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Dans le cours du ruisseau

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D_Y:
Ça y'est, la "semaine prochaine" est passée depuis longtemps, et toujours pas de texte en vue... Manque de motivation ou manque d'idée ? Un peu des deux, peut être.
Quoi qu'il en soit j'ai quand même fini la deuxième partie, qui est assez différente de comment je m'imaginais la fin de l'histoire il y a quelques mois. Je préviens tout de suite que certains élements du premier texte sont passés à la trappe, et même l'histoire, rattachée à coup de bouts de ficelle est sans doute incohérente entre la première et la deuxième partie (mais pas trop j'espère). On s'en fout au final (enfin moi je m'en fous en tout cas), parce que les idées me sont venus presque spontanément, et que de toute façon, cela représente plus un exercice pour moi qu'une volonté de faire une véritable "fic" cohérente et crédible.
Désolé s'il reste quelques fautes, je suis franchement pas un grammairien de talent... Et aux quelques courageux qui traînent ici et qui lieront mon texte (deux choses qui, l'une et l'autre, sont totalement hypothétiques v.v), je serais content de lire vos avis


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   Jamais tempête ne fut plus violente et impétueuse que celle que Simurgh souleva de la majestueuse puissance de ses ailes démesurées. L’Univers lui-même semblait se déchirer, des plus hautes orbes étoilées jusqu’aux entrailles brûlantes du monde. A qui était témoin de la terrible commotion, le bruit étourdissant était semblable aux plaintes de nuées d’esprits, fantômes d’un passé lointain, lorsque le monde était encore jeune, enfermés dans les profondes cavernes par les fées créatrices, alors craintives des maux que pourrait engendrer la maudite progéniture. Imaginez ! Cavernes profondes, grandes comme des mondes, perpétuellement léchées  par les flammes brûlantes et les vapeurs bouillantes de profondeurs plus immenses encore. La tristesse de ces essaims maudits est mêlée à la colère d’une injustice pesant sur leur cœur, telle une montagne posée sur les épaules d’une jeune lavandière.
Ainsi s’ouvrirent les crevasses et les gouffres, autrefois plaine verdoyante ou lac d’un bleu azuré, lorsque les vents déchaînes ouvrirent un passage vers la prison de ces esprits aveuglés par la vengeance. Tous les insectes de l’existence, unis par le mouvement, formant un monstrueux nuage au vrombissement déchirant l’air de ses milliards d’ailes, ne suffiraient pas à décrire l’essaim des démons qui se déversèrent ce jour dans l’air. Ils restent pourtant cachés des yeux des mortels, seul don d’une Nature elle-même effrayée par les terreurs du monde d’en-dessous. Ils sont pourtant là, murmurant aux oreilles des êtres les choses qui mènent à la désolation et à la mort, car pour la Mort ce sont les alliés les plus fidèles qu'il soit. Rongés par une existence infinie de souffrances et de douleur, ils obéiront toujours à Celle qui, enfin, pourra leur apporter la fin des misères, leur dissolution dans le Néant.

   Cependant, au-delà des gouffres noirs de l’Ether, des fées, qui sont à nous ce que nous sommes au bêtes rampantes, des intellects vastes au-delà de tout entendement mortel, dressaient lentement et sûrement des plans pour la reconquête de notre monde. Les plaintes de Nova, la plus grande des leurs, les transperçaient comme des flèches. Elles ne trouvaient ni réconfort dans les douceurs des cieux éthérés, ni en plongeant, pleines de douleurs, dans les océans du Chaos, où tout sentiment se perd dans la confusion et le désordre de tous les éléments de l’Univers s’entrechoquant.
Car elles avaient créées le Monde, dans une union qui n’aura plus jamais lieu, tant elles avaient mis de pouvoir dans ce qui était leur perfection, et ne pouvaient se résoudre à abandonner une telle œuvre. Mais elles portaient davantage leur courroux envers leur sœur la Mort, pas seulement pour ses méfaits sur la Terre, mais parce qu'elle avait amené la discorde entre elles.
Lorsque la Terre était encore nue, que les premières pousses germèrent à la lumière du Soleil et de la fraîche rosée naissante, la Mort, encore appelée Merrigane par ses semblables en ces temps reculés, quitta le groupe alors formé pour s’aventurer dans les contrées inexplorées. Son cœur ne penchait pas encore vers de mauvaises intentions, car nul esprit n’est mauvais de nature, mais le devient lorsque le désir jette son ombre sur la raison. Elle erra pendant plusieurs âges, bien que ce temps parût éphémère aux fées, pour qui le temps suit son cours autrement que pour les mortels. Elle fit le tour de la sphère, du septentrion au midi, de l’orient à l’occident, explorant les grottes et la surface des eaux stériles. Dans sa curiosité naïve et insouciante, elle forma des notes de sa harpe, alors consciente que sa propre volonté lui faisait elle-même créer. Elle commença à dédaigner ses semblables, elles qui jouaient de concert, chacune noyant sa personnalité propre dans la création impersonnelle. Elle était sa seule maîtresse.
Elle ne vit pas, du moins ne compris pas tout de suite, les ravages que son esprit solitaire fit au départ. Elle passa dans certaines régions, sa mélodie fut une symphonie de notes graves, et elle créa les vents arides, qui desséchèrent le monde et firent les déserts brûlants. A d’autres endroits, elle joua une note plus aiguë, et sous ses pieds légers se forma la glace mordante, création dont elle est la plus fière, tant elle prend plaisir à danser dans la neige éphémère, à l’éclat lunaire, et à errer dans les grottes glacées et pures. Elle planta de même des plantes fabuleuses aux couleurs chatoyantes, mais au toucher piquantes et empoisonnées. Elle fit sortir des bêtes au pelage soyeux et à la majesté inégalée parmi les êtres vivants, mais aux dents et aux griffes acérées, aux instincts gorgés de l’odeur du sang versé. Elle voulut contempler ses innocentes créations du haut du firmament, et pour qu’elle puisse voler, elle libéra les puissants zéphyrs. De la plus douce brise, ils se changèrent vite en puissants ouragans et en tornades, lacérant les plaines fraîchement fleuries et les forêts plantées par Nova.
Elle revint parmi les fées éprise de la fierté que connait tout créateur dont l’esprit a jeté sur une toile vierge la beauté d'une peinture immortelle. Mais, lorsqu’elle se posa enfin, elle vit le paradis autour d’elle. Tout ce qu’elle avait elle-même engendrée lui parut gris, fade et laid, en comparaison de ce qu’elle contemplait. Elle voyait de larges oiseaux de toutes les couleurs chanter du haut des cimes d’arbres d’un vert éclatant, qui tendaient leurs branches vers la lumière dorée de l'astre solaire. A ses pieds s’écoulaient les eaux remplies de poissons majestueux, nageant dans les ondes lapis-lazuli.
Les fées étaient sur une plaine verdoyante, se reposant de leur labeur, dansant au milieu des herbes hautes. Certaines goûtaient les fruits savoureux qu’elles venaient de planter, d’autres chantaient de leurs douces voix, tandis que certaines nageaient dans les lacs miroitants, trouvant le repos et le calme dans le silence des abysses, alors douces, et non peuplées de créatures malfaisantes.
« Merrigane », dit Nova, « La nuit va bientôt faire tomber son voile sur le monde, et la lune nouvellement créée nous éclairera de sa douce lumière argentée. Joins toi donc à nous, regarde la douce ondée de cet étang au loin, va y plonger, il a été fait pour que tous les maux s’évanouissent des esprits fatigués. Ou bien grimpe en haut de ce chêne, de son sommet tu pourras contempler le monde s’endormant tandis que la Nuit ferme les yeux de tous les petits êtres nouvellement créés. »
Cependant, tandis que les yeux de Merrigane se remplissent de larmes, qu’elle se désole de n’être pas restée parmi elles, ses propres créations se joignent au tableau ainsi peint. Il y eut d’abord les cris des bêtes affamées, qui résonnèrent dans les songes des fées endormies, obscurcissant alors leurs doux rêves idylliques. Puis la grêle, mêlée aux vents violents, glacèrent les entrailles de celles qui, peu de temps auparavant, laissaient libre cours à la magnificence de leur chant et de leur danse. Enfin, les typhons soulevèrent les étendues marines, asséchant les coraux et les algues, arrachant de leur repos sacré les nymphes endormies.
Toutes étaient prises d’un violent courroux, tant le désordre nouveau jetait le monde dans un chaos inattendu. Ce fut le désordre qui s’immisça dans leur cœur qui mena à la Discorde. Chacune se mit en marche pour stopper et détruire les belles œuvres de Merrigane. La puissance ainsi déployée pour les contenir déchira les airs, détruisant, du moins pervertissant les belles choses conjointement faites par les fées. Il y avait Nova, maîtresse des forêts, mais aussi Lae, chevauchant son cerf doré, Idaline, reine des étoiles, puis Uranie, qui souffle aux oreilles des oiseaux leurs chants mélodieux. Mais encore Edmé, Calixte, Jacinta, Panayotis, Sosha, qui, dans leur détresse, voulant protéger ce que chacune avait insufflé à cette création féerique, négligeaient celles des autres, de sorte que tout fut corrompu. Au milieu de la tempête, Merrigane, sentant sur elle le poids d’une colère qu’elle n’avait pas voulue, courbée par la honte, se tenait les oreilles devant le vacarme, les larmes coulant comme la sève d’un arbre au cœur fendu.
Lorsque la Création Originelle ne fut plus qu’un champ de ruine, ombre de ce qu’elle fut jadis, les fées se tinrent au-dessus d’elle. Les fées colériques peuvent prendre les formes les plus effrayantes, qu’aucun poète mélancolique, à l'esprit macabre, ne peut imaginer dans son esprit. Elles sont comme le sombre pic qui se détache d’un blizzard mortel. Quiconque reçoit la sentence de ces juges divines est déchiré, comme un fin voile de lin dans l’ouragan.
Elle fut bannie dans les limbes, dans les Ténèbres Lointaines. Elle était unie avec la Mort elle-même, car la première elle en sema les graines, et le fruit qui en sorti lui revint de droit. Bannie, elle vola vers les lointaines ténèbres, vers la Tour de la Nuit. Le cœur plein d’une colère brûlante, elle commença à tapisser sa demeure de fresques sinistres, tenant entre ses doigts désormais livides et fins comme des pattes d’araignée le destin de toute chose. Du sommet de sa tour, elle chantait des complaintes propres aux cauchemars et à toute chose diabolique. Elle se revoyait, dans la jeunesse éternelle de sa beauté féerique, parcourir les champs éclatants de la Terre neuve. Alors, submergée par la douleur de ce passé perdu, elle bandait son puissant arc, et tirait de noirs dards dans les cœurs des créatures vivantes du monde. Ainsi devenait-elle moins solitaire dans les profondeurs de la Nuit, lorsqu'elle accueillait les âmes déchirées par la douleur et la damnation.

   Cependant, le monde ne redevint jamais comme il le fut lors de la grande Création. Les choses mauvaises créées par Merrigane subsistèrent, mais les fées y ajoutèrent, autant qu’elles le purent, quelque chose de leur propre esprit commun, nuançant le froid mordant et les chaleurs infernales. Mais jamais les forêts ne devinrent aussi luxuriantes, les lacs et les fleuves aussi beaux, que lors de l’Aube du Monde.
Ce faisant, soignant la Terre comme elles le purent, Nova leur dit :
« Séchez vos larmes, mes sœurs. Mon cœur me dicte que le cataclysme et la perte de notre semblable étaient inévitables. Peut-être sommes toutes marionnettes de quelque puissance plus forte encore que la nôtre. Même les fées ne connaissent pas tous les secrets de l’Univers qui nous entoure. Il est plus vieux que nous. »
« Mais souvenez-vous toutes », répondit Jacinta, « Comment était beau le paradis que nous avions formé sur cette sphère déserte. Et maintenant les êtres qui la fouleront sont tous condamnés à errer dans la noire demeure de Merrigane la traîtresse ! Notre impuissance face au destin des races mortelles me remplit d’une colère que je n’aurais jamais imaginé éprouver. A quoi bon être fée si nous sommes condamnés à observer une telle injustice sans pouvoir y faire ingérence ? »
« Ne la nomme pas traîtresse ! », cria Edmé, « Souvenez-vous lorsque, toutes, nous nous éveillâmes dans l’Asphodèle, au milieu des explosions célestes. Je vis Merrigane s’éveiller en même temps que moi, ne sachant ce qu’elle était, où elle était, ni ce pourquoi elle existait. Nous partagions les mêmes sentiments mélancoliques. Nous avons parcourues le Firmament telles deux étoiles filantes, entraînées dans un merveilleux ballet cosmique, tant nous étions joyeuses d’Être.  Souvenez-vous des chants harmonieux, faisant vibrer les voûtes étoilées, quand elle faisait glisser ses beaux doigts sur les cordes de sa harpe, et que toutes nous dansions sous les accords, suivant sa douce voix mélodieuse. »
« Edmé, Jacinta, toutes les autres, écoutez-moi. », dit Nova d’une voix emplie de tristesse. « Les choses sont car elles étaient destinées à l’être. Ce destin nous ne l’avons pas choisi, notre volonté est pliée par quelque chose de plus grand que nous, de même que nous même plierons les volontés et choisiront les destins d’êtres futurs. Je sais maintenant, du moins je le pense, que la condition mortelle n’est pas une finalité, et qu’elle est nécessaire dans l’existence d’un être. Où vont les esprits, lorsqu’ils quittent leur corps de chair, je l’ignore, et il me parait que Merrigane elle-même ne le sait point. Allons ! La Terre est désormais faite. Toutes nous voyons les choses qui l’habiteront, choses bonnes ou mauvaises. Nous avons été naïves, pensant que nous créerons un havre de paix inaltérable. Mais les épreuves existent désormais, formées dans le tumulte qui s’est joué dans ces plaines terrestres, dans la commotion qui a fait trembler les étoiles. Mon rôle maintenant est de demeurer ici, de panser les plaies et d’attendre que l’orage s’abatte sur ce monde. Il viendra un jour, car Merrigane ne restera pas inactive. Toutes, vous m’aiderez dans cette tâche, car vous êtes mes plus fidèles compagnes. Lorsque les minces fils de la paix terrestre glisseront de mes doigts fatigués, vous serez à mes côtés, me soutenant afin que ne vacille pas la beauté intérieure de ce monde. Tel est notre destin déjà fait. »

   Ainsi donc, alors que les hommes apparurent, crachés par le désert, Merrigane, contrôlant subtilement les minces fils de leurs volontés, plongea le monde dans le déclin. Les haches et les forges dévastèrent les forêts, dénudant la surface de la Terre. Il y eut des guerres, et de tels maux que les cavernes de la Mort se remplirent, et vomirent les âmes damnées qui se mêlaient aux essaims d’esprits démoniaques qui emplissaient d’un bourdonnement sinistre la voûte du Ciel.
Des générations entières se succédèrent dans cette atmosphère de mort, qui parût aux hommes aux sens corrompus tel un doux parfum. Cependant Simurgh déchirait les nuages comme une flèche à travers la douce ondée d’un étang. Il dominait les volontés affaiblies et meurtries de cette race maudite, engendrée pour apporter la misère. Lui-même créait de tels cataclysmes, que des paysages entiers étaient décimés comme des feuilles mortes emportées par le vent.
Les fées contemplaient le sinistre spectacle, prêtes à partir en guerre dans une terrible fureur. Les arcs étaient bandés, les boucliers parés, les armures brillantes étaient telles des constellations dans les ténèbres de l’Espace. Pourtant, pendant longtemps, elles restèrent immobiles, calmes avant la tempête furieuse, car Nova, leur reine, leur avait donné l’ordre de ne pas agir.
La forêt avait reculée jusqu’à ne former qu’un petit bois, entourant le chêne qui était sa demeure. Les oiseaux, les bêtes et les sylvains étaient tous partis, annonciateurs de la fin d’une ère de paix au sein de la nature luxuriante. Seule était restée Nova, îlot au milieu de l’orage annoncé il y a bien des âges. Elle voyait les cités fumantes, alimentées par le brasier de bois et de feuilles. Elle voyait de puissantes armées, recouvrant les champs et les plaines grises comme une maladie. Les dragons et les trolls, libérés de leurs entraves, décimaient les peuples. Les marécages s’avançaient dans les paysages jadis fertiles, et les grands cracheurs de feu carbonisaient tout ce qui était vivant, dans leur fureur inextinguible. L’aigle noir Simurgh, jetait son ombre sur ce spectacle désolé, annonciateur de fin du monde.
Nova pleurait à n'en plus finir, car toute douleur éprouvée par la terre était tel un poignard brûlant planté en son cœur. Mais elle avait la conviction qu’elle devait rester jusqu’à la fin. Car elle avait l’intention de rejoindre Merrigane, de trouver une mort qu’elle savait avoir provoquée lorsque, jadis, elle avait jeté un courroux immérité. Cela était son destin.
Le premier écho qu’elle en eut fut le tremblement des fondations de la terre, et la tempête provoquée par le battement des grandes ailes de l’Aigle. Autour d’elle, tout était feu dévorant. Le chêne de la forêt était tel un phare au milieu d’un océan déchaîné, vestige d’une époque révolue. Simurgh se posa lourdement sur ces plaines infernales, indifférent aux flammes léchant ses flancs surnaturels.
« Ô Fée des Forêts, la Mort te salue ! », dit-il de sa lourde voix d’outre-tombe, chargée des plaintes des âmes de ses victimes innombrables. « Regarde autour de toi, faible divinité, esclave de la destinée ! On te vante parmi les cieux, dit-on, comme la plus grande de ta féerique lignée. Contemple donc ton échec, et voit comme la Mort ma maîtresse domine l’Univers. »
« Ô toi, Oiseau de Malheur, destrier de l’Enfer », répondit Nova d'une voix ferme, « ce que tu contemple en même temps que moi, ce chaos dont tu n’es toi-même, non l’instigateur, mais l’esclave d’une volonté plus puissante que la tienne, n'est pas une fin ! Le monde n’est pas perdu, il n’est qu’une poussière parmi les grandes créations de l’Univers. L’orgueil te fait croire que ta puissance fait de toi un roi, mais tu as l'insignifiance d’une brise.
Sache donc que les fées, et non moi seule, sont les gardiennes de cette terre maltraitée. Même lorsque je serai déchirée par ton bec, que les derniers vestiges de ma création auront quittés l’atmosphère rendue impure par les cendres et les noires fumées, toi et les tiens seront pourfendus. Mais, tandis que ton esprit mauvais sera puni par ta reine, dans ses geôles désolées, le mien s’élèvera là où ni toi ni aucun vivant ne peux l’imaginer. De là, les fées parcourront les cieux, soufflant à ceux qui resteront, droit et honnêtes, à la surface des cendres refroidies, leurs bonnes volontés. Le monde renaîtra, sa beauté s’élèvera davantage encore que lorsque, en des temps reculés, nous avions jetés ses fondations, lorsque Merrigane, qui ne t’avait pas encore arraché des caveaux de l’inexistence, était à nos côtés. Quant à moi je serai morte. Ne te réjouis pas vite à l’idée ! Car lorsque je serai amenée par des mains invisibles vers la Tour de la Nuit, ta reine aux cheveux noirs comme l’abime ne sera pas heureuse de me voir. Tu ne resteras pas à nos côtés lorsque ce moment arrivera, car la bataille sera terrible, les cieux seront déchirés, les débris s’éparpilleront dans l’Ether comme une armée de comètes flamboyantes, les confins même de l’Univers trembleront face à la puissance du choc. Et même toi, tu auras peur. Enfin, lorsque les cieux embrasés redeviendront ténèbres, elle et moi nous nous tiendront au sommet des pics de l’Asphodèle, environnées par le Chaos. Ce ne sera pas un combat inutile, Simurgh Aigle Noir, car Merrigane ne sera plus la Mort punitive, mais la Mort libératrice, comme l’Univers lui-même, tirant les fils de la destinée, l’aura souhaité depuis si longtemps. Alors moi qui suit la Vie, et elle qui est la Mort, joueront de nos instruments à l’unisson, la joie jaillira comme une grande explosion, utilisant la tristesse accumulée depuis si longtemps comme combustible, illuminant les pavés du grand chemin de l’existence ! Toi-même, Simurgh, tu fouleras ce chemin bienheureux, car tu es né d’une volonté méchante, qui se repentira lorsque l’heure viendra. Ainsi Merrigane fera de même pour toutes les âmes qu’elle a condamnées, brisant les barreaux de la prison dont elle est si farouche gardienne. »

   Ainsi la prophétie sortie de la bouche de Nova, depuis si longtemps muette. Mais Simurgh crut en son cœur que ces paroles avaient toute la fausseté d’une âme désespérée, désireuse d’échapper à la mort douloureuse. Ce fut lui qui, dans un grand élan de colère et de fureur, faucha la reine fée comme un épi de blé. Le chêne fut déraciné dans sa majestueuse puissance, mettant à bas ce qui était désormais un vestige de la grande Création passée.
Ce fut au moment où l’Aigle pris son envol vers les hauteurs glacials, que Lae la chasseresse détendit la corde de son arc. Le dard fit flamboyer tout le Ciel, la lumière engendrée fut telle, que le Soleil en comparaison parût une ombre fantomatique. Il vint se planter dans le cœur de Simurgh, qui dans son dernier éclair de vie connut, enfin, la peur prédite par Nova. Le choc de sa chute fit s’écrouler les puissantes montagnes, et souleva les océans bouillants. Les dragons eux même tremblèrent du haut de leurs sommets calcinés, et partirent se réfugier au cœur des montagnes. Toutes les civilisations humaines, élevées dans le culte de la Mort, virent les vagues nouvelles s’abattre sur les continents. Alors Merrigane, dans sa subtile cruauté, coupa les liens qui la liaient à sa volonté, et ils virent alors comment elle s’était joué d’eux, comment ils étaient les outils d’un pouvoir de destruction, tandis que la peur, qu’ils ignoraient alors, serrait puissamment leur cœur, devant la perte inévitable de leur corps et la damnation de leur âme. Stupides esclaves !

   Cependant, tandis que Merrigane tissait sa toile maîtresse, narrant ce qu’elle pensait être la fin des temps, le début de son règne sur les âmes perdues, il resta quelques vivants à la surface du monde. Les premières choses qu’ils virent ne fut pas la désolation causée par le cataclysme céleste. Car devant eux se tenaient Lae, Uranie, Idaline, et toutes les autres fées du Firmament, exceptée Nova.
« Soyez heureux, hommes, d’êtres debout devant nous, car cela signifie que vous avez le cœur bon, et vous méritez d’être les premiers d’une digne race. », leur dit Sosha. « Contemplez le fruit d’une confiance mal accordée, vos pères l’ont payés en ce jour mauvais. Mais séchez vos larmes, car tant que nous serons à vos côtés, les rivières et les fleuves s’écouleront de nouveau, frais et purs comme jadis. Les bois et les forêts repousseront, chargés des senteurs et des fruits qui feront votre survie.
Lorsque votre vie finira, que votre âme chancellera sous le poids de nombreux printemps, vous mourrez. Ne tremblez pas ! Vous ne vous noierez pas dans les ténèbres, mais vous serez libérés des chaines charnelles, votre esprit s’élèvera vers les champs des étoiles, là où les fées joyeuses chanteront et danseront pour accueillir votre esprit reposé. »
Les fées leur confièrent d’innombrables pousses d’arbres et de fleurs, et leur enseigna la fragile symbiose qu’il existait entre les hommes, les animaux et la nature elle-même. Les générations d’hommes qui suivirent louèrent ces nymphes rédemptrices, et le monde redevint beau, comme l’imaginèrent Nova et ses sœurs il y a bien longtemps.

   Ô Muse, laisse imaginer aux simples mortels quelle lutte il y eut entre la Vie et la Mort, dans les ténèbres glacées du gouffre de l’espace. Je vois en songe les fées tomber vers les étoiles brûlantes, mêlant leurs ailes. Dans les nébuleuses aux couleurs infinies, leurs épées argentées s’entrechoquant dans une explosion de lumière aveuglante.
Que dirions-nous, si nous étions témoins du combat ? Nos sens limités nous préservent d’un tel spectacle, ils sont un don de la nature protectrice, un bouclier protégeant notre raison fragile. Peut-être, lorsque mon âme libérée parcourra le chemin au milieu des champs étoilés, je contemplerai au loin les monts d’Asphodèle, là où siégeront la Vie et la Mort, lorsque les fondations de l’Univers ne seront plus ébranlées par la bataille, et que je verrai, côte à côte, les fées réconciliées.

D_Y:
Du coup je poste ici ma fic pour le NaNoWriMo 2017 :oui:

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Un cachot

Quelqu’un est là ! J’entends des pas dans le couloir. Depuis des jours je n’ai pu fermer l’œil. Le visiteur est-il rat, homme ou lutin, mes sens ne peuvent plus le savoir. Je vis dans le monde des ombres, et les prunelles de mes yeux ont encore peine à découvrir les formes des spectres dans la nuit. Il y a quelques jours, il me semble que c’était le solstice, les nuits sont encore longues et humides. Les vapeurs m’empoisonnent les poumons, et je me rappelle avec nostalgie les effluves des acides lorsque, de mes chaudrons, les fumées de mes potions envahissaient l’air comme l’encre la rivière.

Que dis-je ? N’est-il pas là matière à me prêter les traits d’une démone, et ainsi louer la justice de me condamner aux flammes purgatoires ? Demain, je suis morte, ai-je dit morte ? J’aimerais qu’il en soit ainsi, si tel était, cela signifierait que je succomberais avec l’âme innocente, et alors, peut-être, rejoindrais-je les prairies dorées où dansent les anges. Pourtant, ce matin froid de novembre, lorsque toutes les cheminées du royaume s’allumèrent en un grand brasier, lorsque mères et petits se racontèrent des histoires au coin des flammes, un juge au regard aussi sombre que sa robe relâcha le marteau de son jugement, avec le fracas de Vulcain. La sentence était la Mort. Mais, petit juge malin, morte, ne l’étais-je pas depuis longtemps ? Pourquoi aurais-je été présente dans cette cour glacée, sinon ? Un observateur qui aurait eu le courage de contempler dans l’infini de mes yeux aurait vu de noires fumées, des ombres glissant au milieu de forêts obscures aux troncs desséchés. C’est, chers visiteurs, ce qu’on peut retrouver de plus rassurant dans l’âme d’une sorcière. Il y a des choses plus terrifiantes que les fantômes dans les profondeurs de l’âme. Le juge ne s’y trompât pas, non plus que les délateurs, qui colportèrent le bruit de mes allées nocturnes au milieu des collines, des sacrifices de brebis, des mixtures vivantes, mélangeant la vie là, mixant la mort ici, baignée seulement par l’éclat argenté de ma mère Hécate.

Je résistais aux crachats, aux pierres et aux coups de la populace en colère. Je n’eus qu’un battement de cœur de trop, lorsque je vis le forgeron avancer une bassine d’huile bouillante, prête à y être plonger. C’était un châtiment trop doux pour une sorcière, de sorte que je devins le cauchemar des frères et des prêtres. Durant des jours, de l’aube jusqu’au cœur de la nuit, je devins le sujet de travail de ces bons religieux, non pour me purifier, mais pour, si jamais cela était en leur pouvoir, envoyer aux enfers un cadeau empoisonné. Jamais Dieu ne fut jamais autant sollicité dans nos contrées, que pendant ces longs jours. Je dis longs, non que j’eus horreur des paroles divines, contrairement à ce qu’ils pensaient, mais car j’appris au dépend de ma chair que parmi tous les hommes, les religieux sont les plus créatifs dans l’art de la souffrance.

Mais qu’importe ? Me voici maintenant, au milieu des pierres froides, ni vivante ni morte, compagne des arachnides. Les châtiments ont été vains, les voix de ma tête hurlent toujours plus fort. Je cri lorsque j’entends les loups, je prie lorsque je suis baignée par la Lune. Mère, pourquoi m’a tu abandonnée ?

Appelez-moi Epsilon. Il y a quelques années – je ne sais exactement combien – pauvre, affamée, et vouée à devenir la proie de la maladie, il vint en mon esprit la singulière idée de me tourner vers le vice et le méfait. C’était, pensais-je, le meilleur moyen de fuir la misère et m’ouvrir les portes du succès, car, comme cela est bien connu, la richesse et la vertu sont deux sœurs ennemies jurées. Lorsque je devins si lasse que mes nuits devinrent des journées, lorsque le pain et l’eau commencèrent à manquer, lorsque s’installa un novembre humide et gris en mon âme, enfin lorsqu’il manqua de peu que le Danube accueille mon corps fatigué par le tracas de l’existence, alors il était grand temps de songer à prendre le large. Je sens le jugement poindre dans votre esprit, mais pensez-y, vous qui vivez l’existence de la paysannerie, ou de la grande pêcherie. Quelle vie est-ce donc là ! On dit l’homme grand et sage, centre de l’Univers, mais que font la plupart ? Ils bêchent, ils creusent, ils suent, dans la fatigue, le froid ou la chaleur, le gel et la poussière, et pourquoi ? Des pommes de terre pour nourrir leurs maigres corps, et un empire à faire subsister.

Mais, objecterez-vous, le travail c’est la santé, et le soir, j’ai la satisfaction de savoir que le fruit de mon labeur ira dans les boyaux d’un légionnaire en Arabie, ainsi je peux dormir en paix. Mais, dirais-je, le soldat lui-même finira sous peu dans les boyaux du monde, alors quelle est la différence entre l’air et la pomme de terre ? La finalité universelle, c’est la tombe et l’ombre. C’est ce que me dit une âme en perdition que je croisais dans l’obscurité du soir, lors d’une longue errance dans la forêt. Le spectre luisant avait été tué par un légionnaire de notre pays, alors que s’avançaient vers lui les nuées de nos braves soldats en campagne, et qu’alors il ne restait plus que les enfants pour leur faire obstacle. Alors, me dit-il, tandis que je fuyais, je fus tué par vos fermiers, ainsi que l’a prouvé la vigueur du bras qui tenait le glaive qui m’a tranché. Vile sorcière, te voilà menteuse ! criez-vous. Les armées pillent pour se nourrir, les plus sots le savent, moi je nourris l’innocent lorsque j’égorge et cuit. » Ah ! Voilà qu’on dit que c’est mon sein qui abrite le diable.

Cependant je tremble. Le néant ne m’effraie pas, qu'il serait aisé que notre fin soit ainsi, que la mort nous évapore ! Mais bientôt je partirai dans les régions infernales, je boirais le Léthé par gorgées, au milieu des épines pourries, harcelée par les maudits démons aux fouets brûlants. Qui pour croire que j’eus un jour ma part d’innocence en ce monde de vivants ? Quel joueur de dés, dans le ciel éthéré, me jugea misérable pour me jeter dans les griffes d’une telle destinée ? Songez, je vous prie, qu’avant d’être déchu, Lucifer lui-même était bon. Alors je veux dire par quels chemins de ronces, gorgés de boue, je passais, dans quels abimes je m’engouffrais. Enfin, par quel cheminement malin, abusée par la Fatalité, je me dirigeais vers l’art mauvais de la sorcellerie. Plût au ciel que vous ne jetiez mon récit aux flammes. Lors de nuits brumeuses, lorsque votre âme sera gorgée des vapeurs du vin, qui sera là pour vous retenir de suivre le feu follet ? Qui vous empêchera de passer un pacte maudit, au lieu de rester près du foyer de la cheminée, enroulé des bras de vos femmes et de vos filles ? Lorsque je rêve je revois cette époque bénie d’insouciance, de révolte, de liberté, mes pensées libres comme les éperviers. Au-dessus de moi les nuages s’ouvrent en grand, et des richesses dorées y coulent comme une cascade de l’Eldorado. Les cieux me couvrent de bénédiction, ma demeure est la source des arc-en-ciel et des rivières de cristal.

Alors je me réveille dans les ténèbres, bercée par le bourdonnement des mouches, et dans mes pensées il ne subsiste que le bûcher et la damnation. A mon réveil j’ai beaucoup pleuré, voulant rêver encore.
(Cliquez pour afficher/cacher)J’étais une fille souriante, heureuse, et promise à une existence paisible. Dans mon premier souvenir d’enfance, je suis bercée dans les bras de ma grand-mère Wilhelmina, tandis que dehors se déchaînent les éléments de notre nature commune. Aujourd'hui, lorsque je suis dehors, dans le froid, uniquement accompagnée par le vide et les ombres, j’aime me remémorer ces instants privilégiés, depuis longtemps passés, où l’hostilité du monde ne m’avait pas encore atteinte, et où il semblait que la chaleur humaine de ma grand-mère était un imparable bouclier contre les éléments destructeurs.

La cabane dans laquelle nous vivions avait été bâtie à la main deux générations avant la mienne. Elle se trouvait légèrement isolée du reste du village, mais pas assez pour être abandonnée dans la solitude, de sorte que nous profitions de la proximité du village, tout en passant des nuits calmes. L’habitation était tournée vers le Sud, afin que des fenêtres nous puissions voir, à notre aise, les eaux chatoyantes du Lac de Constance. C’était comme un miroir posé sur Terre par les dieux, pour que de leur hauteur, ils puissent voir le reflet de leur toute puissance. Un jour d’été, il était éclatant de bleu. Un jour d’hiver, lorsque l’océan du Ciel se déversait sur nous, il avait un air surnaturel. Le matin, il n’était pas rare qu’un brouillard opaque rende le monde entier ténébreux. Ainsi l’eau devenait le complice du crime. Il semblait en effet que la brume recouvrait même nos âmes, et que tous nos péchés étaient cachés des yeux inquisiteurs du Jugement Dernier. Quelle culpabilité alors ressentaient les coupables, lorsque l’orbe solaire escaladait les montagnes comme des collines, et de sa toute puissance chassait les brumes comme un rideau de velours !

Je vivais avec ma grand-mère, Wilhelmina, et mon père, Friedrich. Ma mère était morte depuis longtemps, mais à quoi bon en parler trop longuement ? Je l’ai tuée peu de temps après ma première inspiration d'air. En Prusse, la médecine des hommes est barbare et dangereuse, comme ma famille l’apprit en me donnant naissance. Et quelle naissance ! Que mes premiers cris ont dû résonner jusqu’aux oreilles des chérubins ! Au milieu du sang et de la fatigue, l’un d’eux, vexé d’avoir été dérangé dans son repos céleste, banda la corde de son arc, et un dard brûlant vint se planter dans le cœur de ma mère. Ainsi partit Franzisca de la face du monde. Je sais que mon père m’en a toujours voulu de lui avoir ravi un tel cadeau. Il part souvent à l’aube, et revient tard le soir, dans la montagne, déchargeant sa haine contre les troncs des arbres. Il ne me l’a jamais dit, mais je vois dans son regard un que-sais-je qui me met mal à l’aise, qui même dans ma nature poétique me sert la gorge comme si elle était bouchée par un crapaud.

Pendant les nuits d’hiver, lorsqu’une pluie glacée tambourinait contre les carreaux de la maisonnée, il préférait marcher vers l’auberge et se perdre dans les labyrinthes des liqueurs. C’était devenu un rituel qui, disait-il, était rendu nécessaire par la rudesse de son existence. Il était vrai qu’il faisait plus que son âge, ses vêtements étaient mal taillés pour son corps musclé, et sa face laissant transparaitre la lividité d’une fatigue pendant trop longtemps accumulée. Pendant ces messes léthéennes, pendant lesquelles tous les hommes de la région creusaient leur enfer en cherchant leur paradis dans l’oubli artificiel, ma grand-mère et moi restions seules à seules. Je pense que ces moments seraient demeurés calmes, eussent-ils été en pleine Apocalypse. Sa voix était douce, la bonté de son regard se reflétait dans le mien, et alors qu’elle chantait dans mes oreilles d’enfant, un calme divin berçait mon âme. Elle avait été une grande lectrice et, bien que les livres soient rares dans notre famille, elle pouvait réciter des histoires dont elle connaissait les principaux nœuds, bien qu’elle n’ait jamais su retranscrire la poésie des mots. Cependant je ne trouvais rien de plus poétique que de la voir assise sur son fauteuil à bascule, sa silhouette découpée par les flammes de la cheminée, les yeux perdus sur les plaines de ses souvenirs. Elle avait passé une longue partie de son existence sur les route, dans les tribus tziganes, traversant les cols et les vallées profondes de l’Europe de l’Est. De cette existence, elle avait appris la musique, la communion avec la nature, et elle connaissait comme personne les secrets enfouis de la nuit. Que sont les ténèbres lorsque nous sommes habitués à dormir avec les loups ? J’avais l’impression, quelque fois, qu’elle parlait directement à la nuit. Elles étaient presque comme sœurs, se murmurant à l’oreille lorsque dort le monde. Qu’importe ? C’était la seule à ne pas m’avoir jugé matricide avant même que j'apprenne à marcher. Si dans sa sagesse et sa gentillesse, ma grand-mère parlait aux ténèbres, qu’il en soit ainsi, et qu'alors les âmes les plus noires restent condamnées à marcher dans la lumière.

La vie champêtre devint vite ennuyeuse, mais j’apprivoisais l’ennui comme un ami d'enfance. A l’adolescence, mes tâches ménagères finies, le linge lavé et étendu, je levais le regard vers les sommets des montagnes dans mon dos, et tel un oiseau je m’y envolais en rêve. Ils étaient couverts d’un éternel duvet de neige, et parfois, les nuages peinaient à les surpasser, et recouvraient les pics d’un air de purgatoire. Même les faucons dans leurs nids rocheux étaient aveugles, et lorsque l’on se concentrait, on pouvait y voir des géants endormis au creux des plus hauts pics, tandis que la ruche des petits hommes, bien en contrebas, levait la tête vers cet univers insondable. Je ne peux décrire quels effets eurent ces monts sur mon imagination de jeunesse. Le jour, je me baignais jusqu’aux genoux au bord du lac, et lorsque mon regard croisait le reflet des pics dans les vagues, j’étais prise d’un tel vertige, que j’avais l’impression de chuter dans la géhénne. La nuit, j’étais épiée par des esprits farceurs et malicieux, de sombres génies, qui étaient présents à la naissance du monde, et qui depuis étaient devenu les gardiens des temps, jusqu’à ce que le temps lui-même s’évanouisse comme une brise.

Malgré ma nature curieuse, j’étais condamnée à rester dans l’oubli. Les secrets du monde étaient renfermés dans un grimoire qui m’était à jamais interdit. Les jours se suivaient, paisibles, tandis qu’au fur et à mesure, le calme produisait sur mon esprit une douleur piquante. Je passais le temps à tisser et coudre. Ma grand-mère, par beau temps, s’asseyait sur le seuil en jouant de son accordéon, une pipe d’ébène sur le bord des lèvres. Ces mélodies mélangées à l’odeur des tabacs, lorsque la brise était douce et le temps clément, étaient un paradis terrestre. La source de tous les doutes. C’est environ à ces moments que je me figurais à quoi ressemblait une éternité au paradis, et quel ennui ce genre d'existence nouvelle devait être. J’étais aventureuse, et la couture me devint rapidement insupportable. J’étais ingrate, et le temps passant les notes de l’accordéon devinrent autant de clous rouillées plantés en mes oreilles. Je feignais d’avoir pleinement compris la place qui m’était assignée en ce monde. Partout où l’on me voyait, on louait mon faux sourire. Mes cheveux d’un noir d’encre reflétaient le soleil, et j’ose me souvenir que certains fermiers ou bergers n’hésitèrent pas à passer près de la rive du lac, lorsque je m'y trouvais à tremper le linge. J’en accueillis certains non sans une certaine ironie. J’étais décidée à jouer avec ces âmes faibles, afin qu’intérieurement, je me convaincs d’être plus qu’une femme invisible de cette époque maudite. Je les imagine encore aujourd’hui, étendus sur leurs lits de paille, m’imaginant pendue à leurs épaules, éreintée devant la fatalité de l’existence. Et eux, les courageux, tels des Atlas modernes, me protégeant contre les assauts répétés de la vie. Même dans la perspective de la mort, je me réjouis, moi inconnue de l’amour véritable, d’être ainsi partie en quête de ma liberté.

Je dresse ici un portrait de mon âge d’or, qui n'a guère d'importance. Qui pour se soucier de mes amis, de mes voyages, de mes passions ? Tout est volatile comme une légère fumée blanche. Aujourd'hui, elle est totalement dispersée. Cependant je passais une existence paisible, certes rompue aux tâches du commun de l’humanité, mais en paix. Lorsque notre étoile se trouvait à son zénith, un voyageur de passage voyait, assise sur un petit tabouret de bois, au milieu de l’herbe verte, une jeune fille, les cheveux d’un noir de jais, la robe blanche éclatante, apprenant les gammes et les notes sur un vieil accordéon tzigane. Je crois qu’elle avait les traits éclatants de la jeunesse. Ses doigts fins pouvaient apprivoiser les papillons. Elle avait les yeux vairons ; l’un bleu, l’autre marron. Un nez aquilin et des sourcils joyeux, des pieds légers comme ceux des fées.
(Cliquez pour afficher/cacher)Figurez-vous, si vous voulez bien le croire, que trois mauvaises fées vinrent se perdre dans les bois sur les rives du Lac de Constance. C’étaient les Larmes, les Soupirs et les Ténèbres, les filles de la Mort. J’aurais pu passer une existence paisible, et, encore en ce jour, jouir des joies de la paysannerie. Cependant avec les années le temps vint à changer, un crachin d’automne glaça mon âme, jusqu’à ce que pour les simples plaisirs du monde, je n’éprouve plus que frustration et dégoût. La religion de mon père, au milieu des goulots des bouteilles, devint vite un appel vers l’enfer. Je ne sais ce que je préférais, lui m’abandonnant, ou lui revenant au milieu des transes de l’alcool, le poing brandit et la langue venimeuse ? Un soir que l’air se chargeait des prémices de l’orage, il revint d’une de ses beuveries, chargé de poison comme un âne d’Egypte l’est de pierres. Je n’avais pas vu plus de seize printemps qu’il commençât à me frapper, moi qui, dit-il, étais la source de son Mal. Moi, vomie par un diablotin ou un bouc pendant une nuit de Sabbat !

Où se cachait la justice dans les plis de ce nouveau mal ? Quelque part, il me semblait que le diable se jouait de moi, lorsque mon père Friedrich tombait sous le joug du terrifiant delirium tremens. J’essayais la lecture sincère de la Bible et la prière lorsque, le soir, mes côtes endolories, les yeux mouillés des larmes de l’innocence, j’adressais mes paroles au dieu muet et sourd. Que lui importe ? Pour lui, le cœur qui gonfle mes veines est le même que le petit cœur des libellules. Si la plus pure des créatures humaines ne se soucie pas de la vie des insectes, pourquoi en serait-il autrement dans l’esprit du créateur, lorsque les hommes se débattent dans les tempêtes de l’âme ? J’étais abandonnée. Dans ma détresse, seule Wilhelmina prêtait une épaule à mes larmes. Mon univers s’écroulait. Oh, quel simulacre est le monde ! On dit que dans les pays envahis, les générations d’opprimés nées après la guerre se soumettent sans mal, n’ayant pas connu les joies d’une existence libre. Ils sont leurs propres geôliers, ils forgent leurs chaînes dans le métal le plus solide, et pour défendre les oppresseurs, eux-mêmes s’enfonceraient un poignard dans le cœur. J’avais perdu ma joie, mes lèvres avaient oublié le mouvement des sourires, semblable à celui des astres. Mes yeux étaient devenu aveugles au chatoiement des couleurs printanières. Il y avait quelque coup de canon dans mon cœur, une guerre sans merci et sans pitié, qui n’avait d’issue que la dissolution du reste de mon esprit sain, comme un morceau de sucre fondant dans un marécage.

C’est en ce temps que je vis pour la première fois le chat noir. Ce n’était, bien entendu, pas le premier chat que je voyais. Avant d’être rongé par l’alcool, mon père était habitué à nous amener en traineau au cœur du village, lorsque, pour la nuit de Saint-Nicolas, petits et grands se réunissaient au milieu des chants et des bougies, pour une veillée inoubliable que nous germains portons en nos cœurs. Alors, enfant, je m’égarais dans les ruelles, enivrée de cette ambiance surnaturelle, et je jouais avec chats et chatons. Ils rampaient des gouttières, couraient tels des éclairs dans la grand’rue, miaulant de toutes leurs petites gorges pour me rejoindre en grande procession. Avec l’écho des chants de fête des enfants, dans l’humidité des rues, j’étais heureuse, car enfin j’avais trouvé des amis. Peut-être était-ce un signe de ma nature sombre. Peut-être étais-je réellement née des enfers, couvée par Cerbère, et que ces jours de fête, les chats du pays reconnaissaient en moi leur vraie maitresse. Quelle enfant se rendrait compte naturellement de sa monstruosité ?

Le chat ! Un matin, perdue dans la grisaille, me rendant au puits, les sabots de bois résonnant sur le sol du chemin, j’entendis dans l’ombre un léger miaulement, qui semblait sortir des entrailles de la terre. C’était un chat à la robe d’un noir profond. Non pas le noir de la nuit, qui s’évade à la faible lueur d’une allumette. Non plus que le noir qui baigne les placards et les caves, qui ne sont que les abris des insectes. Je veux dire le noir, qui emplissait le Vide avant la création du monde. Toutes les légions du Pandémonium fuient le grand Néant qui règne dans ces régions lointaines, et voici que, sans raison, un chat de ce noir-ci était craché à mes pieds, en me fixant de ses yeux de génie !
« Chat, ô Chat, si tu es étranger à ce monde comme je le suis au tiens, que viens-tu errer dans nos régions de l’air ? »
Il ne répondit pas, mais le contraire aurait-il été sain ? Un passant m’aurait trouvé des plus sotte, de me voir ainsi bavarder avec un chat errant. Il aurait peut-être vu ce qu’un début de folie m’avait fait mal interpréter ; un chat borgne, au poil sale et crépu, noirci seulement par le manque de lumière.

La sale bête me suivit tout le jour. Il avait un regard mauvais, jetant de ses yeux les même lances que Saint Michel. Que voulait-il ? Ce petit malin aurait pu me faire détester l’entièreté de la race féline, si les évènements qui suivirent ne m’enfermèrent pas dans un océan magique, dans lequel, au creux des vagues, le chat noir ne devint mon meilleur compagnon, mon âme sœur en ce monde. Ah, que les bergers se moquent, qu’ils jalousent mes compagnons poilus, avec eux je volais dans la nuée des cieux, dans les cheveux de la Lune, jusqu’au pays des faunes, les plaines de Tannhäuser. Mon père tombât gravement malade environ à cette époque. Comme toute essence de maladie, cela était subtil, pratiquement invisible dans les premiers jours du mal. Invisible excepté de moi seule, qui voyais, au milieu de ses coups, les prémices de la décomposition au fond de ses yeux.

Y’a t-il quelqu’un, au-delà des montagnes, dans les villes, dans les campagnes, pour comprendre que j’aimais tendrement mon père ? Je voyais son vice comme une tâche, mais je connaissais sa vraie nature. Comme je sens coupable d’avoir éteint le sourire du visage de Franzisca ! L’on se croit immortel pendant un temps bien long, jusqu’à ce que jeunesse se tare, que vieillesse nous ronge, que le doigt squelettique de la Mort nous frôle le front. Quelle misérable créature, celle qui a conscience de l’inéluctabilité de la fin. Pauvres humains ! Quel choix leur reste-il ? Vivre dans la douleur ou se noyer dans l’oubli. La vie se surestime elle-même, elle se tient à la barre de l’existence comme un capitaine tient son navire au milieu de l’ouragan. Devant l’incertitude de l’Après, nombre de héros deviennent lâches. J’ai senti les cœurs d’Achille et de César faire trembler les murailles du monde, lorsqu’arrivait leur dernier souffle. Plus de matin, plus de rosée, plus de baisers ! Rien d’autre que l’Inconnu, et alors nous savons qui est lâche. Mais songez, vivants, n’auriez-vous pas eu une peur panique, si vous aviez réalisé l’imminence de votre naissance ? N’est-ce pas la plus parfaite preuve de la douleur de la vie ?

La deuxième fois que je vis le chat noir, mon père était au seuil de la mort. C’était la Peste Blanche. Dans la profondeur des forêts, coupant et suant, inspirant les copeaux des arbres fraichement abattus, ignorant les morsures du gel et la fatigues des muscles, mon père avait développé ce mal fulgurant. Il arrêtât de me battre, mais non de boire. Le soir, j’étais agenouillée devant le foyer de la cheminée, tandis que les toux rauques emplissaient l’air de leurs ondes. Ma grand-mère, au chevet de son beau-fils, le chérissait comme un nouveau-né. Qu’elle soit bénie, elle pour qui même le plus fautif des hommes méritait d’être bercé. Je dois dire avec honte que je ne pleurais pas, et que j’eus même la plus grande des indifférences par rapport au destin tragique qui menaçait mon parent. Positivement à mon absence d’émotion, je dois conter ce qu’il advint pendant une nuit hantée par l’imminence du trépas. Ce soir-là, je me levais, mue par un besoin de m’engouffrer au milieu des bois. En vérité, j’avais vu la forme du chat se découper sur le rebord de notre fenêtre. Dans ma folie, j’ai suivi le monstre dans la nuit !
(Cliquez pour afficher/cacher)A la lisière du bois, je sentis les premières larmes glacées couler le long de mes joues. Dans le spectre varié des maladies de l’esprit, il semblait que j’étais déjà abandonnée à une tristesse infinie. Ma vie glissait sur la pente de la misère, qui est plus glissante que la pente du Parnasse l’est à une âme vulgaire. Il y avait des ténèbres à la surface de l’abime, et mon esprit y planait comme un spectre. Soudain, je vis dans les ombres une figure, tout droit sortie d’un rêve.
« - Es-tu songe ou matière ? lui demandais-je.
- Les deux. Mes émotions et mes sentiments sont des illusions, mais moi je suis réelle, tout le monde le sait dans les rangs de votre race.
- Alors tu es quelqu’un de bien connu sous nos cieux ?
- Mon nom est Lacrima. Ne vois-tu pas les larmes qui s’échappent de mes yeux comme les rayons d’une étoile ? Ne vois-tu pas les tiennes couler de tes prunelles sous l’action de ma baguette ? Avec moi, les hommes éprouvent la tristesse, c'est de cette façon qu'ils apprécient le mieux la joie.
- Hélas, ô Lacrima, tu m’étouffes, de l’air ! Le sel de mes larmes remplirait le ventre de l’Atlantique. Plût au ciel que je ne t’ai trouvée dans une clairière, te battant au fleuret avec ta cousine la Joie, et que cette dernière te transperce le cœur, de sorte que l’humanité se réveille sous un soleil neuf, épargnée de toute misère présente et à venir !
- Silence, démone, te voilà bien présomptueuse, de donner des leçons de création au Créateur, Lui qui me fit respirer et jouer de cet instrument qu'est ce point dans le vide de l'Univers. Pour cela, tu pleureras jusqu’à la fin de tes jours et bien après. »
Dans le sein de la nuit noire, un loup mugit dans le lointain. Mon désespoir plongeât dans les profondeurs du monde. Je me battais la poitrine, m’arrachait les cheveux, quelle malédiction tenait le siège de mon âme ? Je m’avançais dans une clairière argentée, et vit assise sur une roche en son milieu une figure semblable à la première. Je me figurais que c’était une sœur du premier spectre, et que soit je rêvais encore, soit j’étais vouée moi-même à la mort.
« - Oh ! criais-je. Le diable m’accable de tous côtés, parle ! que je sache quel tour l’enfer me joue encore.
- Epsilon, hier encore, je volais au-dessus des rizières de Chine, avant de retourner dans les déchirements des révolutions de France, puis en retour je m’égare dans une tribu Pawnee, sur les rives de la Niobrara, qui sera bientôt le Nebraska. A mon passage, les guerres fauchent le champ des âmes humaines, et les mères et les filles soupirent ; mon nom est Suspiria.
- Suspiria ! Je comprends maintenant, mes poumons se gorgent de vapeurs, la pression me rend parente du volcan, lorsque je crierai, ce sera semblable à l’impact du météore.
- Allons, avance, au bout du bois il y a une grande fête en ton honneur. Tu y trouveras notre mère à toutes, puisse-tu voir éclairer les mystères de ton existence, âme chanceuse. »

J’étais brisée, volatile comme l’écume. Ô Fatalité ! Je n’ai pas eu le temps ni la clarté d’esprit de te combattre face à face. Ainsi tu me noies, sans me laisser le choix. Chanceux les puissants, les clairvoyants, eux qui savent que la grande guerre du monde, c’est celle de l’Homme contre la Fatalité. Parfois, elle recule, l’humain stratège triomphe, il créer des ponts, des empires, des écritures, des poèmes. D’autres fois, cependant, il croupie dans le champ de bataille. La déesse, sur son destrier d’ombre, savoure sa victoire, alors viennent l’ignorance, la haine, et la peur dans les cœurs. Ennemie terrible, qui nous tient sous son talon depuis les balbutiements d'Eve.

Larmes et Soupirs, sous votre empire la Mort commence à me paraitre belle. Que vois-je au loin ? Les bois sont luisants, il y a du mouvement. Si les cerfs et les biches sont les témoins quotidiens de ces prodiges, ce sont des créatures bénies entre toutes les créatures vivantes. Je vois au milieu des champignons des fées, tenant dans leurs poings petits comme des têtes d’épingles des trompettes, des cymbales, des flûtes, &c. Curieux spectacle, elles se dirigent en file, telles des fourmis, avec leurs minuscules pieds, là où la forêt est le plus sombre. En levant les yeux, j’ai cru voir l’ombre d’un faune, ses sabots résonnent sur les feuilles mortes. On dirait que tous les oiseaux de la nuit, chouettes, hiboux, ou corbeaux, joignent leurs chants que le jour rend discordant, mais les ténèbres la plus belle symphonie. Étrange spectacle que voici, et pour quelle funeste fatalité ? Ils accourent, les lutins, les gobelins, chantant et dansant vers le cœur de la nuit. Tout résonne, la forêt répond à la mélodie surnaturelle.

Je tremble de repenser à ce moment funeste. Ces êtres de l’au-delà se dirigeaient vers un chêne vénérable, planté par les esprits de la forêt au matin du monde. Ce n’était pas un bel arbre, car à son pied se trouvait la troisième sœur. Elle enlaidissait le monde, murmurait la peur dans le cœur des choses. Pourtant plus je m’avançais plus je la trouvais belle, et en vérité solennelle, une rivale réelle à Cléopâtre.
« - Me diras-tu, esprit, qui es-tu, et si tu es le dernier de mes tourments dans cette nuit sans fin ?
- Je suis Tenebris. J’habite les coins reculés de ce globe, j’ai ma demeure dans le fond des fosses abyssales. J’ai jeté mon foulard sur l’Univers, et j’ai emplit le vide de Ténèbres. Je suis trop profonde, au début et à la fin de vos vies, pour votre entendement. Beaucoup pensent me dompter, mais songe à ceux qui, pendant l’aube du monde, étaient surpris par les tigres de qui j’étais l’alliée ? Pourquoi avoir peur des monstres, si ce n’est sous mon oppression ?
- Oh, je suis condamnée !
- Es-tu lâche, ou ton cœur est-il suffisamment vaste pour accueillir les ombres ? Tu as vu un chat noir ces jours derniers. Nous sommes trois sœurs à danser, main dans la main, menée par cette entité, notre maitresse. Est-elle en vérité un chat ? Ah, tu bouillonnes de le savoir ! Engouffre-toi plus profondément encore dans les bois, si comme nous le pensons, telle est ta destinée.

Imaginez, lorsque vous vous réveillez d’un cauchemar. Un mauvais lutin, sorti d’on ne sait quel gouffre, vous piétine la poitrine et vous coupe le souffle. Vous vous réveillez avec horreur, et vous êtes reconnaissant au matin d’éclairer votre univers. Je connus cette nuit-là le noir le plus profond de la création. Le soleil lui-même y serait noyé. Comme toutes les candidates volontaires, je m’engouffrais avec douleur sur la voie de la sorcellerie. Je marchais pieds nus dans les épines et les ronces, mais je n’étais plus maître de ma volonté. L’ai-je été un jour ? Le libre arbitre, n’est-ce tout simplement une illusion, et ne sommes-nous pas seulement des automates, uniquement mû par des ressorts cachés ?

Dans un gouffre était la plus grande des marionnettistes. C’était la source d’un ruisseau glacé comme le Styx. Cette veine menait dans les hautes sphères de l’enfer, nullement accessible au vivant, et chemin tortueux même pour les morts. J’étais dirigée tout en étant aveugle. Les yeux ne me servaient plus de rien, qu’ils soient ouverts ou fermés. Terrifiante impuissance des pupilles. Et si je rêvais, et qu’à mon réveil, je ne puisse me rediriger vers les lueurs de l’aube ? Perdue dans le sein de la terre pour toujours, vouée à redevenir poussière à l'allure de la limace !
Cependant j’entendis ce qu’était mon but. Une mélodie lugubre, macabre, l’air d’un violon strident, faisait onduler l’air renfermé.
« -Voici la fin de ma vie. J’ai expiré et en voici le bout. Quel dieu cruel me jeta dans les ténèbres, comme un ivrogne fracassant son verre sur le parquet. Si moi, âme chérie, suis condamnée à l’enfer, c’est qu’il doit être surpeuplé, ce lieu morbide. Ô Mort, quels poètes gémissent dans les chambres de tes palais ?
- Pléthore, tous coupables de quelque crime. Mais tu ne les verras pas ce soir. Je t’attendais, Epsilon. Seize ans sont passés comme le battement d’une aile de papillon, et te voici rappelée. Je suis Proserpine, je règne sur les régions infernales.
- Quel enfer ! Je ne veux pas y aller.
- Qui te l'a annoncé, que je le punisse ? Nulle âme damnée n’est jamais passée dans l’ouverture de cette grotte, tu n'as fait que suivre le fil invisible de ma volonté propre.
- J’ai tant prié, pourtant !
- Le silence a plus d’écho que les prières du Pape.
- Je suis née dans la bonté !
- Il n’y a ni bien ni mal en ce monde, seulement ce qui est et ce qui doit être. Quels choix ont des pions sur un échiquier de bois. Quel choix te reste-t-il ? Ton choix, c'est d'être ma lieutenante, être libre en enfer, plutôt qu’esclave au paradis.
- Mais à quel prix ? La damnation éternelle, vivre dans le noir pour toujours.
- Tu es de nature à être sorcière. N’as-tu jamais été en paix les nuits de pleine lune ? Tu parles aux crapauds. Les chauves-souris sont pour toi comme des colombes. La puanteur des acides est pour ton nez une douce fragrance. Le marécage sera ton univers, et tu t’y sentiras bien comme une nymphe en eau cristalline.
- Choses dégoûtantes ! Suis-je si aveugle ? J’ai tant vu le regard noir de mon père, a t-il dont lu en moi ?
- Il n'a lu qu'en surface, la Vérité est pire encore.
- Serais-je condamnée à la solitude ?
- Tu seras l’amie des hyènes d’Afrique, la complice des chimpanzés, la confidente des chats, la nourrice des pourceaux. Ils sont tous de meilleure compagnie que le plus noble des hommes.
- Maigre consolation, l’odeur des porcheries me donnent déjà la nausée.
- La connaissance, alors ! Tu ne vivras plus dans l’ombre, mais tu liras les âmes, tu sauras les secrets du monde. Dans les méandres de l’intelligence, tu seras reine.

(Epsilon, à part)

« - Je suis piégée. Quel bas instinct me pousse à me lier à ces créatures ? J’entends dans les branches les échos des tambours des gobelins. D’abord bruit sinistre, ils pénètrent mes tympans comme une belle symphonie. Mon âme est en plein métamorphose, mes sentiments de femme coulent comme un navire éventré par des pirates de Somalie. Esclave du monde, te laisser acheter aussi simplement. Le ciel bleu, jusqu’alors, me transportait de joie céleste, la Lumière, pénétrant les pores de mon visage, ont maintenant senteur de Paradis, par rapport à ma condamntation. Qu’il en soit ainsi, et que la leçon soit amère, nous ne sommes libres ni dans cette vie, ni dans la suivante, pas même dans la mort. »

(se retournant)

« - Proserpine, j’accepte le pacte. Ma volonté m’abandonne comme un rat quittant le navire, et je ne suis rien de plus qu’une enveloppe morte, à la merci du vent.
- Tu es bien plus que cela maintenant, tu es sorcière. A tes pieds trembleront des cités et des royaumes, tu voleras dans les nuages et ramperas dans les grottes. Dans ton chaudron rouillé, seront mixés des breuvages à faire pâlir les alchimistes. Plonge maintenant ce poignard empoisonné en ton sein, et que la peur fasse sonner la cloche des églises dans l'aube grise du matin. »

Je pris le couteau, glacé comme l’Arctique, et d’une main invisible, lâche et esclave, j’en mis la pointe à l'emplacement de mon cœur. Oubli, ouvre-moi tes bras ! Je le plantais, sous le rire aigu de Lacrima, Suspiria, et Tenebris, sœurs maudites, pendant que leur mère jouait du violon d'outre-tombe.

Je me réveillais au petit matin, dans la même disposition qu’à la veille. J’aurais tant aimé tout oublier, comme au sortir d’un rêve. Mais je su que mon existence était damnée, le Lac de Constance ne devint qu’une tâche grise, le soleil levant un point aveuglant et sinistre. Je songeais à prendre demeure au plus profond des marais putrides. Sainte Wilhelmina, les notes de ton accordéon me laissent maintenant froide. Tu es vouée à ta solitude, comme moi à la mienne. Je pris la résolution de disparaitre dès que possible. Je rampais dans la brume, tel un lézard, jusqu’à l’ancienne cabane qu’était mon logis. Friedrick avait été emporté, la tuberculose avait pris son envol, tenant son âme dans ses griffes. Peut-être avait-je été trompée, peut être n'étais-je pas vouée à la sorcellerie. Ces pensées, maintenant que mon âme et morte, ne sont plus rien que des brises.
Qu’il en soit ainsi, âme damnée. Je partais vers les déserts, effrayant les oiseaux pour qu’ils cessent leurs infâmes chants. Je n’étais rien d’autre qu’un spectre, et à mes talons me suivait un chat, le monstre noir comme l'abime.

Chompir:
Sympa de poster ta fic pour les NaNo. (surtout que je savais même pas que tu avais une galerie :oups:)
J'ai pas encore lu tout ton dernier chapitre mais j'aime vraiment beaucoup l'histoire, en plus tu écris d'une façon très digeste ce qui est vraiment super. Je penses que je lirai tout une fois qu'elle sera fini. (ou alors quand j'aurai du temps à ne pas savoir quoi en faire. :hihi:)

D_Y:
J'ai fini le Nanowrimo avec 3 jours de retard :oups:
Je vais pas trop m'étendre dessus parce qu'il n'y a pas grand chose de particulier à dire. Celui qui se croit malin à comprendre les références, c'est un génie :8):

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[Note sur la présente traduction]

L’éditeur souhaite attirer l’attention du lecteur sur la singulière difficulté qui apparut au regard de cette partie du témoignage de la sorcière.. Au commencement de cet ouvrage, il parut clair à tous qu’un rassemblement cohérent des notes de l’auteure serait particulièrement complexe, étant bien entendu que les conditions de rédaction de ce texte admettaient un désordre de pensées et une urgence à terminer le travail commencé. Cependant, pour une raison que nous ignorons toujours et que nous ne découvrirons sans doute jamais, la présente partie du journal fut écrite en araméen, langue que nous avons eu toutes les peines du monde à traduire. Le très respecté professeur Schwob, de l’Université de Zurich, prit la peine d’étudier le manuscrit et de le traduire en allemand moderne, abandonnant par la même le style épistolaire, par pure raison de commodité. Malgré la somme de travail fourni, de nombreux points du texte sont toujours flous, et les réponses à ces mystères resteront à jamais enfouis avec la mémoire de la jeune femme. Le lecteur tirera ses propres conclusions quant à la complexité de l’esprit et la folie humaine. Puisse ces questions lui faire pardonner les erreurs inhérentes à la traduction.

I.      

Epsilon était étendue à l’ombre des aulnes, cependant que le pâle soleil perçait l’horizon dans les ombres de la Nuit. Était-ce un ouvrage de Tacite, Euripide, ou Platon, qui gisait à ses côtés, abandonné comme nourriture aux vers ? Que lui importait la Connaissance ? Les réponses, quelque force mauvaise lui murmurait à l’oreille lorsqu’une question lui venait à l’esprit. Il ne lui semblait pas alors que le savoir put avoir un coût, et qu’elle en paierait le prix pour l’éternité. L’aurait-elle su que même alors, jamais elle n’aurait voulu se détourner du Savoir. Ce prix, elle l’aurait volontairement payé, comme Eve le paya à l’aube du monde pour l’humanité entière. C’était, semblait-il, profondément humain d’être insouciant, car nous suivons l’exemple de nos parents, ainsi donc, pourquoi être rongé par le remord, quelle que soit notre action ? Ce livre posé à ses côtés, ce n’était qu’un embrun ; elle, elle aspirait à plonger dans les profondeurs de l’Océan. 

Cette heure précise où le jour et la nuit se côtoient et s’embrassent, où l’un meurt et l’autre renait, l’étrange sort le museau de son terrier, le normal va se coucher, et la nuit devient le berceau de toute la féérie qui dort sous nos pieds. Il y a plus de merveilles dans les profondeurs du monde qu’il n’y a d’étoiles dans l’univers, est-ce le fruit de nos imaginations, ou quelque monde caché à nos sens ? L’esprit d’Epsilon était plein de cette pensée fugitive : l’imagination est-elle moins réelle que la matière ? Selon quelle loi ? Si tel était le cas, l’irréel serait-il si désagréable, propre à être fui ? Ô doux rêveur, celui que les réalistes traitent de fuyard et de déserteur, soit fier de tes voyages sur les terres des merveilles, ils valent mieux que les voyages dans les ruelles grises de Londres.
Derrière elle, un bruissement et un craquement se firent entendre au milieu des arbres. Elle voyait une ombre, certes effrayante à cette heure tardive du jour, qui néanmoins l’emplie de curiosité. Elle reconnut de suite un singe avec qui elle était familière, l'ayant étudié sous tous les angles, c'était un orang-outang de Bornéo ou de Fidji, à moins que ses sens de sorcière ne soient trompés par quelque maléfice chrétien. Un orang-outang en pleine forêt prussienne, c'était chose singulière. Mais celui-ci avait eu beaucoup de chance d’être parvenu jusqu’ici, car il fait trop chaud dans les tropiques, l’air des montagnes de Bavière est plus rafraichissant. Depuis sa plus tendre enfance, Epsilon pensait qu’il n’y avait nul vent qui pouvait rivaliser avec celui de Bavière ; c’était comme chevaucher Joran lui-même, et contempler de ses flancs les tréfonds de l’âme et de l’univers. Il est vrai que n’importe quel humain est fier du vent qui souffle entre les poutres de sa maisonnée, mais qui pour rivaliser avec le vent de Prusse ? Le camarade singe pourrait départager, le voyage depuis Bornéo ayant dû être fort long, il avait sans doute vu le monde et ses merveilles, peut-être même avait-il voyagé dans les grottes et les gouffres souterrains. Si tel était le cas, qu'il parle ! les plus grands sages, s’ils sont sédentaires, ne sont plus que des enfants, de qui l’avis ne compte plus guère.
« - Sœur, dit le singe, il est grand temps de partir.
- Partir ? répondit Epsilon sans s'étonner de discuter avec une bête, partir où ? Je suis trés bien ici, ma mère la Lune n’est pas encore apparue, et j’attends avec impatience que l’air me glace le sang, les os, et enfin le cœur. Mais dit moi, quel est le vent le plus réjouissant,  le Joran ou l’Alizée ?
- Sœur, dit le singe sans tenir compte de la question, l’endroit où nous allons est plus glacial que le lit de Perséphone. Si tu te hâtes, tu deviendras glace avant que la Lune ne se lève, ou bien je veux devenir poux moi-même ! »

L’orang-outang se mit à détaler dans les fourrés, et bien qu’Epsilon soit ennuyée à l’idée de quitter sa sombre clairière, elle se mit à courir derrière lui, l’air frais emplissant ses poumons de goudron, le crépuscule lui donnant des ailes noires, qu’elle perdait à l’aube. Mais pourquoi se hâter ? Sûrement un tel froid, s’il était aussi rude que promis, devait être tout aussi froid dans une minute, une heure, une semaine. Pourquoi ne pas y aller dans un millénaire ? Tout réflexion faite, un froid mortel pouvait être un frein à son existence, auquel cas elle préfèrerait courir sur un glacier, car il y avait moins risque de mort, et cela, elle n’hésiterait pas à le dire au singe bruyant et insolent, car elle avait remarqué qu'il lui parlait à elle, humaine, comme si elle était sa subordonnée ! Il était clair que cette victime de l’évolution ne comprenait pas sa place dans le monde du vivant. La sottise du singe était telle qu'il ne comprenait pas qu’il ne suffisait pas seulement de parler, pour être inclus dans le rang des sages humains, et il ne fallait pas moins qu'une humaine pour lui rappeler sa place sur le globule de la Terre.
Mais non ! Un froid brûlant doit être une prouesse digne de l’enfer, et ce singulier guide doit être le seul à en connaitre le chemin. Ainsi il faut tâcher à ne pas le froisser, au moins le temps d’arriver jusqu’à cet endroit. Seulement après avoir atteint notre but, nous nous permettons de dire nos quatre vérités à ceux qui nous ont aidés, c’est ce que tout être vil apprend en ce monde, et la vilenie et la seule vertu qui compte. Sur le cœur d’une sorcière, la glace fait le même effet que l’opium sur l’esprit d’un esclave. Maudit singe, de n’être pas venu plus tôt ! Auquel cas le besoin de geler aurait été assouvi depuis bien longtemps, et le temps présent aurait été une orgie de glace et de neige.

II.

Au bout d’un instant, qui aurait pu être des minutes, mais tout aussi bien des heures (quel farceur est celui qu’on appelle Temps ), ils arrivèrent au bord d’une rivière. Ce n’était pas une rivière d’eau fraiche, prenant sa source dans les sommets des montagnes, mais sa surface était noire et pâteuse, et un courant faible comme un soupir faisait avancer le cours du liquide à l’allure d’un chien malade. Non qu’un chien malade se traine plus lentement qu’un chien en pleine santé ; la maladie est plus prompte à vivifier l’esprit conscient de n’avoir pas profité de son existence, et ainsi à le pousser jusqu’aux retranchements de son être. Mais cette rivière ! c’était de la mort liquide, cousine de la peste, inexorable dans son cheminement vers l’infini et l’oubli.
« -Brah, gémit le singe, toujours aussi poisseuse. N’avance plus ! se noyer dans l’onde aqueuse est un agréable rêve, par rapport à mettre le pied dans ce liquide ci.
- Qu’est-ce donc ? Il me semble entendre l’écho de quelques rires émanant de son lit ? On la croirait habitée par les sirènes, et si je ne m'abuse, il s’y joue un grand carnaval avec danse, trompette, et tout ! On m’a déjà décrit telle fête, organisées par Belzebuub lui-même.
- Elle est habitée, mais pas par les sirènes. Ce que tu contemple est un affluant du Léthé. Les nageuses que tu entends ne savent pas chanter, seulement pleurer. Ce sont des âmes damnées ; elles ignorent d’où elles viennent, ce qu’elles sont, où elles vont, certaines même passeront l’éternité entières perdues dans cette onde. Quant à ces rires que tu prends pour des rires de fêtes et de carnaval, ce sont des soupirs et des pleurs. Tes sens de sorcière ne font plus la différence entre soupirs et rires.

Le singe se permettait de moquer Epsilon ! Elle, incapable de voir les subtilités du monde ? Il finira bouilli en chaudron, pour cette insolence. Telle était sa sentence, et s’il avait un peu d'esprit, jamais il ne se serait permis de se moquer d'une sorcière, ainsi, c'était sa faute à lui, nullement à elle. Mais voici qu’il y avait quelque chose de changé en ce monde qu’elle n’était, après tout, plus sure de savoir interpréter comme il fallait. A ses pieds ne se tenait plus le Léthé, mais une herbe grasse, et levant les yeux, perçant les ténèbres, elle vit qu’ils se trouvaient sur une lande venteuse et humide.
Le froid ! Ce vent glacial balayait ses bras nus. Cependant, elle n'en frissonnait toujours pas, décidément, celui-ci était toujours bien trop tiède pour son âme.

Soudain, au loin, une meute de loups faisait entendre son cri en harmonie. C’était un chœur noble, tiré de l’aube du monde. Au pied des montagnes, lorsque le royaume des ombres envahissait le jour, que le feu n’était encore que trop timide, que les ancêtres des hommes se réunissaient en troupe pour chasser des animaux plus forts qu’eux, alors une hymne similaire perçait le voile du silence, le noir devint plus noir, et le peur fondait sur le cœur des chasseurs comme un hibou s’abattant sur une souris. Au fil du temps, que les humains prirent confiance en leur esprit, qu’ils s’entourèrent de bois et de pierre, et que les cercueils ne furent plus réservés seulement aux morts, le cri des loups n’effrayait plus que les brebis. Là, sur cette plaine, il en était autrement. La Nature n’avait reculé devant rien, les âmes solitaires, perdues dans le vide des landes, que voyaient elles dans l’écho de ce chant, si ce n’est la Mort elle-même, avançant inexorablement, alliée de la nuit, fidèle aujourd’hui comme depuis l’aube des hommes ?
A cela Epsilon n’y pensait guère. Elle avait oublié en un clignement d’œil sa rancune envers l’orang-outang, car grâce à lui, elle passerait la nuit avec les loups, et quelle récompense, quel bonheur !
«- Assez ! lui cria le singe en lui coupant la route. Tu as les jambes d’une frêle humaine, à la première embardée, dès la première chasse, le plus vieux loup de la meute te passera devant comme un éclair. C’est indigne d’une servante du Pandaemonium. »
Epsilon montra ses dents et cracha à l’adresse du singe, telle une chatte accolée au mur, prise au piège par des lévriers assoiffés. « Esclave d'un macaque, pensa-t-elle. Moi qui ait conclu un pacte avec les enfers pour acquérir la Liberté, voici qu’un singe me tient par le bout du museau."

III.   

Poussée par un instinct qu’elle ne comprit guère, elle suivit le singe sur une distance qu’elle ne put évaluer, tant ses pensées étaient tournées vers les loups, qui s’éloignaient davantage à mesure que les deux êtres s’avançaient vers un obscur but. Elle se les imaginait se lamenter de la voir s’éloigner, elle leur maitresse. Des hurlements perçants donnaient matière à cette supposition, et plus elle avançait, plus fort était son désir de se retourner et de courir vers eux jusqu’à perdre son souffle. Tout à coup, des tréfonds de son esprit, il lui semblât judicieux de réfléchir à une recette pour une potion lui permettant d’aller à deux endroits à la fois. C'était, pensait-elle, le meilleur moyen pour que le singe ne se courrouce pas et pour qu'elle puisse s’allonger au milieu des fourrures des loups, là où se trouvait sa destinée en cette nuit précise. Nombreux savants et philosophes ont discuté sur la folie et sur les désirs, sur la force poussant nos volontés à réaliser une action plus qu’une autre, sur la rationalité de nos choix, puis sur le calcul que, par nature, nous faisons, nous animaux mathématique, pour déterminer nos récompenses, ou à l’inverse nos punitions, qui les unes ou les autres, suivent toutes nos décisions. Cet instinct mathématique manquait chez les fous, et les personnes saines admettent elles mêmes qu’il arrive souvent que l'algorithme qui leur fit prendre telle décision fâcheuse, celui-ci était fort peu rigoureux, comme il arrive souvent avec les formules complexes qui ponctuent la vie de tous, même de nos génies. De la même manière, Epsilon effectuait ce calcul rationnel à la manière pythagoricienne qui était la sienne.

Alors donc, une moitié d’elle pourrait-être en Mongolie, dans le désert de Gobi, en Arabie, ou en Ethiopie ! Là elle pourrait faire quelque méfait qui rende fiers les habitants des vallées infernales. L’autre moitié, quant à elle, vagabonderait dans les bois, cueillant les baies, les plantes venimeuses, recueillant la bave des crapauds, gobant les œufs des oiseaux.
Mais ce serait ridiculiser la nature, comprit Epsilon avec tristesse, un peu de frustration et pas mal de désespoir. Qui craindrait une moitié de corps ? La moitié de Néron aurait fait hurler de rire une fillette peureuse, pourquoi en serait-il autrement avec son corps à elle ? Pourtant, elle voulait être une sorcière redoutable, dont le souvenir ne pourrait être effacé dans les siècles à venir.
Aussi, être rationnel, c’était penser à l’habit, et l’habit compte autant dans la terreur que l’esprit du tyran. Elle le savait, les vêtements sont faits pour des corps entiers, et un corps divisé, c'est un corps mathématiquement instable. Avec un peu de dextérité, l’on peut faire telle chose ici, telle chose là, et ainsi l’habit serait adapté à l’usage de la division. Il faudrait pour cela une grande intelligence, hors la division du corps admet la division du cerveau, et un cerveau non entier équivaut à une tête vide, et la bêtise, on la réserve aux gens du commun, non pas aux sorcières.
« - Et les chaussures ? dit le singe. Un jour, on menace le cordonnier de damnation, il travaille jour et nuit pour faire des chaussures de princesse, et le moment venu, on lui demande de livrer un soulier à la moitié, un soulier à l’autre. Autant le damner tout de suite, à moins que la perspective de l’impossibilité de la tâche soit en soi un intérêt pour telle requête. Dans ce cas, c’est voyager sans chaussures, et cela est aussi sot que d’avoir une moitié de cerveau seulement. Il pourrait louer un âne, mettre la chaussure dans un paquet soigneusement emballé, et la laisser à la charge postière. Mais alors ? Quel facteur viendrait se perdre à chercher une moitié de sorcière, avec sous le bras un paquet indiquant « A la moitié droite d’Epsilon, quelque part au milieu du Tibet, sans doute avec des lutins » ?

Epsilon était très vexée que le singe se permette de lire son esprit et de reprendre le fil même de ses pensées les plus secrètes, surtout par rapport à une question d’une telle importance. Elle dut reconnaitre toutefois qu’il avait raison, et de fait, oubliant les loups, le vent, la nuit, la Lune, le chagrin qu’elle ressentit soudainement emplit son âme. Elle se sentait ridicule d’avoir inventé une potion qui n’existait pas, ridicule d’avoir dérangée cordonniers, facteurs, lutins, tout ça parce qu’elle était égoïste, et se croyait seule au monde. En conséquence, et le plus naturellement du monde, constatant que le résultat de son équation de rationalité était un échec, elle s’accroupit, enfouit sa tête entre ses genoux, et se mit à pleurer abondamment, tellement que Noé lui-même aurait été surpris devant l’abondance de ses larmes.
« - Allons, dit le singe, à quoi servent les larmes sinon à énerver les joues sur lesquelles elles coulent ? »
Ce singe était bien évidemment stupide. Il était trop terre-à-terre pour comprendre que les émotions des primates, si grossières, si brouillonnes, sont incomparables à l’insondable abime dans lequel nagent les âmes des sorcières.
« - Quels sont les chagrins des sorcières, alors ?», demanda l’orang outang, si impatient de s’instruire.
Et voici, en substance, quel était le récit plein de profondeur qu’elle fit au singe envoûté.

IV.   

Il y avait en Afrique une étoile qui tient le Soleil en esclave, qui illumine la nuit comme la reine des astres, qui enseigne aux autres étoiles à briller. Pour y parvenir, un voyageur téméraire, et quelque peu poète, doit remonter le fleuve Congo, faire son chemin à travers les feuilles, les forêts sauvages, tuer ou prendre le risque d’être tué par les tribus, les animaux mangeuses d'hommes et les maladies. Cet enfer terrestre ne débouche pourtant sur rien, ni diamants, ni joyaux, ni même mémoire plus belle qu'à l'arrivée, car la mort environnante empoisonne les souvenirs des aventuriers. Il y a toujours là-bas une cabane, faite de planches pourries et de cordes fragiles, un de ces logis si rustre qu'un sauvage même préférerait le toit solide de la voûte céleste. C’était l’antre d’Epsilon. Lorsqu’elle fut lasse des marécages de Prusse, elle prit soin de voyager pendant des mois et des années, courant, marchant, rampant, voguant, vers les terres australes, cachée des yeux des bêtes nocturnes. Nul ne sait comment elle y parvint, ni même ce qu’elle fit pendant son voyage, quelle route elle prit, et pourquoi elle choisit le voisinage du fleuve Congo parmi toutes les rives inconnues du monde.
Ce qu’elle y fit, nul ne le sait à part elle. Cependant, par une quelconque ruse de son esprit, elle répandit la pestilence dans la région. Comme une goutte d’encre troublant la clarté de l’eau, la région où elle prit demeure se vida rapidement de toute forme de vie. Les sources s’asséchèrent, les animaux moururent, les indigènes partirent vers d’autres régions, et ceux qui restèrent attrapèrent la maladie, ou périrent de faim. Ils commencèrent à parler de cette femme que certains d’entre eux avaient entrevue pendant leurs chasses désespérées. Elle était une « thakati », dans son ombre suivaient la mort et la désolation.

Des chercheurs d’Angleterre, attirés par la singularité des phénomènes sévissants dans cette région, vinrent en expédition. La plupart, bien faibles, ne survécurent pas au voyage, et les survivants tous les jours furent tentés de rebrousser chemin. Cependant ce génie, qu'on appelle "science", embaumant de ses vapeurs les yeux des aventuriers, les firent continuer leur route, pourchassant autant la gloire que la richesse, autant en récompense de leur peine que pour honorer la mémoire de leurs frères disparus. Arrivant à leur but, ils n’y restèrent que peu de temps, ayant gagné la confiance des indigènes restants, écrivant quelques journaux, qui cependant ne revinrent jamais en Angleterre, car alors s’abattit sur eux une épidémie de choléra, qui ne laissa nul survivant si ce n’est un.
Ce Matthew n’était pas vieux, mais, fiévreux, il était voué à la mort, marchant au hasard sous le soleil brûlant, au milieu des fourrages de la savane. Ses camarades étaient tous morts, les cabanes étaient désertes, et partout soupirait l’inéluctable destin. « Ô chère mère, se disait-il, que mon souvenir soit un baume à votre cœur. » Il pensait à ses parents, à ses deux sœurs, enfin à toute sa famille, et au seuil de la mort, il ne pensait plus qu’à l’inutilité de sa quête. Qui apprendrait de leurs recherches en Afrique ? Qui se souviendrait d’eux ? Qu’avaient-ils même trouvés ? Il ignorait tout cela. C'est alors qu'il vit l’antre d’Epsilon, qui parut à ses yeux malades un palace du Hampshire. Chancelant, suant, crachant, il en passa le seuil, et devant l’effroi l’emplissant, il ne pria que pour atteindre plus vite la demeure des trépassés.
« -Etais-ce moi ? demanda Epsilon au petit singe, ou l’imminence de la mort qui l’emplit de tant de peur ? »
Toujours est-il que, quelle que soit la raison, cette peur infinie, insupportable à la compréhension humaine, était pour elle comme du miel, et elle sut. « C’est cela qu’on nomme l’amour ! »
Matthew mourut, bénissant cette mort comme une nouvelle naissance lorsque, enfin, vint son dernier souffle. La sorcière ne vit nulle différence, le corps mort restât au milieu de la cahute, le temps –ce passeur de mort- fit son affaire, et il ne resta bientôt plus que le crâne seul de ce savant anglais, de son vivant si instruit, si athlétique, lui qui aurait pu gagner une place de haute estime dans la société anglaise. Plût au ciel qu’il fut resté chez lui, qui sait comment aurait été sa vie dès lors ?

La nuit, la cabane n’était allumée que par une unique bougie, et par la lueur d’une pipe, dont la fumée, rejetée entre les lèvres de la sorcière, embrumait l’atmosphère comme un cimetière. Elle aimait tenir entre ses doigts le crâne à l’éternel sourire, et elle souriait à pleines dents à son tour. Elle se demandait pourquoi la nature nous avait doté d’une chair qui pouvait paraitre si misérable, si pathétique, si triste, tandis que le squelette, et précisément le crâne humain, étaient éternellement joyeux et gais. Les libellules et les moustiques emplissaient l’univers du dehors, mais au-dedans, Epsilon, étendue sur le sol ne pouvait quitter des yeux son amant. La voici, elle, loin de toute civilisation, chassée de tout confort terrestre, que le destin avait uni à Lui, ce doux crâne. Qu’elle ferme les yeux, et elle se voyait dans le tombeau, et alors que c’était reposant ! Ô douce nuit, quelles danses et quels chants doivent résonner entre tes murs ! Ma vie se tient comme une paille au milieu du Nil, mais que cette existence est fragile en vérité, et quelle vanité de vouloir tenir bon jusqu’au crépuscule de l'univers ! Que je meurs, et que mon ombre s’envole vers mon bel étranger, que je l’étreigne comme l’araignée enserre la mouche prise au piège.

"Ainsi, dit la sorcière à l'orang-outang, voilà la source du fleuve de mes larmes, car quelle histoire est plus tragique que celle d'Epsilon et de son amant, son étoile, qui brille toujours en Afrique, qui attire ses propres rois mages de dessous la terre ? Elle brille et je me tiens, sur la plaine venteuse d'un monde qui m’écœure, au côté d'un homme !"

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