Auteur Sujet: La Tour du Rouge : [Random | Très court] Sans titre #1  (Lu 109550 fois)

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La Tour du Rouge : La Route du Nord - Chap 4 (4e Partie)
« Réponse #240 le: dimanche 23 septembre 2012, 17:19:24 »
Ah oui, effectivement, j'avais pas du tout vu ça comme ça pour l'invasion. Moi je croyais vraiment l'empire au bord de la ruine, avec le sud du pays (Chizell, Faltmöss etc.) déjà conquis et tout. Tu m'étonnes que j'avais rien compris. Mais c'était débile de ma part, puisque tu as écrit à plusieurs reprises qu'ils se trouvaient en Orientir.
Enfin bref, merci pour la petite carte, elle m'a été salutaire. :niak:

Concernant le dernier bout de chapitre, eh bien, ça déménage. Comme tu dis, les choses sérieuses commencent, tu nous le fais sentir bien comme il faut. Brr ça fait froid dans le dos quand même, ces histoires d'apparitions. Bon, je me doutais quand même que Vizamir en réchapperait, mais quand on voit le sort que tu as réservé aux autres, je craignais qu'il n'en prenne pour son grade. Enfin tu me diras, un doigt en moins, ça refroidit déjà un peu.
N'empêche, je suis content que la scène de torture n'ait pas duré trop longtemps, déjà que j'aime pas trop ça, mais en plus quand on décrit ça aussi bien, bah ça rend assez mal à l'aise. Et puis ce vieux prêtre dégoûtant, typiquement GMSien, n'est pas là pour arranger les choses. Enfin bref, je suis content que le démon l'ait crevé, il méritait pas mieux.

Maintenant, je suis vraiment curieux de savoir ce qui attend Vizamir au bout de cette fameuse Route. Parce que cette recherche est un peu le thème principal du truc, mine de rien, et que ça peut être vraiment tout et n'importe quoi. Connaissance ? Identité ? Désillusion ? ça a pas l'air tout rose en tout cas, si tu veux mon avis. :roll:

Au fait, je sais pas si c'est voulu ou non, mais le fait que l'apparition fonde et se disloque, ça m'a vivement rappelé le Dieu-guerrier de Nausicaä, quand Kushana le force à "tirer" sur les Ômus. Tu me diras, c'est un motif récurent chez Miyazaki, puisqu'on retrouve plus ou moins la même chose avec le Dieu-cerf de Princesse Mononoke et le sans-visage de Chihiro. Mais, à mon sens, c'est dans Nausicaä que la chose est la plus frappante (peut-être parce que j'ai lu - et adoré - le manga, aussi). Enfin voilà, j'ai pas pu m'empêcher d'y penser, en bon fan que je suis.

J'espère qu'on va avoir des nouvelles de Skelda dans la prochaine partie en tout cas. C'est pas que je m'inquiète, mais un peu quand même. Le vieux savait où elle est, donc il risque d'y avoir pas mal de grabuge. Et qui sait, peut-être Vizamir va-t-il venir la sauver sur son blanc destrier ? :love:
Ah non, je me suis trompé de fiction, excuse. :o

Bref, c'était mon 3000ème message, rien que pour toi. (enfin, sans la suppression du Café, ç'aurait pas été tout à fait le cas, mais faisons comme si)
Attends-toi à me voir venir souvent dans le coin, car je ne compte pas lâcher le morceau de sitôt. Et comme dirait Dutschi, vivement la suite !


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La Tour du Rouge : La Route du Nord - Chap 4 (4e Partie)
« Réponse #241 le: lundi 08 octobre 2012, 22:35:02 »
Doutchy ==> Merci pour le commentaire :D

PdC ==> Non effectivement, la guerre n'a toujours que les territoires d'Ikérias, l'Orientir principalement. Faltmöss et Chizell n'ont absolument pas été inquiétée. Mais je fais un peu la lumière sur la situation politique dans ce début de chapitre V, ça t'aidera peut-être à mieux visualiser l'ensemble. :niak: Et puis je ne vois pas de quoi tu parles, tu sais très bien qu'avec moi ça finit toujours en gros happy end rose de l'amour.  :ange:
Pour ton analogie avec Princesse Mononoké, et plus généralement avec l'oeuvre de Myasaki, tu as parfaitement raison. C'est exactement ce que j'avais en tête en décrivant l'apparition et sa dislocation. Bien joué :niak: Un gros merci en tout cas de continuer de passer, et en espérant que la suite te plaise! :)


Sur ce, première partie du chapitre V, où on revoit Skelda. Un peu.

Bonne lecture!

____________________


Carte de la Route.

Chapitre cinquième :
Le Déicide
-1ère Partie-




Il s’enfuit de l’Ikérum Castrum par sa poterne Est, après avoir tué la sentinelle en lui tranchant la gorge par derrière. Il tira frénétiquement le corps jusqu’à une alcôve, et la dépouilla des vêtements qu’elle portait sous sa chemise de maille et son haubert de cuir. Il récupéra ensuite un manteau noir à capuchon qui pendait à un crochet, et s’en drapa pour sortir. Il allongea rapidement ses foulées, et se fondit dans la foule à peine éveillée d’Ikérias.
   L’aube était déjà là, peignant le ciel grisâtre de longues bandes de rose et d’orange. Plus aucun feu ne brûlait sur la façade du Colisée, et les rues, étrangement silencieuses, s’agitaient paresseusement aux odeurs de pain frais et de lard grillé. Cela permit à Vizamir de prendre conscience de sa faim dévorante, mais il s’en soucia peu. Toutes ses pensées étaient focalisées sur Skelda. Si Honorius avait dit vrai, elle allait être arrêtée, à moins qu’il n’arrive le premier. Il lui faudrait ensuite récupérer leurs affaires et déguerpir le plus vite possible. Il connaissait quelques gredins de la basse ville qui accepteraient son or en échange d’un passage sûr hors de la ville à travers les égouts obscurs, il n’en doutait pas.
   Tenaillé par la peur, il accéléra autant qu’il l’osa, ne souhaitant pas attirer l’attention sur lui. Chaque fois qu’il fermait les yeux, même un court instant, l’image de la créature suintante lui revenait à l’esprit. Elle l’avait appelé Caelach. Une semaine auparavant il n’avait jamais entendu ce nom, et maintenant il avait l’impression que tout le monde l’appelait ainsi. Enfin, tout le monde… surtout les entités démoniaques, ajouta-t-il pour lui-même avec un pâle simulacre de sourire bien vite dissipé.
   Il avait connu des jours meilleurs. Affamé, épuisé, sa main pulsait douloureusement, essayant de se rappeler à son bon souvenir, mais Vizamir faisait tout son possible pour occulter cette sensation. Il préférait penser à la perte de cette partie de lui plus tard. Il réalisa qu’il avait oublié, dans sa précipitation, de récupérer son membre, et l’espace d’un court instant, il songea à y retourner, mais oublia bien vite cette idée idiote. A l’heure qu’il était, l’Ikérum Castrum devait résonner du chant des alarmes. Il serait bientôt l’homme le plus recherché de la ville, il n’en doutait pas. Ce qui lui laissait bien peu de temps.
   Il arriva dans la rue où battait l’enseigne du Gai Légionnaire par une ruelle transversale enténébrée qui lui permettait d’avoir la vision sur la façade de l’auberge. Et son cœur loupa un battement.
   Il arrivait trop tard. Trois légionnaires en tabard jaune pointaient leur hallebarde sur le cou de Skelda, agenouillée au milieu de la rue, tandis que deux autres transportaient le corps sans vie d’un camarade, dont le cou était tordu selon un angle impossible. Deux décuries avaient été réquisitionnées pour l’appréhender, et cela plus la cohorte de badauds curieux ne tarda pas à encombrer la rue. Skelda releva la tête, et son œil brillait d’un éclat de fureur et de défi lorsqu’elle le leva vers le cavalier.
   A la robe immaculée de son destrier, à la richesse de son long manteau jaune, et surtout à la couronne de fer et de bronze qui ceignait son crâne dégarni, Vizamir comprit qu’il s’agissait de l’Empereur Valter en personne. Ses traits communs étaient tirés par la fatigue, et des cernes impressionnantes ornaient ses yeux, cependant c’était un sourire de triomphe qui illuminait son visage.
   -Skelda de Skarg, commença-t-il d’une voix étonnamment portante. Tu es accusée d’avoir débuter une guerre sans raison, d’avoir rasé et pillé de nombreuses villes à travers tout l‘Orientir, d’avoir passé au fil de l’épée des centaines de braves citoyens de l’Empire. Tu es également accusée de commerce avec les démons, comme le prouve ton visage embrassé par la mort, et enfin, tu es accusée du meurtre de sa Sainteté Honorius.
   Des huées sauvages et quelques projectiles jaillirent de la foule des curieux, et certains hommes tentèrent de passer le cordon de légionnaires, certainement dans le but de se faire justice eux-mêmes. Depuis son observatoire, Vizamir serra les poings, la haine embrasant une fois encore son cœur.
   -Donne moi une lame, chien, gronda Skelda dans sa langue rude, et je finirai ce que j’ai commencé.
   Elle cracha au pied du destrier de l’Empereur en signe de défi, mais tout ce qu’elle reçut comme réponse fut un coup de hampe dans la mâchoire.
   -Emmenez la, ordonna Valter en tournant bride. Elle sera bientôt châtiée comme elle le mérite sous les yeux des loyaux citoyens d’Ikérias.
   Le rythme cardiaque de Vizamir s’emballa. Il n’avait qu’une chance. Une folie. Il n’avait qu’une épée trop lourde et un couteau mal entretenu. Eux étaient une vingtaine, bien armés, bien entraînés, et avec la foule de leur côté. Et pourtant, il serra les poings sur le pommeau de ses armes de fortune, prêt à les dégainer… mais une main puissante s’abattit sur son épaule.
   -Cela serait malavisé, mon ami, chuchota une voix lourde dégoulinant d’accent Balcinien. Il n’y a rien que vous ne puissiez faire, si ce n’est trouver une mort rapide.
   Vizamir tourna la tête une demi seconde, apercevant le visage basané et barbu d’un homme en robe bariolée. Déjà les soldats remettaient Skelda debout et lui liaient les poignets dans le dos. Il n’avait qu’une chance, une seule.
   Mais il ne la saisit pas. La peur l’arrêta au moment où il s’apprêtait à bondir. Impuissant, il regarda avec des larmes de haine la procession militaire qui repartait vers l’Ikérum Castrum, dix légionnaires entourant la prisonnière.
   C’était fini. Skelda allait bientôt mourir, exécutée en place publique sous les injures et les huées de paysans dégrossis et sales. Il se serait effondré à genoux si la main du balcinien n’avait pas été sur son épaule.
   -Gardez espoir, mon ami, susurra l’étranger alors que la colonne disparaissait à l’angle d’une rue. Rien n’est jamais perdu pour un homme déterminé. Et après votre exploit de la nuit dernière, je crois que l’on peut affirmer que vous êtes un homme déterminé…
   Vizamir ne répondit rien. Il se demanda un court instant comment l’homme pouvait être au courant de ces événements, mais cela n’avait aucune importance. La rue s’était vidée, la populace ayant suivi la procession militaire. Il en profita pour sortir au grand jour et traversa la chaussée à pas rapides pour pénétrer à l’intérieur du Gai Légionnaire. Quelques chaises et quelques tables avaient été renversées, témoignant sans aucun doute de la résistance que Skelda avait du opposer.
   Une nouvelle larme silencieuse roula le long de sa joue en apercevant le cadavre pâle de Ryan, adossé contre le mur au bas des marches, ses poings crispés autour de la plaie qui lui ouvrait le ventre en deux.
   -Hmm, commenta le Balcinien en entrant à son tour, rien d’autre qu’une preuve supplémentaire de la justice impériale, j’en ai bien peur.
   Vizamir l’ignora et s’agenouilla à côté du corps, duquel il ferma lentement les yeux. Son ami avait certainement essayé de s’interposer, et il l’avait payé de sa vie. Et tout ceci à cause de lui, Vizamir, lui et sa vanité. Tous ces événements se teintaient d’une telle aura d’évidence qu’il se demandait bien comment l’idée même de venir dans la cité impériale lui avait traversé la tête. Folie, tout ceci n’était que folie.
   -Je suis désolé, mon ami, murmura-t-il d’une voix morne et vide.
   La chambre qu’il avait partagée avec Skelda l’espace de quelques heures la veille à peine avait été proprement saccagée. Le sang sur le sol, les impacts dans les murs et le mobilier fracassé témoignaient de la violence de l’arrestation. Par miracle, l’arc de Vizamir était intact, si ce n’était sa corde, cassée nette dans la fièvre du combat. Il en tira une nouvelle de son havresac qu’il récupéra sous les décombres du lit, et passa l’arme en bandoulière, avec son carquois dans lequel ne subsistait que trois flèches intactes.
   Lorsqu’il redescendit, le balcinien était installé à une table, un verre d’alcool devant lui. Il avait fermé la porte de l’auberge, et observait la rue depuis une fenêtre à la vitre brisée. Vizamir l’étudia plus en détail. Il était grand et large, plus gras que musclé, avec des bras comme des jambons et des mains comme des battoirs. Sa peau avait la teinte bronzée typique de la Théocratie, et ses petits yeux bruns et lumineux étaient maquillés de khôl noir. Le sommet de son crâne s’ornait d’une sorte de turban rouge, et il portait une longue robe de velours pourpre rehaussée aux épaules de fourrure grise et maintenue par une vaste ceinture d’un marron clair.
   Son visage poupin était avenant, et il sentait la muscade et les clous de girofle.
   -Qui êtes-vous, attaqua Vizamir d’une voix que la tension et le chagrin rendaient dure.
   -On m’appelle Malik El-Azwaïli. Je suis l’ambassadeur officiel de mon pays ici, à Ikérias.
   -Que savez-vous de ce qu’il s’est passé cette nuit?
   -Ho, peu, en vérité. J’ai entendu dire que vous avez sauvagement assassiné le Haut-Prêtre, ainsi que ses gardes du corps. La description que l’on m’en a faite était des plus… fantaisiste.
   -Comment pouvez-vous savoir tout cela? L’Empereur lui-même ne sait pas que j’en suis le responsable.
   Vizamir préféra endosser la responsabilité de la mort d’Honorius, plutôt que de parler de la… créature. L’idée même de s’ouvrir sur le sujet le faisait frémir. Il avait l’impression que ce qui s’était passé dans cette salle de torture était devenu un secret qu’il devait garder. Des forces maléfiques s’étaient manifestées pour le sauver, et tant qu’il n’en saurait pas plus, il ne voulait prendre aucun risque.
   -L’information est un bien comme un autre, mon ami. Elle s’achète contre du bon or.
   -Qu’est-ce que vous me voulez?, gronda Vizamir, de plus en plus mal à l’aise.
   Son moignon lui faisait un mal de chien et sa migraine empirait. Il était tendu comme une corde d’arbalète, s’attendant à voir débouler un peloton de soldat d’une seconde à l’autre pour finir le travail.
   -Moi? Rien. Mon gouvernement, en revanche… Disons que nous pourrions nous entraider. En toute amitié, bien sûr.
   -Ne me faites pas répéter ma question.
   -Très bien, je comprends. Vous avez vécu des choses difficiles, et vous êtes nerveux. C’est parfaitement compréhensible.
   Malik s’empara de sa coupe et avala une petite gorgée d’alcool, sans se départir d’un petit sourire factice, commerçant.
   -Je vais être très clair, dans ce cas. Je vous propose de libérer votre compagne. Nous pouvons vous fournir des plans de l’Ikérum Castrum, comprenant plusieurs passages dérobés ainsi que les accès condamnés depuis les égouts. Nous graisserons les pattes qui auront besoin de l’être, et nous ferons fermer les yeux qui auront besoin de l’être. Vous récupérez la barbare, et nous vous faisons sortir de la ville, tous les deux, incognito cela va de soi.
   Vizamir fronça les sourcils. Quelque chose le troublait.
   -C’est délirant. Qu’est-ce que la Théocratie aurait à faire avec une cheftaine barbare déchue?
   -Ho, la femme ne nous est d’aucune utilité. Disons qu’elle nous est utile pour prouver notre bonne foi. Bien sûr, nous attendons un juste paiement pour nos services.
   -Bien sûr, grimaça Vizamir en s’agitant. Rien n’est gratuit.   
   -Absolument, acquiesça le balcinien en reprenant une lampée. En échange de la libération de la femme, ainsi que de votre évasion en dehors des murs de la cité, nous voulons que vous assassiniez Sa Divinité, l’Empereur Valter.
   Vizamir ne put empêcher un hoquet de surprise de lui échapper. Il recula d’un pas en arrière, comme s’il venait de recevoir un coup de poing. Il scruta le visage de l’ambassadeur pour y chercher une marque quelconque d’humour ou de malice, mais il se heurta à un mur de sérieux.
   -Pourquoi?, fut tout ce qu’il trouva à répondre. Pourquoi Balcino voudrait se débarrasser de Valter? 
   -C’est compliqué, souffla Malik en s’adossant un peu plus confortablement. Vous avez traversé l’Orientir, vous avez vu ce que votre amie et sa guerre en ont fait. Des champs de ruine, des récoltes passées à la torche, et surtout de très nombreuses exploitations minières laissées à l’abandon. Il n’y a plus un port sur la côte susceptible d’accueillir des navires de commerce. Les Skarg nous ont fait perdre de très nombreux bénéfices durant ces trois années, mon ami. Tout ceci du fait de l’incompétence de Valter à bouter une bande de gueux armés de bric et de broc hors de ses terres. Le sol de l’Orientir est le plus riche du continent, et ses forêts sont abondantes et giboyeuses.
   « Maintenant que la guerre est finie, Valter entreprendra la reconstruction, mais cela sera long et difficile, et les mines ne seront pas remises en état avant quelques années. Nous ne sommes pas intéressés. Certains pensent qu’Ikérias a fait son temps, et nous partageons cette idée. La mort soudaine et tragique du Haut-Prêtre et de l’Empereur laisseront la capital dans le choc et l’effroi, et nul doute que très bientôt les chiens de la cour et les prêtrillons se battront entre-eux pour récupérer chaque miette de pouvoir qu’ils parviendront à se mettre sous la dent.
   « Il y aura la guerre civile, et plus personne pour occuper les garnisons et les postes de guet. Alors l’armée de l’Empereur Alexandros à Chyzell viendra et s’emparera de l’Orientir, grâce aux fonds et aux ressources que nous lui fournirons. L’Empire des Trois deviendra certainement l’Empire des deux, ironisa Malik, mais Alexandros est un homme faible et servile, qui nous obéira. Bien sûr, nous nous sommes assurés quelques garanties, et dès que l’Orientir sera dans le creux de notre poing, la Théocratie enverra des cargaisons d’esclaves pour reprendre l’activité des mines. Et alors, les pertes fâcheuses que l’action de votre amie a engendrées ne seront plus qu’un lointain souvenir. »
   Le balcinien acheva son exposé sur un ton badin, mais ce qu’il venait de révéler était terrible. On parlait d’un nouveau massacre, d’une guerre civile, on parlait de renverser un empire au nom d’un autre, au nom du profit et de l’or. Et s’il acceptait, lui, Vizamir, l’éternel voyageur, l’étranger sans attache ni identité, serait le déclencheur de toute ceci. Il écrirait l’Histoire.
   Cette idée lui donna le vertige, et il dut s’assoir en face de Malik.
   -C’est délirant. Vous êtes fou. Pourquoi voudrais-je faire ça?
   -Pour votre amie, bien sûr.
   -Quand bien même. Si j’arrivais à pénétrer l’Ikérum Castrum, nul doute que l’Empereur est bien gardé, surtout depuis la mort d’Honorius. Je n’aurais aucune chance.
   -Nous vous fournirons tout ce dont vous aurez besoin.
   -Là n’est pas la question. Ce que vous me proposez c’est la mort, rien de plus. Il n’y a aucune chance pour que j’accepte un marché aussi démentiel.
   -Je crains, hélas, que vous n’ayez guère le choix, mon ami.
   Le ton doucereux de Malik lui mit la puce à l’oreille. Relevant la tête, il constata que deux hommes accoutrés comme l’ambassadeur se tenaient dans l’ombre de l’arrière salle, braquant sur lui deux arbalètes chargées. A cette distance, et avec de tels engins, il était peu probable qu’ils ratent leur coup.


Merci d'avoir lu!

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La Tour du Rouge : La Route du Nord - Chap 5 (1ère Partie)
« Réponse #242 le: mardi 09 octobre 2012, 09:23:04 »
Pauvre, pauvre, pauvre Vizamir. J'espère vraiment que sa revanche sera à la hauteur de toutes les misères qu'on lui fait ! Ce Malik est assez affreux dans le genre ambassadeur politique fourbe et tortueux... Je connais quelqu'un avec qui tu t'entendrais bien question scénars vicieux où tu te retrouves obligé d'essayer d'éviter de faire les pires atrocités, mais en fait t'as pas le choix, tu aides forcément des affreux, bien contre ton gré  :R

En tout cas, j'aime beaucoup ce chapitre, même s'il est pas du genre à faire voir la vie en rose !


"Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi."

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La Tour du Rouge : La Route du Nord - Chap 5 (1ère Partie)
« Réponse #243 le: samedi 27 octobre 2012, 19:13:20 »
Effectivement, pauvre Vizamir. Sa situation était déjà pas franchement jojo, mais là c'est de mal en pis. Amoché comme il l'est, il n'a aucune chance de sauver Skelda, et en plus on lui propose des plans foireux. Ou plutôt on l'oblige à le faire. Assassiner l'empereur, rien que ça ! Décidément, les hommes politiques semblent tous véreux dans cette fic. :niak:

En tout cas je suis content que tu nous aies filé quelques données géopolitiques, je suis toujours friand de ce genre d'infos. Ainsi, les intérêts économiques vont bon train, à ce que je vois. Les Balciniens perdent pas le nord, même en période trouble. Monter les puissants les uns contre les autres, manipuler les pauvres hères comme Vizamir, ça me semble tout à fait viable comme plan. Surtout s'il y a des pépètes à la clé.

Au fait, j'ai oublié de l'ajouter dans mon dernier commentaire, mais j'ai remarqué que Vizamir montrait de plus en plus ses sentiments. Visiblement, le contact avec Skelda l'a fait s'humaniser, lentement mais sûrement. Alors qu'au début les massacres et autres atrocités ne lui faisaient ni chaud ni froid, désormais on dirait presque qu'il a la larme facile (j'exagère, je sais :o). Coïncidence ou pas, c'est assez ironique je trouve, vu que les manifestations démoniaques se multiplient et que l'intrigue gagne en noirceur au fil des lignes.
Intéressant.

Bref, j'ai hâte de découvrir la suite, et par conséquent les prochains coups tordus. Car il y en aura, je n'en doute pas une seule seconde. Même avec l'appui des Balciniens, il n'est pas aisé de tordre le cou d'un dieu. v.v

Sur ce, bonne continuation !



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La Tour du Rouge : La Route du Nord - Chap 5 (1ère Partie)
« Réponse #244 le: dimanche 08 décembre 2013, 06:28:47 »
C'est au plus fort de la nuit, ou plutôt aux petites lueurs du jour, que surgit un GMS sauvage, faisant surgir par sa volonté une Tour là où seules demeuraient poussière et antiquités.


Salut tout le monde! Après plus d'un an de silence, la Tour du Rouge reprend du service. Après avoir traversé une longue et difficile période désespérément vide d'inspiration, je recommence tout doucement à tapoter le clavier et je me suis dis que ça serait le bon moment pour reprendre notre périple sur la Route du Nord là où on l'avait laissé. Je ne promets aucune régularité cependant, même si j'ai encore un chapitre et demi d'avance sur la parution, cette avance pourrait se consumer assez vite. Qui vivra verra!

Je tiens également à vous remercier, Doutch et Prince pour vos derniers commentaires! :niak: Comme dirait l'autre, mieux vaut tard que jamais! En tout cas PdC je ne peux que saluer ta fine analyse du personnage de Vizamir, qui me semble tout à fait pertinente!

J'espère vous retrouver sur le chemin du Nord, bientôt peut-être? :niak:

Sur ce, bonne lecture!

_____________________

Pour tous les nouveaux arrivants, la Route du Nord commence ici


Résumé de l'intrigue, parce qu'il yen aura sûrement besoin :

(Cliquez pour afficher/cacher)




Carte de la Route.

Chapitre cinquième :
Le Déicide
-2e Partie-




-Je crains, hélas, que vous n’ayez guère le choix, mon ami.
   Le ton doucereux de Malik lui mit la puce à l’oreille. Relevant la tête, il constata que deux hommes accoutrés comme l’ambassadeur se tenaient dans l’ombre de l’arrière salle, braquant sur lui deux arbalètes chargées. A cette distance, et avec de tels engins, il était peu probable qu’ils ratent leur coup.
   -Votre bonne foi, hein?, cracha Vizamir. Allez pourrir.
   -Je suis désolé, mon ami, sincèrement. Avec tout ce que vous savez à présent, ne nous pouvons vous laisser simplement partir. Dans cette affaire, aucun risque inconsidéré ne doit être pris.
   -Je ne suis pas un assassin. Pourquoi n’envoyez-vous pas l’un de vos agents?
   -Comme je l’ai dit, aucun risque inconsidéré ne doit être pris. Dans l’hypothèse où mon agent serait capturé, il y aurait forcément des retombées très fâcheuses sur la Théocratie. Alors que vous… Et bien, un étranger vu en compagnie de la barbare et certainement de mèche avec elle dans l’assassinat du Haut-Prêtre, qui s’en souciera?
   Malik finit son verre, et ses yeux brillèrent comme deux pépites d’or.
   A la nuit tombée, Vizamir, la peur au ventre, s’introduisit dans les égouts de la ville par une bouche située non loin de la muraille sud de l’Ikérum Castrum. Malik avait rempli sa part du marché et lui avait fourni un impressionnant et coûteux attirail : une panoplie en cuir noir et souple le rendant presque invisible dans l‘obscurité, des outils de crochetage, deux dagues longues de bonne qualité presque identiques à celles qu’il avait perdues et un nouveau carquois plein de flèches.
   Dès qu’il pénétra dans les boyaux obscurs et suintants, l’odeur de merde et d’ordure lui sauta au visage, et il releva le cache-nez de son vêtement. Il n’osa pas allumer de torche, de peur de se révéler aux habitants peu recommandables du dédale pouilleux. Les criminels en fuite, les vagabonds et les sans-abris trouvaient refuge dans les alcôves les plus reculées des égouts, formant une société secrète et violente qu’il valait mieux éviter.
   Vizamir préféra s’orienter en gardant en tête les indications de Malik, et en laissant une main sur le mur à sa gauche, pour se guider. Après de longues minutes à tâtonner dans le noir, ses doigts se refermèrent sur les barreaux rouillés d’une échelle. Il la grimpa rapidement, pour découvrir que l’issue avait été condamnée, comme l’avait prévenu Malik. L’ambassadeur lui avait également indiqué que le mortier qui avait été utilisé n’était plus de première fraîcheur, et qu’il s’effriterait sans doute assez facilement.
   Par bonheur le balcinien avait raison, et après ce qui sembla une heure à Vizamir, passée à gratter lentement le liant avec la pointe d’une de ses dagues, il sentit la plaque bouger sous ses doigts. Forçant un peu plus, il parvint à la déloger dans un bruit infernal qui résonna à travers les galeries empuanties. Cette sortie débouchait sur d’anciennes oubliettes, aujourd’hui transformées en ce qui semblait être une vaste cave à vin. En s’extrayant, Vizamir put observer des tonneaux de toute forme et de toute taille, tous de bonne qualité, certains portant des inscriptions stylisées. Il n’y avait aucun bruit, et la seule lumière provenait de hautes et étroites lucarnes par lesquelles s’écoulait l’éclat de la lune montante.
   Vizamir tira à nouveau la plaque sur la bouche d’égout puis poussa un lourd tonneau par-dessus, pour la camoufler… et empêcher quiconque de le suivre. Il sortit de la pièce par une arche de pierre, et arpenta quelques couloirs tortueux et sombres jusqu’à ce qu’il finisse par se repérer grâce aux plans fournis par Malik. Il se trouvait dans les niveaux inférieurs de l’Ikérum Castrum, un ensemble de salles qu’on avait abandonnées ou changées en caves suite à des travaux d’agrandissement et de rénovation entrepris au siècle dernier.
   En gravissant un étroit escalier en colimaçon, il tendit l’oreille, mais aucun son autre que le lent ruissèlement de l’humidité entre les pierres anciennes ne lui parvenait. Son ascension fut stoppée par une porte en bois verrouillée dont il fit rapidement sauter la serrure pour débouler sur un ancien corps de garde laissé à l’abandon. Il erra un long moment dans les vastes couloirs, sous les arches, se coulant d’ombre en ombre, trouvant refuge dans des alcôves enténébrées lorsqu’il croisait le chemin d’une patrouille. La mort d’Honorius avait plongé l’Ikérum Castrum dans la peur, et la garde avait été plus que doublée, rendant la tâche de Vizamir plus difficile encore.
   Malgré tout, ce dernier parvint jusqu’aux appartements de l’Empereur, sis dans l’aile la plus haute du château. L’étage était presque désert, si l’on excluait les deux sentinelles à la porte de la chambre de Valter. Cela n’était pas étonnant. Des hommes patrouillaient sur le chemin de ronde à l’extérieur, observant de tous côtés les larges pans de muraille éclairés et empêchant de fait toute velléité d’escalade. Un assassin ne pouvait donc passer que par la grande porte, a priori.
   En s’emparant lentement et silencieusement de son arc, Vizamir songea qu’il était encore temps de faire demi-tour, de cesser cette folie. Tout cela le dépassait, et ne le concernait en rien. Pourquoi faisait-il ça? Pour une barbare sanguinaire qu’une semaine avant encore il ne connaissait pas. Pour une femme que seule la magie noire faisait encore vivre. Pour une conquérante qui avait plongé un empire dans la guerre, la famine et le chaos.
   Sa vie valait-elle une guerre civile, le malheur de centaines de milliers d’autres innocents?
   Sa flèche fila accompagnée du léger bourdonnement de la corde. Oui, la vie de Skelda valait bien ça. Plus encore. Que lui importait ce qu’il adviendrait de ces misérables pouilleux d’humains, ces êtres grossiers, brutaux et vulgaires? Tant qu’il avait Skelda, l’Humanité entière pouvait bien s’éteindre. Son trait perfora l’œil de la première sentinelle, juste sous le bord de son casque. Le corps resta un moment debout, se retenant à la hampe de sa lance, ce qui laissa juste assez de temps à Vizamir pour décocher une deuxième flèche qui vint se loger dans la gorge du second garde.
   Les corps s’effondrèrent en glissant le long du mur, presque sans bruit. Encochant un nouveau projectile, Vizamir attendit, le cœur battant, une longue minute. Aucune alarme ne retentit, et comme personne ne vint s’enquérir des deux sentinelles, il estima qu’il n’avait pas été repéré. Quittant l’abris des ombres, il remonta le couloir, ses bottes foulant le lourd tapis balcinien avec légèreté. La porte n’était pas verrouillée et il pénétra ainsi dans une antichambre au luxe tapageur, dont le mobilier se résumait à un somptueux bureau en acajou jonché de liasses de parchemins et de correspondances, ainsi qu’un lourd buffet moucheté de fioritures sur le plateau duquel s’entassaient des bouteilles de spiritueux et d’alcools fins.  Une lourde tenture jaune et rouge séparait la pièce de la chambre proprement dite, d’où s’échappait des râles de plaisir gutturaux et des cris de femme.
   Vizamir referma doucement la porte derrière lui, et se mit en mouvement. Il écarta la tenture de la pointe de sa flèche et pénétra dans la pièce attenante, son arc bandé. La femme, ligotée à la structure du lit et sanglotant, l’aperçut le premier. Sa bouche s’ouvrit sur un cri qui ne sortit jamais. La flèche l’atteignit juste sous l’aisselle, perforant le cœur et lui offrant une mort presque instantanée. Son sang jaillit sur le visage perlé de sueur de Valter, qui s’écarta précipitamment en poussant un glapissement. Il roula sur lui-même et dégringola de l’épais matelas.
   Vizamir fit deux pas sereins en préparant son prochain trait. Le corps de l’empereur était maigre et osseux, taché par endroit de touffes de poils immondes. Son visage aux traits communs, encore rouge de ses ébats, braquait sur l’assassin des yeux à la fois apeurés et furieux. Il recula sur les fesses jusqu’à ce que son dos touchât le mur derrière lui.
   -Qui êtes-vous?, fit-il d’une voix qu’il espérait sans doute forte et autoritaire, mais que la peur faisait trembler.
   -Où est-elle, rétorqua Vizamir en éludant la question, d’un ton sans appel et d’une froideur implacable.
   Valter sembla se ratatiner sur lui-même, toute volonté de défi s’évaporant presque sous les yeux de Vizamir.
   -D… Dans les geôles, à part. J’ai… j’ai ordonné qu’on ne lui fasse rien.
   -Pourquoi?
   -Ce… Cela faisait partie du marché!
   -Quel marché?
   Les yeux de Valter s’ornèrent de larmes qui coulèrent le long de ses joues. Ainsi recroquevillé, nu comme le premier des roturiers et pleurnichant comme un enfant, il n’avait plus rien d’impérial, plus rien de divin. Il n’était qu’un homme, comme un autre. Faible, comme tous les autres.
   -Tant… Tant que je la retiendrais intacte, il ne devait rien m’arriver, sanglota-t-il en fermant les yeux.
   -Qui? Avec qui as-tu conclu ce marché?
   -Le balcinien! L’ambassadeur.
   -Malik!, souffla Vizamir en plissant les yeux.
   -Malik, oui! Ce chien galeux! Il avait juré.
   -C’est lui qui t’as dit où trouver la Skarg?
   -Oui! Il m’a dit… Il m’a dit qu’en l’accusant du meurtre d’Honorius, et en la capturant, je regagnerai l’estime du peuple, que la Théocratie m’aiderait à reconstruire l’Orientir. Il a juré que tant qu’il n’arrivait rien à la femme, je n’aurais rien à craindre.
   -Et bien il a menti, révéla Vizamir. Puisque c’est lui qui m’envoie.
   -C… Comment? Non! Attendez! Je ne sais pas combien il vous paye, mais je vous en offre le double! Non! Le triple, et un titre! Des terres, oui, un vaste domaine, dans le nord.
   -Je n’ai que faire de toute cela.
   -Je vous en supplie, pleurnicha Valter en se remettant sur les genoux, dans une position de prière. Si vous me tuez, il y aura la guerre civile. Pensez au peuple, à tous ces malheureux qui se retrouveront à la rue sans rien à manger…
   -Comme elle?, rétorqua Vizamir en désignant la morte sur le lit.
   Les yeux de Valter glissèrent sur le cadavre, sa peau pâlissant, puis retournèrent se fixer sur le visage de marbre de son assassin. Il y eut comme un étincelle de résignation dans ses prunelles lorsque la pointe en acier perfora son crâne sec sans résistance. Sa tête partit en arrière dans un unique jet de sang clair, et le cadavre bascula sur le côté dans un dernier soupir.
   C’était fini. Vizamir venait de tuer l’homme le plus important et le plus puissant de l’Empire des Trois. Il venait de tuer un dieu, au regard de la loi et de la foi impériale. Et pourtant il n’y avait eu ni éclair de feu, ni tremblement de terre, ni tempête. Rien qu’un peu de sang sur la moquette chyzelite.


Merci d'avoir lu!

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La Tour du Rouge : La Route du Nord - Chap 5 (2e Partie)
« Réponse #245 le: mercredi 30 avril 2014, 23:18:24 »
Très sympa tes fics, mais je suis choqué du nombre de scènes de sexe.

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La Tour du Rouge : [Nouvelle] Quelqu'un de bien.
« Réponse #246 le: samedi 19 juillet 2014, 16:42:01 »
Salut tout le monde! C'est par ce beau samedi chaud et ensoleillé que j'ai décidé de revenir visiter cette pauvre tour bien délaissée. Pas de Route du Nord ou de Triangle de Haine aujourd'hui, mais une courte nouvelle se basant sur une partie de l'univers d'Au Nom du Roi. La nouvelle est en 5 parties, et j'en posterai une par jour. (Elle est déjà intégralement écrite.)

L'intrigue met en scène Syf Valgardson, l'un de mes personnages pour la fiction collective The Darkest Hour, dans ce qui est un futur hypothétique. Si les gens un peu familiers avec l'univers féraldien pourront déceler quelques clins d'oeil et retrouver quelques figures connues (et d'autres moins), j'ai essayé d'écrire pour que cette nouvelle puisse être lue par tout le monde, initié ou non à l'univers d'Au Nom du Roi.

Sur ce, si vous décidez de vous laisser tenter, je vous souhaite une bonne lecture!
La nouvelle est également disponible (dores et déjà en intégralité) sur ce document google, si vous préférez ce type de format pour votre confort :

https://docs.google.com/document/d/1oUjFr4Q3a_dAmxEGcA8xDCZjG6ywJmbYt8EgenGH88o/edit?usp=sharing

____________________

Quelqu’un de bien.


I.


   L’aube pointait à peine ses premiers rayons lorsque Syf Valgardson quitta son lit. Elle était éveillée depuis plusieurs heures déjà, ses yeux du bleu des rivières fixant le plafond immaculé. Elle avait écouté, comme chaque nuit, les hurlements entrecoupés de sanglots misérables qui jaillissaient, étouffés, entre les lattes du plancher depuis le rez-de-chaussée. Puis, lorsqu’ils s’étaient tus avec l’arrivée de l’astre solaire, elle s’était levée, comme à son habitude.
   L’image que lui renvoya le miroir au-dessus de la cuvette était celle d’une grande femme musclée, dans la force de l’âge, bien conservée malgré ses cinquante hivers passés. Une femme fatiguée, malgré tout, comme en témoignaient les cernes noires sous ses yeux, ses traits plus creusés qu’à une époque, et les rides qui se formaient sur sa peau hâlée, s’entrecroisant avec les lignes pâles de ses cicatrices. Ses longs cheveux, blonds et drus, étaient ramassés en une longue tresse qui pendait par-dessus son épaule gauche, et d’où s’échappaient de multiples mèches indisciplinées.
   Sans se presser, elle se passa un peu d’eau sur le visage, pour chasser la fatigue de la nuit, s’attardant un court instant pensif sur les lignes bleuâtres d’un tatouage à moitié effacé sur sa joue. Puis elle enfila sa tenue de travail, une tunique robuste, des hauts-de-chausses épais et de solides bottes hautes. Pas une fois elle ne jeta un regard à la forme distinctive cachée sous un drap blanc, dans un coin de la pièce. Elle descendit ensuite les escaliers du premier, s’arrêtant à leur pied pour écouter le silence paisible qui avait pris possession de la maison. 
   Dehors, la campagne impériale était tranquille, comme c’était souvent le cas en automne. Le paysage autours des champs et au-delà du verger se parait d’or, de rouge et de brun. Des feuilles indolentes virevoltaient paresseusement dans la petite brise matinale, effectuant un ballet que Syf observa quelques minutes avec un sourire satisfait. Elle ferma doucement la porte derrière elle et attrapa un panier avant de se diriger vers le verger, empruntant le petit chemin de terre qui rejoignait la route impériale, deux kilomètres plus au sud. Elle passa près d’une demi heure à errer entre les pommiers, fouillant le sol du regard à la recherche des bons fruits tombés, et attrapant ceux à sa portée. Elle avait déjà prévu de se rendre au village, dans un jour ou deux, afin d’embaucher quelques journaliers pour effectuer une récolte scrupuleuse, mais il était dommage de laisser ces quelques fruits pourrir en attendant.
   Lorsque son panier fut suffisamment rempli, elle retourna dans la demeure pour le poser dans la cuisine, puis ressortit nourrir les poules et récolter les œufs. Placide, le vieux canasson fatigué qui l’avait suivi partout pendant plus de dix ans, la regarda s’agiter depuis son coin de la grange, bien sagement couché dans sa paille. Il n’était pas entravé, car il n’en avait nul besoin. Syf s’agenouilla devant lui pour lui gratter affectueusement le cou, puis lui tendit une pomme qu’il croqua lentement, petit morceau par petit morceau.
   Le soleil était bien visible au-dessus des collines à l’est lorsqu’elle se résolut à avaler un petit déjeuner rapide, composé de pain, d’œufs et de fromage. Elle raviva le feu dans l’âtre du salon et mit de l’eau à chauffer dans la grande bouilloire en cuivre. Elle profita de ces quelques instants de répit pour s’installer dans son confortable fauteuil, les yeux rivés sur les flammes, l’esprit vide. Les sifflements furieux de la bouilloire la tirèrent de son hébétement.
   Elle se dirigea vers la petite pièce au fond du couloir, la pièce d’où provenaient les cris et les sanglots aux heures les plus noires de la nuit. Elle s’arrêta devant, tendant l’oreille. Elle pouvait entendre une respiration régulière. Elle inspira profondément, puis ouvrit la porte.
   La salle était plongée dans le noir, à l’exception d’un léger rayon de soleil qui filtrait des volets clos. Une horrible puanteur de merde et de pisse la prit à la gorge, comme chaque matin, mais elle passa outre et alla ouvrir la fenêtre. L’air frais pénétra à l’intérieur, ainsi que la lumière du matin, révélant une chambre nue et vide, à l’exception d’un lit sur lequel reposait la silhouette malingre d’un homme. Ses traits, autrefois beaux et nobles, étaient à présent effroyablement tirés, lui donnant d’avantage l’air d’une goule que d’un humain. Ses longs cheveux gris et filasses conservaient encore quelques touches d’auburn, ici et là. Sa bouche était légèrement ouverte, laissant entrevoir une dentition abîmée et jaunie. Son corps chétif n’avait plus que la peau sur les os, une peau couverte de cicatrices anciennes, dont certaines qui n’avaient jamais totalement guéri. Il manquait à sa main droite le majeur et l’annulaire.
   Ses yeux caves, du brun de la terre humide, ne cillaient jamais. Perdus dans la contemplation voilée de mondes inconnus de Syf, ils avaient perdu toute trace d’intelligence et de conscience.
   Syf resta un moment à contempler la silhouette pathétique, en proie à une foule d’émotions qu’elle essayait de combattre chaque jour, en vain. Elle se rappelait d’une époque pas si lointaine où elle n’éprouvait pour l’homme que de la haine, du dégoût et du mépris. Un sourire cynique lui tordit les lèvres lorsqu’elle repensa aux détours du destin qui les avaient menés à cette situation. Sur le mur derrière le lit, des ombres issues de l’esprit malade du gisant s’agitaient, prenant des formes cauchemardesques et contre-natures, hurlant des malédictions silencieuses à la grande femme blonde. Elle les observa en frémissant, leur vue ravivant des souvenirs pénibles dans son esprit.
   Puis elle s’ébroua et se mit à l’ouvrage. Elle achemina une grande bassine en cuivre depuis une pièce attenante, et la remplit d’eau tirée au puits, à laquelle elle ajouta l’eau bouillante. La vapeur, combinée à l’air piquant, permit de dissiper une partie des miasmes qui infestaient la chambre. Syf s’agenouilla ensuite à côté du lit, et passa un doigt délicat sur le front de l’homme, dégageant une mèche de son visage.
   -Il est l’heure, Locksey, l’appela-t-elle doucement.
   Il ne répondit pas. Il ne répondait jamais, de toute manière. Elle le souleva sans effort et l’introduisit dans l’eau claire, qui se troubla rapidement. Il ne réagit pas, ni quand elle le souleva, ni quand elle entreprit de le laver à gestes patients et familiers. Il était entre ses bras comme une poupée de chiffon, amorphe et manipulable à l’envie. Lorsqu’elle eut fini son ouvrage, elle l’habilla du mieux qu’elle le put, puis le hissa doucement sur son épaule. A pas mesurés, elle sortit par l’arrière de la demeure, sur le large porche qui jouxtait cette partie de la maison. Elle installa Locksey sur son siège habituel, calant ses avant-bras le long des accoudoirs. De là, il avait une vue sur les champs et les bosquets au-delà.
   Syf s’occupa ensuite de brûler les draps souillés et les remplaça avec de la literie fraîche. Comme chaque fois, elle frissonna en observant les flammes engloutir le tissu maculé, repensant aux ombres grotesques et mouvantes qui tapissaient le mur dans la chambre de Locksey. Bien trop souvent avait-elle la sensation glaçante de reconnaître sa silhouette parmi les formes obscures, et cela ne cessait jamais de faire naître en elle un tenace sentiment de peur.
   Lorsqu’elle eut fini de disperser les cendres encore chaudes, elle retourna s’assoir auprès de Locksey, sur les quelques degrés de bois qui séparaient le porche du sol proprement dit. Elle observa les bois pendant de longues minutes, goûtant le silence apaisant.
   -Comment vas-tu aujourd’hui, Lock’?, demanda-t-elle au bout d’un moment, comme chaque matin.
   Et comme chaque matin, Locksey se contenta de fixer l’horizon de ses yeux morts qui ne cillaient jamais, sa maigre poitrine se soulevant lentement comme seul signe qu’il vivait encore.
   -C’est bien ce que je pensais, soupira Syf avant de l’abandonner là pour le restant de la journée.


***


   Bourgbois était parmi ces nombreux villages ayant germé à la fin de la guerre contre le Roi Rouge, profitant de la paix nouvelle et de fonds impériaux pour proliférer dans les terres jusqu’alors laissées à l’abandon dans l’ouest de l’empire suite aux ravages commis par l’armée des non-morts du nécromancien Räj’Häl, lors de la Guerre des Immortels quelques treize ans auparavant. Lorsque la menace avait été éliminée par feu le valeureux empereur Augustin Abbendas Ier, les vastes domaines des cités déchues de Myzance et du Castel-Nocturne étaient restés dépeuplés, aucun colon ne souhaitant s’installer dans ces forêts et ces plaines collineuses encore infestées de créatures impies.
   Mais cette guerre là n’était déjà plus qu’un vague souvenir dans l’esprit du bas peuple, et à présent les opportunités commerciales contrebalançaient grandement les quelques risques qui pouvaient encore courir dans ces bois riches et giboyeux. Bourgbois occupait une position de choix, à mi-chemin entre la capital impériale de Salvégide et la porte des Marches Franches. En deux ans, depuis que des rumeurs indiquant que des gisements d‘or avaient été trouvés dans le nord, sa superficie avait déjà triplé, et de nouveaux arrivants avides de profits arrivaient chaque jour, à la recherche de bonnes terres cultivables, de contrats commerciaux juteux, des prospecteurs armés de pioches et de tamis transitant vers le nord et les Monts du Milieu ou simplement des épées louées prêtes à servir d‘escorte aux caravanes marchandes, ou bien encore des pseudo chasseurs de monstres prêts à risquer leur vie contre les quelques goules qui rôdaient encore à la nuit tombée, alléchés par la promesse de quelques pièces.
   Syf pénétra dans le bourg. Le garde en faction, qui la reconnut, lui adressa un respectueux signe de tête mais la laisser passer sans rien dire. Elle se souvenait encore de l’époque où elle ne pouvait se rendre nulle part sans s’attirer les regards et les messes-basses des badauds, cancanant sur sa taille et sa musculature. Mais la guerre avait changé tout ça. Les Norskes, son peuple, étaient sortis de leur vallée ancestrale pour prendre les armes contre la folie du Roi Rouge, et ce faisant, ils s’étaient faits connaître.
   Il n’y avait dès lors plus rien d’anormal à ce qu’elle puisse passer inaperçue dans une foule agitée, tiraillée entre la harangue des commerçants et des camelots de passage. De nombreux villageois la reconnaissaient et lui adressaient des saluts courtois ou chaleureux, qu’elle leur rendait avec un sourire. Ses pas la conduisirent jusqu’à un grand entrepôt, bâti dans un style moderne « industriel » comme se plaisaient à le nommer les architecte d’avant-garde de la capital, et fourmillant d’activité. De nombreux jeunes gens courraient en tous sens, chargeant et déchargeant des chariots de diverses marchandises, s’insultant, se criant des ordres, suant à grosses gouttes malgré l’air frais de l’après-midi. Sur le côté du bâtiment, qui donnait sur l’avenue principale, on pouvait lire en grandes lettres blanches « Puidôme & fils, société impériale ». Syf s’engouffra dans la pénombre de l’entrepôt, zigzaguant souplement entre les travailleurs jusqu’au bureau du contremaître, un cube modeste émergeant d’un mur.
   -Entrez, tonna une voix forte et autoritaire lorsqu’elle frappa à la porte.
   Un grand bureau en bois laqué occupait presque tout l’espace, sur le plateau duquel s’entassaient des instruments de mesure, de la paperasse, des pièces de diverses origines, des bouteilles d’encres et une plaque sur laquelle avait été gravé les mots « Superviseur Galiano ». Le superviseur en question, un homme âgé aux traits durs et à la calvitie galopante, était penché sur un papier, un pli soucieux barrant son front ridé. Il leva les yeux sur la nouvelle arrivante, et ses traits s’illuminèrent aussitôt.
   -Ha! Maîtresse Valgardson! Entrez, entrez, c’est toujours un plaisir de vous voir.
   Syf lui rendit son sourire et serra chaleureusement la main qu’il lui tendait.
   -Je vous en prie, asseyez-vous, lui indiqua-t-il en pointant le siège de l’autre côté du bureau. Que me vaut cet honneur?
   -Mes vergers sont prêts pour la récolte, expliqua-t-elle en croisant les jambes. J’aurai besoin d’embaucher de la main d’œuvre, pour quelques jours.
   -Bien sûr, bien sûr, hocha le vieil homme en affichant un air soucieux. De quel volume parlons-nous?
   -Une dizaine devrait suffire.
   -Comme à l’accoutumée, donc?
   -Comme à l’accoutumée, acquiesça-t-elle.
   -Avez-vous déjà décidé de ce que vous comptez faire de votre marchandise?
   -J’espérais que vous me l’achèteriez, comme l’an passé.
   Le superviseur hocha pensivement la tête, et s’empara d’un boulier, qu’il manipula quelques instants en marmonnant dans sa barbe.
   -Notre société est prête à vous en offrir un demi noble du kilo.
   Syf secoua doucement la tête.
   -Vous savez que ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, Aimé. Votre prix sera le mien.
   -Dans ce cas, l’affaire est entendue.
   Ils se serrèrent la main une nouvelle fois, puis Syf déposa sur le bureau la bourse qui pendait à sa ceinture.
   -Ceci devrait suffire à couvrir les gages de vos hommes.
   Galiano fit glisser les pièces de cuivre et d’argent devant lui, puis se remit à triturer son instrument, formant de petits tas au fur et à mesure de ses manipulations. Après plusieurs minutes, durant lesquelles la Norske patienta calmement, il rassembla les piles en deux tas plus importants, et remit le plus petit dans la bourse, qu’il rendit à sa propriétaire.
   -Puis-je espérer la présence de vos hommes au point du jour?, demanda-t-elle en se levant.
   -Ils y seront, l’assura le superviseur en lui prenant les mains une dernière fois. Notre société est heureuse de vous compter parmi ses associés, maîtresse Valgardson.
   -Si vous le dites, répondit-elle avec un sourire avant de quitter les lieux.
   En quittant l’entrepôt, elle croisa la route d’un couple étrange, qui se dirigeait vers le bureau du contremaître. L’homme avançait avec la démarche assurée et pleine d’arrogance de ceux qui pensent que le monde leur appartient. Il était richement habillé, et portait une belle rapière au côté. Il aurait pu passer pour un noble, mais le regard attentif de Syf repéra l’anneau distinctif qu’il portait à l’annulaire droit. La fille était belle, avec sa peau olivâtre, ses longs cheveux noirs de jais et ses grands-yeux verts. Du moins celui qui n’était pas gonflé par un vilain hématome. Elle portait des vêtements qui mettaient un peu trop en valeur ses attributs pour être honnêtes, malgré la fraîcheur, et avançait avec la démarche résolue des condamnés, les épaules voûtées, le regard rivé au sol.
   Syf les dépassa sans s’arrêter. Elle ne savait pas que le Cercle était présent à Bourgbois, mais vue l’importance que prenait le village sur l’échiquier commercial de l’Empire, cela n’avait rien d’étonnant à ce qu’il finisse par s’y implémenter. Elle ne remarqua pas le regard de la fille, qui se tourna un instant pour l’observer disparaître parmi la foule.


***

   -…ariété, plus commune, produit un suc jaunâtre et inodore qui…
   Syf s’arrêta dans sa lecture pour se frotter les yeux. L’obscurité devenait trop importante pour lire, malgré la bougie qui finissait de se consumer à côté d’elle. Elle referma respectueusement l’ouvrage, un compendium de botanique, et leva le visage vers le paysage nocturne. On ne voyait déjà plus que les silhouettes noires des arbres qui se balançaient doucement sur le ciel enténébré. Elle retira ses lorgnons, qu’elle posa sur le livre. Chaque soir, après le repas et si le temps le permettait, elle s’installait à côté de Locksey, sur le porche, et lui faisait la lecture jusqu’à ce que la nuit tombe.
   Elle ne savait pas s’il pouvait comprendre ce qu’elle lui disait, ni même s’il était conscient du monde réel autour de lui, mais elle avait l’impression de partager quelque chose avec lui, et c’était peut-être le plus important, au final.
   -Tu sais, dit-elle après un long silence, parfois, je me dis que tu aurais du me laisser crever, ce jour-là.
   Elle se tourna vers lui, et observa avec un pincement au cœur ses traits inexpressifs, son regard mort, éteint.
   -Même toi tu ne méritais pas un tel sort, murmura-t-elle.
   Comme chaque soir, elle s’empara du long poignard qu’elle emportait avec elle sur le porche, en même temps que le livre. Comme chaque soir, elle le teint un long moment devant ses yeux, observant son reflet dans la lame couverte de runes à la signification inconnue d’elle.
   Comme chaque soir, elle ne trouva pas la force ni le courage d’offrir un monde meilleur à Locksey.   
   Alors, comme chaque soir, elle le souleva délicatement, comme un enfant assoupi, et le porta jusqu’à son lit, dans sa petite chambre vide et nue. Elle l’installa le plus confortablement possible sous les couvertures, ferma les volets et tira les rideaux. Puis elle se teint un moment dans l’embrasure, une chandelle à la main.
   Elle contempla sa respiration régulière, la gorge serrée, tandis que sur le mur derrière lui, des formes sombres et folles s’éveillaient, tourbillonnant en un ballet grotesque et morbide, suggérant des visages d’outremonde qui lui hurlaient des malédictions silencieuses. Sans un mot, elle referma la porte et la verrouilla. Elle gagna sa propre chambre et se mit au lit sans tarder.
   Elle savait qu’elle n’avait quelques heures pour dormir avant que les hurlements de Locksey ne la réveille.     
« Modifié: dimanche 20 juillet 2014, 18:14:53 par Great Magician Samyël »

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La Tour du Rouge : [Nouvelle] Quelqu'un de bien. (p2)
« Réponse #247 le: dimanche 20 juillet 2014, 18:15:04 »
On continue avec la deuxième partie de la nouvelle. Bonne lecture!
_____________________________

Quelqu’un de bien.


II.


   Sa hache s’abattit avec un « tchak » sonore, fendant la bûche en deux sans aucun effort. Syf poussa un grognement en dégageant son instrument de la souche et s’épongea le front du revers de la main, chassant la sueur qui lui coulait dans les yeux malgré l’air vif et piquant de cette matinée d’hiver. Le ciel bas se parait de gris, annonçant de nouvelles chutes de neige. Elle observa le tas de bûches fendues qui trônait déjà de part et d’autre de la souche, et jugea qu’il ne lui faudrait plus que quelques coups avant de pouvoir s’arrêter.
   Elle soulevait une énième fois sa hache après avoir installé une nouvelle bûche sur le billot lorsqu’une clameur en provenance des vergers l’arrêta dans son geste. Elle se tourna vers l’origine du bruit, haletant légèrement, ses bras nues dégageant de la vapeur dans l’air froid. Une silhouette féminine émergea entre les pommiers, courant à perdre haleine. Elle trébuchait, ses pieds s’entortillant dans les racines cachées par la neige. Des cris d’homme la poursuivaient.
   Elle chut dans la poudreuse, jeta un œil derrière elle et repartit de plus bel, galvanisée par l’énergie du désespoir. Syf fronça les sourcils, se demandant quels problèmes se profilaient encore à l’horizon. Gardant sa hache à bois à la main, elle fit quelques pas en direction du verger. Elle reconnut la fille qu’elle avait croisée à l’entrepôt, presque trois mois plus tôt, lorsqu’elle était allée embaucher de la main d’œuvre. Elle portait des vêtements légers, plus adaptés aux salles moites et obscures des maisons de plaisir qu’aux ballades en hiver. Sa robe en étoffe fine était déchirée en plusieurs endroits, probablement par des buissons d’épineux.
   Elle ahanait en sanglotant, ses yeux remplis de larmes. Elle trébucha à nouveau à quelques mètres de Syf qui l’observait, immobile, et elle rampa plus qu’elle ne marcha sur la distance qui les séparait encore. Elle s’agrippa à la jambe solide de la Norske comme un naufragé au désespoir s’accroche à son morceau de bois flotté. Au même moment, trois cavaliers surgirent du couvert des arbres, leurs montures lancées au galops produisant un tourbillon de neige dans leur sillage.
   -Je vous en supplie, pleurait la fille, le front pressé contre le cuir de sa botte. Je ne veux pas… Je ne peux pas… y retourner.
   -Relève toi, ordonna Syf d’une voix calme mais autoritaire, et elle s’exécuta.
   La Norske la dépassait de près de trente centimètres, et elle dut se tordre le cou vers le bas pour la regarder dans les yeux. Elle y lut une terreur sincère, mais également une détermination farouche. Syf hocha la tête.
   -Reste derrière moi, lui intima-t-elle en l’agrippant d’une main.
   -Merci… Merci, je…
   -Ne me remercie pas. Je n’ai encore rien fait.
   En assurant sa prise sur le manche de sa hache, Syf détailla les cavaliers, qui avaient ralenti l’allure. Elle reconnut l’homme bien habillé qui avait accompagné la fille à l’entrepôt. Il portait un épais manteau de fourrure et de solide bottes matelassées. Ses deux compagnons, probablement des hommes de main, étaient équipés de cottes de cuir clouté et leurs ceinturons arboraient un gourdin et une épée. Ils s’arrêtèrent à bonne distance et mirent pied à terre. Ils adoptèrent une formation en arc de cercle, bien qu’ils essayaient de cacher toute intention belliqueuse.
   Le chef affichait un air madré, révélant ses dents blanches par un sourire qu’il voulait certainement chaleureux et engageant.
   -Bien le bonjour, maîtresse. Permettez moi de me présen…
   -Vous êtes sur mes terres. Vous feriez mieux de faire demi tour, ou je ferai appeler le légat. Quoi que vous soyez venus faire ici, je ne suis pas intéressée. Merci et adieu.
   Le sourire de l’homme disparut instantanément et ses hommes mirent ostensiblement les mains sur la poignée de leurs armes. Derrière elle, elle entendit la fille déglutir.
   -Maîtresse, reprit le chef d’une voix doucereuse. Je crois que c’est un simple malentendu. Nous souhaitons juste récupérer notre… sœur et la ramener chez elle, en sécurité.   
   -Je ne vois pas de qui vous parlez.
   L’homme poussa un soupir.
   -Vraiment, femme, j’essaye d’être raisonnable. Vous devriez en faire de même. Donnez nous la pute sans faire d’histoire, et nous oublierons cette histoire et vous vivrez un jour de plus. N’est-ce pas un marché équitable?
   -Je ne vois pas de pute ici, rétorqua Syf. Et si tu crois que tu m’intimides, maquereau, tu es bien loin du compte.
   Le chef lança un regard exaspéré à ses deux compagnons, qui se mirent à avancer vers Syf en formant un large arc de cercle.
   -Tu ne sais pas à qui te tu frottes, femme.
   -Je sais parfaitement ce qu’est le Cercle, le détrompa la Norske en relâchant ses muscles, se préparant à l’affrontement. Et je connais ses méthodes. La marchandise doit être bien traitée et préservée de toute souffrance physique. Je crois que la Maîtresse de Velours serait très intéressée d’entendre ce que j’aurai à lui dire à ton sujet, chien. Je vous offre une dernière chance de déguerpir d’ici, toi et tes larbins.
   Un rictus de haine tordit les lèvres de l’homme.
   -Lyn!, appela-t-il en s’adressant directement à la fille. Sois raisonnable. Tu ne voudrais pas avoir la mort de cette vieille femme sur la conscience, n’est-ce pas? Reviens, et nous la laisserons tranquille, je te le jure.
   Syf entendit les sanglots de la putain redoubler, puis elle fit un pas en avant. La Norske tendit le bras pour l’arrêter.
   -Rentre à l’intérieur, et verrouille la porte.
   -Mais, vous…
   -Ne t’en fais pas pour moi. Ca va aller.
   -Râh! On perd notre temps, fulmina le maquereau en observant la jeune fille courir se réfugier dans la maison. Tuez la vieille carne et finissons-en. Je commence à me les geler.
   Les deux larbins hochèrent la tête et firent mine de dégainer. Syf chargea aussitôt celui à sa gauche, se propulsant à la vitesse  d’un bélier en deux poussées de ses jambes puissantes. Elle lut la stupeur sur les traits de son adversaire, qui paniqua et coinça sa lame dans son fourreau. Il poussa un cri qui mourut dans sa gorge lorsque la hache de Syf lui fendit le crâne, projetant du sang fumant dans la neige alentours.
   -Bordel de merde!, jura son chef en dégainant sa propre rapière. Cette salope a eu Denton.
   Syf peina à dégager son arme du carcan d’os dans lequel elle était fichée et ne put que s’emparer du gourdin du mort avant de se jeter en avant en roulant, esquivant un assaut du deuxième homme qui avait accouru dans son dos. Elle se redressa en restant basse sur ses appuis, cherchant à consolider sa position dans la neige molle. Elle para la lame de son adversaire avec son gourdin, mais la massue de l’autre la cueillit juste sous le menton, lui arracha un grognement de douleur et la forçant à reculer, un peu désorientée. L’homme en profita pour pousser son avantage, déclenchant une série d’attaques rapides qu’elle peina à repousser. L’épée mordit plusieurs fois sa chair, faisant couler le sang mais ne provoquant aucune blessure sérieuse.
   Lorsqu’il buta contre un caillou camouflé par la neige, emporté par son momentum, Syf, en combattante chevronnée, saisit sa chance. Elle projeta sa jambe en avant, frappant le genou plié de son opposant qui, ainsi bloqué, explosa dans un craquement affreux. Le sbire chuta en hurlant, lâchant ses armes pour saisir son membre blessé. Syf l’acheva en lui écrasant la gorge d’un puissant coup de talon, le condamnant à une agonie douloureuse par asphyxie. Elle releva les yeux, hors d’haleine, en proie à une poussée de chaleur comme elle n’en avait plus connue depuis quelques années. Son cœur battait à tout allure, dopé par l’adrénaline et l’exaltation du combat.
   Son excitation fut vite remplacée par une douleur cuisante lorsque la fine pointe d’une rapière jaillit de son flanc, maculée de son propre sang. Elle perçut avec une acuité cruelle les vingt centimètres d’acier qui lui fouaillaient les chairs.
   -Par le cul de l’Impératrice, gronda la voix du chef derrière elle, Lyn va me payer ça au centuple.
   Il manipula son arme, envoyant des éclairs de douleur dans tout le corps de Syf; la forçant à s’agenouiller et à lâcher sa massue.
   -Mais d’abord, je vais en finir avec toi, vieille peau.
   Il dégagea sa lame, le moment que la Norske avait attendu pour contre-attaquer, faisant fi de la douleur. Alors qu’il armait le coup de grâce, elle se redressa à la vitesse de l‘éclair,  imprimant à son bassin un mouvement de rotation. Son coude percuta le nez du maquereau à pleine vitesse, l’éclatant. L’homme poussa un cri strident en reculant, permettant à Syf de se redresser complètement. Elle l’attrapa vivement par le col et le frappa de son crâne, le sonnant et l’envoyant choir au sol.
   -Attends, attends!, cria-t-il en essayant de ramper, une main tendue vers elle. On peut… On peut s’arranger! J’ai de l’argent! Je peux… Non!
   Sourde à ses cris et ses pleurs, Syf abattit ses poings, comme deux marteaux de forgeron frappant l’enclume à un rythme brutal mais régulier. Lorsqu’elle s’arrêta, à califourchon sur le corps sans vie, ses phalanges étaient à vif, entaillées par les os brisés. Du sang et de la matière grise s’étaient répandues au sol tout autours d’eux, coulant du nez et des oreilles du cadavre.
   Syf resta un moment sans bouger, contemplant son œuvre d’un regard morne et désabusé. Elle avait presque oublié combien il était simple de tuer. Son flanc humide la tançait, et des lances de douleur émanaient de ses poings écorchés.
   Elle récupéra l’anneau de l’homme et le tint un moment devant ses yeux, avant de l’empocher. Elle peinait à retrouver son souffle dans l’air froid de l’hiver.
   -Ce n’est plus de mon âge, finit-elle par grogner en se relevant avec peine.
   Puis elle se dirigea d’un pas lent et chancelant vers la maison.


***


   -Je suis vraiment désolée, murmura la fille pour la dixième fois au moins, pendant qu’elle finissait de bander l’abdomen de Syf.
   -Ne le sois pas.
   -Mais vous avez risqué votre vie pour moi.
   La Norske poussa un grognement amusé.
   -Que je sois damnée si c’est prendre un risque que d’affronter trois bouffons comme ceux-là. Ne sois pas désolée, fillette. Je fais mes propres choix.
   L’intéressée hocha la tête mais n’ajouta rien. Elles observèrent un silence pensif pendant que Lyn s’affairaient à nettoyer et bander toutes les plaies de la Norske, avec des gestes confiants qui suggéraient qu’elle n’en était pas à son coup d’essai. La main de Syf tremblait du contrecoup, et son cœur battait encore un peu trop vite. C’était la première fois qu’elle ressentait à ce point le tribut que prélevait l’âge sur son corps, et elle repensait avec une certaine nostalgie à l’époque où les trois hommes n’auraient même pas eu l’occasion de l’effleurer avec leurs armes.
   -Pourquoi moi?, finit-elle par demander au bout de quelques minutes.
   -Madame?
   -Ma ferme n’est pas la plus proche du village. Tu avais beaucoup d’autres endroits où fuir. Pourquoi ici?
   La fille stoppa son geste, et détourna la tête.
   -La vérité, madame, c’est que je ne le sais pas moi-même. Lorsque… Lorsque je me suis enfuie, j’étais paniquée. Je ne savais pas où aller. Je ne savais pas à qui je pouvais me fier. Je me suis souvenue de vous. Je vous ai vue il y a quelques mois, chez maître Galiano. Certains clients m’ont parlé de vous. Ils disent tous que vous êtes quelqu’un de bien…
   -Quelqu’un de bien, souffla Syf, le regard perdu dans ses souvenirs.
   Elle pensa à Locksey, qui pleurait tout seul dans le noir chaque nuit, elle pensa à toutes les mères et toutes les femmes qu’elle avait privées de fils et de maris, à toute la souffrance qu’elle avait infligée au cours de sa vie pour de l’argent. Elle songea surtout à tous ces regrets qu’elle n’avait jamais eus. Quelqu’un de bien se devait d’avoir des remords… non?
   -Tu t’appelles Lyn, c’est ça?
   -Lynnaëlle, acquiesça l’intéressée. Mais tout le monde m’appelle Lyn. Et vous êtes maîtresse Valgardson.
   -Syf. Ni madame, ni maîtresse, mais Syf.
   Avant de s’assoir sur un tabouret pour que Lyn puisse la soigner, la Norske avait remis des bûches dans le foyer. Mais malgré la douce chaleur qui flottait dans le salon, la jeune femme continuait de trembloter. Syf lui intima de se débarrasser de ses haillons et alla chercher l’une de ses tuniques, ainsi que des hauts-de-chausses et des souliers. Lyn flottait littéralement dans les vêtements démesurés de sa sauveuse, mais au moins la garderaient-ils au chaud. Syf s’empara ensuite d’une pelle, et fit mine de sortir.
   -Laissez moi vous aider, demanda Lyn en la suivant à l’extérieur.
   -Je n’ai qu’une pelle, répliqua la Norske sans se retourner.
   -Nous creuserons à tour de rôle.
   -Comme tu veux.
   Elles commencèrent par récupérer les chevaux, qu’elles débarrassèrent de leurs selles avant de les parquer dans la grange, sous le regard ennuyé de Placide. Puis Syf rassembla les corps à une centaine de mètres de la maison, dans le verger. Elle chargea Lyn de récupérer tout le matériel et les richesses qu’ils possédaient et de les ramener dans la demeure. Elle commença ensuite à creuser. Lyn la rejoignit vite et s’accroupit non loin, l’observant travailler avec une mine soucieuse. Lorsqu’elle commença à creuser la dernière tombe, pour le chef de la bande, elle remarqua les larmes silencieuses qui roulaient sur les joues de la jeune femme.
   -Des regrets?
   -Non, répondit Lyn en secoua doucement la tête. Je… je ne souhaitais pas que ça se termine comme ça mais… quelque part je suis tout de même soulagée que ça soit le cas. Je regrette juste qu’ils aient eu à payer le prix de mes erreurs.
   -Comment ça?, s’enquit Syf en projetant une pelleté de neige et de terre derrière elle.
   -Vous savez ce que… ce que je suis. J’appartiens au Cercle. Depuis que je suis toute petite. J’avais une belle vie, à Salvégide. Les clients étaient… polis et courtois, j’imagine. Malgré tout, je me sentais… Je me sentais prisonnière de cette vie. Jasper…
   Elle indiqua du menton le corps défiguré du chef, en frissonnant.     
   -Jasper travaillait pour le Cercle. C’était un petit escroc sans envergure, mais à l’époque j’étais trop stupide pour le voir. Il m’a séduite. Je n’avais d’yeux que pour lui et ses belles promesses. Il m’a promis… Il m’avait promis que si je m’enfuyais avec lui, il m’offrirait une nouvelle vie. Et je l’ai cru.
   Elle poussa un petit ricanement cynique en chassant les larmes de ses yeux.
   -Je suis une belle imbécile. Il m’a offert une nouvelle vie, oui. Il m’a sortie de ma cage dorée pour m’enfermer dans une prison de fer.
   Syf s’arrêta quelques instants lorsqu’elle entendit les sanglots de Lyn redoubler.
   -Je suis désolée, dit-elle.
   -Il m’a… Ils m’ont… fait des choses…
   -Tu veux en parler?
   -Non.
   -D’accord.
   La Norske reprit son labeur en silence, repensant malgré elle à tous les corps qu’elle avait du enterrer au cours de sa longue carrière. Lorsqu’elle eut fini de reboucher la tombe, les bandages sur ses mains étaient déjà rougis de sang. C’était pourtant à peine si elle sentait la douleur, avec ce froid.
   -Je vous ai vu combattre, vous savez, reprit Lyn.
   La jeune femme l’observait intensément, de ses grands yeux verts.
   -C’était loin d’être votre première fois, pas vrai?
   -Disons que j’ai un peu d’expérience dans ce domaine, rétorqua Syf avec un demi sourire. J’étais mercenaire, autrefois.
   -Vous avez combattu pendant la guerre?
   -Oui, fit Syf en plantant durement la lame de sa pelle dans le sol, pour s’appuyer dessus. Celle-là, et d’autres.
   -Comment…. Comment faites-vous pour… pour gérer ça? Je veux dire… Rien que de penser qu’ils sont… qu’ils sont morts à cause de moi, j’en suis malade. Alors que vous…
   -Alors que moi je les ai tués, compléta la Norske en lui rendant son regard.
   -Oui…
   -C’est une question de choix, je crois. Tout le monde a le choix. Certains choisissent de cultiver la terre et vivre une existence honorable. Certains, comme moi, choisissent de vendre leur âme contre de l’argent. Dans le métier que j’ai fait, on ne peut pas s’attarder sur ce genre de détails, les remords, les regrets. Tu fais ce que tu dois faire, sans trop y penser. Si tu n’y arrives pas, tu deviens fou.
   Elles s’observèrent sans rien dire pendant un instant.
   -Merci.
   Syf secoua la tête.
   -Je ne suis pas quelqu’un de bien, Lyn. J’essaie de le devenir, mais je ne pense pas qu’il me reste assez de temps à vivre pour compenser tous les torts que j’ai commis. J’imagine que tuer cette raclure était une bonne action.
   -Il ne manquera à personne, confirma la jeune femme en frissonnant. Pas à moi en tout cas.
   -Tu as quelque part où aller?
   -Non.
   -Alors reste ici jusqu’au printemps. Tu pourras décider quoi faire après.
   Lyn se mordilla la lèvre inférieure, réfléchissant.
   -Je ne voudrais pas vous causer d’avantage de problème. Le Cercle risque de revenir.
   -Ne t’en fais pas pour ça, la rassura la Norske en tapotant la poche où se trouvait l’anneau de Jasper. Je vais m’en occuper. Et avoir de la compagnie me changera un peu.


***


   -Qui est-ce, s’enquit Lyn lorsqu’elles émergèrent sur le porche, une tasse de vin chaud fumant à la main.
   -Locksey, répondit simplement Syf en s’asseyant sur les marches, comme à son habitude.
   -Il va bien?
   -Non.
   -Qu’est-ce qu’il lui est arrivé?
   La Norske tourna la tête vers le malade, sirotant une gorgée de vin.
   -Il m’a sauvé la vie. Et en a payé le prix.
   -Comment ça?
   -Ce n’est pas un sujet que je souhaite aborder.
   -Ho. Pardonnez-moi, je ne voulais pas me montrer indiscrète.
   -Ca ira.
   -Vous vous occupez de lui?
   -Tous les jours que les Dieux font.
   -Depuis combien de temps?
   -Quatre ans.
   -Quatre ans… Depuis…
   -La fin de la guerre, oui.
   -Est-ce qu’il nous entend?
   -Non. Il n’est… il n’est pas conscient, je crois. Je ne sais pas. Depuis le temps, je ne cherche plus à savoir. Il est tel qu’il est, et rien n’y changera jamais.
   -Je suis désolée, fit Lyn d’un ton compatissant en posant une main hésitante sur l’avant-bras de la Norske, ayant probablement entendu la peine dans la voix de Syf.
   -L’ironie, c’est que c’était un foutu salopard. Je le haïssais. Et pourtant, il n’a pas hésité une seconde… Je lui dois ça. Je lui dois ça…
   Elle inspira un grand coup avant de se tourner vers la jeune femme.
   -Puisque tu vas passer quelque temps ici, il y a une chose que tu dois savoir sur Locksey…
   La nuit tomba rapidement, ainsi que la température. Il se mit à neiger, d’épais flocon qui recouvrirent rapidement le paysage et isolèrent les sons de l’extérieur. Dans le salon, le feu crépitait joyeusement, réchauffant les  mains tendues de Lyn, qui s’était emmitouflée dans une couverture pendant que Syf couchait Locksey. La Norske resta un moment à son chevet, observant sans les voir les ombres tordues et grotesques qui dansaient sur le mur. La chandelle faisait chatoyer des reflets chauds dans les yeux de Locksey, conférant l’illusion qu’ils étaient encore vifs. Elle passa tendrement une main dans ses cheveux gris.
   -Comment vas-tu aujourd’hui, Lock’?, murmura-t-elle en serrant dans son poing bandé le long poignard à la lame gravée de runes.
   Il ne lui répondit pas. Alors elle leva le couteau au-dessus de sa poitrine rachitique et le tint ainsi un long moment, retenant sa respiration, souhaitant que l’adrénaline qu’elle avait ressentie lors de son combat du matin lui donne la force de libérer le gisant de sa prison de chair. Elle le tint jusqu’à ce que ses bras tremblent et que ses yeux s’humidifient de larmes qu’elle s’interdit de laisser couler.
   Elle lâcha le poignard au sol et posa son front contre la main froide de Locksey.
   -Je suis désolée, souffla-t-elle dans le silence de la chambre vide et nue, sous le regard haineux des silhouettes qui dansaient toujours sur le mur derrière le lit. 

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La Tour du Rouge : [Nouvelle] Quelqu'un de bien. (p3)
« Réponse #248 le: lundi 21 juillet 2014, 17:02:45 »
On continue sur notre lancé avec la IIIe partie! Je posterai demain les parties IV et V en même temps, pour que vous ayez toute la fin d'un coup. Bonne lecture!
____________________

Quelqu’un de bien.


III.


   -Tu as pu dormir un peu? Malgré les… Tu sais quoi, lui demanda Syf le lendemain, lorsqu’elles s’attablèrent pour partager le petit déjeuner.
   Lyn lui jeta un regard étrange.
   -Comme un bébé, affirma-t-elle en acquiesçant.
   Syf lui avait préparé la chambre d’ami, qu’elle gardait toujours propre bien que personne en quatre an ne l’ait jamais utilisée. Lorsqu’elles eurent fini de manger et de vaquer aux tâches du matin, auxquelles la jeune femme insista pour participer, elles attelèrent la charrette dont se servait habituellement la Norske pour transporter des fournitures et sa marchandises jusqu’à Bourgbois. Placide lui lança un regard ennuyé lorsqu’elle lui passa le licou mais ne fit pas mine de réagir, trop occupé à croquer une vieille pomme. Elles menèrent les trois chevaux des truands jusqu’au village, où elles les revendirent ainsi que leurs possessions contre une petite somme que Syf dépensa presque aussitôt pour acheter une garde-robe à la taille de Lyn ainsi que diverses fournitures. Elle en profita également pour déposer une lettre au bureau des Coursiers de l’Empire. Elle refusa d’en révéler le contenu ou le destinataire à Lyn, et s’assura que la jeune femme ne regardait pas avant d’y glisser l’anneau de Jasper.
   L’hiver se déroula paisiblement, au rythme des chutes de neige molle et des longues nuits perdues en discussions autours du foyer. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour garder la ferme opérationnelle, à cette époque de l’année, hormis nourrir les bêtes et s’assurer qu’elles restent au chaud. Lorsque Syf découvrit que Lyn savait lire, elle mit à sa disposition sa bibliothèque, exceptionnellement fournie pour une simple ex-mercenaire.
   -Je n’en ai peut-être pas l’air, lui confia la Norske tandis qu’elle faisait glisser un doigt affectueux le long des tranches, mais j’ai étudié à l’académie médicale, à Opalescence.
   -Vraiment?, s’étonna la jeune femme en s’emparant d’un précis de biologie.
   -Hmmhmm, confirma Syf avec un sourire lointain, se rappelant avec nostalgie de cette grande époque. Mon diplôme doit être quelque part par-là…
   Elle fouilla au fond d’une grande malle jusqu’à extraire un parchemin jauni qui semblait avoir connu des jours meilleurs. Elle le tint à la lueur de la chandelle, afin que Lyn puisse apercevoir la belle graphie Kalishite.
   -Là, c’est mon nom, précisa la Norske en indiquant une courte série de symboles qui différaient des lettres vernaculaires.
   -Qu’est-ce que c’est? Je n’ai rien jamais rien vu de tel.
   -Des runes. Mon peuple les emploie au lieu de l’alphabet féraldien. Nous n’avons jamais ressenti le besoin de coucher quoi que ce soit pas écrit, alors j’imagine que les anciens ne se sont pas ennuyés à trouver un système plus pratique.
   -Tu sais, tu es la première Norske que je rencontre, lui confia Lyn en lui adressant un regard pétillant.
   -Ha bon. J’imagine que malgré tout ce qui s’est passé, peu d’entre nous doivent ressentir le besoin de quitter la Vallée.
   -Pourquoi l’as-tu quittée, toi?, l’interrogea la jeune fille, toujours prête à bondir sur une occasion d’en apprendre plus sur la vie de Syf.
   -Et bien…
   La grande femme resta un moment silencieuse, ses yeux perdus dans la contemplation de souvenirs lointains.
   -Je ne sais pas vraiment. Lorsque j’étais jeune, plus jeune que toi, j’ai eu une fille. Mais elle n’a… Elle n’a pas survécu.
   Ses mains se mirent à trembler alors qu’elle se rappelait de cet épisode tragique de sa vie. Un épisode qu’elle avait essayé d’oublier. Lyn dut percevoir son trouble, car elle lui prit les mains.
   -Que s’est-il passé?, la pressa-t-elle doucement.
   -J’étais éperdue de chagrin. Folle. Une nuit, c’était un hiver, je me suis enfuie du village. J’ai couru dans la neige jusqu’à perdre haleine, et alors j’ai continué à courir. Lorsque je suis revenue à moi, j’étais dans les Contrées de l’Eté. J’ai été… ensorcelée, on peut dire, par cette terre si différente de la Vallée. Je n’y suis jamais retournée.
   -Tu le regrettes?
   -Non. Je ne pense pas. La vie que j’ai vécue, ici en Féraldia, a été bien plus riche que tout ce que j’aurais pu vivre là-bas.
   Elle marqua une pause, prenant conscience que Lyn ne lui avait pas lâché les mains. La jeune femme lui adressa un sourire chaleureux.
   -Tu n’as personne qui t’attend, là-bas?
   -Non. Ma mère est morte en me donnant la vie. Personne ne sait qui est mon père. Et l’homme qui m’a élevée était déjà vieux lorsque je suis partie. Il a du rejoindre ses ancêtres depuis longtemps.
   -Je vois, souffla Lyn, pensive.
   -Et toi? Ce ne sont pas toutes les filles de joie qui savent lire. J’imagine que tu n’as pas fait ça toute ta vie.
   La jeune femme détourna le regard et lui lâcha les mains. Elle fit quelques pas vers les rayonnages, laissant ses doigts errer le long des titres.
   -Il n’y a pas grand-chose à dire sur moi, confia-t-elle d’une petite voix. Ma vie est bien morne comparée à la tienne. Tu es si intéressante!
   -Cela me plairait quand même d’entendre ton histoire.
   Lyn s’arrêta et ses épaules s’affaissèrent avec un soupir.
   -Mes parents étaient des fermiers. Nous étions pauvres, et exploitions un terrain presque aride, près du Lancaster. Mon père vivait dans la crainte perpétuelle des seigneurs de la guerre, nous disant toujours, à ma mère et moi, de courir jusqu’à ne plus pouvoir respirer si nous apercevions un nuage de poussière à l’horizon. Ironiquement, il n’a jamais eu l’occasion de voir une épée lancastrienne. Ce sont des lions de poussière affamés qui les ont tués. Ils sont entrés dans la maison une nuit, probablement attirés par l’odeur de nourriture. Ma petite chambre était à l’étage, et ils ne sont pas montés.
   -Je suis désolée, dit Syf en venant lui presser gentiment l’épaule.
   Lyn posa sa main sur la sienne, sans se retourner.
   -Je ne me souviens plus très bien de cette époque. J’étais si jeune. Je me souviens avoir erré de village en village, quémandant ou volant un peu de nourriture. Jusqu’à ce que je croise la route d’un cirque, qui m’a prise sous son aile. Il y avait une danseuse, Nalia. Elle s’occupait de moi. Elle était comme une mère. Quelques années plus tard, nous avons embauché un lanceur de couteau. Il était… très doué. Le meilleur, probablement. Très vite il… devint important pour moi. J’en vins presque à le considérer comme mon père. C’était les meilleures années de ma vie. J’avais une famille à nouveau, des gens qui m’aimaient et que je pouvais aimer.
   Elle sera un peu plus fort la main de Syf dans la sienne.
   -Mais toutes les bonnes choses ont une fin, pas vrai? Je me souviens parfaitement du jour où sire Donell est venu nous trouver sur la route de Salvagide. L’Empereur organisait un tournoi, et nous étions invités à divertir la foule.
   -Un tournoi, l’interrompit la Norske en fronçant les sourcils. Mais Augustin n’en a organisé qu’un seul de tout son règne.
   -C’est exacte, confirma Lyn. Le tournoi des Trois Princes.
   -Tu faisais partie du Grand Cirque des Merveilles de monsieur Samwell, souffla Syf tandis que les pièces du puzzle s’emboîtaient dans son esprit.
   -Oui.
   -Et le lanceur de couteaux… C’était le Percevent, n’est-ce pas?
   -Hmmhmm. Mais à l’époque on ne le connaissait pas encore sous ce nom. Il était simplement Ken. Comme tu le sais sans doute, après le coup d’état durant lequel l’empereur a perdu la vie, il s’est enrôlé dans l’armée de l’Impératrice. Le cirque n’était plus, et Ken était tout ce qu’il me restait. Pourtant il m’a laissée derrière quand il est parti combattre dans le nord. Il m’a confiée à une bonne amie à lui, quelqu’un du Cercle même s‘il ne se faisait pas encore appeler comme ça cette époque. C’est une grande dame, elle s’est assurée que je recevais une bonne éducation. Mais lorsque la nouvelle de la mort de Kennichi est arrivée, malgré toutes ses bonnes intentions, elle ne pouvait pas perdre du temps et de l’argent juste pour honorer la mémoire d’un vieil ami. Alors, elle m’a… elle m’a mise au travail. C’était moins pire que je l’imaginais, mais ça n’était pas… Ca n’était pas ce à quoi j’aspirais. Tu comprends? Malgré tout je n’ai connu que ça depuis presque dix ans. Jusqu’à ce que je rencontre Jasper.
    Elle se dégagea de l’étreinte de Syf et s’éloigna encore de quelques pas, gardant le silence.
   -Bon sang, qu’est-ce que tu dois penser de moi, maintenant, lâcha-t-elle amèrement en réprimant un frisson.
   -Je ne pense rien, répondit l’intéressée en digérant le récit qu’elle venait d’entendre. Tu as vécu la vie que tu as vécu, comme j’ai vécu celle que j’ai vécu.
   -Mais je ne suis qu’une putain!, s’exclama Lyn en se retournant vivement, des larmes dans les yeux. Alors que toi tu es…
   -Une meurtrière, avec bien trop de sang sur les mains, la coupa Syf en secouant la tête.  Roy Duncan avait une devise, gravée sur son bouclier. Une phrase qu’il tenait de son père, à ce qu’on m’a raconté. Tu sais ce que c’était?
   La jeune femme secoua la tête, essuyant ses yeux de ses doigts.
   -« On ne choisit pas son destin, on le subit  ». Certes, il appartient à tous de faire des choix, mais parfois ces choix sont faits pour nous, tu comprends? Tu as écarté les cuisses contre de l’argent, et alors? Moi j’ai tué pour autant. Et tous n’étaient pas des soldats ou des criminels, bien au contraire. Le passé appartient au passé. Ce qui importe, c’est ce que l’on fait du temps qu’il nous reste après cela. Tu as la chance de pouvoir choisir ce que tu comptes faire de ta vie à présent. Le reste n’a pas d’importance. 
   Les paroles de la Norske durent toucher un point sensible, car Lyn se précipita vers elle, l’enserrant dans ses bras et enfouissant ses sanglots dans les plis de sa tunique. Syf lui rendit doucement son étreinte, lui tapotant le dos de ses mains puissantes pour la réconforter.
   -Quoi que tu crois, lui parvint la voix étouffée de la jeune femme, tu es quelqu’un de bien, Syf.
   -Tu te trompes, Lyn. Tu te trompes…


***

   
   Les jours se succédèrent dans la langueur molletonnée des chutes de neige. Lyn était curieuse de tout, et Syf bien trop heureuse de pouvoir partager son savoir avec quelqu’un, savoir qui dans les yeux de la jeune femme paraissait absolu. Elles passaient de longues heures dans le salon, devisant devant le feu, se faisant la lecture ou appréciant simplement la compagnie de l’autre. Lyn voulait tout savoir de son hôte, les lieux qu’elle avait visités, les gens qu’elle avait rencontrés. Syf satisfaisait son envie avec circonspection, taisant les épisodes les plus noirs de sa vie, les actes les plus horribles qu’elle avait commis, sans un regard en arrière, sur l’ordre de la main qui tendait l’argent.
   Au début, elle avait redouté de se replonger ainsi dans ses souvenirs, le cœur lourd en pensant au monstre qu’elle avait été, qu’elle était toujours. Mais contre tout attente, partager ces moments avec Lyn sembla lui ôter un poids de la poitrine, comme si le simple fait de s’ouvrir à quelqu’un suffisait à réduire le fardeau qu’elle portait. La Norske appréciait d’avoir de la compagnie. Elle ne se rendait compte qu’à présent que la solitude lui avait pesé plus qu’elle ne le pensait, depuis quatre ans qu’elle était venue s’installer ici.
   Un matin, Syf s’éveilla, et eut la sensation terrifiante que quelque chose n’allait pas. Lorsqu’elle tira les rideaux de sa chambre et contempla l’épaisse couche de neige qui miroitait sous le soleil levant, elle comprit : Locksey n’avait pas hurlé de la nuit. Prise de panique, elle dévala les escaliers sans s’habiller. Sa main tremblante peina à faire glisser la clé dans la serrure de la chambre au fond du couloir. La pièce était plongée dans les ténèbres, comme d’habitude. Syf se jeta au pied du lit, cherchant fébrilement le poignet du gisant. Avec soulagement, elle sentit son pouls sous ses doigts. Faible mais régulier. Comme à l’accoutumée. Elle sentit des larmes couler silencieusement le long de ses joues   .
   -Syf?, l’appela la voix teintée de sommeil de Lyn.
   La jeune femme se tenait dans l’embrasure, sa silhouette se découpant avec clarté contre la lumière du couloir.
   -Quelque chose ne va pas?
   -Tu as entendu?, lui demanda la Norske d’une voix tremblante en se relevant et en la rejoignant.
   Elle ferma la porte derrière elle, actionnant la clé tout doucement.
   -Tu as entendu?, répéta-t-elle, les yeux brillants.
   -Entendu quoi?, répondit Lyn en fronçant les sourcils, perplexe.
   -Exactement! Rien! Locksey n’a pas hurlé, cette nuit! Tu as entendu?
   Quelque chose passa dans le regard de la jeune femme, que Syf ne parvint pas exactement à déchiffrer.
   -En effet Syf, il n’a pas hurlé, fit-elle avec un petit sourire étrange.
   -C’est merveilleux, s’exclama la Norske en l’attirant dans ses bras. Peut-être… peut-être qu’il va mieux! Ca ne peut être que ça! Oui, j’en suis certaine. Tout va bien, Lyn, tout va bien…
   Lyn lui caressa le dos avec chaleur.
   -Oui, tout va pour le mieux, Syf.


***


   Après cet épisode, les nuits paisibles se firent de plus en plus fréquentes. Bien que Locksey ne montrait aucun signe physique de rétablissement, Syf était persuadée que sa condition s’améliorait. Pour la première fois depuis ce qu’il lui semblait une éternité, la grande Norske se sentait paisible. Lyn y était également pour beaucoup. Sa présence était une bénédiction. Elle était douce et chaleureuse, drôle et vive. Malgré ce qu’elle avait vécu, elle avait gardé un goût prononcé de la vie, s’émerveillant de maintes petites choses, poussant Syf à partir avec elle explorer les bois alentours, dessinant des formes extravagantes dans la neige. A chaque jour qui passait, Syf se sentait plus proche de la jeune femme.
   Cependant, leur paix fut ébranlée un beau matin, au sortir de l’hiver alors que la neige avait cessé de tomber depuis près d’une semaine et que les routes redevenaient praticables. Lyn vint trouver Syf dans le salon, en proie à une agitation peu coutumière.
   -Que se passe-t-il?, s’enquit la Norske en posant aussitôt sur le côté le grimoire qu’elle parcourait.
   -Quelqu’un vient.
   Lyn se mordit la lèvre inférieure, le regard rivé au sol. Elle tremblait légèrement, et Syf devina que ce n’était pas à cause du froid.
   -Je pense qu’ils viennent pour moi.
   Syf se leva en fronçant les sourcils. Elle attrapa sa hache à bois qui reposait tête contre le sol sur le mur mais Lyn se mit en travers de sa route.
   -Syf. S’il te plaît… Tu en as déjà tellement fait pour moi. Je ne pourrais jamais assez te remercier. Mais… Mais je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose par ma faute.
   La Norske se perdit un instant dans les grands yeux humides de la jeune femme, mais lui répondit par un sourire rassurant.
   -Ne t’en fais pas pour moi. Je suis sûre que j’arriverais à les raisonner. Mes dons de diplomate ne sont plus à démontrer, ajouta-t-elle en tapotant la tête de sa hache contre sa cuisse pour souligner son propos.
   Un petit rire échappa à Lyn, et Syf porta tendrement la main à sa joue, qu’elle caressa du pouce. Lyn ferma les yeux et se laisser aller contre ce contact apaisant.
   -Reste à l’intérieur. Je n’en aurai pas pour longtemps.
   Deux cavaliers approchaient depuis le sentier à petite allure. Syf les reconnut bien avant qu’ils fussent suffisamment près pour voir leur visage. Celui de gauche était très grand, presque aussi grand qu’elle et ne portait qu’une longue cape à capuchon rapiécée, laissant voir les muscles saillants de son torse à la peau d’albâtre, ainsi qu’un pantalon grossier, simplement maintenu à la taille par une corde de chanvre. Il n’était pas chaussé. Son compagnon, ou plutôt sa compagne en l’occurrence, était son exacte opposé. Petite et menue, elle était habillée de pied en cape de riches et chauds vêtements bordés de fourrure, le plus extravagant étant son long manteau pourpre qui faisait comme une traîne derrière son cheval, touchant presque le sol.
   Syf les regarda approcher, bien campée sur ses jambes, les mains jointes sur le manche de sa hache. Ils s’arrêtèrent à une dizaine de pas. Le capuchon de l’homme plongeait ses traits dans de profondes ombres, desquelles n’émergeaient que des lignes sèches mais puissantes ainsi que le miroitement surnaturel de ses yeux, d’un rouge effrayant. Syf plongea son regard dans le sien, sans ciller, lui démontrant qu’elle n’avait pas peur, qu’elle n’était pas une proie.
   Il lui adressa un imperceptible hochement de tête, en signe de respect.
   Sa compagne rejeta sa capuche en arrière, dévoilant son visage. Bien des bardes avaient chanté la beauté de la Maîtresse de Velours, les plus hardis avançant qu’elle était la plus belle femme du monde, d’autres, plus timorés, arguant qu’elle n’avait d’égale que l’Impératrice Eléonore. Syf était encline à leur donner raison. Son visage avait une grâce et une perfection altières, presque surnaturelles, que l’âge semblait bien en peine d’entamer. Tout, de ses lèvres pleines, à son nez fin, en passant par ses longs sourcils et ses joues rondes, reflétait l’harmonie sereine de ses traits. Ses cheveux châtains, auxquels le soleil accrochait parfois avec amour quelques reflets dorés, étaient fluides et aériens, impeccablement coiffés comme si elle évoluait au sein d’un bal à la cour, et non pas sur un chemin boueux de la campagne. Ses yeux, deux grandes émeraudes scintillantes, pétillaient de malice et d’intelligence.
   -Salutation, général.
   Sa voix était une mélodie, cristalline et envoûtante, mais sous-tendue par une note autoritaire que Syf ne connaissait que trop bien.
   -Maîtresse, répondit-elle avec un infime hochement de tête, en guise de salut.
   Elles s’observèrent en silence pendant une longue minute, jusqu’à qu’un mince sourire déforme les lèvres roses de la cavalière.
   -Cela fait bien longtemps, Syf. Quatre ans, déjà?
   -Quatre ans, oui, confirma la Norske.
   -Et depuis tout ce temps, c’était ici que tu étais cachée, continua la Maîtresse de Velours en laissant son regard promener sur les environs.
   -Je n’étais pas cachée. Leurs Majestés savent parfaitement où me trouver.
   -Oh, je n’en doute pas. Mais c’est une information qu’elles n’ont pas jugé nécessaire de me communiquer. Peut-être avaient-elles peur que je vienne réclamer mes dettes…
   Avant que la femme n’ait achevé sa phrase, Syf avait projeté sa hache de toute ses forces contre la forme indistincte de son compagnon, qui se déplaçait à une vitesse surhumaine. La lame se ficha en plein dans sa poitrine, le stoppant dans son mouvement et l’envoyant au sol sur le dos dans un grognement. La Norske avança tranquillement pour récupérer son arme, immaculée.
   -Je n’ai pas peur de toi, créature, dit-elle calmement en reculant de quelques pas, pour le laisser se relever.
   -Je sais, général.
   Il resta accroupi, son regard rougeoyant fixé sur elle tandis que la plaie sur son torse se résorbait d’elle-même.
   -Bravo! Oui, bravo!, s’exclama la cavalière en riant, frappant dans ses mains. Splendide. Tu n’as rien perdu de ton adresse, à ce que je vois.
   -Qu’est-ce que vous faites ici?, rétorqua Syf sur un ton agressif. J’avais été très claire, la dernière fois. Je ne souhaite plus rien avoir à faire avec vous. J’ai suffisamment donné pour l’Empire.
   -Oui, en effet. Personne ne remet cela en cause, et certainement pas Leurs Majestés, qui se languissent de toi chaque jour. Tu n’as rien à craindre de moi non plus, Syf. Je t’ai libérée de tes dettes, et je garde ma parole. A vrai dire, si je suis ici, c’est de ta faute.
   Elle ôta un gant, dévoilant une petite main fine à la manucure parfaite, qu’elle glissa dans son corsage pour en retirer une lettre un peu froissée.
   -Tu m’as invitée, après tout.
   -Je ne pensais pas que la Maîtresse de Velours se déplacerait en personne pour si peu, fit Syf en se détendant légèrement. Ce n’était qu’une simple politesse.
   -Et bien, j’étais dans les environs, pour régler certaines affaires. Je me suis dit que j’allais en profiter pour payer mes hommages.
   -J’ai enterré les corps là-bas, dans le verger, indiqua la Norske en pointant avec sa hache.
   -Dans le verger, répéta pensivement la cavalière en remettant son gant, sans même daigner se retourner. C’est logique je suppose. Jasper n’était rien d’autre qu’un fruit pourri tombé de l’arbre après tout. J’imagine qu’en l’éliminant tu m’as rendu un service. Je te suis redevable.
   -Comme je l’ai dit, je ne veux plus rien avoir à faire avec vous. Vous ne me devez rien.
   -Soit. Mais si tu changeais d’avis, tu sais où me trouver, hmm? Je me dois cependant de demander quelque chose. Jasper m’a… volé une « marchandise » de grande valeur. Se pourrait-il qu’il la… « transportait » lorsque tu as mis fin à sa misérable existence?
   -Non, répondit Syf d’une voix claire en la regardant droit dans les yeux.
   La Maîtresse de Velours soupira et leva le regard vers un point situé derrière la Norske. Cette dernière se retourna, et son cœur se serra lorsqu’elle vit le visage de Lyn, à l’une des fenêtres de l’étage. Lorsqu’elle se sut repérée, la jeune femme disparut très vite.
   -Je vois, fit la cavalière avec un sourire intriguant. Tant pis, je suppose. Ce sont des choses qui arrivent, dans ce genre de commerce. Des marchandises disparaissent, des associés meurent, mais parfois c’est pour le mieux, tu ne trouves pas Syf?
   -Certainement. Si vous le dites.
   Soulagée, Syf desserra un peu le poing sur le manche de sa hache.
   -Tu ne nous invites pas à entrer?, demanda la cavalière innocemment. Il fait froid.
   -Je crains que nous n’ayons pas grand-chose de plus à nous dire. Et je ne voudrais pas vous tenir éloignée de vos affaires.
   Un sourire chaleureux se dessina sur les lèvres de la Maîtresse de Velours, qui fit avancer sa monture jusqu’à se trouver au niveau de la Norske. Leurs visages se trouvaient presque à la même hauteur. Elle retira à nouveau son gant, et passa délicatement sa main fraîche sur le front de la grande femme, dégageant une mèche rebelle.
   -Oh, Syf…, murmura-t-elle, ses yeux brillants. Si cruelle. Me pardonneras-tu un jour?
   Sa main se déplaça tendrement jusqu’à la joue de la Norske, caressant les contours effacés de son tatouage. L’intéressée saisit délicatement son poignet, et déposa un léger baiser dans le creux de sa paume.
   -Je t’ai déjà pardonnée il y a bien longtemps, Esmeraude. Tu as fait ce que tu avais à faire. Comme tout le monde.
   -Reviens… Reviens avec moi… Nous pourrions accomplir de grandes choses. Comme avant.
   Syf poussa un soupir et secoua la tête.
   -Non, Esmeraude. J’ai laissé cette vie derrière moi. J’essaie de devenir quelqu’un de bien.
   La Maîtresse de Velours rejeta la tête en arrière et partit d’un grand éclat de rire.
   -Quelqu’un de bien? Allons, chérie. Toi et moi savons qu’une telle chose n’existe pas.
   -Peut-être, rétorqua Syf calmement. Cela ne m’empêchera pas d’essayer.
   Esmeraude poussa un soupir et la contempla avec pitié quelques secondes, jouant avec l’une de ses mèches blondes.
   -Quel gâchis. Mais je sais que je ne te ferai pas changer d’avis.
   -En effet.
   -Et bien, je suppose que cela signifie que nous n’avons plus rien à faire ici. Gratos, nous partons, fit-elle à l’intention de son compagnon qui grimpa souplement en selle tandis qu’elle faisait voleter sa propre monture.
   Ils firent mine de s’éloigner lorsqu’Esmeraude s’arrêta et se retourna.
   -Ha, une dernière chose, général. Nous n’avons toujours pas retrouvé le corps du Cannibale.
   Une sensation de froid s’empara de Syf. Instinctivement, elle raffermit sa prise sur la hampe de sa hache.   
   -Il est mort, répondit-elle d’une voix rauque. Je vous l’ai dit. Je l’ai vu mourir devant mes yeux.
   -Certes. Mais sans corps, comment en être sûr? Leurs Majestés désirent toujours le faire payer pour ses crimes. Et certaines personnes, par ici, murmurent qu’on aperçoit parfois un homme assis sur votre porche. Un homme de faible constitution.
   -On vous aura menti.
   La bouche sèche, Syf avait du mal à trouver ses mots. Son cœur s’accélérait. Ils l’observèrent un long moment, la laissant dans l’expectative. Mais Esmeraude finit par hausser les épaules et reprit sa route.
   -Qu’importe. Si vous dites qu’il est mort, général, c’est qu’il est mort. En ce qui me concerne.
   Syf ne s’autorisa à se détendre que lorsque leurs silhouettes se perdirent de l’autre côté de la petite colline  par laquelle serpentait le sentier.


***


   -Elle est partie, souffla Lyn en descendant lentement les escaliers, l’incrédulité sur le visage.
   -Je te l’avais dit, fit Syf avec un petit sourire contrit. Ma langue est d’argent.
   -Comment…? Ce n’était pas votre première rencontre.
   -Non en effet.
   La Norske soupira en reposant sa hache près de la porte et se frotta la naissance du nez.
   -Avant de m’engager dans l’armée, j’ai travaillé pour elle. Pour le Cercle. Tu es en sécurité à présent. Plus personne ne viendra te chercher.
   -Syf? Quelque chose ne va pas? Tu trembles!
   -Ce n’est rien. C’est juste que… Je dois… Je dois…
   En proie à terreur soudaine, Syf se précipita vers le fond du couloir, écartant la jeune femme sur son passage qui l’appela sans obtenir de réponse. Elle pénétra fébrilement dans la chambre de Locksey, et s’assura qu’il était encore en vie, qu’il allait bien.
   « Leurs Majestés désirent toujours le faire payer pour ses crimes.»
   -Tout ira bien, Lock’, tout ira bien, murmurait-elle en lui agrippant la main. Je vais veiller sur toi… Ils ne te feront plus de mal…

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La Tour du Rouge : [Nouvelle] Quelqu'un de bien.
« Réponse #249 le: mardi 22 juillet 2014, 18:03:25 »
Hello, aujourd'hui, suite et fin de Quelqu'un de bien. Bonne lecture!

_______________


Quelqu’un de bien.



IV.


   Les hurlements de Locksey reprirent cette nuit là. Plus fort que jamais, ils réveillèrent Syf durant les heures les plus noires de la nuit. Les yeux grands ouverts fixés sur le plafond immaculé, elle frissonnait, malgré son épaisse couverture. Parfois les cris se changeaient en longs sanglots humides, et elle avait le sentiment d’entendre des mots, mais ils lui apparaissaient comme déformés, inintelligibles. Son esprit dériva vers la dague à la lame gravée de runes, dans la casette de la bibliothèque. Il serait si simple d’aller la chercher, de faire taire ces cris. De mettre fin à ses souffrances.
   C’était peut-être la bonne chose à faire…?
   Elle cligna des yeux lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit doucement en grinçant un peu. La silhouette de Lyn se découpa dans l’embrasure, à peine visible grâce à la faible clarté de la lune.
   -Lyn, c’est toi?
   Elle avait la sensation étrange que sa voix était pâteuse, comme si elle sortait d’un long sommeil alors que cela faisait plusieurs heures qu’elle observait le plafond.
   -Je suis désolée… Locksey, il…
   -Shh, l’interrompit la jeune femme en refermant la porte.
   Syf dut écarquiller les yeux pour continuer à la voir, qui s’avançait. Lyn grimpa sur le lit, avançant à quatre pattes. La Norske pouvait entendre sa respiration tremblante, à cause du froid.
   -Tout va bien maintenant, Syf. Je suis là.
   Syf sentit des doigts tendres s’infiltrer dans ses cheveux, le souffle chaud de la jeune femme qui se rapprochait de son visage. Leurs lèvres se trouvèrent presque instinctivement, d’abord timides, hésitantes, puis gagnant rapidement en assurance. Le cœur battant la chamade, Syf rompit le contact, attrapant la jeune femme par les épaules pour la repousser doucement.
   -Lyn, tu n’es pas obligée de…
   -J’en ai envie Syf. J’ai envie de toi.
   Lentement, elle fit descendre une main de la Norske le long de son buste, jusqu’à ce qu’elle repose sur un sein rond et ferme au téton érigé.
   -Je pense que tu en as envie aussi…, susurra Lyn dans le noir, d’une voix chaude mais tremblante qui traduisait son excitation mais aussi sa peur de s’être trompée.
   Syf ne répondit pas tout de suite, laissant ses mains glisser le long de la peau nue, faisant travailler son imagination. Elle sentait une douce chaleur se répandre dans son ventre, une chaleur comme elle n’en avait plus connue depuis des années.    
   -Tu penses bien, souffla-t-elle en l’attirant dans ses bras.


***


   Syf se réveilla à l’aube, l’âme et le cœur apaisés. Un sourire satisfait gagna ses lèvres lorsque des bribes de la nuit passée lui revinrent en mémoire. Elle fit glisser ses doigts le long de son ventre musclé, jusqu’à ce que sa main rencontre celle de Lyn qui y reposait. La jeune femme la contemplait avec des yeux brillants, allongée à son côté sur un coude, la tête au creux de la paume. Le soleil matinal parait ses cheveux de jais de doux reflets bleutés.
   -Tu n’étais pas qu’une simple soldate, n’est-ce pas?, murmura-t-elle en souriant, son pouce caressant tendrement les doigts de la Norske.
   Syf fronça les sourcils et se redressa légèrement.
   -Qu’est-ce que tu veux dire?
   -Je suis désolée. Je n’ai pas pu résister, répondit la jeune femme en indiquant du menton un coin de la pièce.
   Syf suivit son regard, et poussa un soupir en découvrant ce à quoi faisait référence Lyn. Là où d’ordinaire ne se tenait qu’une silhouette indistincte sous un large drap trônait un présentoir sur lequel reposait une imposante armure de plate, à l’acier luisant. Le large heaume aux longues cornes de démon semblait regarder Syf de sa visière vide et enténébrée, comme s’il cherchait à lui signifier qu’il se souvenait.
   Qu’il se souvenait de toutes les horreurs qu’elle avait commises en le portant.
   En sus de l’armure se trouvaient également un imposant bouclier en bois et en fer, dont l’écu frappé d’une tête de dragon semblait luire d’une clarté surnaturelle, mais également un assortiment d’armes de facture usée, allant de plusieurs épées d’envergures diverses, à une masse d’arme et une hache de guerre à la lame couturée d’éraflures et de brèches.
   -Moi qui te trouvais déjà fascinante, ronronna Lyn en se lovant contre elle, si j’avais su… C’est le fameux général Valgardson, la plus grand héroïne de l’Empire en personne qui m’a sauvée… Cela explique bien des choses.
   -Je n’ai rien d’une héroïne, Lyn.
   -Ce n’est pas ce que racontent les histoires, rétorqua gentiment la jeune femme en lui plantant un baiser sur la joue.
   -Si les histoires étaient vraies, grogna Syf en lui passant un bras autours des épaules, ce serait des faits, et pas des histoires.
   -Tu n’as vraiment pas envie d’en parler, hmm?
   -Non. J’essaie… j’essaie de laisser tout ça derrière moi.
   -Tout de même. Le général Valgardson. Comment n’ai-je pas pu deviner? Il y a même une statue de toi à Salvégide, sur la place du Panthéon!
   -Pour ta défense, le sculpteur m’a bien donné vingt ans de moins.
   Lyn lâcha un petit rire et se redressa, observant la Norske par-dessus son épaule.
   -Et bien si ça peut te rassurer, je trouve que tu es toujours aussi belle qu’il y a vingt ans.
   -Flatteuse.
   -Non, non! C’est vrai!
   La jeune femme sauta au bas du lit et s’approcha du tas de reliques. Elle s’accroupit devant le bouclier, traçant lentement le contour de la tête de dragon du bout d’un doigt.
   -Alors voici le fameux Brisort?
   -Hmmhmm.
   -Il ne paie vraiment pas de mine.
   -C’est vrai. Mais c’est l’un des tous derniers boucliers Havriens encore en circulation. Il n’a pas de prix.
   -Et c’est grâce à lui que tu as pu envoyer Ombre-de-Mort en enfer, souffla Lyn, fascinée. On raconte que tu lui as fracassé le crâne d’un seul coup de bouclier.
   Un frisson glacé parcourut l’échine de Syf lorsqu’elle repensa à l’épisode qu’évoquait sa compagne. Elle en gardait un souvenir bien différent.
   -Ca ne s’est pas passé exactement comme ça…
   Elle quitta le lit à son tour, rejoignant Lyn.
   -Mais si tu veux tout savoir, Brisort n’est pas la pièce la plus impressionnante. Ca serait plutôt ceci.
   Elle s’empara d’une épée longue dans un fourreau ordinaire. Elle la tira lentement, révélant pouce par pouce une lame solide et sombre, veinée de bleu. Lyn écarquilla les yeux devant la beauté de l’alliage.
   -Qu’est-ce que c’est?
   -Voici Sorcepoing. C’était l’épée consacrée des Fallcor, jusqu’à la chute de Myzance.
   -En quoi est-elle faite?, s’enquit la jeune femme en tendant une main hésitante pour en caresser la lame.
   -Du Soiracier. J’ai cru comprendre que sa confection remonte à l’Âge Sombre.
   Syf s’observa un moment dans les reflets du métal. Elle sentait dans son poing les lentes pulsations de pouvoir qui émanaient de l’épée, comme la respiration sereine d’un béhémot assoupi. Elle remisa Sorcepoing dans son fourreau, ne souhaitant pas s’attarder sur ce que cette sensation impliquait.
   -Pourquoi possèdes-tu l’épée consacrée d’une famille royale?, s’interrogea Lyn en l’enlaçant.
   -Elle m’a été… « confiée ». Pour le moment.
   Sans chercher à se libérer de son étreinte, Syf se baissa et retendit le drap par-dessus son vieil équipement, heureuse de le soustraire à sa vue.
   -Merci. Pour cette nuit, glissa-t-elle en ramenant la jeune femme vers le lit. Cela faisait longtemps que j’avais pas connu ça. Je ne m’étais pas rendue compte à quel point cela m’avait manqué.
   -Ne me remercie pas. C’était extraordinaire, pour moi aussi. C’était ma première fois. Avec une femme, je veux dire.
   -Vraiment? J’espère avoir été à la hauteur, dans ce cas. Je crains d’avoir été un peu rouillée.
   -Ho, ne t’en fais pas pour ça. Tu as été parfaite!
   Elles rirent et se laissèrent choir sur le matelas. Pendant quelques minutes elles ne dirent rien, se contentant de se regarder dans les yeux.
   -Reste avec moi, Lyn, murmura la Norske, la gorge nouée.
   La jeune femme sourit, et caressa la joue de sa compagne d’un geste réconfortant.
   -Je ne vais nulle part, Syf. Tout va bien. Je ne vais nulle part…


***


   Le printemps s’annonçait exceptionnellement radieux. Il fut l’occasion pour Syf de retourner travailler à l’extérieur, pour préparer les champs aux semailles et rénover la toiture de la grange qui avait souffert des intempéries de l’hiver. Lyn s’était arrogée de force toutes les tâches domestiques, de la cuisine à la lessive, en passant par le dépoussiérage de la bibliothèque et l’entretient de l’armure de Syf, bien que cette dernière n’observait pas cela d’un très bon œil. Le soir, profitant du retour du beau temps, elles restaient jusqu’à tard dans la nuit sur le porche, parlant de tout et de rien en sirotant des liqueurs que la Norske gardait dans le cellier.
   La condition de Locksey semblait s’améliorer également. Depuis qu’elles partageaient le même lit, ses hurlements nocturnes avaient cessé, au grand soulagement de Syf. Lyn proposa plusieurs fois de s’occuper du malade, mais la Norske refusa toujours catégoriquement, avançant qu’il était son devoir, son fardeau.
   Un matin, un messager de la société des Coursiers de l’Empire se présenta à la ferme, porteur d’une missive de la Maîtresse de Velours en personne. Le message indiquait qu’un nouveau cirque itinérant se produisait à Salvégide, et que parmi les artistes présents se trouvaient quelques vieilles connaissances de Lyn. Elle avait également dépêché une voiture pour la jeune femme, si d’aventure elle désirait effectuer le voyage jusqu’à la capitale, pour « renouer » avec ses anciens compagnons.
   -Ce n’est que l’affaire de trois semaines, tout au plus. Je serai vite revenue, assura Lyn à Syf en grimpant dans la voiture, sous le regard ennuyé du jeune cocher. C’est important pour moi.
   -Je sais, soupira la Norske en lui lâchant la main et en refermant la porte du véhicule. Sois prudente, on ne sait jamais ce qu’Esmeraude peut avoir derrière la tête.
   La jeune femme rit doucement.
   -Ne t’inquiète pas pour moi. Je l’ai côtoyée suffisamment longtemps pour connaître ses tours. Celui-là n’en est pas un, fais moi confiance.
   Le cœur lourd, Syf regarda la voiture s’ébrouer et quitter Bourgbois, en direction de l’est.



***


   Une semaine plus tard, Syf revenait du village, transportant dans sa charrette de nouveaux stocks de graines et de céréales à planter. Elle sut aussitôt que quelque chose n’allait pas lorsqu’elle pénétra dans la maison, après avoir déchargé ses achats dans la grange. Un froid anormal régnait dans la demeure, au demeurant parfaitement silencieuse. Suivant son instinct, Syf s’empara de sa hache à bois et avança prudemment, scannant les pièces au fur et à mesure qu’elle progressait. Son cœur loupa un battement lorsqu’elle vit la porte entrouverte de la chambre de Locksey, au bout du couloir.
   Une haute silhouette longiligne se tenait à côté du lit, dans le noir. Malgré l’obscurité, Syf reconnut son visiteur et reposa son arme.
   -Alors c’est donc vrai, fit-il de sa voix lente et profonde, qui ne cessait d’évoquer à la Norske les abysses d’un tombeau. Mon cousin est encore en vie. Pris en charge par sa victime préférée.
   Syf ouvrit en grand la porte, laissant pénétrer un peu de lumière, révélant les traits sublimes à la lividité cadavérique de Sélinus Fallcor, le Seigneur de la Nécropole. Il avait conservé le visage de jeune premier qu’il avait au jour de sa mort, quelques dix ans plus tôt, et portait la seule tenue qu’elle lui avait jamais vue : un long manteau d’un rouge profond, qui dévoilait son torse nu  et le cercle béant de vide qui transperçait son ventre, ainsi que de larges pantalons de confection Kalishite. Ses fins cheveux blancs retombaient en mèches disciplinées de part et d’autre de ses yeux bleus et glacés. Autours de lui, l’air semblait plus froid qu’en hiver. Sur le mur qui lui faisait face, les ombres étaient particulièrement agitées, s’élançant dans des farandoles folles et terribles, comme en écho à la peur insidieuse qui se frayait un chemin dans les entrailles de Syf.
   -Pourquoi?
   Le mort-vivant se tourna légèrement vers elle, son regard perçant s’accrochant au sien.
   -Pourquoi, général? Je ne comprends pas.
   -Il m’a sauvé la vie, grogna-t-elle en réponse, serrant les poings.
   -Vraiment? Etonnez-moi.
   -Ombre-de-mort, commença-t-elle en frissonnant, de sombres souvenirs lui remontant à l’esprit, allait me tuer. Il avait jeté un sort. Locksey, il… Il s’est interposé. Il l’a encaissé pour moi. J’ai vu… je ne sais pas ce que j’ai vu. Quelque chose est sorti de son corps, et depuis il est comme ça.
   -Une belle histoire. Mais ca ne me répond pas. Mon cousin était un monstre. Nous le savons tous les deux, et vous plus que moi. Je ne dois certainement pas vous rappeler comment il a torturé le fantôme de votre fille, pour le simple plaisir de vous faire souffrir. Je ne dois pas vous rappeler les centaines d’innocents que ses actions ont tués. Je ne dois pas vous rappeler à quel point vous le haïssiez. « N’essayez pas d’intervenir. Locksey est à moi. » C’étaient vos mots, général. Ceux que vous m’avez dits la veille de ce jour fatidique.
   Syf détourna les yeux.
   -Je ne sais que trop bien ce qu’il était. Ce qu’il m’a fait. Ce qu’il a fait à d’autres. Mais ça ne change rien. A la fin, il n’a pas hésité une seconde à se sacrifier pour moi. Pour moi… J’ai une dette envers lui. Je lui ai pardonné.
   -Pardonné, répéta Sélinus, incrédule. Vous avez pardonné à William.
   Il reporta son attention sur son cousin qui gisait toujours dans son lit, les yeux grands ouverts mais éteints.
   -Il mangeait de la chair humaine pour s’abreuver de pouvoir.
   -Je sais…
   -Il a torturé et dévoré des enfants et des femmes.
   -Je sais.
   -Il a apporté le chaos et le désespoir sur l’Empire.
   -Je sais!, cria Syf en tombant à genoux, éclatant soudain en sanglots. Je sais, je sais…, répéta-t-elle, hagarde.
   -Et vous lui avez pardonné. Alors que seuls les dieux savent quelle raison immonde a poussé son esprit malade à sacrifier son âme pour vous sauver. Comment faites-vous?
   -Je ne sais pas, avoua Syf en se prenant la tête entre les mains. J’essaie… j’essaie d’oublier. J’essaie de devenir quelqu’un de bien. Je crois.
   -Quelqu’un de bien, répéta Sélinus comme si l’idée lui paraissait saugrenue. Vous ne cesserez jamais de m’étonner, vous autres mortels. Bien. Je vais prendre mon congé, dans ce cas. Je souhaitais juste m’assurer que mon monstre de cousin n’était plus une menace. J’ai eu ma réponse. Cependant, avant de vous quitter, général, je souhaiterai renouveler mon offre. La couronne de Myzance a toujours besoin d’une tête pour la porter. Sorcepoing vous a déjà désignée comme sa légitime détentrice, et Leurs Majestés m’ont fait part de leur enthousiasme concernant mon offre. Vous n’avez qu’un mot à dire.
   Syf chassa les larmes de ses yeux, et leva le menton vers Sélinus.
   -Ma réponse n’a pas changé. La royauté ne m’intéresse pas.
   Le mort-vivant l’observa un court instant de ses yeux glacés qui ne cillaient pas.
   -Fort bien, fit-il en penchant légèrement la tête sur le côté. Mais sachez que mon offre tiendra toujours, tant que la vie sera en vous. Et après encore, le destin dût-il vous mener sur ce sombre chemin.
   La Norske frissonna à cette perspective.
   -Merci, mon seigneur. Mais ma réponse restera toujours la même. Dans cette vie, comme dans les suivantes.
   -Je vois. C’est une grande perte pour l’Empire mais je ne remets pas en cause votre choix. Adieu, général. Je ne pense pas que nous nous reverrons.
   -Attendez!, l’appela Syf en se redressant. Pouvez-vous me dire ce que représentent ces ombres?
   Elle tendit le doigt vers le mur. Le Seigneur de la Nécropole ne quitta pourtant pas la Norske des yeux.
   -Il n’y a rien sur ce mur, général.
   -Qu… Quoi? C’est impossible!
   Elle reporta son regard sur la pierre blanche, à la surface de laquelle rôdaient des silhouettes tordues et cauchemardesques, dont les bouches irréelles s’ouvraient en de silencieuses imprécations.
   -Je les vois, elles sont…
   -Peut-être est-ce simplement les ombres de votre culpabilité que vous apercevez. Car je vous assure, il n’y a rien d’autre dans cette pièce que vous, moi et le corps de mon cousin. Peut-être n’avez-vous pas pardonné à la bonne personne.
   Abasourdie, Syf recula jusqu’à ce que son dos touche le mur derrière elle. Elle était à peine consciente lorsque le mort-vivant passa près d’elle et disparut sans un mot de plus.


***


   C’est à cette période que les hurlements de Locksey reprirent. Ils semblaient plus forts qu’avant, plus horribles. Syf avait la sensation qu’il souffrait, qu’il souffrait comme il n’avait jamais souffert. Une nuit, le cœur battant, elle crut l’entendre hurler son nom, l’appeler. Des larmes ruisselant le long de ses joues, elle n’osa pas bouger, serrant contre elle le coussin imprégné de l’odeur de Lyn jusqu’aux premières lueurs de l’aube.
   Les jours suivants, elle ne parvint plus à trouver le sommeil, même lors des courtes heures où Locksey était silencieux. Bien qu’il y avait beaucoup à faire à la ferme, elle ne trouvait pas le courage de faire quoi que ce fut. Elle passait de longues heures sur le porche, à côté de Locksey, ses yeux perdus dans la contemplation du paysage qu’elle ne voyait même pas. Elle comptait avec angoisses les heures qui défilaient, un peu plus terrifiée chaque nuit des hurlements qui perçaient le plancher.
   Un soir, un bruit sourd en provenance de l’étage inférieur la tira de sa somnolence. Un frisson glacé la parcourut et elle tendit l’oreille. Son cœur était comme un tambour, résonnant à ses tempes tandis qu’elle entendait dans le couloir du bas des bruits de pas, des pas lourds et maladroits, qui bientôt s’engagèrent dans l’escalier.
   Elle savait qu’elle devait réagir. S’emparer d’une arme, et confronter l’intrus. Mais la peur, la peur la clouait sous sa couverture. Impuissante, elle écarquillait les yeux sur le battant de la porte, terrifiée à l’idée de ce qui allait la franchir. Les pas se firent plus proches, plus inexorables. Ils s’arrêtèrent sur le seuil.
   La porte s’ouvrit doucement, grinçant funestement. Syf retint un cri lorsqu’elle reconnut la silhouette décharnée de Locksey dans l’embrasure. La pâle clarté de la lune se reflétait dans ses yeux fous et écarquillés, illuminait ses traits de goule déformés par un rictus malin.
   -Salope, grinça-t-il d’une voix éraillée qui rappelait le frottement d’une pierre contre une autre. Chienne!
   Il fit quelques pas en avant, titubant comme un ivrogne, ses muscles atrophiés incapables de supporter leur propre poids. De la vermine jaillissait de sa bouche à chacune de ses paroles, se répandant au sol en grouillant, semblables aux ombres qui dansaient sur le mur, en bas dans la chambre pleine de ténèbres. Il tenait à la main le long poignard à la lame gravée de runes. Syf le regarda approcher, en proie à une épouvante comme elle n’en avait jamais connue. Elle voulait hurler, lui crier combien elle était désolée, mais rien ne voulait franchir ses lèvres scellées.
   -Je t’ai sauvé la vie, cracha Locksey en s’effondrant sur le lit, rampant sur les draps, s’approchant d’elle. Je me suis sacrifié pour toi. Et toi… Toi, tu n’es même pas capable de me libérer. De mettre fin à mes souffrances.
   Il n’était plus qu’à quelques centimètres d’elle à présent, et elle pouvait sentir la puanteur de son souffle. Lentement, terriblement, il leva le poignard, et l’abattit…
   -Non!
   Elle s’éveilla en sursaut, le corps emperlé de sueur, le souffle court. Elle cligna des yeux et regarda vivement autours d’elle. Il n’y avait personne dans sa chambre.


***


   Souriante, Lyn passa la tête par la fenêtre de la voiture, observant la silhouette de la maison qui se rapprochait au loin. Elle avait passé un moment formidable en compagnie de ses anciens compagnons, à Salvégide, mais elle se languissait de Syf. Elle n’avait que leurs retrouvailles en tête depuis qu’ils avaient quitté la capital, quelques jours plus tôt.
   Cependant, tout ne se déroula pas comme elle l’avait imaginé. Lorsque la voiture fut suffisamment proche, elle remarqua la Norske assise sur le perron, courbée, la tête penchée en avant.
   -Arrêtez-vous!, ordonna-t-elle au cocher, nerveuse, sentant que quelque chose s’était passé.
   Elle fourra rapidement quelques pièces dans les mains du conducteur et se mit à courir sur le sentier, soulevant sa robe pour ne pas trébucher. Son cœur loupa un battement quand elle constata que les mains de sa compagne étaient maculées de sang, et qu’elle tenait un long poignard à la lame encore dégoulinante.
   -Syf! Syf! Est-ce tu vas bien? Syf!, l’appela-t-elle en se jetant à genoux à son côté, la secouant légèrement par les épaules.
   La Norske releva lentement les yeux vers elle, des yeux embués de larmes. Mais c’était un sourire apaisé qui déformait ses lèvres. Elle porta une main à la joue de Lyn, peu soucieuse de la maculer de sang tant qu’elle pouvait la toucher.
   -Tout va bien, murmura-t-elle d’une toute petite voix. Il est parti, Lyn. Il est parti, tout va bien. Il ne criera plus. Plus jamais.
   -Oh, Syf…, souffla la jeune femme en comprenant ce qui s’était passé.
   Elle s’installa à côté de sa compagne, posant sa tête contre son épaule.
   -Je suis désolée. J’aurais dû être là…
   -Non. Non, c’était… quelque chose que je devais faire seule.
   Elles ne dirent plus rien pendant de longues minutes, savourant le simple fait d’être de nouveau ensembles.
   -Tu sais, finit par dire Lyn sur un ton incertain, ça n’a jamais été Locksey que j’entendais crier, la nuit.
   Un pâle sourire fleurit sur les lèvres de Syf.
   -Je le sais. Je le sais à présent. Tout va bien.


V.


   -Ha! Maîtresse Valgardson! Entez, entrez, c’est toujours un plaisir de vous voir.
   Lyn rendit son sourire au superviseur Galiano et serra chaleureusement la main qu’il lui tendait. Depuis lors première rencontre, près de huit ans auparavant, lorsqu’elle n’était encore qu’une jeune femme effrayée prisonnière la tyrannie d’un bourreau qui lui avait promis une vie meilleure, maître Galiano n’avait pas beaucoup changé. Il semblait faire partie de cette race d’homme sur qui le temps n’avait presque plus d’emprise, passé un certain âge. Certes, sa calvitie était un peu plus prononcée, ses traits un peu plus ridés, ses doigts un peu moins agiles, mais dans l’ensemble, il était le même.
   -Je vous en prie, asseyez-vous, lui indiqua-t-il en pointant le siège de l’autre côté du bureau. Que me vaut cet honneur?
   Lyn prit place, lissant sa simple robe brune et pleine, laissant son regard fureter sur la pièce familière, qui n’avait pas beaucoup changé non plus en un peu moins d’une décennie.
   -Mes vergers sont prêts pour la récolte, expliqua-t-elle en joignant les mains dans son giron. J’aurai besoin d’embaucher de la main d’œuvre, pour quelques jours.
   -Bien sûr, bien sûr, hocha le vieil homme en affichant un air soucieux. De quel volume parlons-nous?
   -Une dizaine. Cela devrait suffire.
   -Comme à l’accoutumée, donc?
   -Comme à l’accoutumée, acquiesça Lyn.
   -Avez-vous déjà décidé de ce que vous comptez faire de votre marchandise?
   Un sourire paisible naquit sur les lèvres de Lyn. Elle avait l’impression de répéter le même rituel chaque année.
   -J’espérais que vous me l’achèteriez, comme l’an passé.
   Le superviseur hocha pensivement la tête, et s’empara de son vieux boulier qu’il manipula quelques instants en marmonnant dans sa barbe. Il finit cependant par le laisser de côté, les sourcils froncés, et fouilla dans la pile de parchemins qui s’entassaient sur le plateau de son bureau jusqu’à extirper une vieux papier qu’il parcourut en ajustant ses lorgnons.
   -Notre société est prête à vous en offrir un demi noble du kilo.
   -Vous savez que ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, maître, répondit Lyn en secouant doucement la tête. Votre prix sera le mien.
   -Dans ce cas, l’affaire est entendue.
   Ils se serrèrent la main une nouvelle fois, puis elle déposa sur le bureau une bourse replète.
   -Ceci devrait suffire à couvrir les gages de vos hommes.
   Galiano fit glisser les pièces de cuivre et d’argent devant lui, puis se remit à triturer son instrument, formant de petits tas au fur et à mesure de ses manipulations. Après plusieurs minutes, durant lesquelles Lyn patienta calmement, pianotant négligemment sur les accoudoirs de son siège, le superviseur rassembla les piles en deux tas plus importants, et remit le plus petit dans la bourse, qu’il rendit à sa propriétaire.
   -Puis-je espérer la présence de vos hommes, au point du jour?, demanda-t-elle en se levant.
   -Ils y seront, l’assura le vieil homme en lui prenant les mains une dernière fois. Notre société est heureuse de vous compter parmi ses associés, maîtresse Valgardson.
   -Moi de même, maître, répondit-elle avec un sourire.
   Le superviseur ne lui lâcha pas les mains pour autant. Il hochait lentement la tête, pensif, et elle vit ses épaules s’affaisser.
   -Maître?
   -Ha, pardonnez-moi, madame. Je souhaitais vous exprimer toutes mes condoléances. C’était une femme extraordinaire. Notre ville a perdu l’un de ses piliers. Oui, l’un de ses piliers…
   -Merci, s’inclina-t-elle, refoulant une montée de larmes, en prenant son congé.
   Sur son chemin jusqu’à l’extérieur du vaste entrepôt, les jeunes travailleurs qu’elle croisait lui adressaient des saluts respectueux, retirant leurs chapeaux sur son passage. Placide l’attendait là où elle l’avait attaché, mâchonnant nonchalamment une maigre touffe d’herbe qui poussait entre les pavés de la nouvelle route impériale, qui traversait Bourgbois de part en part. Le vieux cheval lui adressa un regard ennuyé en guise de salut, et poussa ce qui ressemblait à un soupir résigné lorsqu’elle grimpa sur son dos.
   -Allez, mon vieux. On rentre à la maison.


***


   En approchant de la ferme, elle remarqua aussitôt la silhouette assise sur le banc, face au jeune chêne vigoureux. Sans s’inquiéter, elle conduisit Placide jusqu’à la grange, s’assura qu’il avait assez de fourrage et d’eau, puis rejoignit sa visiteuse, grimpant à pas lents la petite bute.
   -Viens, fit la Maîtresse de Velours en tapotant la place vacante à côté d’elle.
   Lyn s’exécuta, dégageant les feuilles ocres et brunes qui s’étaient entassées sur le banc. A l’image de maître Galiano, Esmeraude n’avait pas beaucoup changé en huit ans. Elle était toujours aussi belle, toujours aussi régalienne. Ses vêtements étaient aussi riches qu’à l’accoutumée, sa coiffure parfaite, digne des plus grandes cours. Cependant, Lyn pouvait voir les petites rides qui se formaient au coin de ses yeux, les lignes bleuâtres qui apparaissaient sur le dos de ses mains nues.  Esmeraude, la Maîtresse de Velours, la tête pensante du Cercle, celle qui régnait d’une main de fer sur le crime organisé dans l’Empire avec la bénédiction des Impératrices, vieillissait. Il y avait d’autres signes, moins visibles. Ses yeux de jade étaient moins brillants, moins vifs, et s’ornaient de discrètes cernes que tentaient de dissimuler son maquillage.
   Elles restèrent un moment sans rien dire, observant en silence la pierre tombale qui leur faisait face.
   -Si on m’avait dit, commença Esmeraude d’une voix trainante, qu’elle mourrait dans son lit, paisiblement, je ne l’aurais pas cru. J’ai toujours du mal à le croire.
   Lyn ne répondit rien, se contentant d’écouter le silence apaisant de cette matinée d’automne.
   -Elle paraissait invincible, continua Esmeraude. Il fallait la voir combattre. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter.
   -Le temps est le plus implacable des ennemis. Personne ne peut rien contre lui, rétorqua doucement Lyn.
   Sa visiteuse porta une main légèrement tremblante à son visage, tâtant du bout du doigt ses joues qui avaient commencé à s’affaisser subtilement.
   -C’est ce qu’elle désirait, continua Lyn. Elle me racontait souvent que ceux de son peuple, à leur mort, ne rêvent qu’une d’une chose, que leur âme rejoigne un château magique par delà les étoiles, dans le hall duquel ils pourront jouter jusqu’à la fin des temps contre leurs ancêtres et les héros de jadis. Ce n’est pas ce qu’elle voulait. Elle n’a jamais apprécié combattre, n’a jamais pris goût à la violence. Elle se battait parce qu’elle était douée. Mais ce n’était pas ce qu’elle était. Sa passion, c’était la connaissance, les livres, le savoir.
   Esmeraude hocha lentement la tête, pensive.
   -T’a-t-elle jamais raconté ce qui s’est passé ce jour là? Le jour où elle a vaincu Ombre-de-Mort et le Cannibale?
   -Non. Je pense… Toute sa vie, elle a lutté pour occulter ses démons, sans même en avoir conscience. Elle n’a jamais eu de véritables amis, jamais eu de foyer. Elle a voyagé à travers tout le continent, dans le seul but de louer son épée. Lorsque Lock… Le Cannibale, s’est sacrifié pour elle, je crois qu’elle a pris conscience de ce qu’avait été sa vie. De ce qu’elle avait fait.
   Lyn s’interrompit un instant, chassant une larme du bout de son doigt.
   -Pendant quatre ans, elle a pris soin de l’homme qu’elle haïssait le plus, qui l’avait fait le plus souffrir. Chaque jour, sans exception, elle le nourrissait, le lavait, lui faisait la lecture, le bordait. Pendant quatre ans, elle se réveillait presque toutes les nuits, persuadée de l’entendre hurler alors que c’était ses propres cris qui résonnaient à ses oreilles. Elle voyait des ombres sur un mur, dans la chambre de Locksey. Je crois que c’était les souvenirs de ses victimes qui la hantaient. Il lui aura fallu quatre longues années pour trouver la force de se pardonner.
   -Je pense que tu n’y es pas étrangère, fit remarquer la Maîtresse de Velours après avoir médité le récit de Lyn. Elle a eu de la chance de t’avoir.
   -Non, rétorqua aussitôt Lyn en lui posant une main légère sur le bras. C’est moi qui ai eu la chance de l’avoir. Je ne t’ai jamais remercié. Pour m’avoir permise de rester ici.
   Esmeraude fit claquer sa langue.
   -Je me suis dit que c’était sans doute la meilleure façon d’honorer la promesse que j’avais faite à ton père.
   Lyn hocha la tête, un sourire triste sur les lèvres.
   -Sans doute.


***


   -Tu es certaine de vouloir faire ça?
   -Oui, affirma Lyn avec résolution.
   Elle regarda, le cœur lourd, les hommes de main d’Esmeraude qui émergeaient de la maison, transportant avec le plus grand respect les pièces de l’armure d’acier.
   -Je pense qu’elle voulait s’en débarrasser depuis longtemps, mais qu’elle n’a jamais trouvé la force de le faire. Et moi, ce n’est pas cette partie d’elle dont je veux me souvenir.
   La Maîtresse de Velours l’observa un long moment, d’un air indéchiffrable. Elle finit par hocher la tête et extirper de son décolleté une lettre scellée du sceau des Impératrices.
   -Comme convenu, donc. Dix mille royaux d’or, en bons du Trésor.
   -Dix mille?, s’exclama Lyn. Mais c’est bien trop! Ce n’est pas ce que nous avions convenu.
   -Leurs Majestés ont insisté. Elles trouvent même que cela est bien peu, compte tenu des services rendus par le général à l‘Empire. Je n’ai moi-même pas beaucoup insisté pour leur faire entendre raison…
   -Je vois. Merci.
   Lyn s’empara de l‘enveloppe, et la soupesa un moment. C’était beaucoup d’argent. Elle ne savait pas ce qu’elle en ferait, mais elle se jura qu’elle s’en servirait pour de bonnes causes. C’est  ce qu’elle aurait voulu.
   -Bien. Je n’ai plus rien à faire ici, fit Esmeraude lorsque le dernier de ses hommes fut sorti, transportant Sorcepoing dans un écrin spécialement confectionné. Je vais prendre mon congé.
   Lyn la retint, lui prenant les mains.
   -Merci. Merci pour tout.
   La Maîtresse de Velours lui sourit, levant un doigt pour lui caresser la joue.
   -Regarde toi, Lynnaëlle. Tu es devenue une belle femme épanouie. Kennichi aurait été fière de toi. Je suis fière de toi.
   Esmeraude lui déposa un léger baiser sur la joue, et Lyn la regarda partir à la suite de ses hommes de mains, les yeux humides.


***


   Lorsque le soir fut tombé, Lyn passa un long moment dans la bibliothèque, parcourant du regard les nombreux titres qui s’étalaient sur les rayonnages. Après une intense réflexion, elle arrêta son choix sur un épais volume qu’elle coinça sous son bras en redescendant au rez-de-chaussée. Une fois qu’elle se fut assurée que la porte au fond du couloir était bien verrouillée, elle s’enroula dans son châle et sortit, emportant une lampe avec elle, qu’elle tenait à bout de bras pour éclairer son chemin. Elle gravit la bute, frissonnant sous la fraîcheur de la nuit automnale.
   Elle déposa sa lampe sur le banc à côté d’elle. Comme chaque soir, elle resta une longue minute à observer la pierre tombale sous laquelle gisait le corps de sa bien aimée. Les inscriptions, à peine visibles à la chiche lueur de la lampe, lisaient :

« Ci-gît Syf Valgardson.
Ce n’était pas une héroïne.
C’était quelqu’un de bien. »

   Comme chaque soir, elle entama sa lecture à haute voix. Elle ne savait pas si, de là où elle était maintenant, Syf pouvait l’entendre, mais elle avait l’impression de partager quelque chose avec elle, et c’était peut-être ça le plus important, au final. Elle lut de longues heures, jusqu’à ce que le carburant vint à manquer et que la flamme se mit à vaciller follement. Alors elle referma le grimoire et, après avoir murmuré le bonsoir d’un voix douce et chargée de chagrin, elle s’en retourna vers la demeure.
   Sans un regard pour la tombe anonyme qui jouxtait celle de Syf.



Merci d'avoir lu!

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La Tour du Rouge : [Nouvelle] Quelqu'un de bien. (Fin)
« Réponse #250 le: vendredi 03 juillet 2015, 14:19:28 »
Je vais pas écrire un roman, parce que je ne me sens pas l'âme un critique littéraire, mais juste un petit mot pour dire que je viens de lire Quelqu'un de bien, et j'ai vraiment bien aimé. Bravo !

(et oui, je fais de la nécrologie de topic, même pas peur)


"Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi."

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La Tour du Rouge : [Random | Très court] Sans titre #1
« Réponse #251 le: mercredi 06 janvier 2016, 23:59:35 »
Yop, salut tout le monde j'espère que vous allez bien la famille toussa. Je suis fatigué, je glande sur le pc et je suis retombé sur ce site un peu par hasard : http://www.cfsl.net/poule-de-cristal/#  Du coup j'ai spammé jusqu'à tomber sur un truc qui m'inspirait plus d'une ligne et #YOLO comme disent les jeunes. Voici donc le résultat, c'est super court, pas forcément fou mais ça faisait un moment que j'avais envie d'écrire pour écrire alors pourquoi pas ? Je mets l'énoncé à la fin en spoiler car il... spoil #LOL #MDR.

Bonne lecture !

___________

Sans titre #1


   C’était une chose étrange, vraiment.
   La longue embarcation, dénuée de mâts et de rames, voguait paisiblement sur les vagues de vent qui venaient timidement lécher les hautes murailles d’Orazon. C’était un vaisseau sans rien de remarquable, hormis les deux yeux stylisés peints de part et d’autre de sa proue sans ornement. Son bois à la peinture blanche écaillée craquait doucement dans la brise, rappelant à Saron les soupirs d’un vieillard assoupi.
   Il était assis au sommet d’une section à moitié effondrée des remparts qui surplombait le vide de l’à-pic. De ce côté-ci, il n’y avait rien au-delà des murs d’Orazon ; rien qu’une chute vertigineuse vers les profondeurs inconnues. Le vent y soufflait plus fort, peut-être car ici plus qu’ailleurs il était libre de souffler tout son saoul sans obstacles pour l’importuner.
   Il était donc assez inhabituel, pour ne pas dire étrange, de voir un navire voguer dans le vent. De mémoire, Saron n’en avait même jamais vu de toute sa courte vie. Les pieds dans le vide, les mains posées à plat légèrement en retrait de son buste, il observait l’embarcation qui dérivait visiblement sans but précis. De sa position, il distinguait mal les passagers mais il voyait clairement une silhouette debout à la poupe, scrutant l’arrière du vaisseau avec une longue-vue.
   Une rafale de vent secoua les cheveux de Saron, les envoyant danser follement tout autour de son visage ; moins d’une minute plus tard, elle faisait vaciller le bateau. Une certaine appréhension gagna Saron. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il craignait que l’embarcation ne se retournât et n’envoyât ses occupants directement dans les profondeurs. Mais l’esquif tint bon. Vaillamment, il se redressa, ses yeux peints obstinément braqués vers l’avant.
   Un sourire léger fleurit sur les lèvres de Saron. Pris d’une inspiration toute enfantine, il frappa dans ses mains et cria des « hourra » qui résonnèrent le long des remparts, comme craignant de s’enfoncer dans le grand inconnu. Malgré tout, son éruption de joie ne passa pas inaperçue. Une silhouette se redressa et vint s’accouder au bastingage. De son perchoir, Saron ne distinguait que son long manteau rouge qui flottait dans le vent. Un symbole était brodé dessus au fil d’or mais Saron eut beau plisser les yeux, il ne parvint pas à l’identifier. L’homme au manteau lui adressa un signe de main auquel Saron répondit avec vigueur.
   Lentement, l’embarcation continua sa route, bercée par les vents capricieux qui la firent obliquer vers l’horizon. L’homme à la poupe ne sembla jamais bouger, visiblement bien décidé à scruter l’arrière du vaisseau. Peut-être était-ce parce qu’ils avaient oublié de peindre des yeux à l’arrière, songea Saron. Le soleil n’était plus qu’une poignée de rayons rougeâtres dans son dos lorsque le bateau disparut tout à fait hors de sa vue.
   Avec un soupir, il se releva et s’épousseta consciencieusement, ne souhaitant pas s’attirer l’ire de sa mère. Le cœur léger, il descendit du rempart, sautant de pierre en pierre le long de la grande fissure ouverte dans la muraille avec l‘aisance née de la familiarité. L’ombre des Tours plongeait déjà la cité dans de profondes ténèbres que les quelques globes à lumière peinaient à dissiper. 
   Sur le chemin du retour, Saron repensait à ce curieux bateau et sa vigie attentive. Il ne pouvait s’empêcher de songer que l’homme au manteau aurait été meilleur à ce poste : à défaut d’avoir deux bras, il possédait encore sa tête, lui.

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La Tour du Rouge : [Random | Très court] Sans titre #1
« Réponse #252 le: vendredi 08 janvier 2016, 17:29:21 »
C'est très sympathique mais c'est malheureusement trop court. Je trouve personnellement que la difficulté d'un texte court est d'en peindre juste assez pour que le lecteur voit la même chose que l'auteur, mais pas trop histoire que le lecteur ne veuille pas en savoir plus. Là j'ai eu un peu du mal à visualiser cette cité. Et même le personnage principal, j'ai mis longtemps (enfin j'ai compris vers la fin du texte) à comprendre que c'était un gamin. Je pensais au départ que c'était une femme adulte. Après j'ai peut-être lu de travers puisqu'en y réfléchissant après je comprends mieux pourquoi tu parlais de "courte vie".

Mais bon, comme d'hab la qualité est là. Les idées aussi. Le suspens et le cliffhanger sont là. Bref, un banal texte de GMS qui nous procure beaucoup de plaisir.