Je dois avouer que je ne sais pas trop par quel bout prendre la question, car je trouve ça très réducteur de limiter l'art à une opposition entre technique et créativité. Il y a énormément d'autres facteurs qui entrent en jeu dans l'art, et d'ailleurs le plus important pour moi n'est ni l'un ni l'autre de ces deux-là, mais bien
le sens de l'œuvre.
Quand on pense à la technique, on aime s'imaginer des peintures fourmillantes de détails, avec un « bon » rendu des lumières et des contrastes, une anatomie et une perspective « correctes », etc...
Mais ce n'est pas ça qui définit une bonne œuvre. C'est ce qui définit une œuvre réaliste, oui ; car plus une œuvre est construite, plus ce qu'elle offre se rapproche du réel, plus on aura tendance à, naïvement, parler de « technique ».
Alors qu'en réalité, la technique n'a rien à voir avec le réalisme. Par exemple, les coulées de Jackson Pollock étaient parfois réalisées avec des mélanges de peinture de sa propre concoction ; il s'agit bien d'une
technique particulière, d'un savoir-faire qu'il a développé par sa propre expérimentation. Pourtant, ses peintures ne représentent rien de réel. Donc elles ne dénoteraient pas de technique ?
Dans les arts premiers, comme par exemple les peintures des grottes de Lascaux, la stylisation est très exagérée, et on ne distingue les animaux que par la forme de leurs contours. Cependant, on les reconnaît, quand bien même les proportions, la perspective, ou les couleurs ne sont pas respectées. L'œuvre se détache du réel, mais le sujet reste compréhensible ; c'est là toute la magie de la stylisation.
Pour ce qui est de la créativité, quid de la photographie ? Un cliché ne fait que figer un instant de réel, et la part de créativité ne figurera que dans le cadrage, l'éclairage, le contraste... Pourtant ça n'empêche pas de partager un propos et un angle de vue sur le monde.
Je trouve que les arts dits « modernes » sont souvent rabaissés, notamment car certains courants peuvent être assez austères à étudier. C'est le cas par exemple du suprématisme (dont l'œuvre la plus connue est le carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch). On s'amuse à dire que « c'est con », mais en réalité, ça dénote d'une réelle recherche, d'un réel questionnement sur ce qu'est l'esthétisme, et d'un travail profond sur la géométrie et la composition. Sans de tels piliers de réflexion, on n'en serait tout simplement pas là où nous en sommes aujourd'hui en matière de composition graphique.
À l'inverse, l'Occident adore faire mousser son histoire des arts et à parler des grands courants classiques et romantiques, car la technique de la peinture à l'huile a permis de maîtriser une forme impressionnante de réalisme... Mais qu'est-ce qui rend une toile d'art académique « meilleure » qu'une poterie issue des arts premiers africains ? Ne serait-ce pas fâcheusement ethnocentré de vouloir créer une échelle technique artistique, où le photo-réalisme en serait la forme la plus impressionnante, et l'art infantile la forme la plus médiocre ?
En revanche, questionner la créativité en art soulève beaucoup d'autres questions, qui ont beaucoup taraudé Platon. Où est la frontière entre une œuvre d'art et le réel ? Qu'est-ce que l'imaginaire, s'il s'inspire du réel ?
Je pense, à titre personnel, que la technique, en art, est un moyen de rendre le propos fonctionnel. C'est à dire qu'en comprenant certaines lois physiques (perspective, dans le cas des arts picturaux ; acoustique, dans le cas des arts musicaux ; etc.), on peut réussir à mieux reproduire des phénomènes déjà existants. Grâce à cette maîtrise, on peut ensuite s'amuser à reconstituer, à recomposer... Car au final, le dragon a beau être une créature fantastique, c'est avant tout une chimère de créatures déjà existantes (qui se base sur le serpent).
Mais juste parce qu'il s'agirait d'une « recomposition », cela ne serait pas créatif ?
Plus une œuvre sera réaliste, plus on distinguera aisément ce qui la compose ; on reconnaîtra les objets disposés sur la table, on comprendra le mouvement effectué par les corps mis en scène, etc. Mais plus une œuvre sera stylisée, plus elle fera appel à l'inconscient et au ressenti brut. Notre cerveau est capable de distinguer des visages à peu près n'importe où (
et c'est plutôt rigolo), et on doit cela à nos ancêtres qui avaient besoin de pouvoir repérer quasi-instantanément des regards pour savoir s'il y avait un danger, des bouches pour savoir si les dents seraient celles d'un prédateur ou d'une proie. C'est grâce à notre mécanisme de reconnaissance de visage que l'on est capable de comprendre que Mickey est un personnage, malgré le fait qu'aucune souris sur terre ne lui ressemble. Et puisque l'on comprend très facilement ses expressions exagérées, on peut s'identifier aisément à Mickey ; malgré le fait que nous ne soyons pas des souris.
En bref ; la stylisation permet de créer une universalité bien plus frappante que le photo-réalisme, contrairement à ce que l'on pourrait penser.
Le même constat peut s'appliquer pour d'autres exemples. J'ai pris celui d'un personnage, mais on peut tout aussi bien s'intéresser aux courants d'art moderne. La toile Guernica de Picasso crée un sentiment étrange, et beaucoup de confusion, voire de malaise, face à ces éléments tantôt animaux, tantôt humanoïdes, entassés les uns dans les autres de façon géométrique. On peut ne pas aimer la toile, et ça donnera raison à Picasso ; car il avait voulu créer un sentiment désagréable à son audience.
Ce qui est tout à fait valide. Qu'est-ce que l'art serait chiant s'il ne consistait qu'à nous émerveiller ! Je pense que la composante la plus importante dans la création d'un artiste est sa sincérité (et Rodin le disait lui-même avant moi). La technique ou la créativité ne sont que des moyens pour arriver aux fins de l'artiste, des outils à sa disposition pour faire passer son message. Et quand bien même il aurait échoué, et que son audience ressentirait quelque chose de contraire à son intention, l'œuvre aurait quand même un sens ; celui qu'on lui donne.
J'ajouterais aussi que ce qu'on considère être de l'art est voué à évoluer avec le temps. Comme je le disais plus tôt, il y avait une époque où les occidentaux ne considéraient pas les arts premiers comme de l'art, mais plutôt comme des objets de curiosité (bonjour la condescendance colonialiste !). De même, il aura fallu du temps pour que la photographie, le cinéma, le jeu vidéo, et le graphisme soient considérés comme de l'art... Et aujourd'hui encore, la frontière entre art et artisanat peut exciter certains philosophes pour rien.
Si on a envie d'appeler ça de l'art, appelons ça de l'art. Je pense qu'il faut vraiment désacraliser ce mot !
Bref, vaste débat s'il en est, et bon courage pour le bac de philo à ceux·lles qui vont le passer lundi prochain