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Écrits et tableaux
Neyrin.:
Salut, j'ai écrit un truc pas très long sur un rouge à lèvres.
(Cliquez pour afficher/cacher)1. Il ne lisait pas souvent des livres mais lorsque l'envie lui prenait, il achetait des petits auteurs japonais qui n'intéressaient pas grand monde. Il lisait alors quelques pages, puis finissait par le délaisser sur sa table basse, au milieu des canettes de bière vides et des mégots de cigarette. L'une des cigarettes écrasées portait le rouge à lèvres de son amie, celle qui appréciait l'inviter au café chaque jeudi matin. C'était devenu un rituel, presque une routine. Cela ne lui déplaisait pas particulièrement.
Cette cigarette à la marque de rouge à lèvres, il n'osait pas s'en débarrasser. Elle était là depuis plusieurs semaines, le filtre était encore intact ainsi que la trace rouge et raffinée des lèvres. D'habitude, il observait ces cigarettes de loin dans le cendrier du café tous les jeudis matin mais cette fois-ci, l'une était dans son appartement. Certes, il n'y en avait qu'une, mais elle était là. C'était peut-être à cause de cette trace de rouge à lèvres qu'il n'arrivait pas à terminer ce livre. Il pouvait rester une heure entière à l'observer, une bouteille de bière pour faire passer le temps, installé dans son canapé. Il le faisait souvent le soir, en rentrant du travail. Son amie, il devait l'inviter de nouveau et lui offrir une cigarette. Elle l'accepterait dans un léger sourire, elle dévoilait rarement ses dents. Non pas qu'elles étaient repoussantes, loin de là. Elles étaient blanches, alignées et bien entretenues. C'était un beau sourire qu'elle avait mais pour une raison obscure, elle refusait de l'exhiber.
Ses lèvres étaient toujours habillées de rouge car à son sens, c'était la féminité par excellence. Le rouge à lèvres devait être porté par chaque femme qui se respectait, mais il n'était pas du même avis. Un soir, il lui avait confié avoir vu des femmes tout à fait séduisantes sans ce genre d'artifice. Elle lui avait répondu que ces femmes manquaient de courage. Il ne comprenait pas son point de vue, et il s'en moquait bien. Il s'était contenté de finir sa bière sans rien dire. Elle avait fait de même, puis ils avaient changé de sujet.
Cette trace de rouge à lèvres, il la connaissait mieux que personne. La marque n'était pas parfaite. Elle était effacée et assez brouillonne. Elle était arrondie par endroit, parfois plus brute mais avec une certaine délicatesse. L'espace entre les lèvres était parfaitement reconnaissable, et l'on pouvait deviner laquelle était la supérieure et l'autre, l'inférieure. C'était une trace timide, comme si elle n'avait pas osé tâcher le filtre.
2. Un samedi après-midi, il s'était même mis en tête de retrouver la marque de ce rouge dans un magasin de produits cosmétiques. Il avait gardé une photo de la cigarette dans son téléphone, s'était rendu dans un magasin de cosmétiques du centre-ville et avait cherché parmi les rayons. Toutes les couleurs se ressemblaient sauf une : rouge vive, un rouge qui tirait vers le corail. C'était une très bonne marque, d'après une vendeuse, chère et ce rouge était réputé pour sa longue tenue. Il était doré et noir, dans un style très épuré et sur le capuchon se trouvait le signe de Chanel. Certes, il valait trente-cinq euros (ce qui était un prix non négligeable) mais il avait besoin de cette chose. Qu'allait-il en faire ? Peut-être allait-il l'offrir, ou simplement le garder pour lui. Après tout, c'était son rouge à lèvres. Il n'allait pas l'utiliser de toute façon.
Alors il était rentré avec cet achat inhabituel, puis avait rangé le rouge dans l'un de ses tiroirs. Ni plus, ni moins. C'était juste la satisfaction d'avoir cette chose en sa possession, bien qu'elle ne lui soit d'aucune utilité. De nouveau installé dans son canapé, il sortit une cigarette et tira une bouffée qu'il expulsa vers le plafond. Son regard se posa sur le livre délaissé de ce malheureux auteur japonais. Sur la couverture se trouvait un homme dans le style de l'époque, au visage déformé et au chignon qui lui donnait un air folklorique. Il était habillé d'un grand vêtement, semblable à une large veste ou sorte de kimono (il n'y connaissait rien à la culture nippone), et semblait sauter d'une grande falaise à la vue de sa position improbable. Son visage semblait torturé par une forte émotion, il semblait effrayé. Est-ce qu'il fuyait quelque chose ? Peut-être qu'il fuyait l'auteur, ou peut-être qu'il le fuyait.
Il commençait à s'ennuyer. Maintenant qu'il avait acheté ce rouge à lèvres, il avait la nette impression que cette cigarette n'avait plus grand intérêt. Il sentait comme un vide, comme s'il venait de délaisser quelque chose d'important. Il avait besoin d'autre chose. Il s'étira de tout son long, termina sa bière en quelques gorgées et alla enfiler ses chaussures, une veste puis alla faire un tour. Dehors, tout était d'un calme déconcertant. Il traversa le trottoir de son quartier vide, songeant à ce dont il avait besoin désormais. Un chien aboya de l'autre côté d'un jardin, faisant fuir des oiseaux qui s'étaient perchés sur un arbre à proximité. Ils disparurent après plusieurs battements d'ailes frénétiques, effrayés par la bête qui jappait. Il changea de direction, alla s'aventurer dans une rue traversée par des chats errants au corps svelte et aux os saillants. Personne ne venait les nourrir, on les chassait comme la peste. Des ombres noires se glissaient entre les arbres, traversaient la route comme des spectres avant de se faufiler sous les quelques voitures stationnées au bord du trottoir. Parfois, leurs grands yeux se tournaient vers lui. Certains étaient verts, d'autres bleus. Il s'arrêta un instant, les mains dans les poches, le regard rivé sur l'un des chats. Il avait les oreilles dressées, et lapait le contenu d'un soda qui s'était déversé sur le bitume. Puis, il essaya de boire ce qu'il restait à l'intérieur. Sa langue s'y glissa, la canette roula mais il n'abandonna pas.
Et si je l'invitais encore une fois ? Ce n'était peut-être pas une bonne idée. Il détestait se torturer avec des pensées futiles.
Le chat poussa un gémissement. Il s'était coupé la langue sur les bords. Vaincue, la bête prit la fuite sous une voiture et délaissa le cadavre de la canette. Il la ramassa avec indifférence. Des gouttelettes de sang bordaient le trou, s'écrasaient au fond de la canette et se diluaient avec le peu de soda qui restait. Il avait pris sa décision.
3. Un autre samedi après-midi, il décida de l'inviter boire un café. Ils se sont retrouvés à une table sur une terrasse, ont commandé deux cafés noirs et se sont mis à discuter de tout et de rien. Lui, l'avait invité uniquement pour s'assurer qu'il s'agissait bien du bon rouge. Ce n'était pas le bon. Il avait beau scruter ses lèvres, la trace qu'elles laissaient sur le bord de la tasse blanche en céramique, ce n'était pas la même couleur que le rouge qu'il avait acheté. Ce n'était pas du Chanel, ça ne tirait pas vers le corail. Il eut un sentiment de soulagement, mêlé à celui de la déception. Quoiqu'il en était, le café était insipide. Une véritable bouillie noirâtre, comme si l'on avait maltraité les précieux grains de café. La jeune femme versa de la crème dans la mixture.
« Immonde ce café, dit-elle. T'aurais pu te renseigner, avant de m'emmener dans cet endroit... Je comprends mieux maintenant pourquoi il est si peu fréquenté. Dire que j'ai payé un truc pareil.
- Je ferai attention la prochaine fois. Je voulais juste te voir, pas boire un bon café.
- Autant faire les deux, non ? On avait qu'à aller à celui du jeudi matin. Bon, sinon ça va ton boulot ? T'arrêtais pas de te plaindre, la dernière fois.
- N'importe quoi.
- Si tu te plaignais, je t'assure. »
Il haussa les épaules, répondit brièvement à sa question. Elle lui parla de son appartement, de son projet d'avoir un enfant avec son compagnon loin d'être mirifique qui était chef d'entreprise, de leur projet de mariage. Enfin, ce n'était pas lui qui voulait se marier, apparemment. Elle avait décidé de cela toute seule. Elle s'était mise à épiloguer sur le sujet qui n'avait rien de bien intéressant.
Il écoutait d'une oreille distante, l'attention focalisée sur son rouge à lèvres. Il songea à tous les rouges qu'il avait vu dans le magasin de cosmétiques la semaine dernière, mais les couleurs lui apparaissaient toutes identiques dans son esprit. Impossible de retrouver le bon, impossible d'en imaginer un de couleur différente. Celui de son amie était fin et raffiné, différent des autres, unique. Aucune femme n'avait le même. Et si une autre femme le portait, est-ce que l'impression qu'il avait de ce rouge serait le même ? Est-ce que ce serait le même rouge ?
Il délaissa son café, bien trop infect pour être bu par un humain normal. L'endroit était peu fréquenté mais plutôt bien situé. Il y avait vue sur la grande place où se rassemblaient des lycéens qui fumaient comme des pompiers ou des gens qui n'avaient nulle part où manger leur maigre déjeuner. La grande place était bordée par des restaurants blindés de monde et un bar qui fermait tôt. En hiver, une petite patinoire était installée pour les enfants. Mieux valait les observer se vautrer sur la glace devant une bonne entrecôte, plutôt que devant une mixture insipide. En clair, les terrasses de ces restaurants étaient plus attirantes.
De nombreuses personnes passaient devant eux, dont une femme qui dévisagea le café avant de tourner à l'angle d'une rue. Elle tenait un petit chien en laisse, chien qui ressemblait étrangement à une éponge. Ce devait être une sorte de caniche, la langue pendante et ses crocs jaunis à découvert. Ses petits yeux noirs brillaient sous ses poils bruns et emmêlés. Il s'étira longuement, tandis que son amie poursuivait son monologue infernal sur son compagnon. Apparemment, il venait d'Italie et était piètre danseur. Elle disait vouloir faire son mariage en automne pour une raison qui ne tenait qu'à elle.
« Invite les ours et les écureuils, dit-il en sortant des billets de son porte-feuille.
- Si seulement, répondit-elle. Tu crois que je devrais inviter ma tante ?
- La fêlée ?
- Parle pas d'elle comme ça, j'aime pas ça.
- C'est comme ça que tu me l'as décrite.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Je paye le café, vu que t'as pas l'air satisfaite.
- Encore heureuse que tu me le payes, ce sale café ! rétorqua-t-elle comme si cela était une évidence. »
Ils avaient ensuite passé le reste de l'après-midi ensemble, à se promener dans les longues rues du centre-ville. Il lui proposa de dîner à l'extérieur mais elle refusa, disant qu'elle avait d'autres choses à faire, qu'elle devait déjà être rentrée depuis longtemps. Il ignorait si c'était un mensonge. Il rentra donc dans son appartement, se prépara un malheureux dîner puis alla se coucher après deux cigarettes et une canette de bière.
Le jour suivant, après sa journée de travail, il avait repris ses recherches sur ce fameux rouge à lèvres. Recherches qui se révélèrent infructueuses, une fois de plus. Alors une fois de retour chez lui, il s'était enfoncé dans son canapé avec une cigarette, face à celle qui portait la trace du rouge et essaya tant bien que mal de continuer ce livre. Il était peu concentré, n'avait réussi à lire qu'une demie page alors il finit par le délaisser de nouveau. Peut-être qu'un jour, il arriverait à le terminer.
4. Plusieurs semaines s'étaient écoulées, et l'espoir de retrouver ce maudit rouge à lèvres l'avait quitté. Son amie, il ne lui parlait plus et ne voulait plus la voir avant un bon moment. Il avait jeté la cigarette, le livre de l'autre japonais mais avait gardé le Chanel à trente-cinq euros car, pour une raison obscure, il n'avait pas envie de s'en débarrasser. Si jamais il venait à trouver une compagne stable, peut-être qu'il lui offrirait. Cela lui éviterait de se casser la tête à trouver un cadeau.
Vint un nouveau jeudi. Le matin, il n'était pas allé au café car l'envie lui manquait. Déambulant dans les rayons du supermarché pour remplir ses placards et son frigidaire, il se surprit à penser au rayon des cosmétiques. Juste par simple curiosité, il alla jeter un coup d'œil aux rouges à lèvres. Il y en avait peu, seulement une petite dizaine et seulement trois rouges. Un foncé, un clair et un vif. Peu de chance de trouver celui de son amie, donc. Le vif était intriguant alors il le prit. Il était tout à fait classique, n'avait rien à envier au Chanel. Le prix était dérisoire, moins de dix euros.
Ce rouge ne tirait pas vers le corail, mais plutôt vers l'écarlate. C'était ce rouge là. C'était le bon, celui qu'il cherchait depuis des semaines, celui qu'il y avait sur la cigarette et la tasse de café. C'était exactement le même. Il n'avait rien de raffiné, ni d'élégant. Il n'était pas unique, ni différent. A première vue, il était grossier et pourtant, sur les lèvres, c'était une tout autre chose. Il resta ainsi à le fixer au creux de sa main. Une intense déception s'empara de lui.
Sentinelle:
Si on m'avait dit dix minutes plus tôt que je passerai dix minutes à lire un texte parlant principalement de Rouge à Lèvre avec une attention si puissante, je n'y aurais pas cru. :oups:
Tu écris vraiment bien, ton style est fluide, agréable, il est élégant et simple à la fois, je pense que t'as trouvé un bon équilibre du moins. Le rythme est régulier, on s'y perd pas, enfin pas moi en tous cas.
On s'attache assez bien au personnage, pourtant on ne sait rien de lui, pas même son nom, il a l'air complètement indifférent à tout, mais tu as géré, du coup on s'attache à lui sans avoir besoin qu'il se présente par exemple.
Très appréciable ! J'ai hâte que tu nous montres un autre de tes textes. :miou:
Chompir:
Je trouve cette fiction très réussi, Ney. Elle est très intéressante mais aussi déroutante. On est perdu dans un univers qu'on comprend à moitié. Je dirais que c'était comme si j'avais été dans l'esprit de cette homme.
Tu écris vraiment bien et je ne peux que t'encourager à continuer. Cette fiction est vraiment digne d'être dans un recueil de nouvelles. :oui:
Neyrin.:
Merci pour vos retours, vraiment ! Je ne sais pas comment vous remercier... :oups:
Gaellink:
Salut salut !
Je rejoins les autres pour dire que ce texte sur le rouge à lèvre est superbe, toujours très bien écrit, même si on ne sait pas grand chose du personnage principal on est captivé par sa curieuse quête.
Je ne sais pas pourquoi quand j'ai lu ton texte j'ai pensé à cette vidéo, ça vient de la série Hokku, des sortes de poèmes visuels et celui-là concerne un produit cosmétique (c'est là que le lien se fait !)
En parlant de lien, voici celui de la vidéo :
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