Les heures changeaient, s’interchangeaient et se mélangeaient entre elles. Lorsque l’une se libérait, qu’elle échappait au carcan d’un temps scrupuleusement organisé, alors nous nous trouvions vite perdus. Que faire d’un temps libre que nous n’avions pas prévu ? Comment combler un temps vacant quand rien n’est à notre disposition pour ce faire ? Quelles questions ! s’exclameraient certains. Pour eux, une heure vacante n’était pas un problème ; il existait mille et une autre manières de satisfaire ce vide.
Pourtant, à ses yeux, il n’y avait rien de plus angoissant que de trouver un temps dépouillé, car dès cet instant, elle se sentait comme perdue au beau milieu de nulle part. Que devait-elle faire ? Tout ce monde autour d’elle s’affairait, allait et venait sans cesse. Tous avaient un but. Elle, désormais, devait se créer un nouveau but. Elle observa l’environnement autour d’elle : il fallait qu’elle trouve un endroit où elle pourrait trouver du calme.
Comme à son habitude, lorsqu’elle ne savait pas quoi faire, elle se postait à un arrêt de tramway et attendait patiemment son arrivée. En cette période de l’année, le froid était mordant. Certains se balançaient comme des pendules en espérant se réchauffer. Elle, elle préférait faire les cent pas de part et d’autre de l’arrêt.
Lorsqu’elle monta dans le véhicule, elle songea à ce qu’elle pourrait faire pour combler ce temps dépouillé. Déjà, le trajet jusqu’en centre-ville prendrait une bonne trentaine de minutes. Ce qui n’était pas suffisant pour la rassurer quant à la question qui la taraudait. Son corps fut secoué par un éternuement. Le rhume gagnait du terrain. Elle pensait pouvoir se préserver de la maladie durant cette saison.
Elle fut vite arrivée à destination. À l’extérieur, le déluge régnait et des parapluies de toutes sortes circulaient dans les rues et venelles. Elle songea que le monde avait perdu son visage et que, sous les affres de la pluie, il ne demeurait que des spectres grossiers déambulant. Parfois, ils se repliaient sur eux-mêmes, dévoilant un individu quelconque qui ne tardait pas à disparaître derrière une porte. Parfois, ils se déployaient fièrement et l’individu disparaissait, perdait de nouveau son identité. Tous les bruits environnants étaient guidés par les battements de l’averse ; les pas frappaient les sols et escaliers détrempés, les voitures emportaient dans leurs pneus de longs filets de pluie. Par endroit, l’eau s’était nichée dans de petits creux sur les chemins goudronnés. Le long des trottoirs coulait un fleuve de fortune qui, bien trop éphémère, ne sortirait jamais de son lit. Il se déverserait dans les bouches d’égout jusqu’à sa tarification.
Elle déploya son propre parapluie. Ainsi, personne ne pouvait la reconnaître, ni même avoir quelconque idée de son identité. Lentement, elle s’engagea dans la rue adjacente. Son estomac cria famine. Elle put désormais se fixer un but : déjeuner. Encore fallait-il qu’elle trouve un endroit calme, un endroit où elle se sente bien. Ici, les restaurants étaient étriqués, bruyants et le cadre n’était jamais des plus chaleureux. En vérité, ils étaient conçus pour les personnes souhaitant déjeuner à plusieurs et non à des individus seuls. Elle fit donc les cent pas, jetant un oeil dans chaque restaurant pour en constater l’intérieur, l’ambiance et le niveau de calme jusqu’à en trouver un, en plein milieu d’un centre commercial.
Le centre commercial, elle s’y était rabattue par dépit. Ce n’était pas l’endroit le plus accueillant avec son brouhaha perpétuel, ses lumières artificielles et ses rangées de boutiques dont rentraient et sortaient des gens par dizaine. Pourtant, elle y trouva un petit restaurant. À l’entrée, il fallait s’éclipser à l’arrière pour consommer sur place. Les lieux n’étaient pas des plus vastes mais la majorité des personnes qui déjeunaient étaient seules à une table ; un calme incroyable régnait. Une jeune serveuse lui tendit une carte et l’invita à s’installer ; elle prit place à une table près de la fenêtre, sur un canapé qui suivait le prolongement du mur. Il servait aussi à la table d’à côté où se trouvait une femme concentrée sur sa lecture.
Elle se déshabilla, ajusta sa jupe pour qu’on ne puisse pas entrapercevoir son sous-vêtement. Elle commanda une galette de pomme de terre avec de la crème et du saumon fumé. Sa voisine semblait particulièrement concentrée et imperturbable, attachée aux caractères imprimés sur le papier. Parfois, sa main passait sous sa veste et glissait sur son ventre rond. Elle était enceinte. C’avait été si bien dissimulé qu’elle ne l’avait même pas remarqué.
Elle ignorait pourquoi mais cette femme, par sa seule présence, instaurait un climat singulier qui prêtait au délassement. Sa seule présence l’apaisait, si bien qu’elle n’eut pas grand mal à relâcher toute la tension qui crispait son corps endolori. Comme par mimétisme, elle extirpa un gros livre de son sac en cuir. Tranquillement, elle l’ouvrit et laissa ses yeux se promener sur les lignes. Chaque phrase présente sur chaque page se liait à l’aiguille d’une horloge qui trottait de manière circulaire. Son avancée régulière et homogène, au rythme de la lecture, rapprochait sensiblement la galette de pomme de terre et le saumon fumé de sa future consommatrice. Si bien qu’après un bref chapitre, la concernée fut contrainte de déplacer l’ouvrage pour faire place à une assiette garnie.
Le plat était en céramique, d’une blancheur parfaite, et accueillait en son cœur un écrasé circulaire ; il dégageait une odeur de pomme de terre frite, comme un client pouvait s’y attendre. La rondeur était surmontée de tranches roses de poisson, ainsi que d’une crème fraîche mixée avec de la ciboulette. Le tout formait un parfum agréable pour les narines, éveillant un processus excessif de salivation. D’un geste sûr, elle planta sa fourchette comme dans un bifteck — à ceci près qu’elle voulait consommer le moins de viande rouge possible — et enfourna sa première bouchée. Le goût correspondait à ce qu’elle voyait, mais ne se détachait pas spécialement d’un bon plat similaire. Cela suffit néanmoins à ravir ses papilles et son estomac affamé.
Tandis qu’elle mâchait sa pitance, ses yeux se promenaient sur l’extérieur. La fenêtre donnait sur un arrêt de tramway affligeant ; il était muni d’un abri de verre décharné, de trottoirs encrassés et chargés de mégots, ainsi que d’un panneau électronique rouge affichant les horaires en temps réel. Dans cette zone, des silhouettes allaient et venaient, encapuchonnées, emmitouflées dans des doudounes ballonnées, dissimulées derrière des parapluies noirs. Il était ardu de parvenir à les individualiser, tant elles étaient indifférenciables sous ces accessoires d’une grande neutralité. De plus, elles ne restaient que trois minutes — c’était le maximum qu’elle avait compté — dans le cadre de cette fenêtre avant de disparaître, emportées par un serpent mécanique naviguant sur des rails. Cela ressemblait à un tableau vivant, encadré dans cet étroit restaurant. C’était une scène qui se répétait sans cesse, toujours de la même manière, mais avec des acteurs différents.
Elle appréciait cette idée de peinture vivante. Cela lui faisait oublier le brouhaha du centre commercial qui lui parvenait, à cette distance, comme le bourdonnement d’une abeille. Cela lui faisait aussi oublier les diverses pensées noires qui traversaient son esprit au quotidien, comme un hebdomadaire jeté à la porte de son crâne chaque matin.
Plongée dans sa contemplation, elle demeura immobile un moment, sa fourchette dans la main droite, son couteau dans la main gauche. Les teintes sélectionnées pour réaliser cette œuvre lui déplaisait. Toutes ces nuances de gris qui conféraient à la peinture toute sa substance, toute sa profondeur étaient d’une grande morosité. Si elle en avait été l’auteure, elle aurait plutôt chercher à égayer la réalité ; sûrement aurait-elle croqué la scène différemment de telle sorte à coucher des couleurs chaudes, des couleurs dans une composition qui apaisait l’esprit.
La voix de la jeune serveuse la tira de ses pensées : « Tout se passe bien, madame ? ». La concernée lui répondit par un sourire, quelque peu déconcertée par cette interaction inattendue. Cependant, elle ne dura que de brèves secondes, de sorte qu’elle pouvait recentrer son attention sur son assiette. Les saveurs n’avaient pas changé durant cette courte interruption du cours des choses.
Alors qu’elle était à peine à la moitié de son déjeuner, sa voisine en était déjà à la conclusion du sien. Une théière avec une grande tasse sur sa soucoupe, toute de porcelaine blanche, trônaient à sa table. De temps à autre, elle portait le récipient à ses lèvres, ses yeux toujours rivés sur sa lecture. Elle caressait ensuite doucement son ventre, dans un geste rempli d’amour envers son enfant à naître. À travers la barrière de la peau, sûrement devait-il ressentir cette tendresse. D’une manière ou d’une autre.
Sur ces pensées, elle passa sa serviette sur ses lèvres pour retirer le peu de crème qui s’était logé là, puis déposa ses couverts dans l’assiette. Elle régla l’addition et avant de quitter la plénitude de ce petit restaurant, hésita un instant à saluer sa voisine enceinte qui avait contribué à son apaisement. Cependant, elle ne tarde pas à se raviser ; cela aurait été embarrassant. La femme ne semblait même pas l’avoir remarquée, qui plus est.
Lorsqu’elle franchit l’étroit couloir qui menait à l’arrière des vitrines qui mettaient en valeur des pâtisseries et des sandwiches, le léger jazz du restaurant fut absorbé par le tumulte de la foule, exacerbé par les musiques populaires qui s’enchaînaient sans cesse à la radio. Elle s’empressa de se diriger vers les portes automatiques. En coulissant, le vent froid de l’extérieur s’engouffra dans le grand hall du centre-commercial. Sa tête s’enfouit dans son écharpe comme le ferait un pigeon en plein hiver pour maintenir la chaleur dans son plumage.
C'est marrant que je me plaigne du centre commercial de Mériadeck, alors que celui de La Part-Dieu est cent fois pire