Hop, une petite suite. Je ne suis pas allé aussi loin dans le temps que je le voulais initialement, mais ça commençait déjà à faire un petit morceau. Je ferai sûrement une autre suite plus courte pour rattraper la ligne du temps assez rapidement. Enjoy !
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Aldérique Briancourt
Ecuyer (à son corps défendant) de madame d'Euphorie
16 Juillet – début de soirée
A l'intérieur de l'hôtel particulier de monsieur de Montalgure
-Mon papounet à moi !
-Ma fifille adorée !
Ma dame d'Euphorie, ourse femelle d'une taille respectable pour pareil spécimen, attrapa son courtaud de seigneur père par les aisselles et le souleva du sol comme si son embonpoint proéminent n'eut été que la conséquence sévère d'une crise aiguë d'aérophagie. Sous les yeux amusés et habitués de la suite de mon seigneur d'Euphorie, et sous ceux plus écarquillés et atterrés du personnel de l'hôtel, ma dame fit tournoyer son auguste géniteur dans les airs, riant comme une petite fille. Loin de s'en offusquer, monsieur d'Euphorie faisait écho à ses éclats, s’esclaffant tout comme elle, le peu de cheveux s'accrochant encore à son crâne luisant voletant follement dans le tourbillon d'acier et de cliquetis métalliques.
Après quelques secondes de ce manège tout à fait stupéfiant, ma dame reposa mon seigneur au sol, leur folle farandole se transformant en une étreinte franche et plus à propos.
-Laisse moi te regarder, fit le seigneur d'Euphorie en prenant un pas de recul, ses yeux bruns et plissés aux coins observant avec fierté la haute stature de ma maîtresse. Par les dieux, je jurerais que tu as encore grandi !
-Hélas, je crains que ce ne soit toi qui t'entêtes à rapetisser, mon papa, répondit l'intéressée avec un grand sourire.
Ce spectacle me fit venir une curieuse idée à l'esprit. Je me demandai un instant quelle forme pourrait bien prendre mes retrouvailles avec mon propre père. Embrassades et accolades larmoyantes me paraissaient peu probables. Plutôt une secousse du chef, un soupir de déception, un regard lourd de reproches et peut-être mon épée en travers de son corps. Oui, cela me paraissait plus plausible. L'idée me fit sourire.
-Et qui est-ce ?
La voix du seigneur d'Euphorie me fit revenir à la réalité. Je clignais des yeux, m’apercevant que tous les regards étaient à présent sur moi. Je sentis le rouge me venir aux joues sous cette attention soudaine.
-Mon papa, voici mon écuyer, Aldérique Briancourt, intervint ma maîtresse en posant une main ferme et rassurante sur mon épaule. Il me sert diligemment depuis bientôt deux ans.
-Deux ans ? Diablerie ! Cela fait donc déjà si longtemps que je n'ai pu profiter de ta présence ? se lamenta le seigneur en tendant mollement sa main vers moi, son énorme chevalière gravée du sceau d'Euphorie scintillant vivement dans la lueur du soleil couchant que filtraient les hautes fenêtres du rez-de-chaussée.
Je m'empressai de jeter un genou au sol et saisis sa main délicatement dans les miennes avant de déposer un léger baiser sur la bague. Je relevai les yeux, croisant son regard. Il m'adressa un bref hochement de tête, me signifiant que mon acte de dévotion était suffisant. Je restai un moment interdit. Il y avait dans ces yeux d'un brun tout à fait commun une étincelle que je n'avais pas vue jusque là. Le regard qu'il posait sur moi était bien différent de celui qu'il posait sur sa fille. Moi, il m'étudiait comme une pièce de viande exposée sur l'étal d'un marchand. Jugeant ma valeur peut-être, mon utilité. Il attendait de moi une obédience servile et tacite.
Je n'étais que l'écuyer de sa fille chérie. La seule valeur que j'avais à ses yeux était que j'étais utile à ma maîtresse. Je n'avais entendu d'histoires de lui que de la bouche de ma dame, qui l’idolâtrait sans se rendre compte que le portrait qu'elle en faisait lui donnait l'air d'un idiot et d'un débonnaire. Et si son apparence, au premier abord, ne démentait pas ce tableau, il suffisait qu'il posât son regard calculateur sur vous pour que vous compreniez immédiatement qu'il était le seigneur d'Euphorie, l'un des suzerains les plus puissants des Terres Bannières.
-Briancourt, tu dis ? reprit-il après que je me sois relevé. Un choix intéressant, ma fille à moi. Mais cette discussion peut attendre un moment plus propice. Il y a des affaires plus urgentes. Comme le cadeau qui t'attend dans la cour.
Un grand sourire fendit les lèvres de ma marraine tandis qu'elle attrapait la main tendue de son père.
-Un cadeau ?
-Et pas des moindres, j'en suis sûr. Merci pour votre attention. Vous pouvez retourner vaquer à vos occupations, ajouta-il avec un signe de la main, congédiant les gens de sa suite ainsi que les domestiques qui avaient sans aucun doute été assemblés pour venir saluer l'arrivée de la fille prodigue.
J'emboîtai le pas au père et à sa chevaleresse de fille, peu certain de ce que l'on attendait de moi.
-Vous coucherez ici, bien entendu, reprit-il en opinant du chef et d'un ton qui n'admettait aucune réplique. Mon ami André m'a déjà fait savoir à plusieurs reprises à quel point il était heureux et honoré de nous recevoir pour la durée des jeux. Un peu de civilisation après la rudesse de la route ne pourra que vous faire du bien.
-Bien dit, mon papa. Un bon bain chaud ne serait pas de refus.
-L'eau est déjà fumante et n'attend que ton bon vouloir, ma fille à moi. Mais nous y voilà. J'espère que cela te plaira.
Après un signe de main du seigneur, l'un des hommes d'armes portant la livrée d'Euphorie ouvrit la porte d'entrée de l'hôtel, dévoilant les pavés de la cour extérieure sur lesquels tapotaient nerveusement les sabots d'un immense cheval, un destrier colossal à la robe du noir de minuit et à la crinière du blanc de la neige. Ses naseaux se dilatèrent alors qu'une odeur familière lui arriva et les muscles puissants de son poitrail et de ses pattes se contractèrent ostensiblement tandis qu'il tirait sur la corde que tenait le palefrenier pour freiner son avance.
-Tonnerre !
Le cri de ma dame trouva un écho dans le hennissement puissant de l'étalon. Elle se précipita en avant, jetant ses longs bras autours du cou de l'animal qui en piaffa de plus bel, visiblement sensibles aux cajoleries de sa maîtresse retrouvée.
-Je savais que cela te ferait plaisir, ma fifille, dit le seigneur d'Euphorie avec un sourire de contentement. Après tout, c'est le devoir d'un bon père de savoir ce genre de chose.
Aldérique Briancourt
Ecuyer (à son corps défendant, toujours) de madame d'Euphorie
19 Juillet – Tard dans la matinée
Grand Hall, aux abords des « Lames Leiris ».
Ma dame referma sèchement la porte de la boutique. Elle fulminait, ses grands yeux turquoises grondant d'un orage mal réprimé. C'était la cinquième enseigne que nous visitions depuis notre arrivée au Grand Hall et nous étions toujours les mains vides.
-Des excuses ! Encore et toujours des excuses ! gronda-t-elle en reprenant son chemin d'un pas vif. « Pardonnez moi, madame, mais notre carnet de commande est débordé. Vous comprenez, avec les jeux, gnagna, gnagni. », singea-t-elle le ton pédant du dernier commerçant visité.
Je faisais mon possible pour tenir l'allure de ses grandes enjambées. Je me raclai la gorge avant de tenter :
-Avec tous les combattants venus pour le tournoi, il risque d'être difficile de trouver quelqu'un qui accepterait une commande dans des délais aussi brefs, ma dame. Peut-être vaudrait-il mieux abandonner cette entreprise pour l'instant ?
-Nenni ! J'ai juré, filleul. Nous ne partirons pas d'ici avant de t'avoir armé convenablement. Mon papa à moi approuve lui aussi cette idée. Tiens. « Lames Leiris ». Tentons notre chance ici. Il serait beau qu'un commerce battant pareille enseigne ne soit pas en mesure de nous fournir une lame de qualité acceptable.
Soupirant intérieurement, je suivis ma maîtresse à l'intérieur. L'endroit devait être tout à fait charmant pour tout connaisseur des arts de la guerre. Des haches, des épées, des poignards, des lances, des hallebardes, des masses, de tailles et de styles divers, étaient exhibés sur les murs, sur des râteliers, les pièces plus communes remisées pêle-mêle dans des tonneaux. Même pour mon œil peu entraîné, la qualité générale des marchandises était apparente, comme en témoignaient la lueur de l'acier poli et le détail des finitions. Un comptoir occupait l'arrière de la boutique mais il était présentement déserté. Les bruits caractéristiques d'un marteau battant une enclume nous parvenaient d'une arrière-pièce.
-Entrez, entrez ! s'exclama une voix de femme par-dessus la clameur de la forge. Je suis à vous dans une minute !
Ma maîtresse souffla audiblement du nez, irritée, mais son humeur s'améliora nettement lorsque son regard se posa sur certaines pièces présentées sur des plaques d'exhibition clouées au mur.
Je m'en allai de mon côté, flânant dans la boutique, laissant mes doigts glisser sur les poignées recouvertes de cuir, sur les lames larges et réfléchissantes. Depuis que nous étions entrés dans Miderlyr, j'avais un nœud à l'estomac qui ne daignait pas s'estomper. Je n'étais pas prêt au combat. C'était une certitude que j'avais et que ma maîtresse était loin de partager. Au contraire, elle n'avait qu'une hâte, celle de me voir fièrement mettre ses enseignements à exécution pour me défaire de mes adversaires sur le pré.
L'idée de croiser le fer « pour de vrai » me terrifiait. Les duels courtois étaient encadrés par de nombreuses règles et sévèrement arbitrés mais cela restait des affrontements à armes réelles. Les accidents n'étaient pas rares et plus d'un preux avait perdu la vie sur le champ d'honneur. Mourir pour une gloire éphémère ne m'intéressait pas. J'avais bien trop de projets à concrétiser pour risquer ma vie pour une profession que je quitterai sitôt adoubé. Bien sûr, il était impensable que je m'en ouvrisse à ma marraine. Elle ne comprendrait pas et pire, cela risquait de la mettre en colère.
Non, mon seul espoir était que ma candidature soit rejetée. Ce qui me semblait de plus en plus improbable aux vues des histoires que j'avais entendues depuis notre arrivée. La plupart des compétitions étaient ouvertes au tout-venant, à l'exception des plus prestigieuses.
-Une belle dague pour une belle demoiselle, fit une voix à côté de moi.
Je sursautai, arraché de mes pensées par cette intervention. Je pivotai raidement, sans me rendre compte que je tenais à la main une dague.
-Oups, attention avec ça, s'exclama la nouvelle venue en m'attrapant délicatement le poignet pour m'éviter de l'embrocher.
-P... Pardonnez-moi, bafouillai-je comme un idiot en replaçant la lame à sa place.
La nouvelle venue était sans aucun doute la propriétaire, comme en témoignaient le tablier de cuir et les épaisses lunettes de protection qui lui enserraient le sommet du crâne et qui plaquaient ses longs cheveux blonds en arrière. Elle me dévisageait intensément avec un grand sourire. Sa main n'avait pas quitté mon poignet.
-Je ne suis pas très doué avec ces instruments, dis-je stupidement, sans vraiment réfléchir.
Elle m'avait appelé demoiselle. Elle pensait que j'étais une femme. Pour habitué que j'étais, il était moins commun qu'une autre personne du beau sexe commît l'erreur et cela rendait la chose étrangement plus gênante encore. Elle rit à mon excuse pathétique.
-Ne vous inquiétez pas. Vous savez, moi-même j'ai toujours préféré les fourreaux aux lames.
Je restai interdit. Ma bouche s'ouvrit et je sentis le rouge me monter aux joues. Etait-elle vraiment en train de... Alors qu'elle pensait que... ?
-A... Aldérique ! m'exclamai-je tout à coup à haute voix.
Ses sourcils se haussèrent. Elle n'avait pas l'air de comprendre mon soudain éclat.
-Briancourt. Aldérique Briancourt. Je m'appelle. Je suis écuyer. Enfin. Je suis UN écuyer, ajoutai-je précipitamment en insistant.
Il y eut entre nous un instant de flottement avant que la compréhension ne fleurît dans ses yeux.
-Oh.
Elle lâcha aussitôt mon poignet, comme si ma peau était soudainement brûlante.
-Je... je suis navrée, dit-elle en prenant un pas de recul.
C'était à son tour de rougir quelque peu.
-Ce... Ce n'est rien, dis-je en baissant les yeux au sol. C'est une erreur com...
-Ah ! Vous voilà, intervint ma maîtresse, sa grosse voix forçant notre attention sur elle.
Elle nous rejoignit à grandes enjambées, portant à l'épaule une hache de guerre décrochée du mur.
-J'espère que vous êtes ouverte aux affaires, attaqua-t-elle tout de go d'un ton mauvais. Je ne supporterai pas un énième refus.
-Bien sûr, répondit la forgeronne d'un grand sourire, son attention me quittant immédiatement pour se concentrer entièrement sur la stature impressionnante de ma marraine. Vous cherchez quelque chose en particulier ?
-Oui, cela même. Je souhaite armer mon écuyer ici-présent en vue des jeux. Mais je ne tolérerai aucun équipement de seconde main. Je souhaite lui faire forger une pièce sur mesure.
-Je vois, répondit l'autre en nous faisant signe de la suivre jusqu'au comptoir. De quel délai parlons-nous ?
-Trois jours, au maximum. Tout doit être prêt pour l'ouverture du tournoi. J'ose espérer que cela est possible.
-Bien sûr, l'assura la forgeronne sans se départir de son sourire. De quel type de pièce parlons-nous ?
-Une épée, de toute évidence. Rien d'extravagant, mais adaptée au duel et à la bataille. Fonctionnelle, avant tout.
-Je vois.
L'artisane me demanda ma main, qu'elle palpa du bout de ses doigts experts, prenant visiblement la mesure de ma paume.
-Bien. Cela ne devrait pas poser de problème. Souhaitez-vous un style en particulier ?
-Non, je fais confiance à votre jugement. A en juger par la qualité des marchandises que vous exhibez, je ne devrais pas être déçue.
La femme hocha la tête, visiblement ravie du compliment.
-Vous ne regarderez pas à la dépense, ordonna ma marraine. Je ne souhaite que le meilleur. Votre prix sera le mien. Et voici un modeste acompte pour vos frais, ajouta-t-elle en déposant une bourse rebondie sur le comptoir qui tinta joliment et qui n'avait de modeste que le nom.
-Comptez-vous participer aux jeux ? demanda la tenancière en faisant discrètement disparaître la bourse derrière le comptoir.
-Bien sûr, répondit ma maîtresse avec un reniflement dédaigneux, comme si la réponse allait de soi.
-Vous devez être vaillante, vue votre...
belle taille.
-Ah ! Pour sûr.
Un sourire arrogant fleurit sur les lèvres de ma dame et elle bomba le torse. Dieux, c'était reparti...
-Je suis Eugénie d'Euphorie, chevaleresse au service du seigneur Gustave d'Euphorie, Pourfendeuse de la Stryge d'Orang, Exécutrice du Vampire d'Allançont, Trancheuse de la Vouivre d'Omen, triple vainqueresse du tournoi du Blansceau, Lionne d'Or des jeux de Brestecour. Et futur championne de Miderlyr, tenez-le vous pour dit, ajouta-t-elle avec suffisance.
-Ouah ! s'exclama la forgeronne d'un ton que je ne parvins à déterminer, entre ironie et admiration sincère. Moi, je suis Judith Leiris. Je forge des armes.
Son sourire radieux ne chancela pas une seule seconde.
-De toute évidence, commenta platement ma marraine. Bien. Maîtresse Leiris, je pense que notre affaire est entendue. Vous veillerez à faire livrer l'épée à l'hôtel Montalgure. Je compte sur votre ponctualité.
-N'ayez crainte. Je suis toujours à l'heure pour ces dames.