« Avril 2013, 114 jours P.-A.
Cher journal,
Que sommes-nous devenus… ? Des survivants, des réfugiés ? Ou peut-être des âmes en peine ?
Je ne saurais répondre à ces questions. Ce que je peux constater, c’est ce que j’ai sous les yeux, et ce que j’ai sous les yeux, c’est ce que toute chute occasionne : des débris. Nous avons chu. Et nous gisons, épars, partout où ce krach nous a soufflés.
Comme il avait été prévu par le calendrier maya et certains prophètes, le temps s’est arrêté en cette funeste journée du 21 décembre 2012 que nous nommons Apocalypse. Le chaos s’est déchaîné sur Terre, et nous avons tant perdu que je ne pourrais le décrire. A dire le vrai, ma main en tremble encore. En l’espace de 24 heures, tout s’est écroulé avec une violence inouïe. Fous que nous étions de ne pas croire !
Il y a encore quatre mois de ça, la fin des temps était un sujet de plaisanterie commun, et ceux qui la prédisaient, des illuminés – fous ! –.
Puis, en dépit de toutes les prévisions scientifiques, à minuit frappante, avec la précision exacte d’une machine infernale, tous les volcans sont brusquement entrés en éruption. La Terre, dont les entrailles vomissaient le feu, fut secouée de spasmes incontrôlables, entraînant les eaux démontées à suivre sa fureur aveugle. La mort était partout, absolument partout, terrifiante et implacable. Et, quand les éléments eurent achevé leur œuvre de désolation, quand les flammes s’apaisèrent dans leurs cratères égueulés et que les vagues se retirèrent dans leur nouveau lit, ils nous léguèrent un ciel uniformément gris et opaque. Le soleil dut ramener ses rayons contre lui comme des jupes trop encombrantes, et, lentement, la terre mourut, flétrie par une pollution captive dont les miasmes furent répandus par les destructions de la vindicte naturelle.
Un jour, et tout était fini. Nous ne pouvions qu’assister à notre propre déchéance, muets d’horreur.
Et aujourd’hui, que reste-t-il de la grande, orgueilleuse Humanité ? Rien. Rien que de minuscules dépôts d’une race décimée, brisée. De notre vanité, de notre odieuse technologie et soi-disant supériorité, ne subsiste qu’une honte craintive.
Pour survivre, nous avons dû nous abriter sous terre et construire des villages obscurs, dépouillés d’un quelconque espoir de revenir un jour à la surface. Ceux qui y sont restés – Dieu ait leur âme – ont succombé à l’air vicié qui y stagne, pourri comme une charogne, et leurs os gisent au-dessus de nos têtes. Combien de temps encore devrons-nous nous nourrir de vermine et de tubercules rachitiques ?
Les Hommes, dont la morgue les poussait à croire Dieu dispensable, sinon vide, se sont blottis contre le giron d’une foi superstitieuse. Le mot gloire a été banni de toutes les bouches.
Et moi, j’écris sur des lambeaux de chemise, à la lumière d’une lampe-torche dont les piles seront bientôt vides ; je m’interroge.
Sommes-nous les seuls Hommes à avoir survécu ? D’autres communautés souterraines se sont-elles formées ?
Combien de temps encore… ? »
[idt]Ses doigts, jusque là serrés sur les restes de tissu, se décrispèrent petit à petit. Un survivant. Son regard erra autour d’elle. Nulle autre trace de son passage. De leur passage ? Non. Rien dans cette galerie sombre, faiblement éclairée par sa frontale, ne laissait croire que des Hommes étaient passés, à part cette vieille chemise, parchemin improvisé. D’après la date, cette lettre datait de trente jours, ou bien vingt-huit. Cette réflexion la fit replonger dans la réalité. Sale et soumise à sa nouvelle vie, elle ne pouvait plus se souvenir de la date exacte. Tant de jours identiques s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec le Chef. Certes, sans lui, elle serait sûrement morte aujourd’hui, mais cela aurait-il été vraiment pire que cette vie d’esclave ?[/idt]
[idt]Comme beaucoup, au début, elle pensait agir pour son petit groupe de rescapés. Ils s’étaient retrouvés, par hasard, sous un entrepôt en ruines, juste après la Grande Catastrophe. Dans un premier temps, la joie de se retrouver entre êtres humains, l’idée de pouvoir encore parler, communiquer, interagir, les avait rendus presque optimistes face à leur situation désespérée. Mais très vite, le pire de la nature humaine avait repris le dessus. Parce qu’il était le plus fort, parce qu’il criait plus que les autres, le Chef avait commencé à prendre les rênes de leurs vies à tous. Au départ, ça ressemblait à un jeu, et puis, il faut l’avouer, ils étaient tous fatigués, esseulés, alors quand l’un d’entre eux se mit à prendre les décisions, ils se laissèrent faire. Samy faisait partie des ces gens là. Et aujourd’hui, elle se rendait compte, au fond de sa galerie, à rechercher de maigres racines qu’elle ne mangerait peut-être pas, qu’elle oubliait peu à peu qui elle était. On ne l’appelait plus que Samy. Et elle doutait, s’appelait-elle Samuelle, ou Samantha ?[/idt]
[idt]Elle ne se souvenait plus que de Samy, et étrangement, ce sobriquet lui fit remonter un souvenir de son enfance. Elle et sa meilleure amie, deux inséparables, toujours à faire les quatre cents coups. Les autres enfants, toujours cruels, avaient affublée son amie du surnom Scoubi. Elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais su à quel point ceci avait attristé sa camarade. De nouveau ses yeux se posèrent sur la dure réalité de la galerie. De toute façon, elle avait perdu contact avec Scoubi –mais quel était donc son véritable prénom ?- bien avant le désastre qui avait coûté la vie à des milliards d’êtres humains. Ce souvenir d’un passé tellement lointain qu’il en était irréel la troubla. Depuis quand n’avait-elle pas pensé à elle, à sa propre vie, au lieu d’obéir à Chef ?[/idt]
[idt]Ses yeux, légèrement humides d’émotion, se reposèrent sur le morceau de tissu. Tout à son désespoir, la personne qui avait écrit ces mots paraissait libre. Il y a avait donc d’autres humains qui, malgré les difficiles conditions de vie, avaient gardé une vie décente, ou tout du moins socialement acceptable. Elle mentionnait un village. Quand elle repensa à son lieu de vie, elle senti son cœur palpiter d’une colère sourde, ivre d’un reproche non formulé. Ces autres survivants vivaient dans un lieu qu’ils pouvaient qualifier de village. Sans se créer l’illusion de petites maison troglodytes, elle imaginait tout de même un lieu ordonné, avec des sortes de pièces intimes pour chacun. Pourquoi aucun d’entre eux… Pourquoi Chef n’avait-il jamais pensé à créer ce genre de confort pour eux ? Pourquoi personne n’y avait pensé ? Ils ne faisaient que se blottir les uns contre les autres pour se tenir chaud. Quand ils n’étaient pas envoyés à la recherche de nourriture.[/idt]
[idt]Samy s’agenouilla, et redressa le menton. Elle prit une grande inspiration. Jamais elle ne s’était sentie aussi humaine. Comment avait-elle pu oublier qu’elle l’avait été ? Comment… Par le pouvoir d’un seul homme, qui les avait abaissés à moins que rien, tout juste bons à aller chercher de la nourriture, à être battus quand il était contrarié. Et tout le monde, dans sa faiblesse, dans l’espoir d’avoir un peu de cette nourriture, s’était plié à ses exigences. Après avoir déshumanisé tant de monde, était-il, lui encore humain ? Se gargarisait-il de son pouvoir ? Et après tout, quel était son pouvoir ? Commander une demi-douzaine de pauvres hères, qui assuraient sa survie.[/idt]