@D_Y Face à la violence il y a toujours tension entre sensibilisation et désensibilisation. C'est pas 100% l'un ou 100% l'autre.
Les exemples des effets de saturation à l'exposition à la violence sont trop nombreux pour être cités de manière exhaustive, donc pour n'en citer qu'une poignée : banalisation de la guerre en temps de guerre qui rend le meurtre "normal" voire enviable.
Par rapport à cette tension entre sensibilisation et désensibilisation, il faut tenir compte des contextes où ces deux phénomènes se traduisent. Le comparatif entre un contexte de guerre et un contexte de paix avec des luttes éthiques au sein du pays ne peut pas être avancé, et ne tient pas.
En temps de guerre, la violence et la cruauté envers « l’ennemi » sont banalisées, normalisées voire encouragées par des discours de propagande. Le gouvernement cherche à embrigader la population en lui faisant peur, en mettant en jeu sa survie et en désignant « l’ennemi » à abattre pour se protéger ; le but est clairement ici, dans un contexte de guerre, d’éliminer l’empathie au profit d’un engagement belliciste et meurtrier du peuple face à l’adversaire diabolisé. L’éthique n’a donc pas sa place.
Concernant la sensibilisation à la maltraitance infligées aux animaux — dont ceux dits d'élevage —, ce n’est pas comparable. La morale, l’éthique et l’empathie sont les principaux arguments mobilisés dans les discours.
En France (et ailleurs), les associations dénonçant ces pratiques ne cherchent pas à diaboliser l’animal mais bien à « l’humaniser » auprès de nous afin qu’on exacerbe notre empathie. Elles ne cherchent pas à placer l’animal en opposition avec l’humain, mais en complémentarité avec ce dernier, et ce dans le but de le protéger.
Les images diffusées au public sur les méthodes d’abattage sont jointes de discours indignés, destinés à ne pas encourager la banalisation de la violence (contrairement à des discours de propagande en temps de guerre). A aucun moment, l’animal est placé en ennemi mettant en jeu la survie de la population, la poussant donc à abandonner toute forme d’empathie pour garantir sa prospérité. Par ailleurs, l’État lui-même — institution ayant une plus haute autorité sur la population que des associations — ne s'oppose pas à la culture de l’empathie vis-à-vis des animaux, et dissuade pénalement les individus maltraitants avec la promulgation de textes législatifs.
De ce fait, il n’y a pas de bonne raison de penser que l’exposition à des images violentes de mises à mort d’animaux — et même de ceux dits d’élevage — banalise la cruauté pour la population. Bien au contraire, elle encourage l’indignation et la remise en question du rapport entre les humains et les animaux. Il peut y avoir, par contre, un effet de « ras-le-bol », mais ça ne signifie pas que l’empathie a été supprimée chez la personne qui le ressent. Autrement, cela ne lui ferait ni chaud ni froid d’être exposée à cette violence. La dissonance cognitive renforce le sentiment d’exacerbation, et pousse l’individu dans ses retranchements moraux qui peuvent l’amener au déni de la situation (déni ≠ banalisation).
De plus, si cette exposition avait réellement un tel effet, alors les militants qui s’infiltrent dans les abattoirs pour filmer la réalité seraient complètement désensibilisés. Hors, il est évident que ce n’est pas le cas. Ils peuvent développer une forme de désespoir plutôt qu’une acceptation et une banalisation de la cruauté. Ils se font violence pour apporter des preuves et sont, à chaque fois, touchés par cette horreur. Une horreur qui dépasse parfois celle qu’ils s’attendaient à voir, et qui les force à s’extraire de la distance émotionnelle nécessaire à la réalisation de leurs actions.
même dans les hôpitaux l'accès à la mort et aux blessures graves ne créer pas de l'empathie mais développent des distances émotionnelles chez ceux qui y sont confrontés tous les jours.
Ma phrase précédente m’amène donc sur le sujet de la distance émotionnelle. La distance émotionnelle (ou dissociation) n’est pas un mécanisme durable de banalisation de la violence, mais une façon de supporter un traumatisme psychique ; les personnes qui dissocient éprouvent toujours de l’empathie. C’est justement parce que les événements vécus heurtent l’empathie et la sensibilité que, pour les préserver, ils sont contraints de se déconnecter de la réalité. Intrinsèquement, ils ne sont pas en phase avec la situation qu’ils sont en train de vivre, ou qu’ils sont en train de faire subir.
Avant d’enchaîner sur les employés des usines d’abattage, j’aimerais parler de mon arrière-grand-mère qui, à la ferme, devait tuer elle-même ses lapins pour s’en nourrir. Pour autant, vers la fin de son activité agricole, elle n’arrivait plus psychologiquement à tuer ses bêtes et a choisi d’arrêter, usée de devoir séparer ses émotions de ses actes. C’est une preuve que la banalisation de la cruauté n’est pas un processus individuel mais structurel ; c’est le regard que l’on porte qui est essentiel, et non la fréquence d’exposition à la violence.
J’en veux aussi pour preuve les modérateurs de chez Meta qui sont exposés à une violence quotidienne via des images de pédopornographie, d’exécution et autres atrocités. S’ils avaient banalisé ces contenus, ils ne seraient pas autant à être en
burn-out, à quitter l’entreprise au bout de quelques mois voire semaines, ou à développer des troubles mentaux comme des dépressions aggravées ou des TSPT. L’exposition à la cruauté, dans une société qui la criminalise, use psychologiquement l’individu mais ne l’y désensibilise pas.
Concernant
les employés dans les usines d’abattage, ils ne perdent pas leur empathie. Comme dit précédemment, c’est justement parce que cette empathie existe qu’ils sont contraints de dissocier pour limiter les impacts psychologiques de la violence qu’ils infligent.
« C’est le regard que l’on porte qui est essentiel, et non la fréquence d’exposition à la violence. » ⬇️
Mon premier jour, on m’a fait faire le tour des lieux, on m’a expliqué comment les choses fonctionnaient et, surtout, on m’a demandé à plusieurs reprises avec insistance si je tenais le coup. On m’a expliqué qu’il était assez habituel que des gens s’évanouissent pendant ces visites et que la sécurité des visiteurs et des nouveaux venus était très importante. Je tenais le coup, je crois. J’avais la nausée, mais j’ai pensé que j’allais m’habituer. Très vite, pourtant, je me suis rendu compte que ça ne servait à rien de prétendre que c’était un travail comme les autres.
(extrait de l’article en lien)
→ Actes en contraste avec la morale commune instaurée → dissonance cognitive → tentative interne de rationalisation → échec → troubles mentaux pouvant conduire au suicide (comme ça a été le cas pour des collègues de cette personne qui témoigne).
Mais la dissociation a ses limites, et une simple variation peut faire sortir l’individu de son état de déconnexion. Dans ce témoignage, pour les employés, ce fut (entres autres, je t'invite vivement à lire l'article) le fait d’abattre des veaux plutôt que les habituels bœufs. L’empathie toujours présente, mais enfouie, a ressurgi et la cruauté les a percutés de plein fouet :
Après coup, en regardant les [veaux] morts sur le sol, les ouvriers étaient clairement bouleversés. Je les ai rarement vus aussi vulnérables. À l’abattoir, on avait tendance à refouler ses émotions.
J’ai aussi lu d’autres témoignages où la sortie de la dissociation était due à des abattages de chevaux : ce n’est donc pas forcément lié à l’âge de l’animal (le fait que ce soit un bébé). Cet article montre bien, d’ailleurs, qu’il y a un paradoxe dans le rapport moderne humains/animaux, occasionnant des souffrances psychologiques à l’être humain. Ce rapport tueur et tué — plus que consommateur et consommé, car le consommateur n’inflige pas la souffrance à l’animal — met à mal le principe structurel acquis de la condamnation de la violence et de la cruauté, renforcé par la science moderne affirmant que l’animal n’est pas une machine, mais un être intelligent, émotionnel et sensible.
Par exemple je peux tout à fait envisager un univers où la maximisation du bien-être animal liée à la sensibilisation et une plus grande empathie humaine ralentissent plutôt qu'ils n’accélèrent un monde végétarien/lien. Pour la simple raison que si le public, jugeant que les conditions d'abattage sont suffisamment "douces" et "éthiques" et s'imaginant avoir bonne conscience, loin d'arrêter de consommer tout court, consommeront "éthique".
(Petite précision sur le fait que je ne pense pas que la France soit précurseur, et encore moins depuis 2015, dans le domaine de la protection animale. Mon précédent message prêtait à confusion, effectivement.)
Tout à fait, on peut imaginer que la lutte éthique sur la question animale puisse s’arrêter lorsque les conditions d’élevage et d’abattage seront considérées « suffisamment "douces" et "éthiques" » pour les animaux. Cependant, le progrès éthique et moral ne semble pas avoir de fin, d’aboutissement, de perfection; il existerait toujours, même dans cette hypothèse, des esprits qui continueraient à lutter pour une abolition totale de l’exploitation et de « l’esclavage » animal. Peut-être que, à terme, la personne moyenne aurait un régime végétarien (ou végétalien, soyons fous) conforme aux acquis moraux de son époque, et que la consommation de viande serait devenue illicite, comme peut l’être la consommation de certaines drogues aujourd’hui.
Mais ce ne sont ici que des projections et des hypothèses, donc il est compliqué de débattre là-dessus et d’estimer qu’une position est plus fondée que l’autre.
@Kurkumai Les animaux sont toujours considérés comme des biens meubles dans la loi française. Ils sont juste devenus des biens meubles « spéciaux » avec l’apposition de la sensibilité, et ont des lois spéciales qui les protègent.
EDIT : Catherine Rémy, sociologue au CNRS, relève une différence significative de perception des animaux à l’extérieur de l’abattoir et à l’intérieur de l’abattoir. Elle distingue donc exo-définition et endo-définition ; deux façons de percevoir les animaux destinés à être abattus !
— L’exo-définition est celle des personnes extérieures à l’abattoir : celles qui établissent les règlements et contrôlent leur bonne application. Les animaux sont présentés, dans ce cadre, comme des êtres sensibles qui doivent être traités de façon « humaine », entre guillemets. On parle de « bien-être », de législation, de réglementation.
— L’endo-définition est, quant à elle, celle des personnes qui travaillent à l’intérieur de l’abattoir et qui sont en contact avec les animaux vivants. Deux phénomènes se produisent dans ce cadre :
- L’objectivation, d’une part, qui est la transformation de l’animal en objet, phénomène nécessaire pour pouvoir accomplir le « sale boulot » ;
- Et la « subjectivation négative », d’autre part, qui intervient lorsque l’animal sort de son rôle d’objet en tentant de fuir, en se débattant, en résistant ; et qu’il devient alors un adversaire, un danger, un encombrement, un problème à régler.
On le voit, le décalage de perception des animaux est systématique : il correspond aux tâches à accomplir. La chose est bien documentée : on a tendance à adapter notre pensée à nos actes.
J’ai trouvé
cet article, dont l’extrait ci-dessus confirme ce que j’affirmais plus haut. La subjectivation négative peut être néanmoins reliée à mon paragraphe sur le contexte de guerre (où l’animal devient « un adversaire » et « un danger »). Cependant, elle n’entraîne pas de perte d’empathie durable (grâce à l'exo-définition), mais seulement temporaire et uniquement liée à la tâche spécifique à accomplir.
Il ne semble donc pas y avoir changement de perception durable de l’animal en objet dans la vie quotidienne, hors du contexte du travail. Les personnes ne semblent pas désensibilisées à la souffrance animale, et certaines souffrent même d’un TSPT avec des cauchemars où humains et animaux se confondent : « “
On a auditionné des gens qui faisaient des cauchemars la nuit et voyaient des êtres humains pendus à des crochets.” »
Inévitablement, pour des personnes ayant grandi dans les acquis moraux de sa société et de son époque, l’animal est rapproché de l’humain. D’ailleurs, d’anciens employés d’abattoirs ou d’autres professions dans l’élevage, ont pu choisir, pour certains, de devenir végétariens, vegans ou de s’engager auprès de la cause animale suite à ce type d’expérience. Entre autres, autant d’éléments qui tendent vers la conclusion suivante : l’exposition à la violence et à la cruauté animale ne désensibilise pas, et n’entraîne pas une perte d’empathie ; elle peut même l'exacerber chez certains individus.
Article Cairn complémentaire : le « paradoxe de la viande » chez ses consommateurs, et la minorisation de la souffrance animale par les omnivores.