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Doutch écrit aussi, un peu... [Textes du Concours à 4 mains]
Anju:
J'ai beaucoup aimé lire cette histoire, je trouve que tu as bien adapté cette discussion entre vos deux personnages. Merci pour toutes ces précisions sur leur histoire commune. Je serais curieux de savoir comment leur relation va évoluer, par la suite, et s'ils vont réussir à garder cette nuit secrète. Merci pour ce texte, j'espère en lire un autre de ta part bientôt ! :miou:
Doutchboune:
Merci de ton retour, il me fait très plaisir.
Pour ce qui est de savoir ce que va devenir leur relation, moi aussi je suis curieuse :8): Mais c'est tout frais, alors on verra bien. Et pour le moment, ils se sont pas fait gauler, mais c'est pas dit que ça n'arrive pas, plus tard. :R
Doutchboune:
Allez, je me relance, et je poste ici trois petits textes, qui racontent des tranches de vie de ma prêtresse de WoW, avant qu'elle n'entre dans sa guilde actuelle (et qui traite de ce qu'on peut appeler, dans le jargon, son background). Le recueil s'appelle Une vie simple.
***
Prise de conscience
Une herbe verte et tendre. Un petit chien joyeux qui se précipite vers elle. Un homme de grande taille accoudé sur une barrière. Un bruit de sabots tranquilles sur les pavés. Des voix fortes et enjouées. Et surtout, son rire. Ce dernier illuminait cette superbe journée, et agrandissait les sourires sur les lèvres des adultes. Tout autour d’elle était immense, la cariole et le cheval de papa et maman, les haies fleuries qui bordaient l’immense route pavée, les maisons coquettes de la rue. Et elle roulait dans l’herbe fraiche, jouant avec la boule de poils ambulante. Et elle riait.
Le souvenir disparut aussi vite qu’il était apparu. La jeune fille, à peine sortie de l’adolescence, se tenait en dehors de la tente médicale, à l’arrière des combats. Elle était venue prendre une pause, au milieu de l’afflux continu des blessés qui arrivaient du front. La bataille pour déloger le Fléau des ruines de la ville faisait rage, et même si l’Alliance gagnait du terrain, ses armées était fortement éprouvées.
Elle n’avait jamais vraiment repensé aux Royaumes du Nord depuis qu’elle s’était retrouvée à vivre dans le Sud, aux Carmines. Elle était encore jeune quand ils avaient quitté ces terres, et depuis les horreurs de la Troisième Guerre, sa mère était restée mutique sur leur ancien royaume. Les souvenirs de cette ancienne vie étaient restés enfouis au fond d’elle, à tel point qu’elle pensait les avoir à jamais oubliés. Quand les images de cette bourgade pleine de vie firent surface dans son esprit, elle sentit comme une sorte de rage monter en elle. Une onde la parcourut, crispant chacun de ses muscles, des épaules jusqu’à la dernière phalange, des mâchoires aux bouts des orteils. Ses yeux se mirent à piquer, et elle les ferma avec force, laissant s’écouler des larmes de colère.
Elle resta ainsi plusieurs minutes, envahie par la prise de conscience de ce qu’avait été réellement sa perte, lors de la chute de Lordaeron, alors qu’elle et sa famille étaient en voyage en pays hurleventin. Elle rouvrit les yeux et balaya de nouveau la ville du regard. Elle la revit telle qu’elle avait été, reconstruisant les ruines à l’aide de ses souvenirs enfantins. Une résolution nouvelle grandit en elle. Elle ne pouvait plus seulement rester à l’arrière pour soigner les blessés. Elle avait besoin d’aider au front. De détruire elle-même cette engeance morte-vivante qui avait ravagé son ancienne vie. Une flamme brûlait dans son regard, et quand elle desserra les poings, elle put voir les marques profondes que ses ongles avaient imprimés dans ses paumes.
Elle avait dépassé son temps réglementaire de pause. Pourtant, quand elle fit demi-tour pour retourner dans la tente de l’hôpital de campagne, elle ne se dirigea pas directement vers son poste, mais alla d’un pas déterminé vers les bureaux de ses supérieurs. Elle prit une profonde inspiration avant d’entrer quand on l’y invita. Sa timidité naturelle s’était effacée devant sa résolution. Avec un regard droit et franc, toujours habité de cette lueur flamboyante, elle avisa son chef de son souhait d’aller se battre sur le front. Face à elle, le médecin se frotta le menton, observant la jeune fille, prenant son temps pour répondre à sa demande. Elle ne sut jamais ce qui avait fait pencher la balance en sa faveur. Avait-elle réussi à le convaincre ? Partageait-il ce besoin de destruction ? Pensait-il qu’une infirmière aussi instable n’avait pas sa place dans son hôpital ? Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il avait accepté.
Elle partit le lendemain, avec une petite troupe d’infanterie, le long des routes défoncées de l’ancienne ville, pour rejoindre la bataille. L’ampleur des dégâts, anciens comme récents, ne fit qu’attiser sa rage, et elle sentait la force de la Lumière se concentrer en elle. Elle serrait les dents, écoutant ses camarades, mais ne parlant pas. Bientôt, ils entendirent les bruits et les cris, les chocs et les lamentations. Des gradés les orientèrent vers les endroits nécessitant des troupes fraiches, et elle découvrit la réalité du front. Tout était oppressant, angoissant, tous les sens étaient assaillis par la peur et le chaos et pourtant, l’armée conservait ordre et discipline. Elle se dirigea vers la zone qui lui était assignée, et elle vit ses premiers morts-vivants.
Sans réfléchir, elle concentra la Lumière, et la projeta sur une des créatures en face d’elle, au-delà des combattants qui se battaient au corps à corps. L’éclair lumineux embrasa le ciel, puis la goule qui était la cible. Elle avait maintes fois soigné en faisant appel à ses dons, mais, malgré une connaissance théorique de la chose, jamais elle n’avait blessé avec. Elle évacua toute sa rage en brûlant le maximum d’ennemis à sa portée, et quand la colère fut retombée, elle prit le temps de jeter un regard circulaire sur le champ de bataille. Partout les armes s’entrechoquaient, les corps s’entassaient, et très vite, elle se rendit compte que ses efforts pour éliminer leurs adversaires n’étaient qu’un énorme gâchis d’énergie. Là où les soldats tuaient trois goules, elle n’en égratignait qu’une. Mais ce fut la vue de camarades blessés sur le champ de bataille qui lui fit reprendre conscience qu’elle serait bien plus utile en reprenant le rôle qui était le sien dans cette campagne.
Elle consacra le reste de la bataille à protéger et soigner les siens. La tâche était épuisante, et devoir choisir qui aurait la priorité lui demandait concentration et pragmatisme. Elle s’en acquitta sans hésitations, plongée dans l’urgence de la situation. A bout de forces, elle finit par se reculer, laissant la place à des troupes plus fraîches. Dans la zone de repos, un peu en retrait de la ligne de front, elle prit le temps de réfléchir à la bataille. Elle était parfaitement consciente de l’influence de sa rage et de l’adrénaline pendant le combat, néanmoins, elle ne pouvait nier avoir eu l’impression d’être à sa place, plus encore que dans l’hôpital. Devoir prendre des décisions difficiles, parfois de vie ou de mort, dans l’urgence ne l’avait pas paralysée, même si c’était éprouvant. Cependant, elle était épuisée, et elle se laissa aller à somnoler.
L’annonce de la victoire la réveilla, et elle se redressa, l’esprit encore embrumé. Elle remarqua très vite que malgré ce succès, personne ne semblait réjoui. Evidemment, tout le monde était épuisé, mais gagner une bataille apportait toujours un regain d’énergie aux hommes de troupe. Elle tendit l’oreille et comprit que, alors que l’Alliance attaquait par l’Ouest, les Réprouvés faisaient de même depuis l’Est. Et maintenant que le Fléau était éliminé, les deux armées se retrouvaient face à face. Chacune était dans un grand état d’épuisement, et pour le moment, elles se regardaient en chien de faïence de chaque côté de l’ancienne ligne de front. Les humains et leurs alliés étaient conscients que leurs ennemis avaient bien moins besoin de repos qu’eux, et n’osaient pas croire en une trêve, même le temps de replacer les troupes.
Les hommes n’eurent pas vraiment le temps de souffler, et les combats reprirent de plus belle. L’ennemi était différent, plus organisé, mais les pertes qu’il avait subies l’avait fortement affaibli. La jeune prêtresse resta pourtant en retrait. Elle était vidée de toutes ses forces, et elle savait qu’il ne servirait à rien qu’elle s’avance au combat tant qu’elle n’avait pas récupéré un peu d’énergie. Depuis la zone de repos, elle entendait les bruits des combats, les cris et les fracas des armes. Elle était attentive aux ordres des officiers, et suivait de loin le cours de la bataille. En elle, elle sentait l’espoir gonfler. Leurs troupes gagnaient du terrain, et la victoire était à leur portée.
Un frisson glacé parcourut soudainement l’armée alliée. Chaque homme se figea le temps d’une interminable seconde, quand apparurent, au-dessus de la zone de combat, de grandes créatures ailées. Elle en avait une connaissance théorique, d’après ses cours à la Cathédrale. Ses yeux s’agrandirent d’effroi. Personne n’était jamais vraiment prêt à faire face aux Val’kyr de Sylvanas. Et sous le regard horrifié des survivants, les corps de leurs compagnons tombés au combat se relevèrent, transformés en goules décérébrées, et se jetèrent sur leurs anciens camarades, déchirant leurs chairs avec leurs griffes et leurs crocs.
La bataille connut un tournant, et devint débâcle. Le commandement ordonna la retraite, laissant derrière eux morts et mourants, abandonnant la ville à l’engeance Réprouvée. La jeune fille était sous le choc. Elle n’était pas prête à voir une telle horreur, mais qui l’était ? Elle se replia avec le reste de l’armée, les larmes aux yeux. Tout en elle se révulsait. Elle avait toujours considéré les Réprouvés comme des ennemis, et parmi les plus retors et les moins honorables. Mais elle croyait naïvement qu’ils respectaient le libre arbitre, qu’ils ne feraient pas ce qu’ils avaient reproché au Roi-Liche. Elle venait d’être témoin du contraire, et elle en conçut une haine plus forte que tout ce qu’elle avait pu ressentir jusqu’à aujourd’hui.
Lors de leur fuite, elle traversa à nouveau les quartiers de son enfance. Un son lointain lui rappela les jappements du petit chien. La gorge serrée, elle se fit une promesse. Elle ne laisserait pas ce crime impuni. Les morts-vivants, Fléau ou Réprouvés, tous devaient payer pour ce qu’ils avaient fait à ces terres qui avait un jour été son foyer. Ce jour-là, elle sut qu’elle donnerait sa vie pour atteindre ce but.
***
Départ
Un rayon de lumière se détachait dans la pénombre de la grange, dévoilant un essaim de poussière qui dansait dans la chaleur estivale alors que la jeune fille se redressait. Les joues encore rouges sous ses taches de rousseur, elle semblait reprendre son souffle. A côté d’elle, le garçon était étendu, comme savourant un moment de béatitude. Ses boucles blondes se confondaient avec la paille sur laquelle sa tête reposait, et ses yeux contemplaient les vieilles poutres qui soutenaient le toit du bâtiment. De son côté l’adolescente réajusta sa robe, puis entreprit d’enlever le plus gros du foin de ses cheveux acajou. Elle observait le blondinet avec un sourire, mais son regard était presque réprobateur.
- Tu devrais ranger tout ça, Will, avant que quelqu’un te surprenne !
Son ton se situait quelque part entre l’amusement et le reproche. Il lui répondit d’une voix languide, se redressant sur les coudes.
- Ça sert à quoi que tu te démènes autant si je ne peux pas plus en profiter ?
Le regard qu’elle lui jeta valait plus qu’un long discours, et dans un grommellement, il porta les mains à sa ceinture et reboucla son pantalon. Puis il se mit assis, et reboutonna sa chemise, après en avoir secoué les pans pour enlever l’herbe séchée qui s’y était accrochée. La jeune fille se mit à genoux, à côté de lui, et retira un brin de paille de ses cheveux. Malgré le ton employé auparavant, elle lui souriait tendrement. Elle s’attardait sur son visage rond et ses yeux bleus.
- Il fallait bien que je te laisse un souvenir impérissable, finit-elle par annoncer. Mais ça n’empêche pas qu’il vaut mieux éviter de se faire surprendre, je n’ai pas envie de me disputer avec mon père la veille du départ !
Il lui posa une main sur le bras et déposa un baiser sur sa joue. Il se redressa, et fit la moue, la regardant d’un air triste.
- Tu vas terriblement me manquer.
Elle éclata d’un rire argentin, avant de le regarder en haussant les sourcils.
- Tu parles ! Tu vas aller te consoler dans les bras de Mayleen, oui. Je ne me fais pas de souci pour toi.
- N’empêche que tu vas quand même me manquer, répondit-il sur un ton buté. C’est pas pareil avec elle. Il marqua une pause. Tu pars tôt, demain ?
Elle continuait à ôter le foin de leurs cheveux, machinalement. Son regard se perdit dans le vague, et sa voix était devenue lointaine.
- Oui, je suis attendue avant midi à la Cathédrale. Et il y a quand même une bonne distance à parcourir. J’aurai juste le temps de prendre un petit déjeuner avant de partir.
- Qu’est-ce qui a pris à ton père ? Te faire reprendre des études à ton âge ? Tu devrais plutôt commencer à penser à te caser, je suis sûr que tu peux te trouver un bon petit mari au village.
Elle leva les yeux au ciel. Un mari ? Et puis quoi encore, elle n’avait même pas seize ans. Ce n’était pas parce qu’elle vivait dans un village rural qu’elle allait se plier à toutes leurs traditions. Avant de se retrouver ici, elle avait vécu en tant que commerçante nomade, avec sa famille, et dans ce genre de métier, on ne se casait pas à seize ans ! Mais comment pouvait-il le comprendre ? Elle soupira, avant de lui exposer sa situation.
- Avec la mort de maman, j’ai dû interrompre mes études, bien à contrecœur, mais papa avait besoin de moi pour tenir la boutique. Il s’en est toujours voulu de m’avoir détourné de ce qu’il pense être ma voie, alors, maintenant que les affaires sont ralenties, et qu’il peut y arriver seul, il me redonne cette chance de persévérer. Elle secoua la tête. Depuis le Cataclysme, et la misère qu’il a engendrée, les clients se font plus rares.
- Et tu préfères aller suivre des cours à la Cathédrale plutôt que de rester tranquillement ici ? A profiter du foin ?
Il commença à lui caresser le bras, mais quand sa main s’approcha de sa poitrine, elle la repoussa d’une claque. Elle ne lui souriait plus, et son regard était redevenu lourd de reproches.
- Oui, je préfère essayer de faire quelque chose de ma vie, et ne pas m’enterrer dans un village de campagne sans pouvoir rien apporter à personne. Qui sait, peut-être que je reviendrai vivre ici une fois que j’aurai obtenu mon diplôme de médecin ? Si ça arrive, je ne suis pas certaine de venir te soigner le jour où tu seras malade !
Elle se leva dans un mouvement souple, et détourna le regard vers l’échelle qui allait lui servir à redescendre. Elle avait voulu passer un dernier bon moment avant de retrouver la rigueur de l’Eglise, et il était en train de tout gâcher. Elle décida de partir avant de regretter sa décision. Elle venait de poser le pied sur le premier barreau quand il se décida à parler.
- Allez, Adel, boude pas ! Je voulais pas te vexer, c’est juste que j‘aurais bien aimé que tu restes, c’est tout. En vrai, j’espère que tu y arriveras, et que tu seras contente de ta vie, c’est ça le principal.
Elle le toisa du regard. Il était toujours nonchalamment assis dans le foin, ses boucles blondes cascadant sur son front. Il était mignon, et il avait bon fond, elle en était persuadée. Ses dernières paroles la firent sourire, mais elle sentit comme une boule se coincer dans sa gorge. Malgré son envie d’aller étudier et sa détermination, quitter cette vie tranquille à Comté-du-Lac n’était pas si facile. Elle tâcha de masquer son émotion quand elle lui répondit.
- Merci, Will. Moi aussi, je l’espère.
***
Tournée hivernale
En haut, en bas, en haut, en bas. Avec une précision de métronome, l’aiguille montait et descendait à travers l’étoffe épaisse. La jeune fille qui la manipulait était plongée dans une intense concentration. Elle aimait coudre de la sorte, ça lui permettait de vider son esprit et d’en écarter les soucis. Elle avait maintenant accepté depuis un certain temps que ses anciennes aspirations devaient être vue à la baisse, et y penser ne la remplissait plus d’amertume, seulement d’un léger vague à l’âme. Le doux parfum de fleur des bougies qu’elle avait allumées dans la pièce renforçait cette impression de cocon qu’elle s’était créée.
- Ah, Adel, tu es là ! Oh pardon, je te dérange…
La voix grave et enjouée de l’homme l’avait fait sursauter. Elle avait failli se piquer avec son aiguille, et elle se tournait maintenant vers lui, les sourcils froncés.
- Papa ! Je t’ai déjà dit de ne pas me surprendre comme ça quand je couds. Si je rate mes points, la robe sera invendable.
Son père lui accorda un sourire penaud, le ton dramatique de sa fille n’en demandait pas moins. Elle était à un âge où il était normal qu’elle cherche à s’affirmer, mais il avait du mal à ne plus voir en elle la petite fille enjouée qu’il aimait tant. Pourtant, elle avait été obligée de grandir encore plus vite depuis deux ans. Comme toujours quand il repensait à la mort de sa femme, il ressentait ce remord d’avoir empêché sa fille de suivre sa propre voie. Sa petite fille, si empathique, si douce, si prompte à manipuler la Lumière, l’avoir obligée à interrompre ses études pour qu’elle vienne l’aider à tenir la boutique… Mais il n’avait pas eu le choix, seul, il ne pouvait plus faire de tournées à travers les différents villages de la région, il n’avait plus de vêtements à vendre, seulement des fournitures, et sans l’argent de ces ventes, il n’avait pas de quoi lui payer ses études.
La robe qu’elle était en train de coudre ferait partie du lot qu’ils espéraient écouler lors de leur prochaine tournée qui commencerait le lendemain. Le cœur de l’hiver n’était pas la saison la plus agréable pour voyager, mais c’était une des plus propices pour aller vendre des habits dans les hameaux et fermes isolées de la région. Il soupira, avant de s’adresser à sa fille du ton le plus doux qu’il pouvait.
- Excuse-moi, ma grande, je ne voulais pas te faire peur. Je venais juste voir où tu en étais dans les préparatifs, mais il semble que tu avances bien. Ce sera prêt pour demain ?
Elle leva les yeux au ciel, l’air exaspéré. Sa voix l’était tout autant quand elle lui répondit.
- Évidemment que ce sera prêt à temps. Sauf si tu continues à me retarder en me faisant manquer mes points.
Mais très vite, son regard s’adoucit, et elle sourit doucement à son père. Ses yeux s’attardèrent ensuite sur la robe qu’elle tenait sur ses genoux. La laine épaisse était douce, et son contact lui rappelait comme toujours sa mère. Ce modèle était son favori, et le premier qu’elle avait appris à sa fille. Adelheidy sentit monter en elle une bouffée de nostalgie, et sa vue se voila. Le deuxième anniversaire de sa mort était passé depuis peu, et y penser était douloureux. Elle secoua la tête, ce n’était pas le moment de s’apitoyer sur son sort, il fallait finir cette robe avant ce soir. Elle et son père avaient repris leurs vies en main, et la boutique tournait bien, c’était le principal. Il lui restait à progresser dans la confection de vêtements, à apprendre de nouveaux patrons, car même si les modèles qu’elle savait faire étaient du genre pratiques et virtuellement indémodables, elle était consciente qu’ajouter des pièces plus travaillées à son catalogue serait apprécié des clients. Et qui sait, peut-être un jour irait-elle vendre ses créations à la capitale ? Elle se retourna finalement vers son père pour lui parler d’une voix affectueuse.
- Je ne devrais pas être si nerveuse, mais il y a cette robe à finir, les sacs à préparer, l’appartement à ranger. J’aime beaucoup ces tournées, mais être plus d’un mois sur la route, ça demande tellement de préparation…
- Tu sais, ma chérie, je fais ça depuis très longtemps, tu devrais me faire un peu confiance, dit-il sur un ton légèrement peiné. Ta mère gérait une grosse partie de l’organisation, mais je sais quand même comment faire. Et tu es là pour m’aider, tu as hérité de son sens de la logistique, donc tout va bien se passer. Comme la dernière fois.
Il s’approcha d’elle et lui posa une main sur l’épaule. Elle tourna la tête vers lui, et posa sa main sur la sienne. Elle avait retrouvé un sourire plus franc, et elle lui parla, les yeux pétillants.
- On va assurer, papa ! La meilleure tournée qu’on ait jamais faite ! Il faut juste que je termine cette robe, et j’irai m’occuper des bagages.
- D’accord, je te laisse alors. Je vais aller vérifier les attaches de notre chariot, et brosser notre jument. A plus tard.
Il lui posa un baiser sur la tête, qu’elle fit mine de repousser, mais son sourire montrait qu’elle appréciait cette marque d’affection malgré tout. Il sortit de la pièce en refermant la porte doucement, et elle resta de longues minutes à contempler le panneau de bois, les yeux dans le vague. Depuis la mort de sa mère, elle et son père se soutenaient mutuellement. Chacun avait dû faire de nombreuses concessions, mais par amour pour l’autre, ils les supportaient avec facilité. Tant pis si elle ne devenait pas médecin comme il l’avait toujours souhaité, elle serait une formidable couturière à la place. Et puis, rien ne l’empêchait de travailler ce qu’elle avait commencé à apprendre lors de son passage à la Cathédrale. A la campagne, même quelques sorts de soin de base pouvaient aider les gens, et si elle s’entrainait, peut-être pourrait-elle tout de même soigner ceux qui en avaient besoin, à l’occasion.
Son attention se tourna de nouveau sur la robe qu’elle était en train de confectionner. Elle avait presque terminé, mais il lui restait à faire tout de même quelques finitions. Tout en pensant à la liste des bagages, elle plongea à nouveau l’aiguille à travers l’épais tissu de laine, cousant avec précision les derniers rubans de son ouvrage.
Doutchboune:
Et un texte non wowien pour une fois.
Marche vespérale
Le bitume sous ses pieds reflétait les couleurs vibrantes des enseignes de la rue. L’humidité de cette pluie fine et dense nimbait tout d’un halo lumineux changeant au rythme des images qui se succédaient sur les écrans alentours. Capuche rabattue jusqu’au bas de son front, tête engoncée dans ses épaules, elle marchait d’un pas rapide, les yeux dirigés vers le sol mais le regard perdu dans ses pensées. Les gouttes d’eau ruisselaient sur son visage, mais son chaud manteau la maintenait au sec. Machinalement, ses pas la menaient en direction de son appartement, pourtant, au fond d’elle, elle n’avait aucune envie de rentrer. Retrouver la solitude de son studio, vivre sa routine, sans espoir d’en changer. Était-ce la fatigue ? Le temps ? Y avait-il une raison plus profonde ? Quelle qu’en soit la cause, elle était d’humeur morose, comme si rien ne pouvait relever les coins de ses lèvres et effacer cette moue mélancolique qui la suivait depuis des heures. La réflexion lui fit froncer les sourcils. Des heures ? Des jours, plutôt… Il y avait eu des intermèdes, des moments de sourire, des ilots de joie mais tous ces instants étaient si sporadiques, si brefs qu’ils ne faisaient que renforcer cette impression de solitude, comme des fenêtres sur un bonheur que jamais elle ne pourrait atteindre, et qui faisait finalement mal quand elle y repensait.
La boule dans sa gorge enflait, elle avait envie de partir, marcher au hasard, vers une destination inconnue, mais ses pas étaient vissés à leur trajet habituel. Profondément en elle se trouvait ce désir de tout bousculer, d’enfin crier que rien, ou presque, de ce qu’elle vivait ne lui convenait, et qu’elle allait enfin retourner la table pour laisser s’exprimer ce qu’elle ressentait. Cette force était pourtant contenue, comme enserrée dans sa cage thoracique, emprisonnée sans espoir de sortie. Son esprit rationnel avait très vite pris le relais, n’apaisant en rien le sentiment d’oppression, au contraire. Il lui rappelait des évidences, qu’elle pouvait toujours marcher au hasard, mais pour aller où ? Que ferait-elle quand elle aurait froid, faim et sommeil ? Où trouverait-elle de quoi remplir son compte en banque ? Ces pensées étaient douloureuses, comme si une chape inamovible pesait sur ses épaules. Il était impossible de s’extraire de la réalité, il fallait vivre dans ce monde, avec ses contraintes aussi absurdes et inévitables qu’elles soient. Oppression interne, oppression externe… Sa respiration se faisait courte, difficile, la boule dans sa gorge de plus en plus enflée, l’humidité lui monta aux yeux. Battant des cils, elle redressa le menton et balaya son environnement du regard.
Elle regardait la rue qui l’entourait comme si elle la voyait pour la première fois. Ses yeux passaient d’une enseigne à l’autre, d’un écran d’affichage aux phares des voitures qui circulaient sous la bruine. Elle discernait les silhouettes des gens qui s’affairaient autour d’elle, vivant leur vie de leur côté. Elle se demandait quels étaient leurs soucis, si sous leurs masques de normalité, eux aussi vivaient de vraies tempêtes mentales, ou s’ils traversaient l’existence sans jamais se poser de telles questions. Les nombreuses lumières jouaient sur ses perceptions, accentuant parfois les profils, émoussant parfois les angles, rendant flous certains mouvements. Tout était irréel, comme si elle avait été posée là, au centre d’une pièce close où un univers factice était projeté sur les murs. Pourtant, ses pieds continuaient leur inexorable progression vers leur but initial, sans qu’elle eût l’impression de pouvoir y remédier. Qu’est-ce qui était le plus vain ? Ce monde qui l’entourait, ou son désir d’y échapper ? Le profond soupir qu’elle poussa fut sa réponse. Bien malgré elle, elle se résigna à nouveau. Il n’y avait pas le choix, il fallait accepter, et supporter.
Elle laissa dériver ses pensées le reste du trajet, sur ses activités de la journée, son travail, ses loisirs. Elle tenta de se projeter dans une future activité créatrice, mais ces crises avaient en général pour conséquence de tarir son imagination. Finalement, sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte, elle avait atteint la porte de son appartement. Une fois à l’intérieur, elle ôta son manteau dégoulinant de pluie, posa son sac et prit une grande inspiration en regardant son lieu de vie. Son petit cocon, là où elle était à l’abri de toutes ces agressions extérieures, là où elle pouvait laisser son esprit penser à ce qu’elle aimait vraiment et qui était à cent lieues de ce que le monde extérieur exigeait. Elle esquissa un sourire triste, se dirigeant comme toujours vers son ordinateur, ultime bouée de sauvetage après sa bibliothèque. Ce soir, elle se coucherait tôt. Elle savait l’influence de la fatigue sur son humeur, et que dormir suffisamment était une clé pour retrouver le moral. Le moral, ou peut-être seulement la force d’affronter le monde dans lequel elle vivait et qui lui correspondait si peu. Demain, elle irait mieux. Il ne pouvait en être autrement.
Doutchboune:
Maintenant que le concours à quatre mains est terminé, je vais poster mes textes (tels quels) dans la galerie.
Première manche
*
Le temps des murmures
J. Le printemps. La saison du renouveau. Le temps est encore frais, le vent pénétrant, pourtant je goûte avec plaisir mon trajet matinal. Les masses blanches et roses des arbres en fleurs se découpent le long des allées, adoucissant les formes rudes de l’hiver mourant. J’inspire à fond cet air revigorant, et mon pas s’accélère, mon sourire s’étend sur mon visage. J’aime traverser le parc pour aller au labo, cette bouffée d’oxygène avant de retrouver mon bureau me rassérène, et efface une partie du stress dû à l’anticipation de ma journée. Aujourd’hui, pourtant, rien de spécial au programme, mais il faut croire que le monde de la recherche n’aide en rien ceux qui ont tendance à l’anxiété. J’aperçois le grand portail, et au-delà, les bâtiments de l’université. Je savoure ces derniers instants de calme, laissant le murmure du vent me bercer, puis franchis le seuil du campus.
Mon pas s’est accéléré, mon sourire s’est effacé. Je monte les marches qui mènent aux locaux du laboratoire, et machinalement, me dirige vers la salle café, là où je m’attends à retrouver des collègues fraîchement arrivés, prenant un peu de temps avant de réellement démarrer leur journée. Il n’y a pourtant qu’une jeune femme, plongée dans un livre de vulgarisation titré « Bipolarité et schizophrénie : la réalité derrière la fiction », qui, j’imagine, connaissant à la fois l’actualité et l’étudiante, parle du traitement de ces troubles mentaux dans diverses œuvres de fictions parues ces dernières années. Alors que j’entre dans la pièce, elle relève la tête et me sourit, tout en refermant son livre d’un geste machinal.
M. – Salut Margot !
- Bonjour Joël, ça va ce matin ?
Depuis que j’ai commencé ma thèse au labo, je n’ai jamais vu Joël en retard, ni en avance. Ce mec est réglé comme une horloge, et si ça n’était pas si drôle, peut-être que ça me ferait peur. Mais bon, parmi les chercheurs, il reste un des plus accessibles, et j’aime bien discuter avec lui. Parfois, je regrette qu’il ne soit pas mon directeur, mais est-ce-que j’aurais une aussi bonne opinion de lui si je devais directement lui rendre des comptes, avec sa rigidité proverbiale ?
- Très bien, je suis passé par le parc, le vent était vivifiant. Et avec tous ces arbres en fleurs, ça sent le printemps qui approche. J’ai hâte que les beaux jours soient de retour, crois-moi !
C’est fou comme même avec des intellectuels, on n’échappe pas aux banalités des conversations sur la météo. Enfin, c’est une façon comme une autre d’engager le dialogue, après tout.
- Oh, tu sais, je viens en bus, j’ai pas trop l’occasion de sentir le vent, mais ouais, vivement qu’il fasse un peu plus doux. Et si tu fais chauffer de l’eau, mets-en un peu plus, je vais reprendre un thé.
Demande tout à fait rhétorique, il était déjà en train de prendre la bouilloire, et je pense qu’il ne lui serait même pas venu à l’esprit de ne pas la remplir entièrement. D’ailleurs, il me répond par un sourire entendu.
- C’est comme si c’était fait. Au fait, t’as pas oublié qu’on a une réunion dans deux jours ? Il va falloir que tu fasses le point sur l’avancement de ton travail.
Finalement, c’était peut-être mieux de parler météo.
- Ça va, oui, je sais. Je dois voir Arnaud tout à l’heure pour faire le point. D’ailleurs, je crois qu’il est bientôt l’heure, il est temps de s’y mettre.
Aussitôt dit, aussitôt fait, juste le temps de remplir ma tasse, et je me rue dans mon bureau. Si je dois voir mon directeur de thèse, il vaut mieux que je me prépare un peu.
J. Enfin, je retrouve le parc, son calme et sa sérénité. A peine ai-je traversé le portail que je sens à nouveau le vent faire bruisser les branches des arbres autour de moi. Mon regard se perd dans la danse sans fin des rameaux couverts de fleurs roses et blanches, sublimée par la douceur de la lumière du soir en train de tomber. J’en oublie la journée passée, le stress des conflits latents entre collègues, l’horrible chose qui passe pour de la nourriture à la cantine le midi. Ici, seule la caresse du vent m’importe. Son contact m’enivre, j’aime sentir sa pression dans mon dos. J’avance inexorablement vers la sortie, vers mon appartement, mais son chant murmuré à mes oreilles ne me quitte pas, allégeant mon pas et mon esprit.
M. Eh bien, pas fâchée que cette journée se termine. Entre les plantages de réseau et les temps de chargement, j’ai bien cru que je ne pourrais pas finir mon expérience avant de rentrer ce soir. Au moins, j’ai eu mon bus, et il n’y a pas trop de monde dedans, mais pas moyen de trouver une place assise. Tant pis, je lirai plus tard, en attendant, j’active le mode attente, les yeux rivés sur le paysage qui défile à travers les vitres sales. Ma conversation matinale avec Joël refait surface et mon regard se porte sur les arbres aux branches encore majoritairement dénudées. Leur quasi-immobilité me fait me dire que le fameux vent de ce matin est tombé. De fil en aiguille, je repense à cette fichue réunion. Comme toujours, ça va parler de tout et surtout de rien, et quand viendra mon tour de présenter mon travail, je vais devoir bâcler tout ça parce qu’il sera l’heure de terminer, et personne ne m’écoutera. Mais je suis sûre que si je ne me prépare pas, ils me feront le coup de me faire parler au tout début, et je ne veux vraiment pas me taper la honte devant tout le monde.
J. Allez, je suis presque dans le parc, j’ai vraiment besoin de ça, ce matin. Ces réunions de labo m’ont toujours exaspéré au plus haut point. Personne n’écoute personne, chacun a son petit discours dans son coin, et tout part dans tous les sens alors qu’il faudrait seulement un peu cadrer les choses pour que ça se passe bien. Mes collègues sont tellement désorganisés, je me demande toujours comment ils arrivent à travailler correctement dans ces conditions. Penser à ces réunions a le chic pour assombrir mon humeur, et on dirait que le temps s’est mis au diapason. Le ciel s’est voilé, le vent n’a pas faibli. Je l’entends toujours murmurer sa douce mélodie à mes oreilles, m’apportant le réconfort dont j’avais besoin. Les branches s’agitent, les fleurs dansent, et les pétales volent autour de moi, tels une neige tardive et envoûtante. Je me délecte du spectacle, ralentissant le pas, quand tout à coup, je suis surpris par un léger éclat lumineux qui clignote parmi les pétales. D’où peut-il bien venir ? Qu’est-ce qui pourrait bien refléter la lumière au milieu de ces fragments de plantes ? Je m’arrête et scrute plus attentivement. J’aperçois d’autres reflets, comme si certains des pétales avaient la capacité de renvoyer la lumière. C’est un phénomène tout bonnement ahurissant, mais je n’arrive pourtant pas à mieux voir, et ces lueurs sont insaisissables. Je resterais bien plus longtemps, malheureusement l’heure tourne, et je vais être en retard pour la réunion.
M. Ça y est, nous y sommes. Je suis contente d’être arrivée tôt, j’ai pu avoir une place tranquille, le genre de place où on peut même griffonner en toute impunité, même si, pour le moment, je n’ai qu’une envie, attendre que le temps passe, tout simplement. Les gens entrent petit à petit dans la salle, et s’installent plus ou moins bruyamment. Il y a peu de sièges vides, toujours les mêmes retardataires. C’est alors que je remarque que Joël n’est pas là. Lui, en retard ? J’espère qu’il ne lui est rien arrivé, c’est tellement inhabituel. Il semblerait que je sois la seule que cet événement trouble, il faut croire qu’il a prévenu de son absence et que je ne suis pas au courant. En tout cas, tout le monde est assis, et le chef semble vouloir prendre la parole. Le show va commencer.
Le calme vient tout juste de tomber sur notre assemblée que la porte s’ouvre à nouveau, sur un Joël passablement essoufflé qui s’excuse platement de son retard. Je le vois scruter la salle à la recherche d’une place où s’installer, et se diriger vers moi. Après tout, il y a une chaise libre, et on s’entend plutôt bien, lui et moi. La réunion reprend son cours, les brouhahas cessent, et notre cher directeur prend la parole. Je l’écoute d’une oreille distraite quand mon nouveau voisin m’interpelle discrètement d’une légère tape sur le bras. Il a l’air ailleurs, et, chose surprenante, de totalement se désintéresser de la réunion. Je l’interroge du regard, curieuse, et, à voix basse, il commence à me parler de trucs étranges qu’il aurait vu dans le parc ce matin. Genre il aurait vu des morceaux de miroir voleter au milieu des pétales de fleurs. Honnêtement, ce ne serait pas lui, j’éclaterais de rire, réunion ou pas, mais il a beau avoir de l’humour, je ne le vois pas faire ce genre de blague. Je me contente de hausser un sourcil, en lui demandant en rigolant ce qu’il a mangé ce matin. Je n’en saurai pas plus, je crois que nous nous sommes un peu fait remarquer, et qu’il est temps de se replonger dans la réunion, surtout qu’il semblerait que ça va bientôt être mon tour, joie…
J. Quelle journée, j’ai repensé à ces lueurs sans arrêt, et je presse le pas pour rejoindre le parc. Le ciel est devenu menaçant, j’espère tout de même ne pas me faire rincer par une averse, mais qu’importe, je suis trop curieux de voir si les éclats sont toujours là. Alors que je franchis le portail d’entrée, mes yeux se portent vers l’allée bordée d’arbres en fleurs, de moins en moins garnis sous l’effet du vent. Vent qui a considérablement forci, je le sens me pousser dans le dos, et chanter à mes oreilles. Ça en devient entêtant, j’ai l’impression que si j’arrivais à mieux me concentrer, je pourrais discerner des mots parmi les murmures, mais mon attention est retenue ailleurs. Parmi les pétales virevoltent de nombreux éclats, certains de taille considérable. Je m’approche, je cherche à distinguer ce qu’ils sont. C’est vraiment surprenant, presque hallucinant, ils ressemblent à des fragments de miroir, mais souples, et tellement légers qu’ils virevoltent dans le vent comme des plumes de duvet. Mais ce qui m’émerveille le plus, c’est ce qu’ils reflètent. Je n’y vois pas le ciel gris qui me surplombe, ni les superbes couronnes des arbres ornés de fleurs, non, mais ils me montrent des paysages, un ciel bleu parfois, rose ailleurs. J’y perçois des arbres, des gens, et j’ai l’impression que le vent cherche à me raconter ce que je vois.
M. Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? On avait rendez-vous à dix heures ce matin pour bosser sur ce fichu logiciel, et il a déjà un quart d’heure de retard. Je vais finir par m’inquiéter, à force, ça ne lui ressemble tellement pas. Déjà cette histoire bizarre de reflets et de vent, hier… J’espère qu’il n’est pas malade, ou qu’il ne s’est pas mis à prendre des trucs. Ah, ben voilà, enfin, il m’appelle !
- Allo, Joël ?
- Margot, tu es là super !
Il semble surexcité, lui qui a tendance à parler vite habituellement a réussi à accélérer son débit.
- On avait rendez-vous, qu’est-ce que t…
- Il faut que tu viennes tout de suite, c’est incroyable !
- Mais et notre…
- Viens vite, je ne sais pas combien de temps ça peut encore durer, c’est tellement extraordinaire, il faut absolument que tu voies ça.
- Tu es où, de quoi tu parles ?
- Au parc, tu sais, le truc dont je t’avais parlé à la réunion, allez viens vite, il ne faut pas rater ça !
Avant même que j’ai pu en placer une, il a raccroché. Je regarde mon téléphone fixement pendant quelques secondes, abasourdie. Mais quelle mouche l’a piqué ? Je crois qu’il va falloir que j’y aille pour savoir ce qu’il se passe, de toute façon, ne serait-ce que pour lui dire de venir m’aider comme il l’avait promis. Je passe mon écharpe et mon manteau, et sors du bâtiment pour me diriger vers le parc d’un pas rapide. Le pire c’est que mon inquiétude est presque effacée par ma curiosité. Je vais peut-être enfin comprendre de quoi il me parle depuis hier.
J. Ils sont tellement nombreux, le vent tellement enivrant, tous ces miroitements, impossible d’en détacher le regard. Toutefois, je suis interrompu dans ma contemplation quand je remarque que Margot se tient juste à côté de moi, le regard interrogatif, presque suspicieux. Je laisse mon esprit se détacher de l’objet de mon attention, et me tourne vers elle en souriant.
- Ah, Margot, tu as fait vite, parfait.
Elle semble sceptique.
- Salut Joël, tu es sûr que tout va bien ? On avait rendez-vous ce matin, c’est pas dans tes habitudes d’être en retard, et encore moins de poser des lapins.
- Tout va bien, c’est juste que… tu ne trouves pas ça magnifique ? Fascinant ? Intriguant ?
A son air ahuri, je devine qu’elle ne sait pas de quoi je parle. Pourtant nous nous trouvons au milieu de centaines de scintillements lumineux, et dont l’éclat est comme porté par le vent qui agite ses cheveux.
- Et bien, la brise fait voleter quelques pétales de fleur, oui, mais je ne vois rien de bien exceptionnel.
C’est à moi d’avoir un air ahuri.
- Comment peux-tu ne pas les voir ?
M. Et voilà qu’il se met à sauter partout en faisant de grands gestes avec ses bras. Il délire complètement, on dirait, qu’est-ce que je peux faire pour l’aider à sortir de son trip ? J’ai beau lui dire qu’il n’y a pas plus de reflets dans l’air que dans le fin fond d’une cave obscure, il ne s’arrête pas. Et le voilà qui jubile, poing fermé, clamant que ça y est, il en a attrapé un. Je fais quoi maintenant ? Je vais entrer dans son jeu, peut-être que ça le calmera, et qu’il m’écoutera ensuite. De mon air le plus tranquille, j’attends de voir ce qu’il a au creux de la main, prête à broder sur ce qu’il voudra entendre.
Oh mon dieu ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ? On dirait un morceau de miroir, ou de fenêtre, vu que je ne me vois pas dedans. Et c’est quoi de ce vent ? C’est impossible que le temps ait changé si vite. Je regarde fixement l’éclat, et sens mes jambes trembler. J’ai l’impression que le souffle m’enserre, me ligote. J’ai l’impression qu’un chœur maudit chante à mes oreilles. Rien de tout cela n’est normal, au secours !! Je lève les yeux vers mon collègue, mais tout ce que je vois, c’est son sourire réjoui. Il est au comble de l’excitation.
- Regarde, j’en ai eu un ! Ça y est j’ai réussi à en attraper un !
Comment peut-il trouver ça merveilleux ?
J. Enfin ! J’en tiens un. Il chatoie dans la paume de ma main, je peux le regarder de plus près, savoir ce que c’est, ce qu’il me montre. Je vois une allée, je vois des arbres, mais il fait grand soleil, une légère brise agite les feuilles des arbres. Je vois des bancs sous les arbres. Cette allée, c’est celle du parc, je la reconnais et pourtant… Pourtant les choses y sont différentes, les bancs ne sont pas les mêmes, et quand des gens entrent dans le champ de vision, je comprends pourquoi. Leur tenue ne laisse planer aucun doute, ce que je vois, c’est ce même parc, mais en 1930 ! Je lève les yeux sur Margot, et lui annonce la nouvelle. Pourtant, elle ne semble pas ravie de l’apprendre, et son teint est d’une pâleur marmoréenne. Un instant, je me demande si elle est malade, et suis à deux doigts de lui dire de rentrer chez elle se reposer, mais mon regard est attiré vers un autre miroitement. D’un geste, je m’empare du fragment et plonge mon regard dans son reflet. Ce que je vois me fait rire. Qui se souvenait qu’une telle horreur avait orné cette allée ? Indubitablement, c’était les années 70, il n’y avait que cette époque pour oser des sculptures pareilles. J’en fais la remarque à Margot, je la sens me tenir le bras. Elle doit sûrement essayer de regarder par-dessus mon épaule.
M. Je le secoue comme un prunier, mais rien n’y fait, il continue à regarder béatement dans le creux de sa main. Je détourne le regard, je ne veux surtout pas voir ça, on dirait un de ces trucs qui rendent fou, comme dans les séries télé. Je finis par le lâcher, de toute façon, on dirait qu’il ne me voit même plus, même s’il me parle de temps en temps. Je le vois courir, sauter, attraper ses fragments, les observer et recommencer. Le vent souffle, tournoie autour de moi, son bruit assourdissant occulte tout le reste, c’est comme s’il était entré dans ma tête. Je plaque les mains sur mes oreilles, mais rien à faire, ça ne s’arrête pas. Je ne le supporte plus, désolée Joël, mais je ne peux rien pour toi. Il faut que ça cesse. Je rentre chez moi.
J. Ils m’ont poussé vers la sortie et fermé la grille. J’ai beau leur demander de m’ouvrir, rien à faire, ils m’ont laissé planté là, les mains agrippées aux barreaux. Le vent a cessé, et je ne vois plus d’éclats danser au loin. Je finis par me résigner, ils reviendront sûrement demain. En attendant, j’en ai plein les poches, je vais pouvoir les étudier ce soir, tranquillement, chez moi. En tout cas, ils continuent de me raconter des choses, si seulement je pouvais comprendre ces murmures.
Quelle déception. Malgré tout ce qu’ils tentent de me dire, il n’y a plus rien dans mes poches, seulement une poignée de pétales de fleurs. Je les ai étalés sur mon bureau et je les regarde, qui sait, peut-être qu’ils se retransformeront. Et si ce n’est pas le cas, j’irai en chercher à nouveau demain. Je suis sûr que c’est ce qu’ils cherchent à me dire.
M. J’ai peur. Dès que je suis sortie du parc, le vent est tombé, mais j’ai continué à entendre comme des murmures lointains. Je n’aime pas ça. Entendre des voix, c’est être fou, non ? Au moins, ils ont fini par cesser, une fois dans mon appartement. Je n’ose plus sortir, et si ça recommençait ?
A. Trois jours. Ça fait trois jours que Margot n’a pas donné de nouvelles. Je comprends qu’on ait besoin de faire des petites pauses de temps en temps pendant une thèse, mais la moindre des choses serait de prévenir. Surtout qu’on devait terminer une expérience importante, et qu’elle m’a laissé tomber, ce n’est vraiment pas professionnel. Elle va m’entendre le jour où elle reviendra. Et Joël qui disparait lui aussi, c’est à n’y rien comprendre. Ce n’est vraiment pas le moment de céder à je ne sais quelle crise de la quarantaine, alors qu’on est en plein dans les dossiers d’évaluation. Enfin, résultat, c’est pour qui le travail supplémentaire ? C’est pour Arnaud. Je t’en ficherais des collègues pareils, on ne peut vraiment pas leur faire confiance.
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