Est-ce de la bien-pensance, l'art de réfléchir au but de la vie, à se creuser la tête sur le pourquoi d'une chose insignifiante, de considérer le bien et le mal comme étant une question de point de vue ? Qu'entends-t-on par prendre quelque chose avec philosophie ? Se retrouver dans une situation précaire mais la considérer comme étant juste une leçon de vie pour apprendre de nos erreurs ? (Et ce, même si la situation se révèle très dangereuse pour notre vie.)
A trop philosopher, ne se retrouve-t-on pas dans une situation où ne faisons plus que prendre de la distance avec les évènements, n'érigeons-nous pas une sorte de barrière entre notre être physique et la dure réalité de la vie, à toujours en tirer du positif ?
La question de la définition de la philosophie est justement un très bon point de départ ! Et il se trouve que la philosophie ne se définit pas...
Non, je rigole, je ne vais pas en rester là

On touche directement à ce que j'évoquais dans mon post d'introduction : la philosophie est-elle une matière ? C'est-à-dire un champ du savoir avec un objet donné et clairement identifié. Aujourd'hui, on a des professeurs de philosophie, des manuels de philosophie, des facultés de philosophie... Mais si la physique étudie les corps en mouvement et la matière (de façon conjointe avec la Chimie, même si les deux ont des spécificités propres), la biologie la vie sous toutes ses formes ou l'histoire la totalité des faits passés, on a du mal à évaluer un objet propre de la philosophie. De nos jours, à cause de cela, elle est souvent ramenée à une vague science de l'éthique, qui mettrait en débat des positions morales. Il est important de se rendre compte que le champ philosophique a une extension très large, et qu'il ne s'agit PAS d'une matière "littéraire" (si tant est que cela ait voulu dire un jour quelque chose

).
A titre d'exemple, voici une des œuvres philosophiques les plus importantes du début du XXème siècle, les
Principa Mathematica de Russell et Whitehead qui a fondé la Logique moderne, à partir de laquelle fonctionne l'informatique notamment.
Ou encore, un extrait de la
Critique de la Raison Pure de Kant
Mais dans le même temps, la philosophie, ça peut aussi être ça, un des exemples inévitables quand on veut exposer le côté "littéraire" de la philosophie,
Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche :
Tout ça pour dire que, au fil du temps et des conceptions, la définition même de la philosophie est en question, et est même LA question. La philosophie est une pratique, et poser une thèse philosophique, c'est justement engager une certaine conception de ce que doit être la philosophie. Le premier geste philosophique d'un auteur, c'est de se placer dans un certain rapport à ce que doit être ou doit réaliser la philosophie. Enfin bon, tout ça, c'est bien beau, mais comment ça se traduit me diriez-vous ?
Dans l'Antiquité, philosopher, c'est le mode de base du savoir en général, les philosophes dits "présocratiques", c'est-à-dire antérieurs à Socrate et Platon, s'interrogent sur les phénomènes naturels, sur l'origine du monde, pas au sens mythique, mais en tentant de la rapporter à des réalités physiques comme l'eau ou le feu... Parmi ces premiers philosophes, on compte, par exemple Thalès ou Pythagore, Thalès est même très souvent considéré comme le premier philosophe, même si on sait au final peu de choses sur lui. Dans cette perspective, philosopher c'est chercher à connaître de façon autonome, par le biais de la raison. Cette recherche ne concerne pas que le savoir "théorique", mais également le savoir "pratique" : le bonheur, l'éthique, la politique... Il faut savoir que pour les Grecs, il n'y a strictement aucune différence entre la théorie et la pratique, être un philosophe pour eux, ce n'est pas déployer un discours savant sur le monde, c'est vivre selon un certain mode de vie tourné vers l'intellect, la compréhension du monde, l'action juste, la recherche de la vérité. C'est une pratique et un savoir qui englobe tous les aspects de la vie, et philosopher est une décision qui engage tout l'être d'un individu.
Plus tard, à partir de la modernité, de nombreux domaines du savoir vont justement s'autonomiser et constituer par exemple les sciences naturelles ou exactes que l'on connaît aujourd'hui, mais ces sciences se constituent en parallèle d'une transformation philosophique, qui les accompagne, les justifie et les rend possibles. La philosophie devient une entreprise qui doit fonder le savoir, c'est-à-dire examiner les conditions qui permettent au savoir scientifique d'exister et de se déployer, organiser la vision du monde qui rend possible le déploiement de la science moderne telle que nous la connaissons. Cette activité conduit également à une nouvelle définition de la morale, de la personne (invention de la subjectivité notamment), une nouvelle compréhension de la politique... Dans une telle perspective, la philosophie devient un discours plus théorique, "objectif" (mettez un milliard de guillemets autour de ça

). Son rôle est donc par exemple d'ordonner les sciences, de réfléchir à leur statut global, à leur communicabilité, à leurs conditions... Tout en assurant toujours une réflexion "éthique" ou "existentielle", on va dire ! (Mais qui est aussi contestée par les sciences humaines par exemple).
Mais il faut bien comprendre, que, dans toutes ces approches, la philosophie pose un ensemble de concepts, de visions du mondes, de façon de se rapporter au réel qui fonctionnent avec ces savoirs, en relation avec eux. C'est parce que notre vision philosophique du monde a changé (pour tout un tas de raisons complexes et pas du tout aussi mécaniques que ça, mais c'est très long à expliquer !) que notre science a changé au moment du passage à la modernité. Pour autant, ce n'est pas la philosophie qui donne le coup d'envoi d'un changement dans la physique, les deux s'impliquent juste l'un et l'autre.
Finalement, la philosophie est une forme de réflexion radicale (dans tous les sens du terme), qui, d'une certaine façon, va plus loin que la science, parce qu'elle met en question l'ensemble de notre rapport au réel dans tous ses aspects, et le soumet à un examen, à une remise en question. La science, pour fonctionner, a besoin d'hypothèses stables, à partir desquelles on va pouvoir expliquer le monde, la philosophie, elle, interroge ces hypothèses stables, les redéfinit, les déplace, les recompose : elle est une interrogation en mouvement. Elle nécessite donc de se défaire de ce qu'on croit savoir, de ce qu'on croit tout court, d'accepter de poser un regard différent sur tout un tas de domaines, même ce qui semble le plus évident. Elle suppose une forme de conversion de son regard sur le monde, qui est permanente, toujours à refaire et réitérer... C'est aussi pourquoi il n'y a pas de "progrès" en philosophie, on n'empile pas des thèses l'une sur l'autre pour aller vers une vérité toujours idéale et toujours déjà fixée. C'est un examen toujours repris, au risque de voir les conclusions, les concepts ou les visions du monde auxquels on a abouti devenir à nouveau des opinions quelconques, des préjugés non-interrogés, de l'impensé.
Pour conclure justement sur cette idée, j'évoquerai une petite anecdote ! φιλοσοφία en Grec, comme on le sait plus ou moins tous, c'est amour/désir (φιλεῖν) du savoir et/ou de la sagesse (σοφία), mais cette étymologie en elle-même est intéressante. Il faut savoir que ce mot, même s'il a des origines grecques antérieures un peu éparses, est quasiment forgé par Platon lui-même dans ses dialogues, dans le sens où on l'entend aujourd'hui. Et dans ces mêmes dialogues, Platon parle d'une très grande pluralité de sujets qui vont du statut de l'art à la possibilité de la connaissance, en passant par la cité politique idéale, la nature de l'être ou l'amour. Or dans un dialogue très connu, qu'est
le Banquet, il définit la philosophie comme l'activité spécifique de l'Amour, d’Éros, qui est le fils de la déesse Pénia (le manque, l'envie) et de Poros (l'expédient, la ruse, l'astuce), et qui est donc à la fois riche et pauvre, beau et laid, savant et ignorant. Lorsque Éros agit sur les hommes, et plus particulièrement sur l'âme de certains, il leur transmet le même caractère, et en fait des philosophes, c'est-à-dire des gens toujours en quête, toujours en mouvement, toujours en train de désirer avec ingéniosité ce qu'ils ne peuvent atteindre, c'est-à-dire le savoir, la vérité. C'est une définition intéressante, même si elle est critiquable aussi (et notamment la notion de vérité), car elle montre bien ce qu'est la philosophie : un geste toujours repris, une éthique de la pensée, et aussi de la vie, qui embrasse de façon globale, radicale et générale tout notre savoir pour le critiquer, l'orienter, l'interroger, le nuancer. Je vous laisse avec ça !
Par ailleurs, il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l'ignorance. Voici en effet ce qu'il en est. Aucun dieu ne tend vers le savoir ni ne désire devenir savant, car il l'est ; or, si l'on est savant, on n'a pas besoin de tendre vers le savoir. Les ignorants ne tendent pas davantage vers le savoir ni ne désirent devenir savants. Mais c'est justement ce qu'il y a de fâcheux dans l'ignorance : alors que l'on n'est ni beau ni bon ni savant, on croit l'être suffisamment. Non, celui qui ne s'imagine pas en être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu.
Le Banquet, Platon, 204a
@Yorick26 D'accord pour le livre, et curieux d'entendre tes réflexions sur tel ou tel thème ! Ce que tu évoques est déjà assez intéressant, j'y répondrai plus tard, je viens déjà d'écrire un méga pavé
