Même chose ________________
7.
Le patelin où nous débarquâmes fièrement sur nos canassons était clairement le plus gros que j’avais pu voir dans le Lancaster. On pouvait décemment le qualifier de village. Voire de petite ville. Un vestige édifiant d’une époque révolue. Les rues étaient bien dessinées, les bâtisses plutôt bien entretenues s’élevaient droitement et les villageois vaquaient paisiblement à leurs occupations, en faisant semblant que tout allait bien. (Mais rien ne va bien dans le Lancaster.)
Je me suis salement vautré en voulant descendre de ma monture. Je me suis écrasé au sol dans un éclat de rire rapidement coupé par l’impact qui souleva un nuage de poussière. Gratos et Tapinois me relevèrent et me traînèrent par les bras jusqu’à l’auberge locale. Nous eûmes droit aux habituels regards torves et aux mines suspicieuses, mais personne ne fit aucun commentaire. Si je me souviens bien, il y avait trois hommes d’armes, ceux avec qui nous n’allions pas tarder à causer métallurgie. Mes compagnons me posèrent sur une chaise à peu près stable et commandèrent trois choppes de la gnôle du coin, en payant d’avance (Ca rassure toujours.).
Lorsque nous eûmes été servis, nous trinquâmes en entrechoquant bruyamment nos verres.
-Aux paysans!, éructai-je.
-Aux bouseux!, renchérit Gratos
-Aux vivants!, conclut Tapinois.
Nous bûmes cul sec. Je m’étouffai presque en avalant. On devait faire trop de bruit, ou bien étaient-ce nos vêtements maculés de sang frais qui leur mirent la puce à l’oreille, mais toujours était-il que les hommes d’armes s’approchèrent de nous, les mains sur les pommeaux de leurs armes. Ils nous toisèrent quelques instants. Un grand mince avec une petite moustache, un nerveux avec trois doigts à une main et un costaud avec une trogne à fendre un rocher.
Le moustachu m’apostropha en Lancastrien. Comme je louchais sur ses vêtements en m’exclamant :
-Quoi qu’est-ce?
Il poussa un juron et se tourna vers le costaud pour lui dire quelque chose.
-Mon ami demande s’il y a problème, déclara ce dernier avec sa voix de stentor, dans un Féraldien dégoulinant d‘accent.
-Un problème?, fis-je en regardant, incrédule, mes camarades. Vous avez un problème, vous?
-Sûrement pas, répondit Gratos en s’adossant à sa chaise avec nonchalance. Mais si vous, vous avez un problème, moi je vous le règle. Satisfait ou satisfait. Parole de Gratos.
La déclaration a jeté un froid de quelques secondes. Mais le grand costaud s’est remis à traduire les paroles de son copain.
-Le nabot, pas l’air du genre causant.
Tapinois s’est raidi sous l’insulte. Il m’a jeté un regard. J’ai cligné des yeux. L’instant d’après une gerbe de sang s’élevait dans les airs et l’interprète basculait en arrière, proprement ouvert en deux comme un cochon à l’abattoir. Il n’a pas poussé un cri, il s’est contenté de sombrer, ses yeux grands ouverts fixant ses tripes qui commençaient à se répandre. Au moment où il a touché le sol avec fracas, la panique s’est emparée de la salle commune.
Il y eut un concert de jurons, de cliquetis métalliques, de raclements d’acier. Et on s’est retrouvé dans la situation que je vous décrivais au début de ces carnets.
Ca n’a pas duré bien longtemps. Quelques secondes tout au plus.
Gratos a enfoncé son tranchoir dans la gorge du moustachu, et moi j’ai profité que Tapinois ait sectionné les tendons du genoux de mon bonhomme pour lui offrir un second sourire (Parce que le premier n’était franchement pas très avenant.). Je suis resté debout, contemplant mon œuvre, vacillant un peu sur moi-même, puis j’ai vomi une seconde fois. Croyez le ou non, ça m’a suffit pour dessaouler. Tout à coup je retrouvais ma lucidité, et c’était comme de sortir la tête de l’eau après être restée longtemps en apnée.
Sauf que pour ce que ça m’a apporté, j’aurais peut-être préféré rester ivre. Au moins je me serais amusé.
Le tenancier a sorti une arbalète de sous son comptoir, chargée, et m’a mis en joue. J’ai eu la présence d’esprit de me déporter sur ma droite, m’épargnant une agonie inutilement douloureuse. Je lui ai renvoyé la politesse en levant le poing et en invoquant un éclair de magie qui a fulguré à travers la pièce dans un crépitement d’énergie blanche. Le type l’a pris de plein fouet. Ses habits ont pris feu, puis ses cheveux et il s’est mis à fondre sur place en poussant des hurlements de porc. L’attitude des autres bouseux est passé de la haine farouche à la peur primale. Hé! Faut les comprendre. Chez eux, les sorciers ont une certaine réputation qu‘ils mettent du cœur à entretenir.
Toujours était-il que ma réaction n’était peut-être pas la meilleure, puisque le bâtiment a commencé à cramer lorsque la torche vivante a renversé une bouteille de gnôle et y a bouté le feu en marchant dessus.
-Faut s’tirer d’ici, a hurlé Gratos en joignant le geste à la parole.
On l’a suivi au dehors, avec Tapinois, une main devant la bouche pour se protéger de la fumée. Une cloche d’alerte s’est mise à carillonner quelques part. Dans la rue, des hommes sortaient des bâtiments voisins avec des mines énervées et des armes dans les mains. J’ai rapidement évalué la situation, regardant à droite à gauche, et j’en ai conclu que nous étions un peu dans la mouise. De plus en plus de villageois affluaient, certains avec des seaux d’eau, pour voir ce qui se trimait.
Ni une ni deux, nous avons fièrement enfourché nos montures après un bond héroïque et les avons lancées au grand galop, jouant des bottes et des épées pour nous frayer un passage dans la masse agglutinée. Certains essayaient de nous saisir les mollets au passage pour nous projeter à bas, d’autres nous jetaient des projectiles avec plus ou moins de réussite. Mais tous ont arrêté subitement, en poussant des cris de peur ou en se prosternant au sol, en se plaquant contre les murs, nous libérant une voie aussi inattendue que providentielle. J’ai songé un instant que mon charisme naturelle et ma prestance légendaire faisaient enfin leur effet, mais j’ai vite déchanté lorsque, me retournant sur ma selle, j’ai aperçu six cavaliers lourdement équipés d’armures effrayantes en plaques noires, armés d’estramaçons démesurés et montés sur des destriers de bataille d’un noir d’encre aux yeux injectés de sang. Eux-mêmes portaient des heaumes qui masquaient leurs traits.
Quoiqu’il en soit leurs parures fonctionnaient bien, car moi aussi j’ai failli me faire dessus en les voyant. Sincèrement, ces types foutaient la chair de poule, et ce n’était pas uniquement à cause de leurs épées gigantesques. Ils avaient comme une aura maléfique, d’outre-monde. Ils nous ont pris en chasse, et par les dieux, on aurait dit la Chasse Infernale en chair et en os. Leurs montures avalaient les mètres qui nous séparaient plus rapidement qu’un mercenaire ne tire son coup après une longue campagne. Les rues défilaient à une allure folle, les bâtiments réduits à des formes floues à la périphérie de ma vision.
Soudain la sortie de la ville était devant nous, et la plaine morne s’offrait à notre vue. Morne, et désespérément vide. Sans une grotte, sans un bosquet où se cacher. Nos canassons, déjà fatigués de notre première chevauchée de la matinée, commençaient à perdre de la vitesse alors que nous pénétrions la lande en dépassant un garde éberlué. Les cavaliers de l’enfer gagnaient de plus en plus de terrain, et je pouvais presque entendre leurs souffles lourds sous leurs casques. D’une main peu assurée, j’ai rengainé ma lame et j’ai saisi mon arbalète, accrochée à ma selle. En me servant de mes cuisses pour diriger ma monture, j’ai remonté le mécanisme et glissé un carreau.
Juste à temps, car je perçus du coin de l’œil une silhouette noire s’approchant de moi dangereusement. Sans réfléchir, je me suis retourné sur ma selle et j’ai tiré sans même viser. Le trait a touché mon adversaire en pleine poitrine. Sans effet. La pointe métallique a rebondi sur le lourd plastron noir avec un « clic » ridicule. J’ai tiré brutalement sur mes rennes pour faire faire une embardée à ma monture et éviter un coup de tranchoir qui m’aurait proprement ouvert en deux. Un bref coup d’œil m’apprit que Gratos était déjà aux prises avec un autre cavalier, ferraillant furieusement en essayant de garder la maîtrise de son cheval d’une main nerveuse - Il n’a jamais été un grand cavalier.
J’ai paré un coup d’épée avec mon arbalète et ai repoussé mon opposant, manquant de peu de basculer de ma selle. J’ai dégainé ma lame à nouveau, mais un autre cavalier noir s’approchait sur le flanc opposé. Ils ont levé leurs armes, prêts à raccourcir mon anatomie d’une bonne tranche. J’ai fermé les yeux et me suis concentré très fort. Le temps a paru s’allonger, s’étirer, ralentir. Je percevais le fracas des sabots, le tintement des lames qui s’entrechoquent et les jurons de Gratos, mais comme si tout cela était loin, derrière un voile.
Je me suis focalisé sur mon esprit, essayant de le visualiser comme une sphère. Une belle sphère, bien ronde, bien polie, brillante. Une sphère qui grossissait, grossissait, et qui soudain explosait avec fracas et violence. J’ai eu un moment d’absence, comme toujours après un sort d’Onde Mentale, qui consiste grossièrement à propulser son esprit autour de soi en une vague d’énergie. Curieusement, cela n’eut guère d’effet sur mes adversaires. Mais heureusement, cela en eut sur leurs montures, qui se sont effondrées en hennissant.
Comme la mienne.
J’ai salué le sol poussiéreux en rebondissant dessus durement et en effectuant quelques roulades douloureuses. Je n’avais hélas pas le temps de m’attarder sur mes côtes en miette, car les guerriers noirs se sont relevés presque aussitôt et se sont approchés de moi. Je me suis remis debout aussi, les jambes flageolantes en m’aidant de mon épée.
Bon, soyons d’accord sur une chose. Je n’ai jamais été un grand bretteur. A la vérité, je n’avais jamais touché une épée de ma vie avec l’intention de m’en servir réellement avant de devenir mercenaire. Et même après cinq ans, je ne vaux toujours pas grand-chose. Ca me coûte à le dire mais j’ai par contre quelques talents à mettre mes opposants momentanément hors combat en usant de techniques fourbes
histoire de prendre rapidement la tange… Histoire d’effectuer un rapide repli stratégique.
Alors quand j’ai vu les deux biges s’approcher dans leurs grosses armures, avec leurs gros fendoirs, j’ai réfléchi à la façon la plus simple et rapide de prendre la fuite. Gratos ayant entre temps été mis hors jeu -il gisait au sol plus loin, mort ou assommé, je ne savais dire- je ne pouvais attendre aucune aide de ce côté-là. Quant a Tapinois, il avait disparu du secteur, avec deux autres cavaliers. Alors j’ai commencé par reculer doucement, mon épée pointée devant moi par une main tremblante et peu ferme. Comme cela n’avait pas trop l’air de les dissuader, j’ai changé de tactique.
-Je suis sûr qu’il y a un moyen de s’entendre, non?
Puis je me suis rappelé qu’on était dans le Lancaster et qu’ils ne devaient probablement rien pané à ce que je racontais. Comme pour me le confirmer, celui de droite a levé son estramaçon et m’a frappé. J’ai tenté de dévier avec ma propre lame mais la violence du coup a failli me l’arracher de la main, et mon épaule a protesté douloureusement lorsqu’une onde de douleur s’y est propagée. J’ai préféré me jeter par terre pour éviter le coup suivant.
Là vous me diriez sûrement que j’aurais pu utiliser la magie. Et je vous répondrais que oui, j’aurais pu. Mais quand on a vaporisé son esprit dans l’éther durant une demi seconde comme je l’avais fait tantôt, on est pas forcément très lucide. Cependant je me suis relevé en crachant de la poussière, et j’ai héroïquement fait volte-face pour m’élancer à la course vers mon canasson qui s’était relevé sur des pattes plus vacillantes qu’un ivrogne. Comme j’entendais les pas de mes ennemis derrière moi, j’ai égorgé leurs propres montures au passage, puis j’ai sauté gracieusement en travers de ma selle, fouettant sauvagement l’arrière train de mon cheval du plat de ma lame. Il a rué, m’éjectant presque, puis est reparti au galop.
Je m’enfonçais un peu plus profondément dans le Lancaster, laissant derrière moi Gratos et Tapinois aux mains de ces effrayants guerriers noirs.
8.
Après ce qui me parut une éternité -quelques dizaines de minutes tout au plus-, je suis arrivé en vue d’un genre de colline rocheuse dont un des flancs était percé d’une grotte miraculeuse. J’étais épuisé. Non seulement l’alcool faisait encore à moitié son effet, mais j’avais mal partout, souffrant de multiples bleus, entailles et peut-être fractures suite à mes chutes, mes combats et mes fuites aussi braves qu’haletantes.
Je me suis effondré dans le fond de l’abris, mon épée dans la main au cas où. Ma monture me jetait un regard interrogatif depuis l’entrée, sa queue fouettant mollement l’air derrière elle. Quand elle a compris qu’il n’y avait rien à attendre de moi en l’état, elle est partie chercher sa pitance ailleurs.
J’ai lutté contre le sommeil qui m’envahissait insidieusement pendant au moins une bonne heure. Je n’étais pas certain que les cavaliers noirs aient abandonné la poursuite, et même dans ce cas il pouvait y avoir des bandes de maraudeurs ou des groupes armés dans la région. La grotte elle-même pouvait servir de refuge occasionnel à des chasseurs ou des hors-la-loi ; et il y avait fort à parier qu’ils n’auraient pas forcément été très contents de devoir partager.
Malgré toute ma bonne volonté, mes paupières se sont fermées et j’ai sombré dans le monde des rêves. Quand je me suis réveillé, avec un sentiment d’urgence, il faisait encore jour. Du moins est-ce ce que j’ai d’abord pensé en ouvrant un œil. Une lumière orangée et crépitante m’agressait la rétine.
… Crépitante?
J’ai rouvert les yeux d’un seul coup, me redressant en faisant jaillir ma lame du fourreau. Le morceau d’acier terne se stabilisa au dessus d’un feu de camp, et à sa pointe se trouvait un jeune garçon aux yeux écarquillés et louchant sur l’arme qui le menaçait. Il déglutit bruyamment mais un grand sourire étira ses lèvres, malgré son évidente nervosité.
-Pardonnez, chef, fit-il avec une voix nonchalante, comme si l’on était des vieux amis qui s’étaient dit au revoir la veille seulement. J’ne voulais pas vous faire peur.
Les flammes éclairaient un visage jeune, très jeune, sale mais pourtant assez beau, grâce à d’intenses yeux bleus et une tignasse de cheveux blonds clairs crasseux. Quelques poils de barbe ridicules se dressaient fièrement sur le menton et le milieu des joues. Le garçon me rendit mon regard farouchement, comme s’il voulait m’impressionner, me montrer quelque chose -ou bien se prouver quelque chose à lui-même.
Je l’ai scruté un long moment, les yeux plissés. En vérité, je tendais l’oreille pour essayer d’entendre les sons caractéristiques d’une autre présence. Mais il semblait bien que nous n’étions que tous les deux dans cette grotte. Comme mon bras commençait à trembloter à force de tenir mon arme, je l’ai abaissé, mais sans rengainer.
-T’es qui?, ai-je fait d’un ton mauvais. (Je suis rarement de bonne humeur au réveil, et mon esprit retrouvant sa lucidité, les détails de ma précédente aventure me revenaient douloureusement en mémoire.)
-John. John Keyes, chef.
-Pourquoi tu n’arrêtes pas de m’appeler chef? Je ne te connais même pas.
-C’est vrai, chef. Mais ça ne tardera pas, vous verrez.
-Et pourquoi cela?
-Et bien, parce que je viens avec vous!
-Hein?
-Ouais! Mon paternel, il a dit que vous êtes un de ces guerriers libres de l’Ouest.
-Guerriers libres? Qu’est-ce que tu me chantes?
-Bin… Vous savez, ces types qu’on paye pour aller se battre à notre place.
-Ha. Des mercenaires, je vois. On peut effectivement dire que j’en suis un. A mon grand regret.
-Ouais! Je veux en devenir un moi aussi! C’est pour ça que je pars avec vous! Je suis à vos ordres, chef!
Je l’ai regardé en haussant un sourcil. A voir ses yeux brillant comme des joyaux, il avait l’air sérieux. Bon sang, il était sérieux. Tellement sérieux que j’ai éclaté de rire. Non mais franchement. Pas que je voulais briser ses rêves, mais il y a des limites. Il était épais comme du parchemin, habillé de guenilles et ses compétences devaient se résumer à cirer des bottes et traire la vache de papa.
-Chef?, m’a-t-il fait avec un air anxieux.
-tu sais, la vie de « guerrier libre », c’est pas de tout repos. C’est dur, tu souffres, tu te fais mal, tu es blessé, tu vois tes amis mourir sous tes yeux, tu passes ton temps à courir les routes pour un salaire de misère et où que tu ailles tu es accueilli comme un cherche-merde notoire qu’il vaut mieux chasser à grands coups de fourche dans le bide.
-Je sais tout ça, m’a répondu John en balayant mes arguments d’un geste de la main.
-Alors pourquoi est-ce que tu veux en devenir un?
-Honnêtement, chef…
Il s’est penché un peu vers moi, avec un air de conspirateur.
-Je me suis toujours dis que j’étais fait pour quelque chose d’autre. Quelque chose de grand! Enfin, je veux dire, je ne me vois pas passer toute ma vie chez mon père, à raccommoder des bottes troués histoire de gagner juste assez pour aller me saouler à la taverne ou trousser la seule putain du village. Non! Je veux voyager, je veux découvrir le monde. L’aventure quoi! Et quand je vous ai vu tout à l’heure à l’auberge, chef… C’était incroyable. Comment vous les avez zigouillés, pouf! Comme ça! Et quand vous avez fait un éclair magique! Terrible! Quand j’ai vu ça, je me suis dit « John. Ca c’est ta chance. La chance que t’as attendu toute ta putain de vie. Alors fonce! Avec des mecs comme ça, tu pourras aller loin. ». Alors quand vous vous êtes enfuis, je vous ai suivis. Il m’a fallu du temps pour trouver cette grotte, mais c’est fait maintenant. Je suis là! Alors je viens avec vous.
Je suis resté sans voix un moment. S’il y a bien une chose que John sait faire, c’est parler. Ca, personne ne pourra le nier. Après son discours débité d’une traite avec aisance et emphase, la seule chose qui me venait à l’esprit était « Bah oui. Après tout, il a bien raison. »
Et donc, d’une façon où d’une autre, John a rejoint Tempête du Chaos à ce moment là.
Une chose m’a alors frappé.
-Tu parles diablement bien le Féraldien.
-Ma mère était Féraldienne. Mon père l’a enlevée quand il raidait la frontière pour Gros Tyronne.
-Je vois…
-C’est elle qui m’a appris, même si ça faisait pas trop plaisir à mon paternel, au point qu’il la battait quand il nous surprenait.
-Triste histoire… Bon et à part suivre des inconnus sur des kilomètres, tu sais faire quoi d’autre? Je veux dire, quoi d’autre d’utile. A la profession. Enfin tu vois ce que je veux dire.
Il a levé les yeux vers le plafond de la grotte, en se grattant l’arrière du crâne.
-Et bien… Honnêtement, pas grand-chose. Mais j’apprends vite! Parole!
-T’as déjà tenu une arme comme celle-ci?
-Non.
-Tu sais te servir d’un arc?
-Non.
-Tendre une arbalète?
-Non.
-Monter à cheval?
-Non.
-Raconter des bonnes histoires?
-Ca oui!
-Bon, c’est déjà un début…
J’ai soupiré et je me suis rallongé, un bras sur les yeux.
-Et là… On fait quoi chef?
-Là? On pionce. J’aviserai demain. Monte la garde en attendant.
-La garde?
Nouveau soupir.
-Tu te plante à l’entrée et tu surveilles ce qui se passe. Si tu vois des types s’approcher tu me réveilles.
-Ha, d’accord. Je vois. Alors je monte la garde, chef.
-Parfait.
-Et pour nos compagnons, quel est le plan?
-De quoi tu parles?
-Vous savez? Le grand chauve et le petit homme barbu.
-Oublie les. Ils doivent être morts à l’heure qu’il est.
-Ca m’étonnerait, chef.
-Et pourquoi ça?
-La Milice n’a pas pour ordre de tuer. Seulement de ramener les prisonniers au donjon pour être interrogés.
J’ai écarté mon bras et je me suis redressé sur un coude.
-Qu’est-ce que tu me chantes? La Milice? Le donjon?
-La Milice. Les types en armures noires que vous avez combattu -entre nous, chef, vous avez bien du courage. La plupart du temps les hommes condamnés se contentent de rester plantés là en appelant leur mère pendant qu’ils se font emmenés. Et bien ces types là, on les appelle la Milice Bruëghen, parce qu’ils sont à la solde de dame Van Bruëghen, et quand ils sont envoyés sur la piste de quelqu’un, ils l’amènent au donjon pour que la dame le torture et l’interroge. Je le sais parce qu’elle a emmené mon père une fois, parce qu’elle le soupçonnait d’être un espion. Alors je me disais que nos compagnons, ils sont sûrement dans le donjon à l’heure qu’il est.
J’ai digéré toutes ces informations en restant silencieux un moment.
-D’ailleurs c’est curieux, chef.
-Quoi?
Il a hésité un instant.
-Bah… Aucun Milicien ne reste au village. Alors je trouvais ça étrange que six d’entre eux soient arrivés si vite. Ca voudrait dire…
-Oui? Ca voudrait dire que quoi?
-Et bien ça voudrait dire que dame Bruëghen savait que vous arriviez, et qu’elle vous veut.
9.
-C’est un sacré machin quand même, ai-je fait en déglutissant.
Je me suis redressé sur ma selle, nerveux en contemplant le château Bruëghen, un horrible édifice décrépi sis sur une colline escarpée, à une vingtaine de kilomètres du village de John. Vous savez, c’était typiquement le genre de forteresse maléfique, froide et carrément pas avenante qu’on imagine bien lorsque les vieux nous racontent les histoires des preux chevaliers allant sauver les princesses en détresse dans les cellules puantes de l’antre du sorcier démoniaque.
Et bien plus je le regardais, plus je me disais que mes princesses à moi n’avaient sûrement pas besoin du preux chevalier, après tout.
-Vous avez un plan chef?, a murmuré John, installé derrière moi sur la selle.
-Heu… ai-je brillamment répondu.
Le truc c’est qu’on attaque pas un fort avec un demi guerrier et un chiard haut comme trois pommes même pas armé.
-Je vais y réfléchir.
Il n’y avait pas beaucoup d’agitation sur la route, à part un Milicien qui partait parfois sur une monture noire vers le village, ou en revenant. Aucun signe de mes acolytes, en tous les cas.
-Et cette… heu… Dame Bruëghen… C’est un genre de sorcière?
-Hein? Heu… J’en sais rien. Ya pas mal de rumeurs qui courent, vous voyez le genre, mais bon, personne ne l’a vue depuis des années. Elle reste cloîtrée dans son donjon sans jamais sortir, utilisant la Milice pour effectuer ses basses œuvres.
-Je vois, je vois…
Mais en réalité je ne voyais pas grand-chose. Ou plutôt si! Quelque chose se formait lentement dans mon esprit. Un truc qu’on pourrait qualifier de
mission furtive. Du style on s’infiltre de nuit, on se glisse dans les oubliettes, on récupère les copains et on fout le feu aux écuries pour faire diversions pendant qu’on file discrètement par la poterne est.
Ouais. Un sacré bon plan. Un peu classique certes, mais comme disait ma grand-mère, c’est dans les vieux pots qu’on fait pousser les meilleurs champignons. Ou quelque chose comme ça.
10.
John a dégluti en me regardant extirper ma lame du serviteur que je venais de tuer pour libérer le passage.
-T’avais jamais vu un cadavre d’aussi près, gamin?, ai-je murmuré en essuyant l’acier sur la livret du valet.
-U… Une fois. Ma mère, quand mon père l’a…
-Je veux pas le savoir. Ca me regarde pas. Bon, t’as pigé comment ça marche?
Il a acquiescé en tripotant nerveusement le manche de mon arbalète qu’il tenait serrée contre sa poitrine. Pendant ce temps là, je tirais le cadavre derrière un des buissons rabougris qui tapissait la cour intérieure. J’étais complètement en nage après l’escalade des murailles et la descente qui suivit logiquement. Et pourtant je n’étais qu’au début de mes peines. J’ai tiré John près de moi et l’ai forcé à s’accroupir pendant que j’observais les environs.
Il n’y avait personne, hormis le type que j’avais trucidé bien sûr. Tout était calme comme une tombe, bien trop calme pour que je me sente bien. Ce qui peut paraître paradoxal lorsque l’on est en pleine mission d’infiltration, mais croyez en mon expérience, une place forte déserte, ça pue.
L’épée fermement en main, je me suis élancé en longeant le mur, ordonnant d’un signe de main à John de me suivre. Après de longues secondes de marche rapide et silencieuse, nous sommes arrivés devant une lourde trappe en bois massif, ouverte sur un raide escalier en pierre à moitié défoncé s’enfonçant dans les entrailles de la terre. Il n’y avait aucune lumière, mais je sentais l’odeur des torches fraîchement éteintes.
-Je vais jeter un coup d’œil, ai-je fait à John. Toi, tu restes là, et tu montes la garde. Si quelqu’un s’approche, tu le tues. S’ils sont plusieurs, t’en tues un et tu rappliques fissa en bas. Compris?
-Compris chef!
Je me suis servi de la noirceur de la nuit pour faire semblant de ne pas voir qu’il tremblait comme une feuille. Puis je me suis prudemment engagé dans les escaliers. Certaines marches étaient à moitié défoncées, d’autre rendues glissantes par l’humidité, me forçant à tester chaque degré du bout de ma botte. Ce fut une descente relativement éprouvante et stressante, surtout dans un noir d’encre comme celui-ci : je n’osais allumer une lueur magique de peur d’alerter quelqu’un. Au fur et à mesure de ma progression, l’atmosphère se faisait plus lourde et moite, et s’empuantissait horriblement.
Ce qu’on peut légitiment attendre lorsqu’on pénètre dans des oubliettes. Parce que c’est bien ce que c’était : une fois arrivé en bas des marches, je faisais face à un couloir relativement long, flanqué de part et d’autre de cellules fermées par des barreaux menaçants tout rouillés. Ici quelques torches étaient restées allumées et dispensaient une lumière chiche, à peine suffisante pour percer les ténèbres profondes du lieu. Une main sur le nez pour me protéger des effluves nauséabondes, je me suis mis à arpenter la zone, passant devant chaque cellule pour en scruter les profondeurs à la recherche de Tapinois et Gratos.
J’ai trouvé ce dernier au fond du couloir.
Il était adossé au mur du fond, assis, les bras ballants, complètement nu. Son œil unique me fixait sans me voir et son visage était vide d’expression. Une vision des plus dérangeantes.
-Gratos? L’ai-je appelé à voix basse.
Sans réponse. Il n’a même pas réagi.
-Bon sang, mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait?
En le voyant comme ça, je me suis souvenu de ce qu’avait dit John sur la torture. Mais le corps de Gratos ne portait aucune trace visible de sévisse récent. Sa cellule n’était même pas verrouillée. La porte a pivoté sur ses gonds pourris en grinçant atrocement. Le cœur battant, je me suis figé quelques instants, l’oreille tendue, pensant que mon raffut aurait alerté quelqu’un. Mais personne ne faisait mine de descendre les escaliers au bout du couloir, et John ne s’était pas manifesté.
Je me suis approché de Gratos. Le sortir de là n’allait pas être une mince affaire. C’est que le bonhomme est plutôt large, et puis je n’aime pas spécialement me frotter à des hommes nus. J’étais perdu dans mes pensés lorsqu’un murmure a attiré mon attention.
-Monarque…
-Hein? Gratos?
Je me suis penché sur lui, collant presque mon oreille contre ses lèvres pour mieux l’entendre. Je me suis rendu compte que son souffle était presque inexistant.
-Monarque… Cette femme… un démon…
-De quoi tu parles? Bruëghen, c’est ça? Qu’est-ce que tu veux dire? Putain, Gratos, c’est pas le moment de raconter des salades. Faut sortir de là. Tapinois est dans le secteur?
-Partir, Monarque… Faut que tu te tires, chef… Pas bon, ici…
Je l’ai observé un moment, circonspect. Malgré ce qu’il me disait, son visage n’avait toujours aucune expression, et son regard était toujours aussi fixe. Sa voix maladive était loin du Gratos habituel, gueuleur et colérique, que je connaissais. Quelque chose ne tournait franchement pas rond.
-Bon, reste là, je vais jeter un œil, histoire de voir si je trouve pas le barbu.
-Votre petit ami poilu n’est hélas pas parmi nous.
Je me suis vivement retourné, une main sur la poignée de mon épée, pour faire face à une femme d’une beauté époustouflante. Plutôt grande, une peau d’albâtre, des cheveux noirs comme la nuit descendant jusqu’à ses fesses rebondies, des yeux d’un vert hypnotique, une taille de guêpe et des seins splendidement galbés à peine cachés par sa robe écarlate diablement échancrée, couverte de fourrures aux manches et aux rebords.
Avouez que cela a de quoi surprendre, surtout dans un lieu qui sent le cadavre et l’excrément, dans une putain de forteresse en ruine qui plus est. Je me suis même demandé un instant si je n’étais pas victime d’une hallucination. Mais quand ses lèvres rouges et pleines ont esquissé un sourire pervers j’ai compris que ce n’était hélas pas une illusion.
Ce sourire, d’ailleurs, m’a foutu une trouille pas possible. Je ne saurais pas expliquer pourquoi. Après tout, je suis un homme, j’avais une épée, et elle était juste là, menue dans sa beauté insolente, me fixant de ses prunelles scintillantes. Instinctivement, j’ai reculé d’un pas.
-C’est bien dommage ça, ai-je répondu avec une confiance fanfaronne que j’étais bien loin d’éprouver. Je suis sûr que vous l’auriez adoré. Il est tellement mignon.
J’ai sursauté comme un lâche lorsque Gratos m’a choppé la cheville.
-La lutte… est futile, chef… a-t-il dit en levant lentement la tête.
Je me suis contrôlé pour ne pas lui trancher la face avec mon épée, tellement la scène me terrorisait. La femme a poussé un petit rire, un son juste divin qui donnait envie de se jeter à ses pieds, de les embrasser, de devenir sien et de tout faire pour la rendre heur…
Non. J’ai vivement secoué la tête pour dissiper l’insidieux sortilège de séduction qu’elle était en train de me jeter.
-Vous devriez écouter le conseil de votre ami, mon cher Monarque, a-t-elle déclarée en effectuant deux pas vers moi. Il n’est pas besoin de rendre les choses compliquées, hmm?
-N’approchez pas!, ai-je rétorqué en pointant ma lame vers elle, malgré les tremblement de mon bras qui trahissaient ma nervosité.
A ce stade, il me paraissait évident que j’avais devant moi la fameuse Dame Bruëghen -ce qui était assez pénible parce que j’avais imaginé une vieille noble aigrie complètement folle, et je me trouvais devant une sculpture vivante. Ma terreur s’était d’autant intensifier que son sort avait été jeté avec une telle maîtrise et une telle subtilité…
-Voilà ce qu’on va faire. Je vais récupérer mon pote, et vous allez nous laisser partir bien gentiment. Si vous faites ça, je jure sur mon honneur que je ne vous tuerais pas.
Cette fois, elle a carrément éclaté de rire. En d’autres circonstances j’aurais bien sorti cette maxime de mon paternel qui dit « Femme qui rit, à moitié dans ton lit », mais curieusement je ne trouvais pas la situation bien appropriée.
-Vous êtes plus drôle que je ne l’avais imaginé, mon tendre.
-Tendre? Qui est tendre ici?
-Mais vous, bien sûr…
Son souffle a léché mon oreille lorsqu’elle a prononcé cette phrase. J’ai cligné des yeux, et elle n’était plus là. Ou plutôt, elle était derrière moi. Comme ça. Pouf. Je pouvais sentir ses excroissances mammaires contre le cuir de mon manteau. Avant que je n’ai eu le temps de réagir, elle m’a frappé dans le creux des reins avec une force qui faisait passer la plupart des mes connaissances musclées pour des petites filles. La douleur a fulguré dans tout mon corps, se propageant depuis ma colonne vertébrale.
Ma vision a blanchi et je me suis évanoui.