Takenoko – car c'était ainsi qu'on la surnommait lorsqu'elle était jeune enfant – rêvait encore des gracieuses rivières semblables à des lignes de pêcheur qui filaient sur la campagne ; l'eau était fraîche et lors des chaleurs estivales, les enfants y plongeaient pour se rafraîchir, s'adonner à des jeux ou bien pour imiter la pêche aux carpes. Ils brandissaient leur maigre trouvaille, un poisson frétillant de la taille d'une amande, en imaginant la plus belle carpe de tout l'archipel entre leurs mains chétives. Parfois, il leur échappait et ils arboraient des visages rouges comme l'argile, ils se déformaient de façon disgracieuse puis des larmes se déversaient en abondance sur leurs joues. Les aînés venaient les apaiser avec des rires radieux et rayonnants ; si rayonnants qu'ils pouvaient remplacer les éclats ardents du soleil.
Dans cette tendre nature, loin de la souffrance et des responsabilités, Takenoko retrouvait cette même liberté que les oiseaux, le goût et parfum acidulés des fruits, la senteur délicate et sucrée des plantes naviguant sur la brise montagneuse porteuse d'espoir. Les chants enfantins se confondaient avec ce vent timide avant d'emplir ses souvenirs comme les caresses d'une mère.
Tourne et éveille le soleil ;
Oiseaux, insectes, bêtes sauvages
Herbes, arbres, fleurs
Apporte-nous le printemps, l'été, l'automne et l'hiver ;
Le vent souffle, la pluie tombe, le moulin à eau tourne ;
Sans cesse, la vie se perpétue
Sans cesse, la vie se perpétue ;
Tourne et reviens, reviens
Passé lointain
Reviens et rends-moi mon cœur disparu
Reviens et rends-moi mon cœur disparu ;
Oiseaux, insectes, bêtes sauvages
Herbes, arbres, fleurs
Nourrissent la clémence des hommes ;
Si j'apprends que tu m'attends
Je reviendrai sur-le-champ.
Lorsque ces caresses cessaient, elle se réveillait non plus comme la jeune et insouciante Takenoko, mais comme la somptueuse princesse Kaguya des bambous graciles – car c'était ainsi qu'on la surnommait. Elle se conformait alors aux règles de la noblesse ; c'était dans cette artificialité qu'on lui reconnaissait une beauté des plus fabuleuses. L'admiration, l'amour qu'on portait à sa grâce divine ne guérissait en rien les maux qui enserraient son cœur. Elle trouvait donc un certain plaisir à retrouver son enfance dans un carré de verdure qu'elle avait entretenu à ses heures perdues ; elle aimait s'y reposer pour y admirer la vie qui s'y était créée. Certains après-midi, quand elle était condamnée à rester cloîtrée, elle conversait avec les servantes et aimait se remémorer les derniers souvenirs terrés dans son esprit. Elle usait de sa noble éducation pour porter des mots justes à ses pensées ; dans ces moments-ci, elle se sentait proche d'elle-même.
« Pourquoi craindre la tempête ? Ce n’est pas la manifestation d’un quelconque courroux, ni même la source de malheurs. Elle est vue comme destructrice, source de chaos mais moi, j'y perçois l'expression pure et simple de la nature. J'y perçois sa grâce et l’exaltation de son bonheur. On ne devrait pas craindre les éclairs qui déchirent le ciel noir et grondant, les vents violents qui rudoient les arbres ou l'averse qui peine à suivre ses mouvements impétueux. Quand ce temps se prépare, je ressens cet air lourd et pesant, comme une chaleur étouffante qui me saisit à la gorge.
Guidée par mes envies, je sors dans les jardins puis je cours, encore et encore. Je laisse les vents mugissants s'engouffrer dans ma chevelure, guider mes jambes et ma course. Je laisse les gouttes caresser ma peau, la fraîcheur nocturne m'étreindre... Lorsqu'on me supplie de m'abriter, je pousse un cri éclatant qui joint le rugissement de l'orage, comme si ma joie se confondait avec celle des dieux. Je me sens libre, si libre ! Tout cela est d'une telle merveille ! Vous n'imaginez pas à quel point la nature est sublime, à quel point elle est sensuelle. Tous ces plaisirs, personne ne peut me les offrir à part elle. »
Les interlocutrices demeuraient dans un silence profond. Elles ne s'exprimaient pas, ni même par l'intermédiaire du regard ; elle se contentaient d'écouter ; à leurs yeux, la nature n'avait pas plus de valeur qu'une porcelaine chinoise dont les morceaux se seraient éparpillés sur le sol. Kaguya se levait alors, traînant les longues manches de son kimono durant cette opération et s'éclipsait pour retourner à ses occupations. Elle peignait, écrivait et elle exerçait toute sa vénusté dans des tracés. Dans ces simples lignes noires, elle pouvait discerner les sentiments qui se mêlaient dans son esprit. Si elle avait dû les décrire, elle les aurait comparé à l'agitation de la capitale ou bien aux langoureuses traversées des chats, filant comme des ombres dans les ruelles.
Il était arrivé un jour où on avait offert à la princesse un chaton qui égalait sa beauté, blanc comme neige et sur son dos, des écailles dorées, brunes et argentées qui embellissaient son regard d'un bleu éclatant et méditerranéen. On lui avait coupé la queue avant d'en faire un présent, afin qu'il ressemble à ces magnifiques mi-ké. Il n'avait pu mener une vie aussi libre que ses congénères par la faute de cette brutale amputation, mais elle se souvenait qu'il appréciait se glisser dans les jardins pour y chasser les rongeurs et insectes volants ou rampants. Il avait gardé une certaine agilité durant sa brève jeunesse, jusqu'à ce qu'il devienne nonchalant et gras, qu'il refuse de ne mouvoir plus que son oreille ou de n'ouvrir plus que sa mâchoire pour partager son haleine fétide. Il se laissait choyer par la chaleur du soleil des heures durant, sans bouger. Puis vint un jour où il disparut, sans jamais plus revenir. Sûrement s'était-il lassé de cette vie monocorde et exsangue car, disait-on, les chats seraient des enfants endormis qui ne songeaient qu’à un réveil révélant leur affranchissement.
Kaguya avait tant de fois songé à être ce chat qui se libérait de ses chaînes frivoles ; ses chaînes qui ne tenaient qu'à des conventions humaines qui lui échappaient. Il se souciait peu d'apporter le chagrin, il vivait simplement au gré de ses désirs. Elle l'imaginait filer à travers la montagne et la campagne. Elle s'imaginait dans le corps de cette bête qui s'affinait dans sa course claironnante. Elle s'imaginait dans cette vie éloignée du carcan social, dans cette sublime nature qu'aucune loi humaine ne régissait où elle pouvait hurler, courir et exprimer sa joie. Dans ces moments-là, près de sa tutrice, elle esquissait un léger sourire et riait parfois, bien que cette dernière n'ait cessé de lui dire que les nobles femmes ne riaient pas, ni laissaient entrevoir leurs dents.