7 jours avant la fin
Quartiers de l’émissaire d’Arézumie
-Je vais rester tranquille dans mes appartements. Tu peux disposer, je ferai appel à toi si besoin Aarath.
Un sourire fleurit sur les lèvres du Léonin. Il semblait heureux de pouvoir quitter sa compagnie.
-Très bien je te laisse dans ce cas.
Le visage de marbre, Vespérale le regarda quitter les appartements, penchant légèrement la tête sur le côté, comme un oiseau rapace observant une proie. Elle trouva dommage de devoir bientôt le tuer. Elle l’aimait bien.
Après avoir attendu quelques minutes sans bouger, elle fit mander sa servante Yasmina. La vieille femme fut à la porte une poignée de secondes plus tard.
-Vous m’avez demandée, Divine ?
-Oui. Je vais comploter avec la Résistance aujourd’hui.
La servante n’eut presque aucune réaction, se contentant d’hocher la tête.
-Puis-je vous aider en quoi que ce soit, Divine ?
-Oui. Fais mander mon déjeuner. Mais je ne serai plus dans la pièce lorsqu’il arrivera. Tu comprends ?
-Oui, Divine. Dois-je agir surprise ?
Vespérale déroula le long tentacule qui lui servait de bras gauche et s’en servit pour se gratter pensivement le menton.
-Oui. Je pense que cela sera plus crédible. Fais donc.
-J’agis, Divine.
Sans un autre mot, la servante s’inclina et referma la porte. Sans se retourner, Vespérale recula jusqu’à s’adosser au mur ouest de sa chambre, là où le soleil de midi entrant par la fenêtre produisait une ombre profonde et dense. Agitant mollement son tentacule, elle usa d’une étincelle de pouvoir pour donner à ses cheveux la même couleur d’ébène impénétrable que sa peau. Puis, elle ferma les yeux et attendit.
Au bout de quelques minutes, le croisé chargé de lui apporter ses repas frappa à la porte.
-Votre déjeuner, émissaire.
Sans attendre sa réponse, ce qu’il faisait à chaque fois pour essayer, en vain, d’ennuyer l’Arézumienne, le soldat ouvrit la porte et pénétra dans la pièce, Yasmina sur ses talons. Le garde fit quelques pas pour déposer un plateau garni de victuailles sur la table basse au milieu de la chambre. Il lui fallut quelques secondes pour constater qu’il ne voyait l’Homoncule nulle part.
Fronçant les sourcils, il se tourna en tout sens, essayant de la repérer.
-Madame ?, s’enquit-il à haute voix.
Puisqu’aucune réponse ne lui parvenait, une appréhension mauvaise commença à s’emparer de lui. Avisant la fenêtre grande ouverte, il s’y dirigea et se pencha. Il faillit s’étrangler en découvrant la corde que Vespérale avait attachée peu avant l’arrivée d’Aarath à une petite excroissance sous la rambarde et qui pendait dans le vide jusqu’au sol, quelques mètres plus bas.
-Bordel, jura-t-il entre ses dents.
Il se retourna vers la servante, qui le regardait avec une expression curieuse.
-Y a-t-il un problème, monsieur ?
-Un problème ?, mugit le croisé. Un gros problème ! Cette saleté s’est enfuie !
La femme porta une main à sa bouche et ses yeux s’écarquillèrent de surprise.
-Comment ?
-Par la fenêtre, putain !
Le garde, paniqué, quitta la pièce en courant, beuglant dans le couloir pour rameuter ses collègues. De nombreux bruits de pas se firent entendre, accompagnés du crissement désagréable des cottes de mailles et d’éclats de voix inquisiteurs.
Au bout de quelques minutes, Vespérale rouvrit les yeux et relâcha l’enchantement de ses cheveux. Elle se décolla du mur et s’approcha de Yasmina, qui avait retrouvé une expression neutre et plate.
-Mon plan a marché, commenta Vespérale.
-Comment aurait-il pu en être autrement, Divine ?, demanda la servante en s’inclinant, la voix tremblante d’admiration.
-Tu as bien agi.
Tentant une expérience, Vespérale déroula son tentacule et vint gentiment tapoter l’épaule de sa subalterne. Celle-ci frissonna et un léger sourire fleurit sur ses lèvres. Elle s’inclina derechef.
-Vous m’honorez, Divine.
Expérience concluante, donc, songea l’Homoncule en rétractant son appendice. Elle apprenait beaucoup de choses depuis son arrivée à Miderlyr. Notamment sur cette “loyauté” qui la fascinait. En Arézumie, tout le monde lui obéissait. C’était simplement l’ordre naturel des choses. Elle était une Homoncule, ils n’étaient que de misérables mortels.
Ici, les choses étaient différentes. Les individus semblaient attendre certaines choses en retours pour leurs services. De la “reconnaissance”, du “respect”. Des notions étranges. N’était-il pas dans la nature des serviteurs de servir ? Cependant, elle avait observé de ses yeux d’oiseaux que les serviteurs les plus dévoués et efficaces étaient ceux que leur maître traitait le mieux.
Elle s’échinait donc à essayer de se montrer plus… “avenante” ? “Humaine” ? D’étranges notions qui lui semblaient bien futiles. Mais ses récentes expériences avec sa propre suite se montraient concluantes. Ce qui lui donnait matière à réfléchir.
-Je vais faire tuer le lion, reprit-t-elle sur le ton de la conversation.
-Bien, Divine.
-Que penses-tu de cela ?
-Divine ?, s’enquit la servante en penchant la tête, peu habituée à ce qu’on lui demande son avis.
-Je te demande ce que tu en penses.
Yasmina prit une seconde pour y réfléchir.
-Je pense que cela pourrait être dangereux. Il semble être quelqu’un d’important pour la Zandriarchie. Sa mort provoquera certainement une enquête. Et puisqu’il est votre geôlier, les soupçons se porteront rapidement sur vous.
-Oui, j’y ai pensé. C’est très probable. Dis moi, Yasmina. Lorsque je pense à cela, à sa mort, il se passe quelque chose, ici.
Vespérale tapota l’endroit où un coeur se situerait, sur un mortel normalement constitué.
-Qu’est-ce que c’est ?, continua-t-elle en penchant la tête, ses yeux ronds ne cillant pas.
-Peut-être que sa Divine ressent… une émotion ?, tenta prudemment la servante.
-Une émotion ?
Vespérale resta coite un instant.
-Je ne pense pas que je puisse ressentir d’émotion.
-Divine, pardonnez mon affront.
-Non, c’est une notion intéressante. Imaginons que je puisse ressentir des émotions. Laquelle serait-ce ? La joie ?
-Je ne sais pas, Divine. Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous… ressentez ?
Vespérale se retourna et vint s’accouder à la rambarde de la fenêtre. Elle jeta un regard sur la cité qui s’étendait en contrebas, sur la faille béante qui la défigurait.
-Quand mon Père m’a prise dans ses bras j’ai… “ressenti” comme une boule de feu. Une chaleur intense et agréable. La caresse du vent sur le sable du désert.
Un sourire béat et étrange étira ses lèvres, dévoilant sa double rangée de crocs.
-Quand je pense à la mort d’Aarath, je ressens comme une douleur. Une lame sur ma peau. Les crocs d’une vipère dans mes artères.
-Alors je pense que sa Divine ressent de la tristesse.
-Tristesse ? Est-ce lorsque de l’eau sort de vos yeux et que vous vagissez des mots sans cohérence ?
-Oui, Divine. Oserais-je insinuer que sa compagnie ne vous est pas désagréable ?
-Il est un obstacle. Je ne peux pas accomplir pleinement la volonté de mon Père tant qu’il est là à surveiller tous mes faits et gestes. Mais… voir sa queue frétiller lorsqu’il est en colère est amusant. J’aime rire à ses dépens. Sa tête sérieuse qui vire au rouge. Quelle joie.
Ne sachant que dire, Yasmina se contenta de rester silencieuse.
-Merci pour tes précieux conseils, finit par dire Vespérale. Je les garderai à l’esprit.
-Divine, je n’ai rien fait de…
Elle s’interrompit lorsque le tentacule de sa maîtresse fouetta l’air pour venir l’enlacer par la taille pour la projeter violemment dans les bras de l’Homoncule. Celle-ci l’étreignit, essayant d’imiter au mieux la mère qu’elle avait vu enlacer son fils au marché, la veille. Yasmina se raidit, pensant sa dernière heure arrivée, mais sa maîtresse se contenta de lui tapoter le dos, comme à un chien docile.
-Tu peux disposer à présent. Je vais aller comploter avec la Résistance.
-O… Oui, Divine, s’inclina la servante, troublée, avant de sortir en refermant la porte de la chambre derrière elle.
Vespérale
7 jours avant la fin
Dans une cellule obscure.
Jaillissant de l’ombre, Vespérale observa la silhouette piteuse et pathétique de l’homme attaché au mur par des chaînes épaisses. La salle était exiguë et puait la saleté, le sang et l’humidité. Le Résistant pendait au bout de ses entraves comme une poupée de chiffon. Entièrement nu, son corps était zébré de plaies effroyables, la plupart de ses ongles avaient été arrachés et certaines parties de son anatomie avaient été brûlées au fer rouge.
-Joaquim ? appela doucement Vespérale de sa tendre voix chantante.
L’homme eut un soubresaut avant de redresser péniblement le cou. Un énorme hématome masquait son oeil gauche mais son oeil droit brilla d’une légère lueur d’espoir en apercevant la silhouette insolite de sa visiteuse.
-Vous… souffla-t-il. Vous êtes venue… argh… Venue me sauver ?
-Te sauver ?
Vespérale pencha la tête sur le côté. L’idée ne lui avait pas traversé l’esprit.
-Non point. J’ai besoin de savoir ce que tu as dit aux inquisiteurs.
-Q… Quoi ?
Hébété par la douleur et par les nombreuses sessions de torture qu’il avait récemment subies, l’homme peinait à trouver un sens à ses mots.
-J’ai besoin de savoir ce que tu as dit aux inquisiteurs, répéta l’Homoncule.
Ses yeux d’oiseau ne cillaient pas en l’observant et cela le fit frissonner.
-Faites moi sortir de là et… et je vous dirais tout ce que vous voulez… savoir.
-Je préférerai que tu me le dises maintenant.
Un petit rire douloureux franchit les lèvres du Résistant. Malgré leurs quelques échanges précédents, il ne parvenait toujours pas à comprendre cette étrange femme.
-Et moi je préférerai… sortir d’ici… Avant qu’ils ne reviennent finir le boulot.
-D’accord. J’aurai essayé la diplomatie.
Sans plus attendre, Vespérale déroula son long tentacule à la vitesse de l’éclair pour venir saisir l’homme à la gorge. L’appendice se contracta violemment jusqu’à produire un léger craquement, faisant suffoquer Joaquim. Ses yeux se révulsèrent alors que la fourrure qui couvrait le tentacule se teintait de pourpre. Fermant les paupières, Vespérale siphonna les souvenirs récents de son contact. Elle vécut comme il l’avait fait la torture, à la fois physique et mentale, que lui avait fait subir les bourreaux de la Croisade. Elle n’eut pas à remonter bien loin pour l’entendre révéler l’emplacement du QG de sa cellule de résistants.
Ayant obtenu l’information qu’elle désirait, elle le lâcha. Joaquim s’effondra en avant, la tête pendant dans le vide, de la bave s’écoulant des commissures de ses lèvres. Il ne respirait presque plus.
-Merci, lui dit Vespérale.
Elle lui tapota maladroitement l’épaule de la pointe de son tentacule, ce qui ne provoqua aucune réaction.
Expérience non concluante.
Vespérale
6 jours avant la fin
Dans le QG d’Aube l’Aveugle.
≪ Tout cela est fort généreux, fit Aube prudemment après un instant de silence. Mais qu’est-ce que votre ≪ Maître ≫ désire en retour ?
ㅡ Le succès de votre entreprise, répondit Vespérale du tac au tac, sans sourciller. Il partage votre vision et souhaite vous voir réussir. Oh et, j’ai failli oublier, une petite condition préalable.
ㅡ Laquelle ?
ㅡ Trois fois rien, vraiment. Il faudrait que vous assassiniez un Croisé pour moi. Son nom est Aarath et vous ne pouvez pas le manquer, il ressemble à un gros chat tout mignon ! ≫
Vespérale rit. Elle s’était imaginée Aarath sur le dos, ses grosses pattes en l’air, et elle lui caressant son gros ventre tout doux.
≪ Mais j’exige que sa mort soit sans douleur, reprit-elle aussitôt, son éclat de rire envolé. Je l’aime bien. ≫
À la vérité, elle n’avait aucune intention de les laisser réussir. Elle avait repensé aux mots plein de sagesse de Yasmina et était d’accord avec cette dernière. Non seulement il serait difficile d’éviter les soupçons, et cela produirait tout un tas de complications qu’elle préférait éviter, mais en plus, elle ne pourrait plus s’amuser à le rendre furieux.
Non, non, non. Vespérale avait pris sa décision.
Aarath était à elle et à elle seule. Il était
son gros chat tout mignon.
Bien sûr, demander à la Résistance d’essayer de l'assassiner faisait partie de son nouveau plan. Elle s’arrangerait d’être là pour le sauver. Ainsi, la Croisade aurait une nouvelle provocation de la Résistance contre laquelle réagir, et les Résistants seraient sûrement paniqués d’avoir raté une tentative d’assassinat sur un haut dignitaire. Tout cela arrangerait bien ses affaires.
ㅡ Attendez un instant, intervint le duc de Prestor en levant les mains. Tout cela va un peu trop vite. Vous voulez que nous assassinions un
inquisiteur ? Et contre quoi ? De belles paroles ?
Vespérale tourna ses yeux d’oiseau vers lui.
ㅡ Vous savez qui je représente, duc. Mais je peux comprendre votre réticence. Permettez moi d’élaborer un peu plus en détails ce que vous rapporterez cette… collaboration.
Elle leva son bras humain, paume tendue vers le plafond et une petite sphère d’énergie pourpre s’y matérialisa, flottant à quelques centimètres de sa peau. Dans ses tréfonds brumeux apparut l’image claire d’une grande bâtisse, au style Miderlyrien.
ㅡ Nous avons fait l'acquisition de ce manoir dans la Haute-Ville par l’entremise d’un prête-nom local, expliqua Vespérale. Ses caves sont reliées au réseau de souterrains dans lequel nous nous trouvons. Cela vous permettra d’y entrer et sortir à votre guise, sans attirer d’attentions mal venues. Elle est à vous. Nous y avons également fait entreposer plusieurs coffres remplis d’or et de gemmes, pour vos frais divers. Enfin, je me tiendrai personnellement à votre disposition pour vous apporter mon assistance dans toutes vos entreprises plus… mystiques.
Son exposé terminé, Vespérale referma le poing, dissipant son illusion. Il y eut un léger silence médusé avant que le duc ne se raclât la gorge pour prendre la parole.
ㅡ Qui… Qui voulez-vous que nous tuions, exactement ?