Hello, aujourd'hui, suite et fin de Quelqu'un de bien. Bonne lecture!_______________
Quelqu’un de bien.
IV.
Les hurlements de Locksey reprirent cette nuit là. Plus fort que jamais, ils réveillèrent Syf durant les heures les plus noires de la nuit. Les yeux grands ouverts fixés sur le plafond immaculé, elle frissonnait, malgré son épaisse couverture. Parfois les cris se changeaient en longs sanglots humides, et elle avait le sentiment d’entendre des mots, mais ils lui apparaissaient comme déformés, inintelligibles. Son esprit dériva vers la dague à la lame gravée de runes, dans la casette de la bibliothèque. Il serait si simple d’aller la chercher, de faire taire ces cris. De mettre fin à ses souffrances.
C’était peut-être la bonne chose à faire…?
Elle cligna des yeux lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit doucement en grinçant un peu. La silhouette de Lyn se découpa dans l’embrasure, à peine visible grâce à la faible clarté de la lune.
-Lyn, c’est toi?
Elle avait la sensation étrange que sa voix était pâteuse, comme si elle sortait d’un long sommeil alors que cela faisait plusieurs heures qu’elle observait le plafond.
-Je suis désolée… Locksey, il…
-Shh, l’interrompit la jeune femme en refermant la porte.
Syf dut écarquiller les yeux pour continuer à la voir, qui s’avançait. Lyn grimpa sur le lit, avançant à quatre pattes. La Norske pouvait entendre sa respiration tremblante, à cause du froid.
-Tout va bien maintenant, Syf. Je suis là.
Syf sentit des doigts tendres s’infiltrer dans ses cheveux, le souffle chaud de la jeune femme qui se rapprochait de son visage. Leurs lèvres se trouvèrent presque instinctivement, d’abord timides, hésitantes, puis gagnant rapidement en assurance. Le cœur battant la chamade, Syf rompit le contact, attrapant la jeune femme par les épaules pour la repousser doucement.
-Lyn, tu n’es pas obligée de…
-J’en ai envie Syf. J’ai envie de toi.
Lentement, elle fit descendre une main de la Norske le long de son buste, jusqu’à ce qu’elle repose sur un sein rond et ferme au téton érigé.
-Je pense que tu en as envie aussi…, susurra Lyn dans le noir, d’une voix chaude mais tremblante qui traduisait son excitation mais aussi sa peur de s’être trompée.
Syf ne répondit pas tout de suite, laissant ses mains glisser le long de la peau nue, faisant travailler son imagination. Elle sentait une douce chaleur se répandre dans son ventre, une chaleur comme elle n’en avait plus connue depuis des années.
-Tu penses bien, souffla-t-elle en l’attirant dans ses bras.
***
Syf se réveilla à l’aube, l’âme et le cœur apaisés. Un sourire satisfait gagna ses lèvres lorsque des bribes de la nuit passée lui revinrent en mémoire. Elle fit glisser ses doigts le long de son ventre musclé, jusqu’à ce que sa main rencontre celle de Lyn qui y reposait. La jeune femme la contemplait avec des yeux brillants, allongée à son côté sur un coude, la tête au creux de la paume. Le soleil matinal parait ses cheveux de jais de doux reflets bleutés.
-Tu n’étais pas qu’une simple soldate, n’est-ce pas?, murmura-t-elle en souriant, son pouce caressant tendrement les doigts de la Norske.
Syf fronça les sourcils et se redressa légèrement.
-Qu’est-ce que tu veux dire?
-Je suis désolée. Je n’ai pas pu résister, répondit la jeune femme en indiquant du menton un coin de la pièce.
Syf suivit son regard, et poussa un soupir en découvrant ce à quoi faisait référence Lyn. Là où d’ordinaire ne se tenait qu’une silhouette indistincte sous un large drap trônait un présentoir sur lequel reposait une imposante armure de plate, à l’acier luisant. Le large heaume aux longues cornes de démon semblait regarder Syf de sa visière vide et enténébrée, comme s’il cherchait à lui signifier qu’il se souvenait.
Qu’il se souvenait de toutes les horreurs qu’elle avait commises en le portant.
En sus de l’armure se trouvaient également un imposant bouclier en bois et en fer, dont l’écu frappé d’une tête de dragon semblait luire d’une clarté surnaturelle, mais également un assortiment d’armes de facture usée, allant de plusieurs épées d’envergures diverses, à une masse d’arme et une hache de guerre à la lame couturée d’éraflures et de brèches.
-Moi qui te trouvais déjà fascinante, ronronna Lyn en se lovant contre elle, si j’avais su… C’est le fameux général Valgardson, la plus grand héroïne de l’Empire en personne qui m’a sauvée… Cela explique bien des choses.
-Je n’ai rien d’une héroïne, Lyn.
-Ce n’est pas ce que racontent les histoires, rétorqua gentiment la jeune femme en lui plantant un baiser sur la joue.
-Si les histoires étaient vraies, grogna Syf en lui passant un bras autours des épaules, ce serait des faits, et pas des histoires.
-Tu n’as vraiment pas envie d’en parler, hmm?
-Non. J’essaie… j’essaie de laisser tout ça derrière moi.
-Tout de même. Le général Valgardson. Comment n’ai-je pas pu deviner? Il y a même une statue de toi à Salvégide, sur la place du Panthéon!
-Pour ta défense, le sculpteur m’a bien donné vingt ans de moins.
Lyn lâcha un petit rire et se redressa, observant la Norske par-dessus son épaule.
-Et bien si ça peut te rassurer, je trouve que tu es toujours aussi belle qu’il y a vingt ans.
-Flatteuse.
-Non, non! C’est vrai!
La jeune femme sauta au bas du lit et s’approcha du tas de reliques. Elle s’accroupit devant le bouclier, traçant lentement le contour de la tête de dragon du bout d’un doigt.
-Alors voici le fameux Brisort?
-Hmmhmm.
-Il ne paie vraiment pas de mine.
-C’est vrai. Mais c’est l’un des tous derniers boucliers Havriens encore en circulation. Il n’a pas de prix.
-Et c’est grâce à lui que tu as pu envoyer Ombre-de-Mort en enfer, souffla Lyn, fascinée. On raconte que tu lui as fracassé le crâne d’un seul coup de bouclier.
Un frisson glacé parcourut l’échine de Syf lorsqu’elle repensa à l’épisode qu’évoquait sa compagne. Elle en gardait un souvenir bien différent.
-Ca ne s’est pas passé exactement comme ça…
Elle quitta le lit à son tour, rejoignant Lyn.
-Mais si tu veux tout savoir, Brisort n’est pas la pièce la plus impressionnante. Ca serait plutôt ceci.
Elle s’empara d’une épée longue dans un fourreau ordinaire. Elle la tira lentement, révélant pouce par pouce une lame solide et sombre, veinée de bleu. Lyn écarquilla les yeux devant la beauté de l’alliage.
-Qu’est-ce que c’est?
-Voici Sorcepoing. C’était l’épée consacrée des Fallcor, jusqu’à la chute de Myzance.
-En quoi est-elle faite?, s’enquit la jeune femme en tendant une main hésitante pour en caresser la lame.
-Du Soiracier. J’ai cru comprendre que sa confection remonte à l’Âge Sombre.
Syf s’observa un moment dans les reflets du métal. Elle sentait dans son poing les lentes pulsations de pouvoir qui émanaient de l’épée, comme la respiration sereine d’un béhémot assoupi. Elle remisa Sorcepoing dans son fourreau, ne souhaitant pas s’attarder sur ce que cette sensation impliquait.
-Pourquoi possèdes-tu l’épée consacrée d’une famille royale?, s’interrogea Lyn en l’enlaçant.
-Elle m’a été… « confiée ». Pour le moment.
Sans chercher à se libérer de son étreinte, Syf se baissa et retendit le drap par-dessus son vieil équipement, heureuse de le soustraire à sa vue.
-Merci. Pour cette nuit, glissa-t-elle en ramenant la jeune femme vers le lit. Cela faisait longtemps que j’avais pas connu ça. Je ne m’étais pas rendue compte à quel point cela m’avait manqué.
-Ne me remercie pas. C’était extraordinaire, pour moi aussi. C’était ma première fois. Avec une femme, je veux dire.
-Vraiment? J’espère avoir été à la hauteur, dans ce cas. Je crains d’avoir été un peu rouillée.
-Ho, ne t’en fais pas pour ça. Tu as été parfaite!
Elles rirent et se laissèrent choir sur le matelas. Pendant quelques minutes elles ne dirent rien, se contentant de se regarder dans les yeux.
-Reste avec moi, Lyn, murmura la Norske, la gorge nouée.
La jeune femme sourit, et caressa la joue de sa compagne d’un geste réconfortant.
-Je ne vais nulle part, Syf. Tout va bien. Je ne vais nulle part…
***
Le printemps s’annonçait exceptionnellement radieux. Il fut l’occasion pour Syf de retourner travailler à l’extérieur, pour préparer les champs aux semailles et rénover la toiture de la grange qui avait souffert des intempéries de l’hiver. Lyn s’était arrogée de force toutes les tâches domestiques, de la cuisine à la lessive, en passant par le dépoussiérage de la bibliothèque et l’entretient de l’armure de Syf, bien que cette dernière n’observait pas cela d’un très bon œil. Le soir, profitant du retour du beau temps, elles restaient jusqu’à tard dans la nuit sur le porche, parlant de tout et de rien en sirotant des liqueurs que la Norske gardait dans le cellier.
La condition de Locksey semblait s’améliorer également. Depuis qu’elles partageaient le même lit, ses hurlements nocturnes avaient cessé, au grand soulagement de Syf. Lyn proposa plusieurs fois de s’occuper du malade, mais la Norske refusa toujours catégoriquement, avançant qu’il était son devoir, son fardeau.
Un matin, un messager de la société des Coursiers de l’Empire se présenta à la ferme, porteur d’une missive de la Maîtresse de Velours en personne. Le message indiquait qu’un nouveau cirque itinérant se produisait à Salvégide, et que parmi les artistes présents se trouvaient quelques vieilles connaissances de Lyn. Elle avait également dépêché une voiture pour la jeune femme, si d’aventure elle désirait effectuer le voyage jusqu’à la capitale, pour « renouer » avec ses anciens compagnons.
-Ce n’est que l’affaire de trois semaines, tout au plus. Je serai vite revenue, assura Lyn à Syf en grimpant dans la voiture, sous le regard ennuyé du jeune cocher. C’est important pour moi.
-Je sais, soupira la Norske en lui lâchant la main et en refermant la porte du véhicule. Sois prudente, on ne sait jamais ce qu’Esmeraude peut avoir derrière la tête.
La jeune femme rit doucement.
-Ne t’inquiète pas pour moi. Je l’ai côtoyée suffisamment longtemps pour connaître ses tours. Celui-là n’en est pas un, fais moi confiance.
Le cœur lourd, Syf regarda la voiture s’ébrouer et quitter Bourgbois, en direction de l’est.
***
Une semaine plus tard, Syf revenait du village, transportant dans sa charrette de nouveaux stocks de graines et de céréales à planter. Elle sut aussitôt que quelque chose n’allait pas lorsqu’elle pénétra dans la maison, après avoir déchargé ses achats dans la grange. Un froid anormal régnait dans la demeure, au demeurant parfaitement silencieuse. Suivant son instinct, Syf s’empara de sa hache à bois et avança prudemment, scannant les pièces au fur et à mesure qu’elle progressait. Son cœur loupa un battement lorsqu’elle vit la porte entrouverte de la chambre de Locksey, au bout du couloir.
Une haute silhouette longiligne se tenait à côté du lit, dans le noir. Malgré l’obscurité, Syf reconnut son visiteur et reposa son arme.
-Alors c’est donc vrai, fit-il de sa voix lente et profonde, qui ne cessait d’évoquer à la Norske les abysses d’un tombeau. Mon cousin est encore en vie. Pris en charge par sa victime préférée.
Syf ouvrit en grand la porte, laissant pénétrer un peu de lumière, révélant les traits sublimes à la lividité cadavérique de Sélinus Fallcor, le Seigneur de la Nécropole. Il avait conservé le visage de jeune premier qu’il avait au jour de sa mort, quelques dix ans plus tôt, et portait la seule tenue qu’elle lui avait jamais vue : un long manteau d’un rouge profond, qui dévoilait son torse nu et le cercle béant de vide qui transperçait son ventre, ainsi que de larges pantalons de confection Kalishite. Ses fins cheveux blancs retombaient en mèches disciplinées de part et d’autre de ses yeux bleus et glacés. Autours de lui, l’air semblait plus froid qu’en hiver. Sur le mur qui lui faisait face, les ombres étaient particulièrement agitées, s’élançant dans des farandoles folles et terribles, comme en écho à la peur insidieuse qui se frayait un chemin dans les entrailles de Syf.
-Pourquoi?
Le mort-vivant se tourna légèrement vers elle, son regard perçant s’accrochant au sien.
-Pourquoi, général? Je ne comprends pas.
-Il m’a sauvé la vie, grogna-t-elle en réponse, serrant les poings.
-Vraiment? Etonnez-moi.
-Ombre-de-mort, commença-t-elle en frissonnant, de sombres souvenirs lui remontant à l’esprit, allait me tuer. Il avait jeté un sort. Locksey, il… Il s’est interposé. Il l’a encaissé pour moi. J’ai vu… je ne sais pas ce que j’ai vu. Quelque chose est sorti de son corps, et depuis il est comme ça.
-Une belle histoire. Mais ca ne me répond pas. Mon cousin était un monstre. Nous le savons tous les deux, et vous plus que moi. Je ne dois certainement pas vous rappeler comment il a torturé le fantôme de votre fille, pour le simple plaisir de vous faire souffrir. Je ne dois pas vous rappeler les centaines d’innocents que ses actions ont tués. Je ne dois pas vous rappeler à quel point vous le haïssiez. « N’essayez pas d’intervenir. Locksey est à moi. » C’étaient vos mots, général. Ceux que vous m’avez dits la veille de ce jour fatidique.
Syf détourna les yeux.
-Je ne sais que trop bien ce qu’il était. Ce qu’il m’a fait. Ce qu’il a fait à d’autres. Mais ça ne change rien. A la fin, il n’a pas hésité une seconde à se sacrifier pour moi. Pour moi… J’ai une dette envers lui. Je lui ai pardonné.
-Pardonné, répéta Sélinus, incrédule. Vous avez pardonné à William.
Il reporta son attention sur son cousin qui gisait toujours dans son lit, les yeux grands ouverts mais éteints.
-Il mangeait de la chair humaine pour s’abreuver de pouvoir.
-Je sais…
-Il a torturé et dévoré des enfants et des femmes.
-Je sais.
-Il a apporté le chaos et le désespoir sur l’Empire.
-Je sais!, cria Syf en tombant à genoux, éclatant soudain en sanglots. Je sais, je sais…, répéta-t-elle, hagarde.
-Et vous lui avez pardonné. Alors que seuls les dieux savent quelle raison immonde a poussé son esprit malade à sacrifier son âme pour vous sauver. Comment faites-vous?
-Je ne sais pas, avoua Syf en se prenant la tête entre les mains. J’essaie… j’essaie d’oublier. J’essaie de devenir quelqu’un de bien. Je crois.
-Quelqu’un de bien, répéta Sélinus comme si l’idée lui paraissait saugrenue. Vous ne cesserez jamais de m’étonner, vous autres mortels. Bien. Je vais prendre mon congé, dans ce cas. Je souhaitais juste m’assurer que mon monstre de cousin n’était plus une menace. J’ai eu ma réponse. Cependant, avant de vous quitter, général, je souhaiterai renouveler mon offre. La couronne de Myzance a toujours besoin d’une tête pour la porter. Sorcepoing vous a déjà désignée comme sa légitime détentrice, et Leurs Majestés m’ont fait part de leur enthousiasme concernant mon offre. Vous n’avez qu’un mot à dire.
Syf chassa les larmes de ses yeux, et leva le menton vers Sélinus.
-Ma réponse n’a pas changé. La royauté ne m’intéresse pas.
Le mort-vivant l’observa un court instant de ses yeux glacés qui ne cillaient pas.
-Fort bien, fit-il en penchant légèrement la tête sur le côté. Mais sachez que mon offre tiendra toujours, tant que la vie sera en vous. Et après encore, le destin dût-il vous mener sur ce sombre chemin.
La Norske frissonna à cette perspective.
-Merci, mon seigneur. Mais ma réponse restera toujours la même. Dans cette vie, comme dans les suivantes.
-Je vois. C’est une grande perte pour l’Empire mais je ne remets pas en cause votre choix. Adieu, général. Je ne pense pas que nous nous reverrons.
-Attendez!, l’appela Syf en se redressant. Pouvez-vous me dire ce que représentent ces ombres?
Elle tendit le doigt vers le mur. Le Seigneur de la Nécropole ne quitta pourtant pas la Norske des yeux.
-Il n’y a rien sur ce mur, général.
-Qu… Quoi? C’est impossible!
Elle reporta son regard sur la pierre blanche, à la surface de laquelle rôdaient des silhouettes tordues et cauchemardesques, dont les bouches irréelles s’ouvraient en de silencieuses imprécations.
-Je les vois, elles sont…
-Peut-être est-ce simplement les ombres de votre culpabilité que vous apercevez. Car je vous assure, il n’y a rien d’autre dans cette pièce que vous, moi et le corps de mon cousin. Peut-être n’avez-vous pas pardonné à la bonne personne.
Abasourdie, Syf recula jusqu’à ce que son dos touche le mur derrière elle. Elle était à peine consciente lorsque le mort-vivant passa près d’elle et disparut sans un mot de plus.
***
C’est à cette période que les hurlements de Locksey reprirent. Ils semblaient plus forts qu’avant, plus horribles. Syf avait la sensation qu’il souffrait, qu’il souffrait comme il n’avait jamais souffert. Une nuit, le cœur battant, elle crut l’entendre hurler son nom, l’appeler. Des larmes ruisselant le long de ses joues, elle n’osa pas bouger, serrant contre elle le coussin imprégné de l’odeur de Lyn jusqu’aux premières lueurs de l’aube.
Les jours suivants, elle ne parvint plus à trouver le sommeil, même lors des courtes heures où Locksey était silencieux. Bien qu’il y avait beaucoup à faire à la ferme, elle ne trouvait pas le courage de faire quoi que ce fut. Elle passait de longues heures sur le porche, à côté de Locksey, ses yeux perdus dans la contemplation du paysage qu’elle ne voyait même pas. Elle comptait avec angoisses les heures qui défilaient, un peu plus terrifiée chaque nuit des hurlements qui perçaient le plancher.
Un soir, un bruit sourd en provenance de l’étage inférieur la tira de sa somnolence. Un frisson glacé la parcourut et elle tendit l’oreille. Son cœur était comme un tambour, résonnant à ses tempes tandis qu’elle entendait dans le couloir du bas des bruits de pas, des pas lourds et maladroits, qui bientôt s’engagèrent dans l’escalier.
Elle savait qu’elle devait réagir. S’emparer d’une arme, et confronter l’intrus. Mais la peur, la peur la clouait sous sa couverture. Impuissante, elle écarquillait les yeux sur le battant de la porte, terrifiée à l’idée de ce qui allait la franchir. Les pas se firent plus proches, plus inexorables. Ils s’arrêtèrent sur le seuil.
La porte s’ouvrit doucement, grinçant funestement. Syf retint un cri lorsqu’elle reconnut la silhouette décharnée de Locksey dans l’embrasure. La pâle clarté de la lune se reflétait dans ses yeux fous et écarquillés, illuminait ses traits de goule déformés par un rictus malin.
-Salope, grinça-t-il d’une voix éraillée qui rappelait le frottement d’une pierre contre une autre. Chienne!
Il fit quelques pas en avant, titubant comme un ivrogne, ses muscles atrophiés incapables de supporter leur propre poids. De la vermine jaillissait de sa bouche à chacune de ses paroles, se répandant au sol en grouillant, semblables aux ombres qui dansaient sur le mur, en bas dans la chambre pleine de ténèbres. Il tenait à la main le long poignard à la lame gravée de runes. Syf le regarda approcher, en proie à une épouvante comme elle n’en avait jamais connue. Elle voulait hurler, lui crier combien elle était désolée, mais rien ne voulait franchir ses lèvres scellées.
-Je t’ai sauvé la vie, cracha Locksey en s’effondrant sur le lit, rampant sur les draps, s’approchant d’elle. Je me suis sacrifié pour toi. Et toi… Toi, tu n’es même pas capable de me libérer. De mettre fin à mes souffrances.
Il n’était plus qu’à quelques centimètres d’elle à présent, et elle pouvait sentir la puanteur de son souffle. Lentement, terriblement, il leva le poignard, et l’abattit…
-Non!
Elle s’éveilla en sursaut, le corps emperlé de sueur, le souffle court. Elle cligna des yeux et regarda vivement autours d’elle. Il n’y avait personne dans sa chambre.
***
Souriante, Lyn passa la tête par la fenêtre de la voiture, observant la silhouette de la maison qui se rapprochait au loin. Elle avait passé un moment formidable en compagnie de ses anciens compagnons, à Salvégide, mais elle se languissait de Syf. Elle n’avait que leurs retrouvailles en tête depuis qu’ils avaient quitté la capital, quelques jours plus tôt.
Cependant, tout ne se déroula pas comme elle l’avait imaginé. Lorsque la voiture fut suffisamment proche, elle remarqua la Norske assise sur le perron, courbée, la tête penchée en avant.
-Arrêtez-vous!, ordonna-t-elle au cocher, nerveuse, sentant que quelque chose s’était passé.
Elle fourra rapidement quelques pièces dans les mains du conducteur et se mit à courir sur le sentier, soulevant sa robe pour ne pas trébucher. Son cœur loupa un battement quand elle constata que les mains de sa compagne étaient maculées de sang, et qu’elle tenait un long poignard à la lame encore dégoulinante.
-Syf! Syf! Est-ce tu vas bien? Syf!, l’appela-t-elle en se jetant à genoux à son côté, la secouant légèrement par les épaules.
La Norske releva lentement les yeux vers elle, des yeux embués de larmes. Mais c’était un sourire apaisé qui déformait ses lèvres. Elle porta une main à la joue de Lyn, peu soucieuse de la maculer de sang tant qu’elle pouvait la toucher.
-Tout va bien, murmura-t-elle d’une toute petite voix. Il est parti, Lyn. Il est parti, tout va bien. Il ne criera plus. Plus jamais.
-Oh, Syf…, souffla la jeune femme en comprenant ce qui s’était passé.
Elle s’installa à côté de sa compagne, posant sa tête contre son épaule.
-Je suis désolée. J’aurais dû être là…
-Non. Non, c’était… quelque chose que je devais faire seule.
Elles ne dirent plus rien pendant de longues minutes, savourant le simple fait d’être de nouveau ensembles.
-Tu sais, finit par dire Lyn sur un ton incertain, ça n’a jamais été Locksey que j’entendais crier, la nuit.
Un pâle sourire fleurit sur les lèvres de Syf.
-Je le sais. Je le sais à présent. Tout va bien.
V.
-Ha! Maîtresse Valgardson! Entez, entrez, c’est toujours un plaisir de vous voir.
Lyn rendit son sourire au superviseur Galiano et serra chaleureusement la main qu’il lui tendait. Depuis lors première rencontre, près de huit ans auparavant, lorsqu’elle n’était encore qu’une jeune femme effrayée prisonnière la tyrannie d’un bourreau qui lui avait promis une vie meilleure, maître Galiano n’avait pas beaucoup changé. Il semblait faire partie de cette race d’homme sur qui le temps n’avait presque plus d’emprise, passé un certain âge. Certes, sa calvitie était un peu plus prononcée, ses traits un peu plus ridés, ses doigts un peu moins agiles, mais dans l’ensemble, il était le même.
-Je vous en prie, asseyez-vous, lui indiqua-t-il en pointant le siège de l’autre côté du bureau. Que me vaut cet honneur?
Lyn prit place, lissant sa simple robe brune et pleine, laissant son regard fureter sur la pièce familière, qui n’avait pas beaucoup changé non plus en un peu moins d’une décennie.
-Mes vergers sont prêts pour la récolte, expliqua-t-elle en joignant les mains dans son giron. J’aurai besoin d’embaucher de la main d’œuvre, pour quelques jours.
-Bien sûr, bien sûr, hocha le vieil homme en affichant un air soucieux. De quel volume parlons-nous?
-Une dizaine. Cela devrait suffire.
-Comme à l’accoutumée, donc?
-Comme à l’accoutumée, acquiesça Lyn.
-Avez-vous déjà décidé de ce que vous comptez faire de votre marchandise?
Un sourire paisible naquit sur les lèvres de Lyn. Elle avait l’impression de répéter le même rituel chaque année.
-J’espérais que vous me l’achèteriez, comme l’an passé.
Le superviseur hocha pensivement la tête, et s’empara de son vieux boulier qu’il manipula quelques instants en marmonnant dans sa barbe. Il finit cependant par le laisser de côté, les sourcils froncés, et fouilla dans la pile de parchemins qui s’entassaient sur le plateau de son bureau jusqu’à extirper une vieux papier qu’il parcourut en ajustant ses lorgnons.
-Notre société est prête à vous en offrir un demi noble du kilo.
-Vous savez que ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, maître, répondit Lyn en secouant doucement la tête. Votre prix sera le mien.
-Dans ce cas, l’affaire est entendue.
Ils se serrèrent la main une nouvelle fois, puis elle déposa sur le bureau une bourse replète.
-Ceci devrait suffire à couvrir les gages de vos hommes.
Galiano fit glisser les pièces de cuivre et d’argent devant lui, puis se remit à triturer son instrument, formant de petits tas au fur et à mesure de ses manipulations. Après plusieurs minutes, durant lesquelles Lyn patienta calmement, pianotant négligemment sur les accoudoirs de son siège, le superviseur rassembla les piles en deux tas plus importants, et remit le plus petit dans la bourse, qu’il rendit à sa propriétaire.
-Puis-je espérer la présence de vos hommes, au point du jour?, demanda-t-elle en se levant.
-Ils y seront, l’assura le vieil homme en lui prenant les mains une dernière fois. Notre société est heureuse de vous compter parmi ses associés, maîtresse Valgardson.
-Moi de même, maître, répondit-elle avec un sourire.
Le superviseur ne lui lâcha pas les mains pour autant. Il hochait lentement la tête, pensif, et elle vit ses épaules s’affaisser.
-Maître?
-Ha, pardonnez-moi, madame. Je souhaitais vous exprimer toutes mes condoléances. C’était une femme extraordinaire. Notre ville a perdu l’un de ses piliers. Oui, l’un de ses piliers…
-Merci, s’inclina-t-elle, refoulant une montée de larmes, en prenant son congé.
Sur son chemin jusqu’à l’extérieur du vaste entrepôt, les jeunes travailleurs qu’elle croisait lui adressaient des saluts respectueux, retirant leurs chapeaux sur son passage. Placide l’attendait là où elle l’avait attaché, mâchonnant nonchalamment une maigre touffe d’herbe qui poussait entre les pavés de la nouvelle route impériale, qui traversait Bourgbois de part en part. Le vieux cheval lui adressa un regard ennuyé en guise de salut, et poussa ce qui ressemblait à un soupir résigné lorsqu’elle grimpa sur son dos.
-Allez, mon vieux. On rentre à la maison.
***
En approchant de la ferme, elle remarqua aussitôt la silhouette assise sur le banc, face au jeune chêne vigoureux. Sans s’inquiéter, elle conduisit Placide jusqu’à la grange, s’assura qu’il avait assez de fourrage et d’eau, puis rejoignit sa visiteuse, grimpant à pas lents la petite bute.
-Viens, fit la Maîtresse de Velours en tapotant la place vacante à côté d’elle.
Lyn s’exécuta, dégageant les feuilles ocres et brunes qui s’étaient entassées sur le banc. A l’image de maître Galiano, Esmeraude n’avait pas beaucoup changé en huit ans. Elle était toujours aussi belle, toujours aussi régalienne. Ses vêtements étaient aussi riches qu’à l’accoutumée, sa coiffure parfaite, digne des plus grandes cours. Cependant, Lyn pouvait voir les petites rides qui se formaient au coin de ses yeux, les lignes bleuâtres qui apparaissaient sur le dos de ses mains nues. Esmeraude, la Maîtresse de Velours, la tête pensante du Cercle, celle qui régnait d’une main de fer sur le crime organisé dans l’Empire avec la bénédiction des Impératrices, vieillissait. Il y avait d’autres signes, moins visibles. Ses yeux de jade étaient moins brillants, moins vifs, et s’ornaient de discrètes cernes que tentaient de dissimuler son maquillage.
Elles restèrent un moment sans rien dire, observant en silence la pierre tombale qui leur faisait face.
-Si on m’avait dit, commença Esmeraude d’une voix trainante, qu’elle mourrait dans son lit, paisiblement, je ne l’aurais pas cru. J’ai toujours du mal à le croire.
Lyn ne répondit rien, se contentant d’écouter le silence apaisant de cette matinée d’automne.
-Elle paraissait invincible, continua Esmeraude. Il fallait la voir combattre. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter.
-Le temps est le plus implacable des ennemis. Personne ne peut rien contre lui, rétorqua doucement Lyn.
Sa visiteuse porta une main légèrement tremblante à son visage, tâtant du bout du doigt ses joues qui avaient commencé à s’affaisser subtilement.
-C’est ce qu’elle désirait, continua Lyn. Elle me racontait souvent que ceux de son peuple, à leur mort, ne rêvent qu’une d’une chose, que leur âme rejoigne un château magique par delà les étoiles, dans le hall duquel ils pourront jouter jusqu’à la fin des temps contre leurs ancêtres et les héros de jadis. Ce n’est pas ce qu’elle voulait. Elle n’a jamais apprécié combattre, n’a jamais pris goût à la violence. Elle se battait parce qu’elle était douée. Mais ce n’était pas ce qu’elle était. Sa passion, c’était la connaissance, les livres, le savoir.
Esmeraude hocha lentement la tête, pensive.
-T’a-t-elle jamais raconté ce qui s’est passé ce jour là? Le jour où elle a vaincu Ombre-de-Mort et le Cannibale?
-Non. Je pense… Toute sa vie, elle a lutté pour occulter ses démons, sans même en avoir conscience. Elle n’a jamais eu de véritables amis, jamais eu de foyer. Elle a voyagé à travers tout le continent, dans le seul but de louer son épée. Lorsque Lock… Le Cannibale, s’est sacrifié pour elle, je crois qu’elle a pris conscience de ce qu’avait été sa vie. De ce qu’elle avait fait.
Lyn s’interrompit un instant, chassant une larme du bout de son doigt.
-Pendant quatre ans, elle a pris soin de l’homme qu’elle haïssait le plus, qui l’avait fait le plus souffrir. Chaque jour, sans exception, elle le nourrissait, le lavait, lui faisait la lecture, le bordait. Pendant quatre ans, elle se réveillait presque toutes les nuits, persuadée de l’entendre hurler alors que c’était ses propres cris qui résonnaient à ses oreilles. Elle voyait des ombres sur un mur, dans la chambre de Locksey. Je crois que c’était les souvenirs de ses victimes qui la hantaient. Il lui aura fallu quatre longues années pour trouver la force de se pardonner.
-Je pense que tu n’y es pas étrangère, fit remarquer la Maîtresse de Velours après avoir médité le récit de Lyn. Elle a eu de la chance de t’avoir.
-Non, rétorqua aussitôt Lyn en lui posant une main légère sur le bras. C’est moi qui ai eu la chance de l’avoir. Je ne t’ai jamais remercié. Pour m’avoir permise de rester ici.
Esmeraude fit claquer sa langue.
-Je me suis dit que c’était sans doute la meilleure façon d’honorer la promesse que j’avais faite à ton père.
Lyn hocha la tête, un sourire triste sur les lèvres.
-Sans doute.
***
-Tu es certaine de vouloir faire ça?
-Oui, affirma Lyn avec résolution.
Elle regarda, le cœur lourd, les hommes de main d’Esmeraude qui émergeaient de la maison, transportant avec le plus grand respect les pièces de l’armure d’acier.
-Je pense qu’elle voulait s’en débarrasser depuis longtemps, mais qu’elle n’a jamais trouvé la force de le faire. Et moi, ce n’est pas cette partie d’elle dont je veux me souvenir.
La Maîtresse de Velours l’observa un long moment, d’un air indéchiffrable. Elle finit par hocher la tête et extirper de son décolleté une lettre scellée du sceau des Impératrices.
-Comme convenu, donc. Dix mille royaux d’or, en bons du Trésor.
-Dix mille?, s’exclama Lyn. Mais c’est bien trop! Ce n’est pas ce que nous avions convenu.
-Leurs Majestés ont insisté. Elles trouvent même que cela est bien peu, compte tenu des services rendus par le général à l‘Empire. Je n’ai moi-même pas beaucoup insisté pour leur faire entendre raison…
-Je vois. Merci.
Lyn s’empara de l‘enveloppe, et la soupesa un moment. C’était beaucoup d’argent. Elle ne savait pas ce qu’elle en ferait, mais elle se jura qu’elle s’en servirait pour de bonnes causes. C’est ce qu’elle aurait voulu.
-Bien. Je n’ai plus rien à faire ici, fit Esmeraude lorsque le dernier de ses hommes fut sorti, transportant Sorcepoing dans un écrin spécialement confectionné. Je vais prendre mon congé.
Lyn la retint, lui prenant les mains.
-Merci. Merci pour tout.
La Maîtresse de Velours lui sourit, levant un doigt pour lui caresser la joue.
-Regarde toi, Lynnaëlle. Tu es devenue une belle femme épanouie. Kennichi aurait été fière de toi. Je suis fière de toi.
Esmeraude lui déposa un léger baiser sur la joue, et Lyn la regarda partir à la suite de ses hommes de mains, les yeux humides.
***
Lorsque le soir fut tombé, Lyn passa un long moment dans la bibliothèque, parcourant du regard les nombreux titres qui s’étalaient sur les rayonnages. Après une intense réflexion, elle arrêta son choix sur un épais volume qu’elle coinça sous son bras en redescendant au rez-de-chaussée. Une fois qu’elle se fut assurée que la porte au fond du couloir était bien verrouillée, elle s’enroula dans son châle et sortit, emportant une lampe avec elle, qu’elle tenait à bout de bras pour éclairer son chemin. Elle gravit la bute, frissonnant sous la fraîcheur de la nuit automnale.
Elle déposa sa lampe sur le banc à côté d’elle. Comme chaque soir, elle resta une longue minute à observer la pierre tombale sous laquelle gisait le corps de sa bien aimée. Les inscriptions, à peine visibles à la chiche lueur de la lampe, lisaient :
« Ci-gît Syf Valgardson.
Ce n’était pas une héroïne.
C’était quelqu’un de bien. »
Comme chaque soir, elle entama sa lecture à haute voix. Elle ne savait pas si, de là où elle était maintenant, Syf pouvait l’entendre, mais elle avait l’impression de partager quelque chose avec elle, et c’était peut-être ça le plus important, au final. Elle lut de longues heures, jusqu’à ce que le carburant vint à manquer et que la flamme se mit à vaciller follement. Alors elle referma le grimoire et, après avoir murmuré le bonsoir d’un voix douce et chargée de chagrin, elle s’en retourna vers la demeure.
Sans un regard pour la tombe anonyme qui jouxtait celle de Syf.
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