LA SAUVAGEONNE DU METROPOLITAIN1
Un vent gondolé s’extrayait de la bouche de métropolitain comme la profonde expiration d’un géant. Il surprenait les indécis, les rêveurs et les non initiés lorsqu’ils descendaient les escaliers, mais jamais les coutumiers ; il s’évanouissait, une fois la descente vers le sous-sol terminée, pour laisser place à un air lourd et comprimé. Pour pénétrer en son sein, il ne suffisait pas de dévaler des escaliers partiellement défoncés : il fallait détenir un sésame fait de papier à l’impression rouge. Petit et rectangulaire, sa vocation était de s’introduire dans une fente d’une même couleur que sa robe, d’en ressortir dans un cliquetis qui précédait le rabattement des portes durant quelques secondes, le temps que l’individu s’engouffre dans l’étroite ouverture et s’éloigne vers les quais souterrains. Il arrivait que des personnalités dépourvues de sésame — des fraudeurs — violent ce système en bloquant les portes pour accéder au corps même du métropolitain, et cela agaçait particulièrement une personne qui ne supportait pas que l’on entache les règles qui régnaient en cet endroit.
Cette personne, c’était une femme ni trop grosse, ni trop maigre dont les cheveux ne tombaient ni trop bas, ni trop haut. Elle n’était ni trop bizarre, ni trop normale. Elle était un juste milieu de l’humain, de sorte qu’elle était invisible au milieu de ses semblables. Elle était intellectuellement et physiquement invisible ; personne ne prêtait attention à son existence comme elle ne prêtait attention à l’existence de personne. C’était une chair parmi des chairs, un corps malodorant qui suaient parmi d’autres corps malodorants qui suaient. Tous les jours, son sésame rabattait violemment les portes dans un cliquetis accompagné d’un signal sonore, puis elle se dirigeait sur les quais pour attendre. Attendre un grand serpent blanc, endommagé par le temps, qui glissait sur des rails comme du savon sur une faïence trempée. Lorsqu’il ralentissait, il produisait un crissement fort désagréable puis, une fois brusquement arrêté, tout son bagage intérieur — c’est-à-dire principalement des voyageurs — bringuebalait. Les portes coulissaient avec vacarme et là, un flot d’inconnus se déversait sur les quais et si quelqu’un avait le malheur de se précipiter dans le wagon avant le vidage complet de celui-ci, il était emporté par la vague humaine. Inutile était de lutter : personne ne s’écarterait, et tous forceraient le passage. C’était le même effet que les pôles positifs de deux aimants qui s’abhorraient réciproquement, qui jamais ne souhaitaient se rencontrer et, avec force, se rejetaient l’un l’autre.
Dès qu’elle était vidée, la rame enflait de nouveaux voyageurs et dans un son strident, les portes se condamnaient. Chacun se retrouvait prisonnier dans une capsule étouffante au beau milieu d’autres prisonniers silencieux. Pas une voix ne s’élevait car personne, semblait-il, ne souhaitait être individualisé. Le véhicule démarrait et en quelques secondes, était lancé à pleine vitesse dans les couloirs noirs des souterrains. Les wagons étaient pourvus de fenêtres, mais cela n’avait pas grande utilité car à l’extérieur, tout était d’un noir profond et abyssal. Si profond et si abyssal que les éclairages blafards de la rame faisaient des vitres des miroirs approximatifs où tout un chacun pouvait observer les autres, sans que ces mêmes autres ne le sachent. Les bancs et sièges arboraient des renflements de textile dont les fibres renfermaient une crasse emmagasinée sur plusieurs années, une crasse qui provenait des culs sales qui s’y posaient, des vêtements souillés, des bagages encrassés qui avaient roulé, traîné et noyé dans la boue urbaine, des sacs de courses alourdis par des bouteilles de lait percées, des boîtes d’œufs cassés et des briques de soupe perforées. L’aspect de ces sièges n’avait rien d’attrayant, sinon tout de repoussant et pourtant, les gens s'asseyaient. Les très mauvais jours, il arrivait qu’une vomissure aux couleurs chaudes tapisse le sol, qu’elle infeste les lieux d’une odeur nauséabonde mais que personne ne semblait la fuir, et même que certains usagers s’en accommodent en s’y installant non loin. Sûrement devaient-ils se dire : « Une place est une place, et je ne la céderai pour rien au monde ». Du moins, c’était ce que cette femme s’imaginait. Sinon comment serait-il possible que des individus, pourtant dégoûtés par ces fluides humains, supportent une telle nuisance olfactive ? Au sein du métropolitain, il semblait que tout un chacun s’oubliait, mettait un certain confort à l’écart et ne relevait pas, de quelque manière que ce soit, les pollutions urbaines qui dégradaient l’espace public.
Dans sa course linéaire, unique et sans déviation, le grand serpent mécanique produisait un bruit insupportable pour les tympans fragiles ou désaccoutumés. Le moteur vrombissant mêlé au frottement du vent entre le véhicule et les parois du tunnel en étaient les responsables. Outre son vacarme, ce jour-ci, le métropolitain accueillait des profils que la citadine se réjouissait d’avance de déchiffrer. Les têtes semblaient s’être multipliées par dizaine et formaient comme un champ de maïs sous serre dont elle avait décidé d’être le céréalier. Cependant, aucun épis ne se démarquait particulièrement des autres tant ils étaient nombreux. Elle décida de descendre au prochain arrêt avec quelques autres usagers, puis s’installa sur l’un des sièges métalliques qui longeaient le mur du quai. Les silhouettes quelconques se dirigeaient toutes vers la sortie indiquée par une flèche verte providentielle, tandis que d’autres arrivaient vers elle pour monter dans le prochain train. Leurs regards se croisaient parfois parce qu’elle les étudiait sans gêne ; c’était toujours eux qui baissaient les yeux les premiers.
Les voyageurs défilaient et tous sortaient de voitures bondées. La femme dût attendre une bonne trentaine de minutes avant d’estimer qu’elles étaient ni trop vides, ni trop pleines pour se laisser engloutir par la bête longiligne. À l’intérieur, les gens étaient bien moins compressés et la vue n’était pas obstruée par des boules chevelues en tout genre. À quelques centimètres d’elle, un couple, jeune et de bonne famille, se tenait debout. Le conjoint s'agrippait à la barre d’une main, et retenait sa compagne par la taille de l’autre. Dans un élan de galanterie, peut-être lui épargnait-il un intime contact avec les bactéries qui envahissaient ce point d’accroche. Puis il lui caressa superficiellement le dos (il semblait que le gros manteau qu’elle portait ne lui permettait pas de sentir avec précision les gestes de son compagnon), et l’embrassa. Elle n’y répondit pas ; elle ignorait que beaucoup de filles rêvaient d’être à sa place et que par respect pour ses comparses, elle devait absolument répondre à cette marque d’affection. Pourtant, rien de plus ne se produisit. Cela eut le don d’agacer l’observatrice de cette scène. Ils descendirent à Charles de Gaulle.
De cette manière, la vision de la femme se dégagea. Elle s’aperçut qu’elle était face à un petit garçon à la chevelure châtain qui imbibait son gâteau sec de salive. Il ne semblait pas décidé à le croquer, et sa mère ne semblait pas décidée à lui en donner un autre. Alors il faisait profiter ses papilles de chaque molécule de sucre qui composait cette friandise avant que celle-ci ne se désagrège dans sa bouche. Elle trouva cela fort dégoûtant, car l’enfant traînait ses mains sur les sièges crasseux et tenait sa confiserie dans l’une ou dans l’autre. Ce n’était plus seulement imbibé de bave, mais aussi de toutes sortes de bactéries !
Elle finit par détourner son regard, fatiguée et lassée de son après-midi dans le métropolitain ; il fallait rentrer désormais. Alors elle quitta le véhicule lorsqu’elle fut à son arrêt, franchit les escaliers qui la conduisit à la surface et se retrouva sous un ciel maussade. Les rues empestaient la pollution ; l’air était étouffant d’une autre manière à l’extérieur. La citadine extirpa ses clés de la poche de sa veste puis, après un peu de marche, parvint jusqu’à son immeuble. Une fois rentrée dans son petit appartement du cinquième étage, elle s’effondra sur son lit sans même se déshabiller. Rapidement, le sommeil la gagna et ses rêves se composèrent de quais souterrains et de transports en commun.