Une nouvelle nouvelle après plus d'un an d'autres expériences. Elle était plus rapide et spontanée, elle m'a pris quinze jours et c'est un autre style, j'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire et, à tout hasard, je l'ai envoyée au PJEF avec un deuxième exemplaire de
Mehr Licht!, comme pour faire un retour sur mes expériences passées. Mais je suis jeune encore. C'est l'histoire d'un vieux. C'est bien d'être vieux.
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•La la la
« Vis », dit Dieu. Dans un lieu dont la clé n’a pas été trouvée ; en des temps immémoriaux.
Et l’Homme se mit à vivre. L’Homme se mit à manger, à boire, à avoir chaud, à avoir froid, à se prélasser auprès de la femme et de son arbre quelque part dans le jardin d’Eden, entre la pomme et le serpent. L’Homme vivait sa vie éternellement longtemps et, sans travail, sans logement, sans enfants, tout marginal qu’il était, aurait tôt fait d’être exclu de la société, et n’aurait eu que le choix de finir dans l’absinthe ou dans le caniveau, quelque part entre les œuvres complètes de Thomas Chatterton et une pancarte témoignant de sa pauvreté autant financière qu’orthographique.
Mais l’Homme n’avait que faire de la société qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, qui l’aurait exclu pour cause d’accoutrement grotesque à base de feuille de vigne, qui lui aurait offert une amicale contravention pour consommation de fruit défendu dans des jardins privés, ou encore qui, pour sa disgracieuse excroissance au niveau de la côte, l’aurait exposé quelque part entre le cirque Zavatta et le cirque Pinder. Tout au plus, les gens de ce monde bien étrange étaient en train de lire l’œuvre dont il était le héros originel, œuvre sans prétention dont même l’auteur restait anonyme, très modestement appelée
Bible, et rangée dans une bibliothèque quelque part entre
1984 et
Les 120 journées de Sodome.
Mais la
Bible se gardait bien d’écrire que tout au long de ses neuf cent trente ans, l’Homme s’ennuyait à mourir ; mais condamné à croquer à pleines dents les fruits de l’arbre de vie, l’Homme n’avait aucun moyen de mettre fin à sa propre existence et, trompant son ennui, se mit à découvrir que Dieu avait bien fait les choses en concevant le point sa jouissance extrême quelque part entre son appendice masculin et l’orifice féminin prévu à cet effet. L’Homme donna alors naissance à un nombre d’enfants dont l’énumération durerait jusqu’au déluge, enfants dont le travail, commun et intensif, de générations en générations, donna à voir au monde de merveilleuses choses, quelque part entre les tours phalliques de la City de Londres et ma maison de retraite de La Pendule d’Argent.
Oui, ça, je crois que je l’ai lu dans
La Bible, même si je ne sais plus trop quelle bible c’était. Mais Dieu ne m’a jamais dit qu’il avait créé le monde. L’Homme non plus d’ailleurs.
Mésopotamie, pays de Sumer ; XXVIIe, XXIIe siècle avant Jésus-Christ.
Durant toute l’époque des dynasties archaïques, sur les bords d’un rare fleuve connu du pays de Sumer, les cités-États de Lagash et Umma sont séparées de près de trente kilomètres de distance. On peut estimer que les premiers conflits engagèrent les deux cités dès 2600 avant Jésus-Christ, Umma possédant un accès au fleuve pour irriguer ses cultures agricoles, attirant les convoitises territoriales de Lagash. Le conflit autour de la possession de ce territoire de cultures irriguées, nommé aujourd’hui Gu-Eden-Na selon la langue sumérienne, ne fut tranché en faveur de Lagash que sur l’arbitrage de Mesalim, lugal, roi de Kish, cité dominante de la Basse-Mésopotamie. La décision semble bafouée, d’après les mentions qu’en fait Ur-Nansha, premier ensí, roi de la dynastie de Lagash, ayant régné aux alentours de 2500 avant Jésus-Christ, et fils de Gunidu. La confrontation contre Umma sera en effet reprise par le peuple et les troupes de Lagash, menés par ce même roi, dont le successeur, Akurgal, sera défait par les troupes d’Umma dirigées alors par Ush. Tandis que les forces du royaume voisin de Hamazi rejettent, au sein du territoire sumérien, l’armée du peuple d’Ur, le conflit du Gu-Eden-Na se poursuit sous le troisième roi de Lagash, Eanatum. On estime que sa domination s’affirma d’autant plus qu’il repoussa par la suite les armées de Hamazi, lui accordant de larges facilités pour vaincre les combattants d’Umma. Le Gu-Eden-Na est donc la possession légitime de Lagash, avant d’être repris par Ila, prochain roi d’Umma, triomphant d’Ennanatum Ier aux alentours de 2425 avant Jésus-Christ. Dès que son fils En-meneta prit la succession de Lagash, celui-ci conquit de nouveau le territoire avant de rappeler finalement la volonté de Mesalim, confirmant la victoire et la propriété de sa cité-État.
Cette guerre quasi-permanente est attestée par la découverte de la stèle des Vautours, entre 1877 et 1933, lors des fouilles du site archéologique de Tello, couvrant les cent hectares de l’ancienne ville sumérienne de Girsu, capitale religieuse du dieu Ningirsu, située entre le Tigre et le Shatt-el-Haï. La stèle des Vautours date d’environ 2450 avant Jésus-Christ et, d’après les fragments reconstitués et exposés aujourd’hui au Département des Antiquités Orientales du Musée du Louvre, possède une face illustrée en cinq registres horizontaux, et une face écrite en langue sumérienne à la première personne, commémorant la victoire glorieuse du roi Eanatum.
Non, tout le monde n’a pas les moyens de se payer une thèse en histoire ou d’aller au Louvre tous les jours. Et puis moi, j’étais pas né.
Asie Mineure, bords de la mer Égée, Troie, ; historiquement Xe, XIe siècle avant Jésus-Christ.
Il était trois fois, Agamemnon, un roi grec égocentrique et possessif qui décida de capturer une jeune femme qui n’était même pas une princesse, Chryséis. Face à cet étrange comportement, sa côte d’impopularité au yeux des dieux grimpa, le ciel se couvrit de gros nuages lourds, de pluie, d’orages, et les citoyens Achéens tombèrent malades de la peste, couverts de pustules et de teint pâle. C’est alors qu’Achille, héros grec parmi les héros grecs, armé de son front fier, de son orgueil de héros au court cours, et de son talon, négocia auprès du roi, dont l’obstination n’avait d’égal que l’immuabilité, la libération de la captive dont l’enlèvement mit le dieu en colère — quelle surprise allait avoir celui-ci en se rendant compte que de plus belles princesses font couler plus de sang ! Nul ne sait si la cuirasse, la lance, et les muscles gonflés d’Achille étaient suffisamment persuasifs pour faire oublier son talon, ou si Agamemnon était simplement fatigué de ses responsabilités — quelle surprise allait avoir celui-ci en se rendant compte que, d’ici dix ans, cela serait devenu le dernier de ses soucis ! —, mais le fait est que Chryséis fut rendue. Alors, dans un élan vertueux, égalitaire, et éternellement confiant en l’éternelle règle d’ « un prêté pour un rendu », le vil Agamemnon amena avec elle la jeune Briséis, qui avait pour être reine plus d’étoffe que la première, mais qu’Achille revendiquait corps, âme, et talon. Achille, irrité, et rongé par la rage de ne pas pouvoir se passer de crème hydratante sur le talon pour se soulager, prit la mouche, hurla, arracha ses vêtements en prenant soin de ne pas choquer la bienséance de l’histoire que je te raconte, petit, et s’en alla bouder dans son coin en prétendant « puisque c’est comme ça, moi, j’arrête de me battre pour vous ».
Pourquoi est-ce que tu veux encore un chant avant de t’endormir ? Il en reste vingt-trois, ça risque d’être long de te raconter l’
Illiade. Il y a de quoi y passer dix ans. Je te dirai un chant tous les soirs, c’est promis. Mais ce soir, il faut se coucher, on est tous les deux fatigués, te dis-je. D’accord, encore un peu, juste un tout petit peu. Pour que tu veuilles encore lire l’histoire à ta façon.
Oui, à la fin tout brûle et tout le monde meurt sauf deux, tout ça à cause d’une vraie princesse.
Palestine, Jérusalem, Via Dolorosa ; avril, ca. 30 ap. Jésus-Christ.
Par le soleil qui cogne au front des bâtisseurs et des porteurs de pierres pour des cathédrales qu’ils ne pourront pas voir. Par les eaux et le sang de la vierge qui donne naissance à un enfant. Par un homme d’amour, d’espérance, et de foi, qui annonce sa mort quatre fois à ses amis avant de voir son sang ruisseler sur ses tempes. Par le pain englouti et par le vin qui coule dans les gorges de treize hommes. Par les trente deniers qu’on jette comme à un chien allant chercher son dernier repas dans l’eau dégoulinante du caniveau d’en face. Par la pluie que personne n’a le bonheur de voir, d’entendre, ou de sentir pleuvoir, tandis qu’on arrête l’homme dans la solitude des oliviers. Par un simple préfet romain dont la vie suit son cours jusqu’à ce qu’il ordonne que le sang de cet homme puisse entrer dans l’histoire. Par la vie de l’homme seul emportée dans le flot du procès rapide mais indolent de dizaines d’autres hommes. Par le peuple dont le sang ne peut sécher bien vite si, comme d’autres, dit-on, il a tué son dieu. Par le même juge qui s’en lave les mains. Par les gouttes qui ruissellent imperceptiblement aux tous premiers instants de la couronne d’épines. Par la sueur parfois essuyée par un homme qui, l’espace d’un instant, a partagé la croix. Par le visage resté à jamais sur le linge d’une femme pour essuyer ses gouttes. Par les larmes qui giclent à chaque coup de fouet contre le corps et la colonne. Par le sang qui pleure depuis la peau ouverte que la croix a percée. Par l’épaisse coulée rouge des tempes jusqu’aux pieds de l’homme à bout de forces. Par l’ultime consolation d’être au moins couché sur cette dernière croix. Par le corps qui enfin peut exsuder jusqu’au sol quand la croix est levée. Par la soif demandée et le vinaigre bu. Par le pagne et ses plis qui volent au fil du vent et sèchent une fois le corps vide. Par le dernier souffle et l’esprit disparu dans les mains de son père. Par les larmes et le sang d’une mère qui perd son fils. Par la pluie qui ruisselle des gargouilles aux murs des cathédrales qui touchent encore le ciel deux mille ans plus tard, pour des siècles et siècles.
Non, moi, je n’y crois pas, moi, je pleure simplement et je salue Marie.
Grande-Bretagne, Londres, rive sud de la Tamise, Théâtre du Globe ; entre 1598 et 1601.
The Tragical History of Hamlet, Prince of Denmark, plus connue sous le nom franco-français de
Hamlet, est jouée et se prélasse bien tranquillement au soleil en compagnie des applaudissements et des frayeurs d’un public bien anglais qui ne vient que pour elle, à cent mille lieues des bâillements indifférents et de la salle de théâtre la plus proche du collège de Kévin, mon arrière-petit-cousin du côté de Marcel, mon plus jeune frère atteint d’une sclérose en plaques depuis le jour où je suis allé faire réparer le pneu de ma Renault 5 pour dix-huit euros soixante. William Shakespeare assiste à la première naissance de son spectacle, et à la vue en libraire de deux jeunes boutonneuses qui vont chercher ladite pièce à la lettre « A », j’hésite entre les cuisiner sous forme de pâté ou les poignarder chacune sur le corps de l’autre. Les meilleurs clochards anglais lancent une pièce qui roule dans le caniveau puis s’entassent en rond dans la cour d’auberge, s’émerveillant devant la peinture du dessous du balcon, tandis que, assis confortablement sur mon fauteuil au premier rang, et sans penser à celui qui a écrit cette pièce il y a belle lurette, je me régale des dessous de l’actrice qui joue Juliette, et je dois avouer que sa jupe a un rôle très touchant. Quelques nobles, dont la reine Élisabeth, sont aux première loges, un étage au-dessus du sol, gagnant une vue plongeante sur la scène et le balcon en dur, tandis que parfois, j’envie le régisseur dont j’entends les pas quelque part sur le grill, et dont la vue plongeante n’est pas sans titiller mes intérêts lubriques. On annonce le début, le coup de canon est tiré, on crie, on applaudit. Et moi, je quitte la salle dès lors que le projecteur s’allume en plein dans mes yeux, faisant un pied de nez au petit vieux aigri et irascible que je suis, qui, de plus, ne manque pas de se tromper trois fois de porte dans un certain fracas, histoire d’être discret. Le spectre est annoncé. Le spectre annonce à Hamlet qu’il est son père et, après un discours sur les conditions de sa mort, tragiques pour les autres et prosaïques pour les uns, dit qu’il pourrait éventuellement penser à une hypothèse selon laquelle il faudrait qu’il le venge. Ce sont des choses qui arrivent, me direz-vous, on se croirait presque dans un petit village de la France profonde, dans lequel ma voisine ne m’a, selon elle, jamais assez remercié d’avoir en 1978 ramassé une patate de son potager qui dévalait la pente, car voici sa fierté et la mienne, cocorico. C’est un belle preuve d’amour que de venger son père, et je suis sûr que, s’il n’était pas mort, il en serait particulièrement reconnaissant envers son fils ; moi, j’arrêterai peut-être un peu d’être aigri si ma petite-fille pouvait être comme ça avec moi. Le peuple, tenu en haleine par l’effet de suspens, attend, tandis qu’en marchant jusqu’à ma voiture, il y a quelque chose de pourri à la semelle de ma chaussure. À la fin, tout le monde ne meurt pas, mais de toute façon, ceux qui ne meurent pas deviennent soit fous, soit seconds rôles, et de toute façon, avec une marge d’erreur et dix pour cent de perte, deux cent cinquante cinq ans plus tard, Sigmund Freud naît à mille trois cent kilomètres de là.
Oui, telle est la question.
France, Picardie, Somme, au Sud-Est de Contoire, Bois Lemaire ; 10 août 1918.
Léopold Lataste, soldat de deuxième classe du 135e régiment d’infanterie française, numéro 1666 au recrutement de Mont-de-Marsan, numéro de matricule 18656, né le 24 août 1898 à Baigts, dans les Landes, est tué à l’ennemi. Mort pour la France, l’acte sera inscrit en février 1919, à Baigts, dans les Landes.
Je ne l’ai pas connu. Il aurait pu être mon père. Il a peut-être été perdu alors que ses parents étaient encore vivants. Peut-être a-t-on attendu avant d’annoncer sa mort à ses parents. Peut-être ne l’a-t-on jamais annoncée. Peut-être a-t-on laissé trop de temps pour découvrir son corps et coucher son nom sur la longue liste des numéros, des noms, et des hommes morts pour la France. Peut-être a-t-il reçu une balle dans le poumon, dans la cuisse, dans le foie, dans la tête pour être plus rapide et n’avoir pour pensée au moment de mourir que celle de « Je suis mort » ; peut-être a-t-il été embroché ou frappé, peut-être a-t-il reçu une balle de dos, peut-être a-t-il lutté contre l’ennemi avec honneur, pendant des minutes, des heures, une nuit, des secondes, peut-être l’ennemi était-il allemand, ou peut-être français, peut-être que personne n’avait d’uniforme, peut-être que personne n’est mort, peut-être que l’ennemi est mort peu de temps après, peut-être que… Peut-être que ses parents n’ont pas pleuré. À son âge je suivais mes études d’histoire. J’ai appris beaucoup de choses. J’ai appris la naissance du monde et la mort du Christ, j’ai appris les hommes qui aimaient voir de l’art, j’ai appris les grandes guerres que j’aurais aimé vivre plutôt qu’étudier. J’aime bien raconter à ma petite-fille tout ce que j’ai appris. Pourtant, moi, je lui dis bien que je n’ai jamais eu de chance ; je n’ai jamais fait la guerre. Et puis, un jour, je me dis, ils en referont bien une ; alors ma petite-fille pourra enfin savoir qu’elle est la seule maîtresse de ce qu’elle sait ou non, et elle protestera en brandissant un livre plutôt qu’un fusil, et elle s’insoumettra, elle écrira des mots à démonter les murs, elle crierai son mépris contre les… Et sa plume aura à peine donné naissance à sa première perle d’encre, sur les feuilles qu’un charmant jeune homme lui aura offertes, que quatre balles seront tirées entre son cœur et son poumon. Et moi, assis dans le fauteuil devant la cheminée, je brûlerai ma thèse autour des incidents diplomatiques de Sumer à Sarajevo, et garderai en souvenir le seul acte de décès de ce jeune Léopold.
Non, je vieillis assez.
Maison de retraite de la Pendule d’Argent, ma chambre personnelle ; maintenant.
Confortablement assis dans mon fauteuil en cuir qui coûte une fortune à la maison de retraite, je jette une dernière fois dans l’herbe sans aucun scrupule la télécommande grise qui sert à allumer la boîte qu’on appelle couramment la télévision. Puis délicatement, pour ne pas faire trop de bruit et conserver mes nerfs qui ont aussi le droit de se reposer, je détache la télé du mur et la jette elle aussi avec sa camarade. Puis je prends le journal qui est à côté de moi, et, ayant lu dans ma vie des choses bien meilleures que le scandale qui suit la nouvelle teinte de cheveux de l’acteur principal dans la série que je viens de jeter par l’ouverture prévue à cet effet, je prends d’abord le soin d’arracher mon horoscope, d’en faire un petit avion, puis d’envoyer les trois pages qui servent de magazine s’envoler gracieusement par la fenêtre pour couler des jours heureux avec leurs bons amis. Je reprends mon souffle et je fais maintenant une cocotte avec mon horoscope. Puis, j’attrape au hasard la pile d’autres journaux, et c’est ravi d’apprendre que la doyenne de la boîte dans laquelle j’ai fait mes premières heures au département des fournitures sanitaires vient de fêter ses soixante-deux ans autour d’un gâteau à la framboise que j’insuffle à ce tas de papier l’envol le plus majestueux de son histoire, pour atteindre enfin le jardin des délicieuses herbes folles et des crottes de chiens. Je reprends mon souffle et je fais maintenant un dinosaure avec mon horoscope. Puis, déçu de me rendre à l’évidence que mon dinosaure censé être terrifiant ressemble plutôt à un poulet nain, je regarde par la fenêtre et suis heureux de n’avoir plus rien à jeter par ici, en dépit de ma vieillesse aigrie et de ma réputation d’éternel vieux râleur.
Alors, j’exhume mon avion, ma cocotte, mon dinosaure, mon poulet, mon horoscope. J’y lis que je peux avancer, tourner le dos à ce qu’il y a derrière, et, pour une fois, écouter ce en quoi je n’ai jamais eu confiance. Alors, puisque je l’ai lu, je fais de ce dernier petit bout de papier une petite couverture pour mon petit cœur de petit vieux, je respire, j’ai peur, et je ferme les yeux.
Je n’aurai vu ni les cinq cent kilomètres de la voie balte, gigantesque chaîne humaine de près de deux millions d’estoniens, de lettons, et de lituaniens, rêvant d’une révolution chantante pour l’indépendance de leurs trois pays, le 23 août 1989, alors que ma petite-fille venait de naître au début du même mois.
Ni les attentats du World Trade Center dont on parlera tant plus tard à la télé, et que je n’aurai pas la chance de voir de mon vivant car moi, je serai mort bien avant ces deux camps.
Ni la toute première ascension réelle et immortelle du sommet de l’Annapurna à 8091 mètres au dessus de notre bonne vieille Terre, le 3 juin 1950, par deux français bien de chez nous.
Ni les concerts de Jacques Brel les 16 et 17 octobre 1964, à l’Olympia, les seuls enregistrés pour lesquels j’ai perdu une nuit ma place payée par mes parents, auxquels j’aurai enfin peut-être eu l’occasion d’écouter
Amsterdam.
Je n’ai pas vécu toutes ces choses. Mais je les ai écrites. Et tandis qu’un air frais rentre par la fenêtre, je pense que peu importe.
Oui, je meurs.
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