Auteur Sujet: La Tour du Rouge : [Random | Très court] Sans titre #1  (Lu 96988 fois)

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #165 le: mercredi 25 août 2010, 23:35:35 »
Cela faisait longtemps que je n'ai pas rédigé d'avis ici et je vais m'empresser de corriger cette erreur sur le champ.

J'adore la tournure des événements de Triangle de Pouvoir, Locke Sanks est très intéressant mais le type de personnage qu'il est me fait un peu commun enfin ça reste que mon avis, je trouve que c'est original même si j'ai toujours eu un penchant pour des personnages qui sont en dehors du commun dans leurs façons d'agir. Feena me passionne et en plus j'ai un grand intérêt pour le yuri. Cette histoire pourrait être magnifique mais je vais tâcher de ne pas trop imaginer pour le moment. J'ai hâte de voir la suite.

Je trouve que l'histoire est bien agencée et te souhaite une bonne continuation et c'est à peu près pareil pour Monarque. Pour ma part, j'adorerais une histoire surprenante comme l'est celle de notre bon vieux chevalier dragon ou encore celle de Samyël. D'ailleurs j'espère pouvoir les revoir surtout Argoth (je suis pas sur du nom) qui commence à me manquer. Bon je vais m'arrêter là mais je te redis encore une fois, bonne continuation tu as une très bonne maîtrise de ton intrigue à mon opinion.

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #166 le: jeudi 09 septembre 2010, 00:57:58 »
Saku ==> Content que le chapitre t'ait plu, et de façon plus globale que la fiction continue de te distraire.^^ Merci, encore et toujours, pour ton commentaire :)

Silver ==> Bon retour dans cette humble Tour du Rouge! Ca me fait plaisir de te revoir dans les parages. :) Locke est en effet un personnage assez commun dans sa conception, mais il me plaît bien tout de même. J'espère que l'évolution de la relation Feena/Malon ne te décevra pas, mais étant moi même un grand fan de yuri, je pense qu'il ne devrait pas y avoir de problème :niak: Merci pour ton commentaire, quoi qu'il en soit, mais hélas Argoth et le Cycle sont pour le moment en pause très prolongée. Je me focalise sur Triangle et Monarque pour le moment. Je pense réécrire le Cycle intégralement, un jour. Je ne suis plus satisfait de ce que j'ai produit jusqu'ici sur cette histoire.


Sur ce, voici le chapitre XII de Triangle, et bien sûr la suite de Monarque juste après. Bonne lecture!


______________________

[align=center]XII
-Lars-[/align]


   Sitôt les yeux ouverts, Lars Zora roula de l’autre côté du lit et, pivotant promptement sur son arrière train, s’en extirpa d’un bon vigoureux. Il alla tirer les rideaux, mais la nuit n’était pas encore passée. Il contempla un court instant le dehors, mais il n’y avait rien à voir, aussi se détourna-t-il pour allumer une chandelle. Tout était comme il l’avait laissé la veille, jusqu’au brin de paille coincé dans la porte. Avec prudence, il se pencha pour vérifier le dessous du lit, mais rien non plus. Il s’autorisa un maigre soupir de soulagement, et reposa le long poignard effilé sur la table de chevet. Ce poignard, c’était tout ce qui lui restait de son père : une lame longue de vingt centimètres en bon acier gravé de l‘emblème Zora, et un manche en os poli strié de bandelettes de cuir rouge. Son dernier cadeau, quelques jours avant qu’il ne trouve la mort par une arme similaire…
   Lars se frotta les yeux pour chasser ces pensées morbides et les dernières traces de sommeil. L’aube ne devait pas se lever d’ici encore une heure, estima-t-il, ce qui lui laissait amplement le temps de se préparer. D’ordinaire, il ne se réveiller pas si tôt, mais plutôt avec les premiers rayons de soleil. Cependant, ce jour là était spécial : il s’agissait de faire bonne impression à son, peut être, futur maître. Il avait ouï dire des valets et de quelques filles de cuisine que Ser Locke se levait aux aurores, et il souhaitait être là pour l’attendre sitôt qu’il aurait quitté ses appartements.
   Il enfila des chausses noires confortables et une longue et sobre tunique bleu de nuit qu’il noua à la taille par sa bonne vieille ceinture en cuir élimé, avec sa boucle d’or toute rayée. Il l’aimait bien, sa ceinture, il l’avait depuis près de trois ans et refusait de s’en séparer, malgré l’insistance de Mère. « Ce sont les vieilles personnes qui s’attachent à des choses si inutiles », rouspétait-elle. « Es-tu une vieille personne, Lars? ». Ca, pour sûr que non, du haut de ses neuf années révolues. Il était à peine plus grand que le Lutin, et ses bras maigrelets peinaient à manier longtemps l’épée et le bouclier. Mais il s’en fichait. Père disait souvent, lui «  On mesure la grandeur d’un homme à ses actes et sa pensée, Lars. ». Et s’il n’avait pas encore vraiment plus s’illustrer par quelque prouesse hardie, son cerveau était sans cesse en ébullition, enregistrant, digérant, formatant, réarrangeant tout ce que son regard observateur percevait, tout ce que ses oreilles fines entendaient. « On peut prendre le pouvoir par la force », avait dit une fois Maître Baelon pendant un cours d’Histoire « mais on ne peut pas garder le pouvoir sans le savoir . ». Lars comprenait parfaitement cette citation de Latouan (Maître Baelon se complaisait à lancer des maximes célèbres sans en citer la source, de manière à les faire passer pour siennes, mais Lars n’était pas dupe, et après chaque cours il se rendait à la bibliothèque où il demandait au Faiseur de Vents quelques explications.), mieux, il en avait fait sa philosophie de vie.
   Lars se complaisait à croire qu’il était trop sagace pour son âge, ce qui était, de fait, le cas, le simple fait qu’il le pensait suffisait à le démontrer. S’il n’était pas le meilleur à l’épée, il analysait les situations avec vivacité et justesse ; il savait s’astreindre des puérilités de son âge pour se focaliser sur les problèmes concrets de la cour : les intrigues, les complots, les alliances. Il s’estimait comme capable, et ferait un excellent écuyer, tant par ses connaissances que son esprit, ses manières et sa loyauté.
   Ser Locke Sanks ne pourrait pas le refuser.
   Fort de cette pensée, il ceignit son épée courte au côté, et glissa son poignard dans sa ceinture. Il s’admira un instant dans le miroir, et se coiffa avec ses doigts jusqu’à obtenir de sa tignasse bleutée un résultat décent. Satisfait, il s’en fut chaparder quelques morceaux de nourriture en cuisine puis s’en alla se planter devant la porte du chevalier. L’aube était encore loin, aussi prit-il son mal en patience en dégustant la nourriture.
   Devenir l’écuyer de Sanks, c’était une idée de Mère. « C’est un bon combattant. Il fera de toi un homme. » disait-elle. Lars voyait bien d’autres intérêts à l’affaire. Le nouveau chevalier avait des liens étroits avec le pouvoir, désormais que Lord Link allait devenir le prince héritier, et donc le futur roi. Il serait souvent amené à rencontrer des personnes importantes, et Lars serait là pour écouter, observer.
   Sa main effleura légèrement le pommeau de son poignard. Le pouvoir n’intéressait pas Lars, de même que l’argent, la gloire ou les femmes. Non, ce que désirait ardemment l’héritier Zora, c’était retrouver l’assassin de son père, et son commanditaire. Être le page personnel de Sanks serait pour cela un atout considérable. Avant même que ne retentissent les cloches du beffroi, annonçant le lever du jour, la porte de la chambre du chevalier s’ouvrit doucement et sans un bruit. Lars se redressa, s’épousseta sommairement et remit son ceinturon en place. Locke se faufila en reculant et, fermant le battant de bois laqué sans bruit, se retourna. Il s’était vêtu d’un tabard à ses couleurs et arborant son blason -le limier sable sur champ ocre doré- , cadeau personnel de Sa Majesté, des braies noires et des bottes neuves et cirées. Son épée usée et en piteux état pendait sur sa hanche, et il avait essayé de coiffer sa crinière noire et emmêlée. Lars ne put empêcher un frémissement en observant les cicatrices qui couturaient le visage du chevalier, ainsi que sa main brisée et grotesque, piégée dans son gantelet de fer. Les poches profondes sous l’œil valide trahissait assez le manque de sommeil,  et son perpétuel air maussade avait empiré.
   -Bonjour, ser.
   Sanks sursauta et se tourna vivement vers Lars. Son œil unique le détailla rapidement, puis il s’inclina roidement.
   -Bonjour, messire. Je m’étonne de vous trouver ici de si bon matin…
   -A vrai dire, la nuit n’est pas encore passée. Je souhaitais vous entretenir.
   -M’entretenir? Répondit Locke d’un ton méfiant. A quel sujet?
   -Je ne tournerai pas autour du pot : j’espérerai que vous consentiriez à me prendre comme écuyer.
   La demande parut surprendre le Chien.
   -Un écuyer? Pourquoi devrais-je…
   Il s’interrompit, et se massa le front avec sa dernière main, en poussant un grognement.
   -Vous êtes à présent chevalier, crut bon d’ajouter Lars. Il vous faut un page pour s’occuper de votre monture, entretenir votre épée et huiler votre mailles.
   -Chevalier…
   Dans la bouche de Sanks, ce mot sonnait comme une punition.
   -Je fais un bien piètre chevalier. Vous devriez chercher ailleurs.
   -J’insiste.
   -Pourquoi?
   -L’on ne dit que du bien de vous, et de vos prouesses.
   -On dit aussi que je dévore le cœur de mes ennemis, que je me repais de leurs appâts, et que je viole les fillettes.
   -Fantaisies que cela, je n’en crois pas un mot.
   -Alors, dites moi pourquoi moi je voudrais de vous?
   Lars prit une bonne inspiration.
   -Je ne suis pas le meilleur à l’épée, loin s’en faut, mais je me débrouille. Je suis mauvais cavalier mais bon archer. Je connais la géographie, l’histoire, l’écriture et la lecture, les mathématiques et la théologie. Mais ceci n’est pas grand-chose comparé à mes véritables atouts que sont ceci (il pointa ses yeux) et cela (il pointa ses oreilles.). Sans vouloir me vanter, je suis un bon observateur, et je sais analyser la Cour et ses subtilités. Cela plus que tout fait de moi quelqu’un d’indispensable.
   Un vague frémissement agita le coin droit des lèvres de Locke. Si faible que Lars crut l’avoir rêvé.
   -Est-ce à dire que vous doutez de mes propres capacités politiques, messire?
   Le ton était si doucereux, et le regard si froid que Lars craignit un instant d’avoir fait un mauvais pas irrémédiablement fâcheux. Il se morigéna, et se traita d’idiot. Il chercha à toute vitesse quelque chose à dire pour débloquer la situation, mais à sa surprise, ce fut le chevalier qui se porta à son secours.
   -Ne vous excusez pas, vous avez raison. Je suis bien plus à l’aise une épée à la main entouré par cent barbares belliqueux qu’à faire des ronds de jambes à tous ces nobles seigneurs. Si vous êtes véritablement tel que vous le dites, vous me serez bien utile, en effet.
   Lars lui rendit un sourire crispé, troublé.
   -Votre serviteur, ser.
   -Je ne suis pas vraiment familier de toutes les coutumes de la ville. Y a-t-il quelque chose à faire pour officialiser la chose?
   -Non, ser. Cela dit, la coutume veut que vous me tutoyiez. Je m’appelle Lars.
   -Dans ce cas, allons-y, Lars. J’ai grande faim.
   -Désirez-vous que je fasse mander votre déjeuner dans votre chambre?
   -Non. Je préfère manger en cuisines.
   A cette heure-ci, aucun des serviteurs n’était encore levé. Le château tout entier était plongé dans le silence et la quiétude. Lars trouva cela apaisant. Il observa son nouveau maître se restaurer avec appétit de pain et de viande froide. Il hésita un instant avant de demander :
   -Avez-vous quelque attirance envers dame Laruto?
   L’abrupt de la question manqua d’étouffer Locke qui cracha un morceau de mie de pain avant de relever la tête, le rouge aux joues.
   -Que voulez… que veux-tu dire?
   -Vous passez beaucoup de temps avec elle, et vous la regardez comme Père regardait jadis Mère.
   Comme le chevalier se contentait d’un vague grognement, Lars ajouta :
   -Il n’y a pas de honte à avoir, je pense. Elle est peut être d’un certain âge, mais elle reste fort avenante, et elle est bien bonne. Elle ferait assurément une bonne épouse. C’est une magicienne, en plus!
   Au mot « épouse », Sanks vira au cramoisi et toussa dans sa main.
   -Cesse. J’aimerais finir de manger.
   -Votre serviteur, ser.
   Un silence s’installa entre les deux. Locke le brisa au bout de quelques minutes.
   -Votre seigneur père est resté à Château-L’Hylia?
   -Non. Il… nous a quitté.
   -Ho. Je vois. Mes condoléances, je ne savais.
   -Il n’y a pas d’offense, ser.
   Ils échangèrent un regard.
   -Aurais-je l’audace de demander comment?
   -On l’a assassiné.
   Disant cela, Lars serra les poings et baissa la tête. Il ne put s’empêcher de songer, une fois encore, à cette nuit terrible et funeste. Les torchères alignées le long des épais murs de Château-L’Hylia distillaient une lumière intense au cœur de la nuit, illuminant les armoiries et les tentures. Lars remontait les couloirs, la tête lourde de sommeil, quand le cri étouffé lui était parvenu, depuis les appartements de Père. S’y précipitant, il n’avait eu le temps que d’entrapercevoir une obscure silhouette bondissant par la fenêtre et disparaître dans les eaux du lac. Père, lui, gisait à terre, son manteau de fourrure souillé de son propre sang, la garde d’un poignard dépassant largement de son torse. L’expression indicible d’horreur et de douleur qu’avait figée la mort sur les traits familiers hantait encore les rêves du jeune garçon.    
   Locke Sanks l’observa un moment sans mot dire. Son œil vert le dévisageait, le jaugeait. Farouche, Lars lui rendit son regard sans broncher. Il s’obligea à contempler les affreuses cicatrices, la chaire boursouflée, tailladée, violacée, morte. Malgré toute sa bravoure, il ne parvint guère à tenir plus de quelques minutes. Honteux, écœuré, il détourna le regard.
   -Je suis désolé d’entendre ça, Lars. Le meurtrier a-t-il été châtié?
   -Non. Il… Il demeure introuvable, ser.
   -Je vois.
   Voyait-il vraiment? Sondant l’iris vert, Lars y chercha une étincelle de compréhension, redoutant que le chevalier ait pu saisir les véritables motivations de son écuyer. Mais l’autre ne fit aucun commentaire, se contentant de mâchonner son pain avec sa mine maussade.
   Cette mine maussade, Lars s’aperçut bien vite qu’elle ne désertait jamais la face du chevalier. A l’entraînement, au souper, durant son sommeil, à l’équitation, durant les dévotions, les doléances -auxquelles il assistait désormais, en qualité de chevalier du royaume-, lorsqu’il conversait avec qui ce fut. En fait, le visage de Locke ne changeait qu’à deux moments, et deux seulement : lorsqu’il était en compagnie de Lord Link, et lorsqu’il se trouvait avec dame Laruto. Dans le premier cas, il adoptait un air d’humilité servile craintive qui tranchait nettement avec le personnage. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi, car le nouveau Gouverneur des Plaines ne perdait jamais une occasion de l’humilier, de le rabaisser ou de le moquer devant toute la Cour. L’aura de gloire et d’héroïsme qui entourait Lord Link lui avait valu une véritable cohorte de fidèles, qui s’extasiait de ses moindres faits et gestes, mais pour Lars il n’était qu’un fat de parvenu répugnant, ayant assis son nouveau pouvoir sur les sacrifices et les souffrances d’autrui. Il suffisait de regarder le corps marqué à jamais du Chien, et la beauté immaculée de l’Hylien pour s’en rendre bien compte.
   Avec dame Laruto, Locke Sanks était presque comme une pucelle effarouchée durant son premier flirt -ce qui devait probablement être le cas, Lars finit par le comprendre. Il était gêné, maladroit, rougissait pour peu qu’elle l’effleurât, et essayait même de sourire. Le résultat était bien souvent affreux à voir cependant. Le chevalier ne perdait jamais une occasion de voir son aimée -Lars s’était fait à cette idée et n’en démordait pas, malgré les innombrables dénis de son maître.- et passait avec elle autant de temps qu’il l’osait. Dame Laruto semblait éprouver elle aussi quelques sentiments, mais c’était plutôt l’affection que porte une mère à son fils prodigue, plus que celle qu’une amante porte à son prince charmant.
   Charmant, il fallait bien être aveugle pour qualifier le Chien de tel, par ailleurs. Outre sa laideur, il avait beau être d’une politesse extrême, d’un calme olympien, d’une délicatesse surprenante et d’une diplomatie extraordinaire, tout en lui était froid. Ses salutations étaient froides, ses compliments étaient froids, ses simulacres de sourires étaient froids, ses rires feints étaient froids, tout, tout était froid chez cet homme. Lars eut un jour l’image d’une tombe glacée, et il se fit la réflexion que la comparaison ne devait pas être bien loin de la réalité. Locke Sanks était mort sur les Plaines, et seule restait de lui une coquille vide et gelée, ne vivant que pour servir son maître. Il était surprenant qu’il pût éprouver n’était-ce que le début d’un sentiment pour dame Laruto. Son style de vie était discipliné et mécanique, il n’était jamais loin de son maître quand celui-ci le sifflait, il n’engageait presque jamais de conversation spontanément. Il s’acquittait de ses devoirs avec conscience et efficacité, ne rechignait jamais devant aucune des tâches qu’on lui confiait. Lars essaya plusieurs fois d’en apprendre d’avantage sur lui, sur son passé, sur la guerre, mais en vain. A peine avait-il pu apprendre qu’il avait grandi dans une ferme, et apprit l’escrime sur le tas.
   Cette assertion semblait d’ailleurs bien fabuleuse, car il suffisait de le regardait combattre pour oublier qu’il était et manchot et borgne. Tout ceux qui eurent l’audace de le défier en duel amical ne tardèrent guère à mordre la poussière, après s’être fait rosser proprement et sans fioriture. La technique du Chien était exemplaire, mais comme tout le reste de sa personne, dénuée de vie, de panache, de beauté. Il maniait l’épée comme un vulgaire outil, taillant, coupant, se fendant sans ahaner ni grogner, sans s’amuser à la faire danser inutilement ; ses jambes se mouvaient comme si elles étaient mues par leur propre pensée mais là encore, aucun mouvement superflu n’était à déplorer. Les actes d’esquive, de feinte, ne dépassaient jamais le strict minimum.
   Il ne semblait tirer aucun orgueil, ni aucun plaisir de son art de combattre. On avait plutôt le sentiment qu’il s’agissait pour lui d’un devoir. Le devoir, c’était d’ailleurs ce qui aurait pu résumer la vie de Locke Sanks.
   Malgré tout, il était un bon parrain, assurant lui-même l’enseignement militaire à Lars, ne lui imposant que rarement des tâches fatigantes ou ingrates. Il était certes un peu sévère et parfois trop exigeant, mais juste.
   -Vous avez bien de la chance, Lars, lui fit un jour Son Altesse Nohansen, les yeux brillants d’excitation.
   On s’était rassemblé dans les jardins extérieurs pour profiter de la belle journée, fraîche mais agréable. L’air embaumait les senteurs piquantes ou enivrantes des fleurs, et les eaux quiètes de la mare ondoyaient sous la brise légère, déformant le reflet des trois enfants qui s’y contemplaient.
   -En quoi cela, Votre Altesse?, répondit le jeune écuyer.
   Nohansen fit la moue, ses joues rebondies se gonflant de façon presque comique. Il n’y avait qu’un an d’écart entre Lars et le prince, le premier étant l’aîné du second. Comment pouvons-nous être si différents? s’interrogea le jeune Zora. Il est vrai qu’il n’a pas perdu son père, lui. Noha était un petit garçon. Froussard, il n’avait aucun intérêt dans l’art de l’escrime, de la joute, du tir à l’arc ou de la lutte. Il préférait passer son temps à dévorer des livres de contes où il était question de blancs chevaliers stupides courant à la rescousse de jouvencelles idiotes prisonnières de quelque donjon. Maître Baelon avait bon espoir d’en faire un érudit, à défaut d’un chevalier décent, mais à peine savait-il situer les fiefs bannerets sur une carte détaillée là où Lars était presque capable de réciter par cœur les trois volumes du Compendium sur l’Hystorique d’Hysrule et des Tresses-Haustes de Lanelle. Il aimait les sucreries et les douceurs, passait beaucoup de temps à quémander des caresses à la Reine sa Mère, pleurait à grosses larmes pour peu qu’il s’écorchât un genou et n’avait absolument aucune conscience de la politique, et plus généralement du monde qui l’entourait.
   -Je crois que Noha veut parler de ser Locke, intervint Saria.
   Lady Saria Mojo était faite d’un tout autre bois. Sous ses sourires candides, ses grands yeux verts lumineux, ses fines boucles de cheveux émeraudes se cachaient une force de caractère certaine et une maturité impressionnante pour son âge, bien qu’elle fusse leur aînée à tous les deux. Elle n’aurait jamais la beauté d’une Zelda ou d’une Nabooru, songeait souvent Lars, car elle avait cet air de garçon manqué rebelle, ces traits volontaires et cette insouciance pour sa toilette, mais elle n’en serait pas moins une jolie plante, pour peu qu’on réussisse à la dompter. Saria était la gentillesse, l’altruisme et la bonté incarnés et elle avait envers son prince bien plus de patience que Lars. Ce dernier ne se cachait pas d’ailleurs une certaine attirance pour la jeune fille, et à ce moment là leurs mains posées dans l’herbe se frôlaient tel que c’en était troublant.
   -Tout à fait!, acquiesça Nohansen. Être l’écuyer d’un chevalier aussi émérite, que cela doit être formidable!
   -Certainement moins que d’être celui de Lord Link, mon prince.
   Une lueur de désappointement passa dans le regard du garçon et il baissa la tête.
   -Lord Link est assurément quelqu’un d’extraordinaire, mais… ces temps-ci il a beaucoup d’affaires à régler, et donc peu de temps à me consacrer.
   Comme c’est étrange.
   -Je ne doute pas que cela soit passager, Votre Altesse. Laissez-lui un peu de temps, il vient tout juste d’entrer dans ses fonctions de Gouverneur.
   -Oui… Je… Vous avez raison, Lars. Je dois me montrer patient. Comment est-il? Je veux dire, ser Sanks.
   -Il est… juste.
   -Juste?
   -Oui, sire, juste.
   -Est-ce là tout?
   -Non. Mon maître est un formidable bretteur.
   -Je le savais déjà! Dites m’en plus, de grâce!
   Les yeux vairons du prince se dardaient sur Lars, tout brillants d’impatience et d’espoir.
   -Je… Hmm… C’est un homme de bien, je suppose. Il est loyal, et dur à la tâche.
   -Vous a-t-il confié la manière dont il a reçu ses affreuses cicatrices? Dans quelque admirable et effroyable bataille, je gage.
   -Il ne s’est pas ouvert à moi sur ce sujet, sire.
   -Sur sa main, peut-être? L’on dit qu’il l’a perdu en affrontant seul une bête barbare haute de dix pieds!
   -Je.. Je ne sais, Votre Altesse. Ser mon maître est assez réservé.
   -Ha.
   Déçu, le petit prince se mit à jeter de petits cailloux dans la mare.
   -Je suis certaine que Lars restera à l’affût, et sitôt qu’il entendra quelque anecdote intéressante il s’empressa de s’en ouvrir à vous, essaya de le consoler Saria avec un sourire.
   -Naturellement, ajouta l’intéressé.
   Lars se détourna pour observer les alentours. Les hôtes de la Couronne s’étaient répartis autours de la mare par petits groupes. Lord Link faisait le bonheur de la Princesse, des sœurs Dragmir et d’une flopée de courtisanes de moindre rang, qui étaient suspendues aux lèvres du héros, la bouche à demi ouverte d’admiration. Le nouveau Lord racontait sans doute quelque exploit de bataille dont il avait pris part, et il détaillait ses admiratrices avec les yeux d’un prédateur, comme s’il cherchait sa proie prochaine. Un peu plus loin, sur un banc, la reine Ishtar, la mine plus maladive que jamais, conversait avec Mère, ses mains tachées par la maladie tremblotant sur la pommeau d’une canne. Les frères Dodongo séniors riaient à gorge déployée des blagues que leur racontait le jeune lieutenant Colin, tandis que ces lourdauds de Goro et Sédrik se chicanaient encore pour des broutilles, sous le regard anxieux de Mido. Ser Allister s’était isolé sous un grand chêne, où il lisait paisiblement les comptes rendus de l’aventurier Ricky sur ses voyages en Termina, Holodrum et Labrynna. Lord Dumor et Lord Dorf s’adonnaient aux échecs, et la mine irritée du second indiquait assez sa défaite imminente. Sa concubine, dame Nabooru, était lascivement accrochée à son coup, tandis que Fado le Faiseur des vents semblait observer la partie, avec son éternel petit sourire. Enfin, Ser Locke Sanks déambulait quelque part dans le labyrinthe floral, dame Laruto accrochée à son bras.
   Sa Majesté Salomon était retenue par quelque affaire d’importance, de même dame Feena, souffrante, avait décliné l’invitation. Quant au Premier Conseiller Aghanim, il occupait ses fonctions auprès de son roi.  
   Lars fut détourné de ses pensées lorsque les doigts de Saria cherchèrent discrètement et timidement à se croiser avec les siens. Surpris, il se tourna vivement vers elle, et fut quelque peu décontenancé de la voir lui sourire, de son sourire si bienveillant. Ils attendirent un moment que Nohensen commence à s’ennuyer, puis lorsqu’il les quitta pour aller écouter les bonnes histoires de Colin, Saria entraîna Lars vers une zone isolée des jardins, près des parterres de fleurs en forme de triangle. Elle lui tenait toujours la main, et ne semblait pas vouloir la lâcher.
   -Père m’a toujours dit que c’est à moi de choisir celui que je désirerai épouser, fit-elle d’un ton innocent.
   -Je… Je vois, répondit Lars, quelque peu troublé.
   Elle le fit assoir sur un banc à disposition des promeneurs, et prit place à côté de lui.
   -Tu… Tu as déjà arrêté ton choix?, demanda-t-il avec une voix mal assurée.
   -Il se trouve que oui, en fait.
   Son visage était illuminé par un petit sourire espiègle qui fit battre un peu plus vite le cœur du jeune Zora.
   -Qui est l’heureux élu?
   -Vous, messire Zora.
   Sans savoir comment, Lars se retrouva à l’enlacer et à lui baiser timidement les lèvres, comme il avait vu parfois faire Père et Mère. Elle se détacha un peu de lui pour le regarder dans les yeux.
   -A condition, bien sûr, que tu le souhaites. Je n’aurai pas l’outrecuidance de t’imposer mon choix.
   -Non, non. Je… Ce serait un plaisir, et un honneur.
   Ce ne fut que dans la soirée, après que Saria lui eut fait promettre de ne rien révéler pour le moment, que Lars comprit qu’il venait de se fiancer. Soudainement assommé, il s’effondra sur son lit, l’esprit plein de doutes et d’angoisses. Qu’allait dire Mère? Quels étaient ses sentiments pour Saria? Voulait-il vraiment d’elle pour épouse, n’avait-il pas répondu trop vite, sur le coup de l’émotion?
   Comme chaque nuit, il glissa son poignard sous son oreiller et sombra dans le sommeil.


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[align=center]19.[/align]


Monarque n'est rien, mais l'homme qu'il a été était tout. Je ne suis pas du genre à ressasser le passé en pleurant les temps meilleurs, mais ça ne m'empêche pas de regretter ma gloire passée.
Lohengrin exagère sûrement lorsqu'il dit que je dominais le monde, mais il est vrai que de la Ceinture de Bronze aux îles du Maëlstrom, les seigneurs affluaient ventre à terre pour me lécher les pieds et s'attirer mes bonnes grâces. Aethor éclipsait toutes les cités, même le Conclave lui même ; mon armée comportait les plus braves et les plus vaillants ; et mon cercle de magiciens ne souffrait aucun adversaire. A l'époque, j'étais jeune, ambitieux, et surtout, foutrement puissant.
L'empire d'Aethor n'a pas duré longtemps, mais il a brillé comme une phare en pleine nuit noire. Je regrette que sa fin fut aussi brutale et pitoyable.
Il me semble qu'au tout début de mes carnets, je me suis présenté comme le souverain de feu Aethor. Mais je n'ai pas souvenir d'avoir parlé véritablement de mon passé. Peut être est-ce le bon moment. De toute façon, ma véritable identité ne risque pas d'être découverte, vu que je mourrai avant que quiconque mette la main sur cet ouvrage et ne découvre le pot aux roses.
Sans me vanter, durant ma jeunesse tumultueuse j'ai accompli quelques exploits qui resteront gravés sur la stèle de marbre de l'Histoire. J'avais 17 ans lorsque je fis massacrer le haut conseil du Conclave, réduisant à néant la force politique et militaire la plus puissante du monde. C'est encore moi qui fit s'écraser l'île volante sur laquelle est bâtie la merveilleuse cité du Conclave. J'avais 20 ans lorsque je suis monté sur le trône d'Aethor, le royaume que j'avais bâti de mes mains. J'en avais 25 lorsque je chutai, au faîte de ma gloire et de ma puissance.  
Il y aurait beaucoup à dire, car vous vous doutez bien que ce vague résumé n'entre pas dans le fond des choses. On a composé des chansons et des gestes à mon honneur. Car aux yeux du monde, je suis mort depuis 11 ans. J'ai disparu du jour au lendemain, abandonnant mon trône à la merci de la coalition qui marchait vers Aethor, au moment critique. Si mes chansons louent mes mérites, inutile de vous dire que leur fin est rarement flatteuse.
Le Roi des Lâches, le Roi Couard, le Souverain des Pleutres, je collectionne les surnoms affectifs. Au moins, l'Histoire se souviendra de la partie de cette tragédie qui m'est la moins pénible. Personne à part le capitaine et Tapinois ne sait que j'ai moi même massacré ma cour. J'ai tué de mes mains selon les ordres de mon tortionnaire mes chevaliers, mes amis, mes maîtresses, toutes les personnes qui avaient un peu d'influence ou de pouvoir au sein d'Aethor. L'armée coalisée n'avait plus qu'à entrer et faire comme chez elle : piller, torturer, violer, vandaliser. En deux semaine, il ne restait plus des tours blanches de ma cité que de misérables ruines fumantes. Je dus assister à la déchéance de mon fief, les larmes aux yeux.
Depuis lors, j'erre à travers le monde, là où le capitaine m'envoie. Mes pouvoirs se sont grandement affaiblis, pour diverses raisons que je n'expliciterai pas. Je ne vis plus que dans un but : récupérer mon nom, et tuer le capitaine, l'homme qui a détruit ce que je suis, tout ce que j'ai aimé et bâti. Vous ne pouvez sûrement pas imaginer la haine qui m'habite chaque fois que je le vois. Il faut avoir vécu ce que j'ai vécu pour le savoir. Ce qui m'enrage le plus, c'est de savoir que ce fils de putain n'avait aucune idée de ce qu'il faisait, des pouvoirs avec lesquels il jouait. Comme je l'ai déjà dit, cela l'a effrayé, mais son foutu esprit de requin a rapidement compris ce qu'il avait à présent entre les mains. A l'époque il n'était pas encore lieutenant des 7 épées, mais cela n'a pas tardé. Il a collectionné en quelques mois les exploits militaires. Inutile de vous dire que la plupart sont de mon fait. Je lui ai acheté sa place, son rang et sa puissance. J'ai risqué ma vie pour lui plus de fois que je ne peux en compter. Alors qu'il est l'homme qui m'a détruit et que j'abhorre entre tous.
Il sait parfaitement que si jamais je récupère mon nom, on se souviendra de lui comme l'homme ayant le plus souffert avant de mourir. Cela fait onze ans que j'imagine toutes les tortures que je lui ferrai subir. Croyez moi, vous n'aimeriez pas être à sa place.
Mais rassurez vous, ce n'est pas le pire. Souvenez vous : durant l'ultime bataille qui scella le siège de la Citadelle de Wellmarch, lorsque je m'effondrai dans les bras de Beryl en lui demandant de ne pas parler de moi, c'était pour une bonne raison. Le roi d'Aethor est mort, et il doit en rester ainsi. Mes pouvoirs ne sont peut être plus que l'ombre de ce qu'ils ont été, mais je n'en garde pas moins d'innombrables ennemis, ainsi que tout le savoir que j'ai pu accumulé dans ma jeunesse. Beaucoup se damneraient  pour me mettre le grappin dessus, afin de m'ouvrir le crâne ou simplement pour me tuer à petit feu pour me faire payer. Les bonnes choses sont parties, la mauvaise herbe est restée. Le capitaine le sait, c'est pour ça qu'il protège mon identité. Il n'aimerait pas qu'on sache qu'il a sous sa botte le mage qui a fait tremblé toute une société. Ce n'est pas chose aisée, car toute personne qui m'a un jour rencontré ne peut pas m'oublier : mes cheveux sont rouges, et ce n'est pas une coloration. C'est le genre de détail qui ne s'oublie pas. Mon père n'a jamais su m'expliquer cette étrangeté. Tout ce que je sais, c'est que lorsque j'étais encore très petit, un vieux beau s'est présenté à mon berceau, et m'aurait jeté un sort. Mon père n'a jamais su de quoi il en retourne, cependant j'ai découvert la vérité : le charme du vieux magicien empêche tout changement de coloration de ma pilosité. Ce qui dans mon cas est assez contraignant, quoi qu'à bien réfléchir, je ne souhaite pas me teindre : mes cheveux sont d'une rare beauté et j'y suis trop attachés.
Au début de la vie de Monarque, ç'a été dur. Je devais exercer une prudence de tous les instants. Mon ancienne vie était encore bien trop présente dans l'esprit des puissants, et il y avait peu de mages capables de mes exploits. Je devais me modérer pour ne pas attirer l'attention. Cela dit, avec les années passant, le souvenir d'Aethor et de son roi s'estompe. De plus, ma position sociale ne me laisse guère l'occasion de fricoter avec les puissants et le petit peuple ne m'avait jamais aperçu. Je ne pense pas que mon secret a été éventé. Les seules personnes que je soupçonne de connaître la vérité sont des gens qui me veulent du bien. Ils se comptent sur les doigts de la main : Augustin Abbendas (même s'il ne me l'a pas avoué ouvertement) et Spektrum (mais maintenant il appartient à la deuxième catégorie.). Ceux dont je suis certain qu'ils savent tout me veulent du bien ou n'ont pas intérêt à révéler quoi que ce soit : Tapinois, Lohengrin, Kerrighton, le capitaine, Ken Percevent, Araignée et Ciguë. Les rares personnes qui se sont montrées un peu trop clairvoyantes et ont essayé d'en profiter n'ont pas fait long feu.  De toute façon, je ne peux pas parler oralement de mon passé d'avant le mercenariat. Le capitaine me l'a interdit. C'est pour cette raison que Lohengrin raconte à ma place.
Enfin, je parle comme si j'avais encore de l'importance, mais il n'en est rien. Je ne suis plus que ce que je suis : un petit sous-officier dans une compagnie franche à la tête d'un groupuscule de combat d'élite. En fait, ce groupuscule ne fait même pas officiellement partie des 7 épées, et moi je ne suis de façon officielle que le porte-étendard. Ma magie a décliné pendant 8 ans, certainement en réaction à la disparition de mon nom. Elle s'est stabilisée à un niveau ridiculement faible par rapport à ce qu'elle avait été, même si je reste compétent. Disons qu'à l'époque, personne n'aurait jamais eu l'idée de me provoquer.
Cela dit, ma vie de mercenaire n'a pas été blanche de toute péripétie. J'ai vécu plus d'aventures qu'à mon tour, j'ai voyagé presque partout où il est possible à l'homme de se rendre, j'ai renversé des seigneurs et assassiné des diplomates, je me suis retrouvé pris dans d'innombrables batailles et escarmouches, dont seuls ma ruse et Tapinois ont su me sortir vivant. J'ai rencontré des tas de personnes toutes plus intéressantes les unes que les autres, toutes plus mortes les unes que les autres aussi, parce qu'on ne survit guère longtemps à mes côtés, en règle générale. Si Tempête du Chaos peut se reposer aujourd'hui sur un petit noyau dur et coriace, ça n'a pas toujours été le cas bien au contraire. Bien souvent, Tapinois et moi même nous retrouvions à deux, à enterrer nos derniers compagnons en date. Nous avons vécu à deux des aventures dignes d'engendrer des sagas, mais qui resteront à jamais dans l'ombre de nos seules mémoires. Bien sûr, chaque mission est prétexte à chercher encore et toujours le moyen de recouvrir mon nom.
Le noyau de Tempête est composé de personnes hors du commun, chacune à leur façon. C'est ce qui leur a permis de survivre aussi longtemps. Araignée a été le premier d'entre eux à nous rejoindre. J'ai déjà raconté les circonstances. Cela dit, à ses débuts il ne se distinguait pas de tous les autres paysans désireux de fuir leur petite vie étriquée. Il se révéla à la fois extrêmement doué avec son arme de prédilection, le sabre oriental, qu'avec son éloquence. Il est capable de s'infiltrer dans tous les milieux, de se faire apprécier de tout le monde et de soutirer n'importe quelle information par la diplomatie. Il ferait un excellent meneur, car il a un charisme inné. Cependant, il est encore un peu naïf et trop sentimental.
Ciguë fut le second. Raconter notre rencontre signifierait raconter une véritable saga. Brièvement, je l'ai ramené de l'Enfer Vert des Confins orientaux. Une espèce de forêt gigantesque à l'est du Lancaster, où tout n'est qu'humidité, insectes et créatures dangereuses. Les humains font partie de cette dernière catégorie. Ils y vivent en clans soudés par des croyances animistes et païennes d'une rare cruauté. Le cannibalisme et les sacrifices humains sont monnaie courante. J'ai bien failli moi même finir sur une broche. Je n'ai dû ma survie qu'à Ciguë. La première fois qu'il m'est apparu, alors que j'étais pieds et poings liés dans une cage à attendre que le feu de mon bouillon prenne, il m'a franchement foutu les jetons. Il portait une espèce de masque rituel qui lui colorait les yeux en jaune et lui donnait une tête démoniaque. Cela dit, il m'a délivré et l'on s'est enfui à deux, avec les tribalistes à nos trousses. Il ne m'avait pas révélé son but, mais j'appris peu de temps après qu'il était muet. Nous passâmes un long moment à établir une communication, de laquelle j'appris qu'il était une sorte de médecin sorcier, quelque chose que l'on pourrait rapprocher d'un clerc ou d'un chaman, mais sans en être un vraiment. Dans sa tribu, il était le roi, mais à cause de son infirmité orale, il devait être donné en offrande à ses dieux pour recevoir en échange un nouveau roi, apte et puissant. Il m'expliqua patiemment qu'il ne voulait pas mourir, et qu'il m'aiderait dans ma mission si j'acceptais qu'il m'accompagnât. Je n'ai pas refusé, d'autant plus que ses talents se révélèrent nombreux. D'après ce que j'ai compris, ne pouvant pratiquer la magie véritable de son peuple à cause de son mutisme, il se consacra plutôt à l'étude des sciences. Sa connaissance de l'anatomie humaine est parfaite (Preuve en est l'épisode d'Ashenvâl.), de même qu'il manie l'alchimie et la botanique comme personne. Il peut vous soigner aussi bien que vous tuer, de mille et une façons.
Nous fûmes rejoint trois ans plus tard par Bière. Les circonstances qui entourent son arrivée me sont incertaines, car j'étais totalement ivre mort. Il me semble que je l'ai provoqué en duel, un soir de beuverie dans une taverne, et que le pari était : si je l'emportais, il me servait, et s'il gagnait... Je ne sais plus quelle était la contrepartie en fait. Toujours est-il que le lendemain il était devant ma porte à monter la garde. J'appris plus tard qu'il est originaire d'une tribu de montagnards aux moeurs pour le moins guerrières. C'est un véritable ours, une machine à tuer. Il manie une épée à lame large ou parfois une hache de guerre avec virtuosité. Sa force physique est monstrueuse, mais son plus gros atout réside dans le fait qu'il brasse la meilleur bière au monde. Tapinois m'a dit un jour que Bière était le brasseur de son village. Lui et Ciguë sont comme deux vieux potes, mais ne me demandez pas pourquoi car tout les oppose, hormis la taille.
Quant à Ken, le dernier en date, il a offert de se joindre spontanément à nous. Il était au courant du plan d'assassinat qu'on s'apprêtait à exécuter, et se proposa de nous aider en nous fournissant les plans du château en question et en se joignant à l'expédition. Durant la mission, on tomba sur un mercenaire d'un genre spécial, dans le sens où il avait les mêmes caractéristiques physiques que Ken. Ils s'engagèrent dans un combat à mort, et il ne fallait pas être spécialement fin pour se rendre compte qu'il s'agissait d'un règlement de compte. Depuis, il nous suit sans rien demander. Je ne sais quasiment rien de lui, mis à part qu'il a une araignée à sept pattes tatouée dans le dos, qu'il manie les armes de jet et longue distance comme personne et qu'il semble immortel.
Voilà pour ce qui est de Monarque. J'espère avoir un peu éclairé votre chandelle pour ce qui est de mon passé. Il n'est pas glorieux ni même enviable, mais je fais avec. Aussi étrange que ça peut être, je me dis parfois que ç'aurait pu être pire.
Même si je ne vois guère comment.


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A présent Sélinus me fixe de ses yeux écarquillés. Sur son visage, la stupéfaction le dispute à l'ébahissement. Le match à l'air serré. En fait, de toute l'assemblée, il a l'air d'être le plus affecté. Boeuf a l'air de s'en cogner profond, j'aurais pu être un lépreux dyslexique que ça lui aurait fait le même effet. Matthew, le dernier des officiers en dehors de Kerrighton, encore plus jeune que le susnommé, secoue la tête avec incrédulité. Les autres comprennent que je dois quand même être quelqu'un, mais ils ne savent pas trop.  Ce sont des braves, mais en tant qu'hommes du peuple, le jeu des puissants ne les intéresse pas : que ce soit le Roi Untel, le Seigneur Machin ou le Baron Bidule, leur vie ne changera pas significativement.
"Mais... Mais..." bafoue Sélinus, comme frappé d'hébétement "Tu es... Je veux dire vous... Vous êtes ****** !"
Ha! Il l'a dit, le malheureux. En lieu et place de mon nom, ne sort de sa bouche qu'un vide béant presque palpable. C'est comme si on aurait effacé d'un tableau un mot alors même qu'il était écrit. Le prince porte une main à sa bouche et écarquille les yeux encore un peu plus (Je n'aurais personnellement jamais pensé que c'eût été humainement possible.). Il semble réaliser. Mais du coup il ne sait plus quoi faire. Jusqu'alors, j'étais qui? Un petit magicien mercenaire qui se battait pour sa peau. J'étais son inférieur, à peine son compagnon d'arme. Seules les circonstances ont fait que nous nous parlons d'égal à égal, d'ami en ami, mais quelques mois plutôt, ne m'aurait-il pas traité par le mépris dû à mon rang?
Mais la donne a changé. Maintenant, je suis l'homme dont son père devait lui parler avant d'aller au lit avec de la crainte dans la voix, l'homme qui dominait lorsqu'il était jeune, l'homme dont on ne faisait que parler, l'homme qu'il admirait peut être, et dont il rêvait de devenir la copie! Il se rend compte, et peut être lui est-ce douloureux, que je lui suis supérieur, et par le rang et par la puissance. Aethor a été rasée, pillée, incendiée et saccagée, mais personne ne m'a ravi ma couronne. Je suis toujours, théoriquement, le roi d'Aethor, même si ce n'est plus qu'un titre pour faire jolie.
"Mais vous étiez mort!..." souffle-t-il (Et vous aurez remarqué son subit passage au vouvoiement.). "Ils le disaient tous! Mon père, mes oncles..."
Il secoue violement la tête comme pour chasser un cauchemar. Désolé mon gars, mais je suis bien réel. Je mets fin à sa prise de conscience :
"Si j'ai effectivement été l'homme que Lohengrin a décrit, il est sage d'en parler au passé. Aujourd'hui je suis Monarque, et je suis tel que tu me vois : un vieux mercenaire usé. Je n'ai plus ni titre, ni or, ni pouvoir, politique ou magique, ni influence ni quoi que ce soit. Je ne suis qu'un bige perdu dans la tourmente de la vie, comme vous tous. Il est inutile de s'attarder sur du détail."
Ce que je lui dis n'a pas l'air de lui faire plaisir, car son visage s'empourpre de colère, il serre les poings et semble prêt à exploser. D'ailleurs, il explose :
"Comment osez vous? Comment osez, après tout ce que vous avez fait, vivre comme si de rien n'était, et encore oser vous présenter sans honte?
-Et qu'est-ce que j'ai fait, gamin?"
J'insiste sur le gamin, car même si je ne suis plus roi, je suis encore son aîné et j'aspire à un peu de respect, bon sang! En tout cas je lui ai répondu d'une façon suffisamment glaciale pour qu'il retrouve un peu de sang-froid.
"Vous avez fui! Vous vous êtes enfui, et vous avez laissé votre royaume sans défense! Vous avez permis le massacre de tout un peuple, de plusieurs personnes braves et valeureuses!  Vous avez détruit l'ordre mondial, et après l'avoir remodelé vous l'avez laissé s'effondré sur lui même, provoquant un chaos sans précédent!
-J'ai permis le massacre de mon peuple, tu dis?" Je souris ironiquement. "J'ai fait mieux gamin : c'est moi qui l'ai assassiné, de ses mains." Je les lui montre. "Tu vois mon épée?" Je la lui désigne, froidement. "C'est elle qui a transpercé les corps de Salem Castillon, Jeod Anderly, la reine Sophia Sangredragon et Sylvie Suzelain. C'est elle qui a moissonné les âmes de mes valets, de mes courtisans, de mes souillons et de mes amis, chevaliers et magiciens. J'ai fui, dis-tu? A la bonne heure. Moi, j'ai plutôt eu le sentiment de subir chaque mort que j'ai infligé. Comment peux-tu seulement imaginer ce que j'ai ressenti? Crois-tu vraiment que je l'ai fait de bonté de coeur? Crois-tu vraiment que j'ai eu le choix?"
A présent je crie, parce qu'il m'a mis hors de moi. Je dois en imposer car il recule un peu.
"Tu parles sans savoir, gamin" je reprends d'une voix plus posée. "Je n'ai pas choisi tout ce qui est arrivé, et je détruirai quiconque prétendra le contraire.
-Mais pourquoi? Pourquoi n'avez pas reparu plutôt!
-As-tu seulement écouté ce que l'on t'a dit, ou bien es-tu trop obtus? Je ne suis plus ni roi, ni seigneur ni rien. Je suis un pantin entre les mains d'un homme. S'il le voulait, il pourrait me demander de mourir, et je mourrai dans la seconde. Le seul libre arbitre qu'il me reste, c'est celui qu'il consent à me laisser."
A voir sa mine déconfite, j'en déduis qu'il devait m'admirer en tant que héros. Après tout, à l'époque il n'avait guère plus de 10 ans. On a tous eu nos héros. Je crois que je tirerais la même tête si l'on me disait que Merlinus le Grand n'était rien d'autre qu'une marionnette sans volonté ni dignité.
"De toute façon, ça ne change rien à la situation" dis-je pour revenir à des problèmes plus concrets. "Dois-je vous rappeler que notre situation n'est guère brillante?"
Monarque, ou l'art de casser l'ambiance. Héhé. Ils tirent tous des gueules de trois pieds de long. Sélinus ne dis plus rien, il s'est plongé dans un mutisme pensif. Spektrum m'observe d'un oeil contemplatif. J'ai beau apprécier sa compagnie, cet homme reste le type le plus impénétrable que j'ai jamais rencontré. A bien y réfléchir, je ne sais rien de lui, hormis qu'il semble souffrir à chaque seconde de son existence et qu'il n'a pas étudié au Conclave. Il est parfois difficile de suivre ses propres règles. L'une des seules règle de Tempête, c'est que le passé n'importe plus à compter du moment où vous intégrez l'unité. Interroger l'un des camarades sur son passé est un manquement à cette règle. Mais des fois, j'aimerais bien qu'il me parle de lui.


[align=center]21.[/align]


Dieux. Ca ne fait "que" une semaine depuis la dernière fois que j'ai pris la plume, mais j'ai l'impression que l'équivalent de deux fois mon existence s'est écoulé entre deux. Pardonnez mon écriture maladroite, et certainement peu lisible, mais je dois confesser que la douleur ne rend pas la chose aisée.
Maintenant c'est une certitude, je vais mourir. Je ne sais pas quel sentiment obscur me pousse à écrire encore, alors que je ferai mieux de me tordre de douleur sur le sol de ma cellule en implorant les dieux d'achever rapidement mon agonie. Si ça continue, je vais devenir fou. Encore que, peut être le suis-je déjà...
Lorsque la vie coule tranquillement, on se dit que ça passe trop lentement. Mais quand on s'apprête à embrasser les fesses du Faucheur, on se dit que ça a été trop vite. Rah, ironie, toujours elle! Mon seul regret, au final, c'est de mourir anonyme.
Foutue fierté.
Je préfère utiliser le peu de temps qu'il me reste, ainsi que mes dernières forces pour relater ce qui nous est arrivé. Je garde espoir qu'un jour un bige quelconque, vous peut être, trouvera mes carnets, et que ma mémoire sera honorée. Par pitié, qui que vous soyez, donnez ces carnets à un historien, un célèbre si possible. J'ai déjà trouvé un endroit pour les planquer, là dans cette petite niche à la base du mur. Peut être qu'il y a moyen de l'exploiter plus en profondeur pour me tirer, mais en tout honnêteté, j'ai déjà à peine la force de tenir ma plume, alors avoir recours à la magie...
Je ne sais même pas où je suis en plus. La décrépitude de mon environnement me fait penser à de vieilles geôles, mais d'où? Une ville, une tour isolée, un château à l'abandon? Tout ce que j'entends, c'est les murmures au dessus de ma tête, les susurrations de Räj'Alh dans celle-ci, et les hurlements de quelqu'un. Je ne sais pas qui c'est, mais je table sur un de mes compagnons. Enfin, un de ceux qui restent...
Matthew me regarde avec son dernier oeil. Il est tout aussi mort que son propriétaire, et juste là, à quelques centimètres de moi. Je le ferais bien bouger pour ne plus avoir à supporter l'odeur et la vue, mais au risque de me répéter, je n'ai plus de force. Son corps nu porte encore les traces des tortures qu'il a subi toute une nuit durant. Mi magiques, mi mécaniques. Un troisième bras, grêle et vert, lui sort du bide. A bien regarder, on dirait presque qu'il remue encore. Son orbite vide est déjà infesté de vermines rampantes et gluantes. Apparemment, on l'a arraché à vif. Le nerf pend encore, pitoyablement. Sa peau est striée de plaies encore sanglantes, certaines suppurant un liquide verdâtre, tandis que d'autre sont déjà cicatrisées. Quelque chose lui a arraché la moitié du visage, exposant la partie droite de sa mâchoire, de son nez et de sa pommette. Ses cheveux ont sûrement  été enflammés, à en juger par les traces de brûlures sanglantes qui ornent son crâne. Si j'avais encore quelque chose dans le ventre, j'aurais certainement vomi.
Le pire, c'est de se dire que ce qui m'attend est pire. Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça?
Et surtout, comment aurais-je pu jamais imaginer pareil scénario? Des morts sortent de leurs tombes pour venir me saluer. J'aurais pu trouver l'attention charmante, mais en toute sincérité j'aurais préféré qu'ils restent chez eux...

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #167 le: jeudi 09 septembre 2010, 09:08:23 »
Toujours aussi plaisant à lire! Très bon chapitre ou on en apprend plus sur Lars, je l'aime bien ce gamin tiens, il est vraiment attachant  :roll:

J'adore toujours autant ta vision de Link, c'est bien de le voir sous cet angle plutôt qu'en parfait héros. Non mais quel petit frimeur ce blondinet! xD

Le Chien... Je l'aime beaucoup ce personnage aussi. Il me fait un peu mal au coeur. J'ai beaucoup aimé cette phrase qui le décrit parfaitement d'ailleurs:
Citer
Locke Sanks était mort sur les Plaines, et seule restait de lui une coquille vide et gelée, ne vivant que pour servir son maître.


Quant à la fin de ce chapitre, je l'ai trouvé adorable  :<3: J'attends la suite avec impatience, comme toujours!

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« Réponse #168 le: mardi 14 septembre 2010, 17:20:27 »
J'adore, Saria et Lars sont tellement mignons à ce genre de cachoteries. Je suis certain qu'ils n'auront pas de problèmes pour la suite de leurs vies. J'ai hâte de voir ce qu'ils pourront faire. Je pense que pour la relation de Feena et Malon, c'est déjà plus ou moins sur que je vais adorer l'ensemble de leurs romances. Je me demande quand est ce que les actions vont être particulières... j'ai hâte...

Sinon je comprends que l'on puisse pas avoir les autres récits, j'attendrais le temps qu'il faudra mais je pense que tu trouveras de quoi relancer tes anciennes intrigues.

D'ailleurs généralement, les pouvoirs magiques ou particuliers ont toujours un lien avec l'état psychologique de la personne. Je pense que tu peux te permettre de nombreuses possibilités vu la nature du pouvoir que Samyël a. Quant à Monarque, je pense que je vais de plus en plus l'apprécier. L'histoire aurait de quoi continuer vu la psychologie de Monarque. Je te souhaite une bonne continuation.

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« Réponse #169 le: dimanche 24 octobre 2010, 20:54:51 »
(Note : Les réponses aux commentaires précédents ont été perdus lors du passage à la version 7.5 du forum.)


_________________________

XIII
-Malon/Ishtar/Tarquin-



Malon ouvrit doucement les yeux, la rétine encore accrochée des dernières bribes d’un rêve aussi délicieux qu’aussitôt oublié. Elle étendit le bras, mais le drap était déjà froid. Ser Locke était déjà parti depuis longtemps, comme chaque jour. Elle songeait parfois avec honte à la peur grotesque qu’elle avait ressentie lors de leur première nuit. Cependant, il avait tenu sa promesse, et jamais il n’avait essayé de poser la main sur elle. Il se contentait de s’étendre à son côté, et de sombrer presque aussitôt dans le sommeil pour se lever avec l’aube.
Il leur arrivait parfois de discuter un peu, mais il n’était point loquace, et assez renfermé. Son nouveau statu de chevalier avait d’ailleurs fait empirer la chose. Même si elle ne le connaissait presque pas, et qu’il l’ignorait passablement la plupart du temps, elle l’appréciait. Du moins, elle appréciait son honneur et sa vertu. Des qualités, comprenait-elle, qu’il devenait de plus en plus difficile de trouver chez les hommes.
Le jour n’était pas levé depuis longtemps. Un soleil timide mais lumineux filtrait à travers les fins rideaux de soie ; malgré tout l’âtre rempli de cendre dispensait une froideur grelottante. En frissonnant, Malon s’extirpa des couvertures et entreprit d’allumer une bonne flambée. L’été était déjà hier, et les arbres se paraient de belles couleurs ocres, ors et rouges pour célébrer la venue de l’automne. Un automne qui s’annonçait froid, et qui présageait, hélas, d’un hiver plus rigoureux encore.
En tant que courtisane personnelle de Ser Sanks, ses obligations quotidiennes étaient presque nulles, étant donné que ce dernier ne lui demandait jamais rien. La jeune femme appréciait ce nouveau style de vie, qui tranchait nettement avec son service auprès de la Princesse. Elle pouvait se laisser aller à la paresse, dormir jusqu’à tard dans la matinée, se consacrer à ses passe-temps favoris sans se faire réprimander ni demander des comptes. Elle dispensait la majeure partie de son temps dans la bibliothèque, où elle avait trouvé un curieux ami et compagnon de lecture en la personne du Faiseur de Vents. Elle se rappelait assez bien leur première véritable rencontre, peu avant que le Qu’un-Œil ne la mette au service du Chien. Elle se souvenait de son angoisse face aux yeux clos et au sourire éternel, mais c’était bagatelle que tout cela, idioties puériles. Fado était un personnage aussi charmant qu’étrange, jamais désagréable, attentif, patient, aimant partager son savoir. Il avait cependant quelques bizarreries d’attitude, comme cette manie de répéter souvent les mots comme s’il se parlait à lui-même, ou de sembler écouter quelque chose audible de lui seul.
Leur amitié marchait sur le schéma d’un marché, aurait pu-t-on dire. Lui choisissait l’ouvrage et répondait avec gentillesse à ses questions, et elle lisait pour eux deux. Malon n’arrivait pas à déterminer si oui ou non le mage était aveugle. Tantôt il semblait tout voir, tantôt il se cognait contre les coins. Plus d’une fois elle l’avait surpris devant un livre ouvert, et rien ne trahissait sa cécité dans ces cas là que ses yeux fermés. Parfois, le jeune Lars Zora les rejoignait, non point pour lire mais pour demander aux Faiseurs de Vents des précisions sur tel sujet. La courtisane s’étonnait d’ailleurs souvent des connaissances et de la vivacité d’esprit du jeune garçon, qu’elle croisait de plus en plus souvent, eu égard à sa condition d’écuyer de Sanks.
Malon frissonna et enserra sa poitrine de ses bras pour essayer de se réchauffer un peu. Elle fit mander un serviteur pour son déjeuner et un baquet d’eau chaude. Pendant que deux servantes remplissait l’imposante cuve en bronze de la salle d’eau avec des seaux fumants, elle dévora le pain et les confitures. Une fois restaurée, elle fit glisser sa robe de chambre et se plongea avec délice dans l’eau bouillante. La vapeur faisait comme un brouillard spiralée dans la petite pièce, et elle s’amusa à la contempler, ses muscles se décontractant et sa chevelure se répandant autour d’elle à mesure qu’elle s’humidifiait. Les bains était de loin ce que l’anoblissement de Père avait amené de mieux dans la vie de Malon. Elle se demandait à chaque fois comment elle avait pu s’en passer avant. Il n’y avait rien de plus merveilleux que la sensation de se sentir propre et fraîche. Elle pouvait rester ainsi pendant des heures, jusqu’à ce que l’eau devenue glaciale ne la force à mettre un terme à ses ablutions.
Elle poussa un soupir de satisfaction et ferma les yeux. Elle les rouvrit cependant presque aussitôt en entendant la porte de la chambre s’ouvrir. Elle tourna vivement la tête, mais la vapeur empêchait de voir quoi que ce soit. La clé tourna dans la serrure en émettant un petit clic plaintif. Malon percevait des bruits de pas feutrés, dans la pièce d’à côté.
-Il y a quelqu’un?, cria-t-elle.
Elle songea à quelque servante venant remplir son office, mais la voix qui lui répondit était tout autre.
-Ce n’est que moi, ne t’en fais pas.
La silhouette souple et gracieuse de Feena Hurlebataille apparut dans le nuage de vapeur, son sourire tranquille encadré par ses magnifiques cheveux roux bouclés. A sa simple vue, le cœur de Malon s’accéléra , et elle tenta de cacher sa nudité en s’enfonçant d’avantage dans la cuve, et en plaçant un bras devant ses petits seins. La guerrière dut remarquer son manège car son sourire s’élargit. Elle était splendide. Elle avait troqué son éternelle armure de cuir pour une tunique lâche à manches larges en satin noir maintenue à la taille par une fine ceinture de cuir à boucle d’argent dans laquelle était glissée un poignard qui n’avait rien de décoratif. Ses chausses matelassées avaient quant à elles laissé leur place à une paire de bas en laine noire qui laissaient entrevoir un peu la peau du haut des cuisses. Des bottes souples et neuves en daim achevaient sa parure. Elle avait également mis de côté le bandeau noir qui d’ordinaire lui serrait les cheveux, si bien que ses boucles de feu cascadaient atour de son visage et sur ses épaules avec volupté. Ainsi accoutrée, elle était bien plus féminine qu’auparavant, et pourtant la force féline qui la caractérisait ne l’avait en rien quittée. Au contraire, le noir assombrissait ses traits et faisait ressortir plus intensément le vert pétillant et farouche de ses yeux.
Par les Trois, qu’est-ce qu’elle est belle!
-Madame? Vous ici je… heu…, balbutia Malon.
Elle fut heureuse que la chaleur de la salle d’eau dissimulât le rouge qui lui montait aux joues.
-Cela fait un moment que je ne t’ai pas vue, et ce n’est pourtant pas faute de t’avoir cherchée…
-Madame me cherchait?
-Oui. D’ailleurs, j’en suis presque venue à penser que tu m’évitais. Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas?
Les prunelles émeraudes flamboyaient littéralement. Mais Malon ne parvenait pas à savoir si c’était de colère, d’amusement, de désir ou de quoique ce fut d’autre. Elle se recroquevilla un peu plus sur elle-même. Elle avait effectivement fait de son mieux pour éviter la guerrière, depuis la lordification de Link, depuis ce jour où elles s’étaient… embrassées. Rien qu’à cette pensée Malon éprouvait une brûlante sensation dans le creux de son ventre. Elle sentait encore sur ses lèvres le contact doux de celles de dame Feena, sa main posée sur sa cuisse qui…
Malon frissonna et chassa ces idées outrageuses de son esprit.
-Bien sûr que non! Je… je suis certaine que ce n’est là que l’œuvre d’un hasard bien malicieux.
-Je vois. Peut-être voudrais-tu que je te frotte le dos?
La question n’en était pas une car à peine avait-elle finie sa phrase que Feena s’avançait vers la cuve. Elle la contourna et vint s’agenouiller derrière Malon.
-Madame est trop bonne, fit la jeune femme.
Ses épaules se contractèrent et elle tressaillit malgré elle quand un doigt plein de volupté entreprit de suivre le tracé de ses omoplates.
-Tu m’as l’air bien tendue.
-Madame, c’est juste que…
-Chuuut… Laisse-toi aller.
Les longues minutes qui suivirent furent parmi les plus formidables de toute son existence. Les mains fortes et habiles de la guerrière eurent tôt fait de détendre ses épaules et sa nuque par des massages merveilleux qui lui arrachèrent des soupirs de bien-être. Feena entreprit ensuite de laver et démêlé la longue chevelure de Malon. Celle-ci était gênée de laisser une dame de son rang s’occuper de ses cheveux comme la première des courtisanes, mais dame Hurlebataille avait cette manière exquise de lui palper le crâne en la savonnant et en la rinçant qui foudroya instantanément toutes ses protestations. Elle se laissa bichonner, fermant les yeux et s’imprégnant de la bonne odeur du savon, et du parfum doux mais piquant de la guerrière.
-Il vaudrait mieux sortir à présent, murmura Feena à son oreille.
Malon sursauta légèrement, réalisant qu’elle s’était assoupie.
-Rester dans l’eau trop longtemps est mauvais pour tes cheveux et ta peau.
-Je… Oui, vous avez raison.
Feena écarta les bras en tendant une serviette, et Malon vint s’y blottir. La guerrière la sécha avec des gestes énergiques et amples. Le cœur de la jeune femme se mit à battre un peu plus vite. Elle avait une conscience aiguë de la proximité immédiate de sa compagne, son odeur, son corps contre le sien… Elle n’avait jamais rien connu de tel, et cela l’effraya. C’est pourquoi lorsque dame Hurlebataille lui saisit le menton entre deux doigts et lui releva lentement le visage pour l’embrasser, elle se recula précipitamment.
-Non!
Le dos tourné à la guerrière, le souffle court, elle attendit, n’osant se retourner.
-Pardonne moi, je ne voulais pas te brusquer. J’avais cru que…
Malon entendit ses pas s’éloigner, pour finalement quitter la chambre. De dépit, le cœur en proie à des affres inconnues, la jeune femme s’effondra sur le sol de la salle d’eau et ne put retenir quelques larmes.

***

Ishtar Parel avait perdu la maîtrise de ses jambes, et elle sentait celle de ses bras lui échapper de plus en plus. Trop débile pour se mouvoir seule, maître Baelon l’avait contrainte, pour son bien, à garder le lit jusqu’à ce qu’elle se rétablisse, mais la reine savait que rien ne pouvait plus la sauver ; rien hormis un crime trop ignoble pour être commis.
Sa chambre avait tout d’un tombeau à présent. Pour se préparer au long voyage qui ne tarderait plus à débuter, elle avait exigé qu’on retirât les tableaux, les tentures, les riches tapis et les fleurs. Les murs nus lui renvoyaient l’image des parois d’une crypte, et elle y puisait étrangement un certain réconfort. Elle avait également demandé à ce que les deux grandes fenêtres restassent perpétuellement ouvertes, même la nuit, et fit déplacer son lit afin de pouvoir contempler la Cité et les Plaines au-delà. Hyrule n’avait jamais été son foyer. Elle se souvenait avec tendresse des paysages familiers d’Holodrum, les rues tantôt cuisantes, tantôt enneigées d’Horon, les jeux avec sa sœur et leurs cousins… Cependant elle trouvait une certaine noblesse au panorama gigantesque d’Hyrule, sous le soleil levant ou à l’ombre du crépuscule. Cela avait un effet apaisant sur son vieux cœur malade.
Malgré les fenêtres, et les multiples bougies qu’elle avait fait allumées un peu partout, il y avait toujours un coin d’ombre qui s’obstinait à rester, même sous le soleil de midi. Un coin de noirceur brute, un petit morceau de ténèbres ouvrant sur des abysses de cruauté et de malignité. Exelo l’avait prévenue : la prochaine fois qu’il passerait cette arche maudite, ce serait pour lui administrer la mort. Alors elle guettait inlassablement, se fatiguant les yeux à loucher sur le noir insondable. Mais le vieux mage sadique s’obstinait à allonger son tourment. Ishtar s’était résignée à son sort. Elle l’avait accepté, et maintenant désirait en finir le plus vite possible. Ayant toujours été une femme forte, cette passivité subie la mettait en rage. Devoir appeler une femme de chambre pour répondre aux besoins de la nature était pour elle de la dernière humiliation.
Quelqu’un frappa à sa porte. S’arrachant de ses songeries, la reine se redressa un peu sur ses vastes coussins de soie.
-Entrez!
Le battant s’ouvrit sans un bruit, et son visiteur la referma avec le plus grand soin. Sur le balcon face à elle, un épervier vint se percher sur la balustrade. Il sembla l’observer un instant, puis se mit à lisser les plumes de ses ailes avec son bec. Il était magnifique. Son buste blanc tacheté d’ocre chatoyait sous la lumière dorée du soleil, qui faisait scintiller ses yeux bleus perçants. Ishtar se souvenait des longues parties de chasse qu’elle avait pratiquées dans sa jeunesse, avec son épervier personnel. Elle se remémorait les heures qu’elle pouvait passer à lui caresser tendrement le plumage en lui donnant à manger…
Le visiteur se racla doucement la gorge, pour se rappeler à son souvenir.
-Ma reine, vous m’avez fait demander?
-Oui, approchez. Prenez un siège, je vous en prie.
Ser Sanks s’exécuta, et ses bottes ferrées tintèrent sur le sol nu. Ishtar tourna la tête pour observer le fameux chevalier. Ses traits pincés trahissaient assez son mal-être. Quand la reine le regarda dans les yeux, il détourna presque aussitôt le regard. Ishtar s’attarda un moment indécent sur ses vilaines balafres et sa main broyée, et essaya de se le représenter sans. Sa figure carrée, son nez droit, sa bouche ferme et ses cheveux de jais auraient pu lui valoir quelque succès auprès des dames, jugea-t-elle.
-Je ne vais pas y aller par quatre chemins, ser. Je suis certaine que votre temps est précieux, tandis que le mien est compté.
Le ton brusque de l’assertion prit le Chien de court.
-Je.. Ma reine enfin, je veux dire, non, je vous assure que…
-Suffit.
Sur le balcon, l’épervier s’ébroua, poussa un petit piaillement et reprit son envol.
-Je serai bientôt morte, ce n’est plus qu’une question de jours. Je ne vous connais pas, si je mets de côté toutes les folles rumeurs qui courent sur vous. Cependant Tarquin m’affirme que vous êtes quelqu’un en qui on peut avoir confiance, et surtout, que vous savez-vous servir de votre lame.
-Ma reine me flatte mais…
-Allons! Cessez ces ronds de jambe. Je vous l’ai dit, mon temps est compté, je n’en ai pas à perdre avec de l’humilité mal placée.
Ser Sanks baissa les yeux, gêné.
-Ne faites donc pas cette tête, sans vouloir vous offenser. Je pensais que vous aviez côtoyé la mort suffisamment pour ne pas vous effaroucher d’une vieille femme grabataire.
-On peut avoir côtoyé la mort pendant longtemps, ma reine, ce n’est pas pour autant qu’on en vient à l’accepter, ou à la chérir.
Le ton froid du Chien irrita la reine. Ils s’observèrent un moment sans rien dire. Comme c’est curieux. Il y a plus de sagesse dans cette monstruosité de figure là que dans toutes les vantardises bouffonnes des seigneurs de mon époux.
-Vous vous oubliez, ser, répondit-elle cependant.
-Pardonnez moi. Je ne voulais pas être insolent.
-Allons, bon. C’est oublié. Si je vous ai appelé c’est pour vous formuler une requête solennelle.
-Ce sera un honneur pour moi de vous servir, ma reine.
-Je veux que vous deveniez le bouclier lige de mon fils.
Le visage du chevalier sembla se décomposer. Ishtar s’en amusa. Les paroles précédentes du Chien l’avaient plus ou moins engagé à accepter, mais cela allait à l’encontre de ses autres serments. Un chien ne peut avoir qu’une seule laisse autour du cou. Ses conflits intérieurs allaient le tarauder un moment, mais Tarquin l’avait assurée que son honneur l’empêcherait de refuser, quitte à ce que cela lui fisse trahir ses autres engagements. Pour un peu, elle en aurait souri.
Pourtant ses traits à elle se décomposèrent à leur tour lorsque ser Sanks tomba à genoux devant elle, et baissant la tête comme en attente d’un juste châtiment, déclara d’une voix ferme :
-Que ma reine me pardonne, mais c’est là l’unique requête que je ne pourrais jamais accomplir. Mes serments m’engagent auprès de mon maître.
Le laïus de cet idiot la laissa sans voix.
-Et que faites vous du serment que vous avez prêté à votre Roi?
-Ma reine me pardonne, mais ce serment ne m’engage nullement vis-à-vis du prince Nohansen. Conformément à la Loi des Trois, mon maître deviendra roi à sa place. Seuls le roi votre époux ou mon maître pourraient me lier à votre fils dans cette manière que vous me proposez. J’en suis au regret, ma reine.
La lippe inférieure d’Ishtar se mit à trembler -de rage, d’effroi.
-Mon fils est en danger. Vous n’avez aucune idée de ce qui rôde autour de lui, des menaces auxquelles il est contraint de faire face malgré son jeune âge. Et vous voudriez le laisser seul et sans défense?
-Ma reine me pardonne. Je ne doute pas qu’un autre preux n’hésiterait à…
-Sortez, ser. Sortez.
-Ma reine, je…
-Ne m’obligez pas à me répéter, ser.
Penaud, Locke Sanks se releva, s’inclina avec respect puis sortit. Elle entendit le son de ses bottes un long moment, puis le silence revint s’abattre sur son tombeau. Une larme silencieuse roula sur sa joue. Elle n’osait songer à ce que ces rapaces du Consortium feraient à son fils, une fois qu’elle ne serait plus là pour veiller sur lui. Son pauvre petit Nohansen, si plein de vie, d’énergie, d’amour. Si plein d’innocence, de bonté.
La nuit tomba, puis le jour se leva. Ses forces la quittaient de plus en plus. Elle ne mangeait presque plus, buvait peu. Maître Baelon prenait son pouls avec de plus en plus de peine. Et pourtant, le coin d’ombre restait là, immobile, imperturbable. L’esprit malade d’Ishtar trouva amusant qu’après avoir tant et tant redouté les apparitions du vieux vautour magicien, elle en était venue à désirer ardemment sa venue.
Les vents d’automne amenaient sur ses balcons des feuilles jaunes, ocres et rouges, qui tourbillonnaient joliment dans les airs avant de s’envoler vers d’autres horizons. La plaine dans le lointain se parait aussi de couleurs plus chaudes. Les fermiers amassaient les récoltes et les stockaient en prévision de l’hiver. La bise s’intensifiait et, la nuit, le froid s’infiltrait dans les os desséchés de la reine qui endurait sans mot dire.
-Le temps est décalé, murmura-t-elle un soir. Voici l’automne qui vient, quand c’est l’hiver de ma vie qui frappe à la porte.
Plus personne ne venait visiter la reine. Ni son époux, ni ses enfants, ni ses amies et dames de compagnie. Parfois elle appelait des noms qui lui passaient par l’esprit, mais personne ne lui répondait, si ce n’était le vent. Locke Sanks vint bien une fois, mais elle le congédia sans même le voir, et il ne reparut plus. Le froid devenait de plus en plus rude au fil des jours. Mais lorsque ses servantes firent mine de fermer les fenêtres, elle les congédia rudement.
A présent elle ne pouvait même plus bouger le cou. Son corps n’était plus qu’une extension inerte de sa tête. Un morceau de chair glacée et boursouflée. Mais toujours l’ombre dans le coin restait stoïque. Elle n’avait déjà presque plus la force de parler.
Un soir, elle se réveilla. Quelqu’un était assis dans le fauteuil près d’elle, mais elle ne pouvait le voir.
-Exelo?, appela-t-elle d’une toute petite voix.
-Non, ma reine. C’est moi, Tarquin.
-Tarquin… Tarquin, menez moi sur le balcon. Je veux… Je veux…
Ses paroles s’éteignirent dans sa bouche. Elle ne savait plus ce qu’elle voulait. Mais plein de sollicitude, le maître du Sheikah déplaça son fauteuil jusqu’au balcon, puis revint auprès du lit. Il prit Ishtar dans ses bras avec la plus grande des précautions, puis la souleva comme si elle n’eût rien pesé. Quand il l’installa, ses yeux furent assaillis par l’ombre gigantesque du Bourg, là en contrebas, auréolée de centaines de petites chandelles. On distinguait bien le Temple, illuminé de milles feux. L’air frais lui piqua les joues, mais lui fit du bien. Elle ferma les paupières un instant. Le bruit sourd d’une liesse lui parvint alors. Rouvrant les yeux, elle comprit que les lueurs dans la nuit étaient celles de torches, de luminaires, et qu’une fête battait son plein dans la Cité.
-Tarquin… Que fêtent-ils? Ma mort?
-Non ma reine. Ils fêtent les épousailles de votre fille.
-Ma fille s’est mariée? A qui?
-Au seigneur Link, ma reine.
-Personne n’est venu me chercher, s’insurgea-t-elle d’une voix à peine plus haute qu’un murmure.
-Maître Baelon a déclaré que vous n’étiez pas en état d’assister à la cérémonie.
Zelda, mariée. Cette idée lui plut. Sa fille avait toujours désiré être mariée à un beau chevalier, un preux héros blanc auréolé de gloire et de prospérité. Voilà qui était chose faite.
-Comment était-elle?
-Splendide, ma reine. Votre portrait craché.
-Racontez moi.
-Elle portait une robe du plus bel effet, dans un écarlate qui n’était sans rappeler les couleurs de la maison d’Hyrule. Sa coiffure était élégante et sophistiquée, la même que vous arboriez le jour de vos propres fiançailles. Ses oreilles et ses doigts étaient ornés de bagues et de boucles en jade, en hommage à son époux.
-La cérémonie?
-Grandiose, ma reine. Beaucoup prétendent que ce fut là la plus exquise que l’on eut vue depuis bien longtemps.
-Je suis contente. Zelda a toujours désiré un beau mariage.
-Je pense qu’elle a été comblée, majesté.
-Pourquoi êtes-vous ici, Tarquin?
-C’est le devoir des Sheikah de veiller sur la Famille Royale. Ma place est ici.
-Oui.
Ishtar savait qu’elle attendait quelqu’un, mais elle ne savait plus qui.
-Mon visiteur est-il venu, Tarquin?
-Ma reine attendait un invité?
-Je crois.
-Alors il n’est pas venu. Je suis ici depuis trois jours.
-Ce n’est pas grave. Dites, Tarquin.
-Ma reine?
-Veillerez-vous sur mes enfants? Sur mon fils, surtout. Il est si gentil, et si fragile.
-Comme sur la prunelle de mon dernier œil, ma reine.
-Bien. Bien…
Ses yeux fatigués naviguèrent sur l’horizon, tandis que sa vision commençait à se brouiller en un amalgame de taches colorées sur fond de ténèbres. Lorsqu’elle aperçut un certain bâtiment, quelque chose lui revint en mémoire.
-Tarquin!… Le Consortium…
Mais ses mots moururent dans sa bouche, tout comme son souffle s’épuisa. Bientôt ses yeux se fermèrent, ses pensées dérivèrent vers les nuées, et son cœurs s’arrêta.
-Je sais, ma reine. Je sais… murmura Tarquin en posant une main affectueuse sur son épaule menue et froide.


***

Trois jours s’étaient écoulés depuis l’union de Lord Link avec la princesse Zelda. Tarquin n’avait pas assisté à la cérémonie. Son devoir l’avait appelé auprès de sa reine pour ses derniers instants. Fidèle à ses serments, le vieux Sheikah l’avait regardée s’éteindre, puis veillé à ce que sa dépouille soit mise en sûreté, et apprêtée pour ses obsèques. Nul n’assistait aux funérailles des défunts royaux. Cette tâche était l’apanage des seuls Sheikah. Les rois, les reines, les princes et les princesses décédés étaient envoyés sous bonne escorte jusqu’à un lieu secret, la Vallée des Rois, où les Sheikah veillaient sur la dernière demeure de leurs maîtres.
Il était un autre devoir qui incombait aux Sheikah.
Durant le festin qu’organisa le roi pour ses invités le lendemain, Tarquin fit irruption, habillé de ses plus beaux atours. Il frappa trois fois dans un tambour de peau peint à l’effigie de la triforce. Toutes les têtes se tournèrent vers lui, des faces curieuses, soucieuses, irritées. Tarquin attendit que le silence se fit, puis mettant un genou en terre à la manière des chevaliers prêtant serment, il déclara de sa voix la plus forte.
-La reine est morte! Longue vie à la reine!
Il y eut une seconde de flottement stupéfait dans la salle, puis l’ensemble des convives se levèrent, renversant les tables dans leur précipitation.
-Longue vie à la reine! Crièrent-t-ils, une main sur le cœur.
« Modifié: samedi 18 août 2012, 15:48:05 par Great Magician Samyël »

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #170 le: dimanche 24 octobre 2010, 23:05:17 »
On a tenu jusqu'au bout de mon côté... j'adore ! Monarque est toujours aussi entraînant, épique en son domaine et Le Triangle de Pouvoir m'intrigue de plus en plus.

Locke, est vraiment le plus soumis des chevaliers que j'ai pu voir les aventures. Je ne suis pas réellement surpris de ce qu'il prétexte mais je me demande où est ce qu'on va avec lui vu que pour le moment, je trouve que ça reste classique.

"I wonder what did happen at Kapoera..." excusez ma tendance à mettre l'anglais mais il me manque et pas qu'un peu... pauvre hibou... j'espère qu'il est encore vivant...

Sinon bonne continuation, j'observe le moindre événement de la section.

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« Réponse #171 le: dimanche 24 octobre 2010, 23:06:32 »
Merci GMS d'avoir réalisé ma requête!!! hihi! Je suis vraiment contente d'avoir pu lire un nouveau chapitre de ta fiction que j'adore! Je suis en émerveillement en lisant ces lignes, c'était un très beau chapitre, très poétique d'ailleurs, surtout concernant la partie d'Ishtar^^

Je me demande comment la relation va évoluer entre Malon et Feena tiens... On voit bien que Malon tente de résister, mais va t-elle y parvenir?..

Encore bravo GMS, et vivement la suite, comme d'habitude!!!

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« Réponse #172 le: samedi 30 octobre 2010, 00:40:54 »
Silver ==> On m'annonce que des nouvelles de Kaepora devraient arriver sous peu :p Merci en tout cas pour ton commentaire!J'espère que la fin de Monarque te satisfera! :)

Saku ==> Merci pour ce commentaire élogieux, et encore merci de m'avoir redonné un bon coup de fouet ;) Ca m'a littéralement débloqué!

Sur ce, voici le chapitre XIV de Triangle de pouvoir.

De plus, ne ratez pas la conclusion de Monarque - Les Carnets du Mercenaire, à la suite!

Bonne lecture, et à la prochaine!



__________________________

[align=center]XIV
-Linebeck-[/align]



   Les eaux sombres se refermèrent sur Linebeck comme le couvercle d’un cercueil. Le bruit de son plongeon, ainsi que la clameur de ses hommes, là-haut sur le pont, lui parvint, comme assourdi. Le liquide salé ne tarda guère à envahir ses narines, ses poumons, sa bouche tandis qu’il essayait de hurler. Linebeck n’avait jamais appris à nager.
   Tu n’as rien à craindre, je suis là. Je te protège.
   La voix dans sa tête s’était faite de plus en plus présente ces derniers temps. Elle lui parlait presque quotidiennement, lui prodiguant des conseils, lui dévoilant des secrets sur les hommes de son équipage, lui racontant des choses qui n’auraient jamais du être racontées. Ses migraines avaient commencé à cette époque là aussi, à peu près. Il ne se souvenait plus avoir eu un seul jour sans que son crâne lui donnât l’impression d’imploser. Cela l’avait forcé à garder le lit plus souvent, à déléguer ses ordres à Tael.
   C’était sûrement cela qui avait provoqué cette mutinerie. Oui, cela et l’accumulation malheureuse de hasards inopportuns, comme cette tempête terrible qui avait mis à mal la voilure et percé la coque du Lion Rouge, ou bien cette attaque nocturne mortelle des hommes-poissons vivant dans les mers du Tokay, bien au sud des côtes de Labrynna. Les hommes avaient commencé à jaser à propos d’une malédiction frappant le navire. Une malédiction dont son précieux masque serait la cause. Linebeck avait bien essayé de leur faire comprendre qu’un bête masque, aussi magnifique fusse-t-il, ne pouvait en aucun cas provoquer de malédiction, mais en vain. Aussi lorsqu’ils se mirent martel en tête de jeter la marchandise par-dessus bord, le capitaine n’eut pas d’autre choix que la défendre sabre au poing. Cependant, rapidement submergé par le nombre, il fut maîtrisé et jeté par-dessus le bastingage avec son objet.
   A présent il coulait à pique dans les profondeurs. Déjà la surface miroitant sous les rayons du soleil s’assombrissait, et l’ombre du navire commençait à se confondre avec les eaux enténébrées. Le voyage du Lion Rouge touchait presque à son terme, mais on était encore à plus de deux jours de Mercantîle et des côtes Hyruliennes. Même si Linebeck avait été capable de nager, il n’était pas certain d’avoir eu la force nécessaire pour les rejoindre.
   N’aie pas peur. Je vais te protéger. Dors à présent.
   Linebeck avait trop mal, à la tête, à la poitrine, et trop froid pour pouvoir encore réfléchir de façon lucide. L’air commençait à cruellement manquer ; il obtempéra.
   Le capitaine reprit conscience alors que les côtes à l’horizon n’étaient encore qu’une mince bande de ténèbres dans la nuit noire. Les étoiles scintillaient au dessus de lui dans le ciel nocturne et dégagé. La mer tout autour était d’huile. Linebeck palpa fébrilement ses vêtements et soupira d’aise lorsque ses doigts rencontrèrent le bois mouillé du masque. Il sombra à nouveau dans le sommeil, sans s’inquiéter outre mesure de la chose qui le transportait sur son dos.
   Lorsqu’il rouvrit les yeux la seconde fois, il fut agressé par la vive lueur du soleil et les cris sonores de la multitude de mouettes nichant dans les falaises de l‘embouchure. La migraine était insupportable. Il mit un long moment à comprendre qu’il dérivait sur le dos. L’eau clapotait gaiement à ses oreilles et contre ses tempes, et le courant léger le faisait tournoyer sur lui-même . La couleur rouge des roches caractérisait la région des Hauts-Plateaux Gerudo, et cette embouchure devait être l’embouchure de la Ouest Hylia. Linebeck fut surpris d’avoir autant dérivé, mais s’endormit à nouveau.
   Il eut par la suite quelques flash semi-conscients qu’il imputa à des rêves. Des rêves dans lesquelles il massacrait une pauvre famille de pêcheur pour voler de la nourriture, des rêves dans lesquels il appelait de sombres créatures marines pour voyager sur leur dos, des rêves où il violait des jeunes filles en criant le nom de Taya.
   Sa première pensée consciente fut que quelqu’un le hissait dans une barque. Il entendait l’inconnu grogner sous l’effort, et quelques instants plus tard il s’effondrait sous le banc de nage. Sa vision trouble ne lui permit pas de distinguer les traits de son mystérieux sauveur. Ce dernier lui parlait mais il ne comprenait pas. Les paroles semblaient diffuses, atones, venues d’ailleurs. On l’enroula dans une couverture, et ce fut à ce moment là qu’il réalisa qu’il était transi de froid. Petit à petit, le monde reprit des formes strictes et des couleurs. Il était allongé dans une barque de bonnes dimensions, entouré par cinq hommes. Quatre d’entre eux portaient de la maille et des épées, et arboraient un tabard bleu frappé d’un emblème que Linebeck ne connaissait pas. Le cinquième homme l’observait, assis à la poupe de l’embarcation et emmitouflé dans une bonne cape de fourrure. Son visage élégant aux traits aristocratiques était jeune mais ses yeux et sa physionomie renvoyaient une certaine sagesse, une certaine expérience de la vie. Ses cheveux raides avaient une curieuse couleur bleutée et ses iris semblaient trop azurés.
   Deux des hommes d’armes manœuvraient péniblement de lourds avirons en ahanant tandis que les deux autres gardaient un œil attentif sur les alentours. Linebeck tenta de se redresser pour examiner l’endroit. Sa tête le faisait encore souffrir mille morts et de l’eau glacée ruisselait sur son visage et le long de son échine.
   -Allez-y doucement, mon gars, conseilla le type à la cape. Je ne sais pas depuis combien de temps vous barbotiez là dedans, mais à vous voir ça devait faire un bout. Laissez la chaleur revenir petit à petit, ne forcez pas.
   -Où suis-je?, s’inquiéta l’ex-capitaine avec une voix poussive.
   -Sur le lac Hylia. Nous approchons de Château-L’Hylia. Vous souvenez vous de votre nom?
   L’intéressé dut fermer les yeux et se concentrer un moment pour faire remonter l’information.
   -Linebeck. Je suis… J’étais capitaine de navire.
   -Enchanté. Je suis ser Mikau Zora, capitaine de la garde et régent de Château-L’Hylia en l’absence de dame ma sœur.
   Autour de la barque, on ne discernait qu’une immense étendue d’eau noire dont rien ne venait perturber l’onde quiète, si bien qu’on aurait juré naviguer sur un miroir. Une brume épaisse dansait sur le lac, permettant à peine de distinguer l’ébauche de la silhouette du château, niché sur une île au cœur du lac. Un silence de mort planait sur la région.
   -Vous avez eu de la chance, reprit le chevalier. Avec cette fichue brume, nous aurions pu vous manquer. Que vous est-il arrivé? Vous disiez être capitaine de navire.
   -Je…
   Linebeck faillit parler de la mutinerie, mais quelque chose en lui souffla que c’était peut-être une mauvaise idée. Trouver un mensonge crédible en quelques secondes lui fut un supplice, avec cette migraine qui ne voulait pas le quitter.
   -Nous avions fait escale dans un petit village en aval du fleuve. Je… Je suis allé dans une maison de passe et… Je ne me souviens plus trop après. Je crois qu’on m’a assommé et détroussé.
   Cette explication parut satisfaire ser Mikau qui hocha la tête.
   -Cela ne m’étonne guère. Depuis quelques semaines les actes de banditisme se font de plus en plus nombreux, et nous avons à déplorer l’apparition de bandes armées qui se vantent de pouvoir faire appliquer leur propre loi au mépris de celles de la Couronne. Une fois que nous serons à terre j’enverrai un messager quérir votre navire et mander à votre équipage de rallier le château pour que vous puissiez reprendre votre route.
   -Non, non!, s’empressa de répondre Linebeck, un peu trop vite.
   -Pourquoi cela? S’étonna le chevalier.
   -Je…
   Ne me voyant pas revenir, mon équipage a déjà du repartir vers l’embouchure du fleuve. Ce serait une perte de temps.
   -… Ne me voyant pas revenir, mon équipage a déjà du repartir vers l’embouchure du fleuve. Ce serait une perte de temps.
   -Je vois… Dans ce cas, daignez séjourner quelques temps chez nous. Je manderai à Maître Evan de vous ausculter, messire…?
   -Linebeck. Vous êtes fort généreux, monseigneur.
   -Vous avez du voir beaucoup du pays, si vous naviguez d’ordinaire le long de la Ouest Hylia. Vous pourrez sans nul doute nous divertir de quelques anecdotes.
   Ce disant, ser Mikau cessa de s’intéresser à son invité pour se focaliser sur la masse du château qui se faisait de plus en plus précise. Le contrebandier en profita pour palper discrètement ses vêtements à travers la couverture, et fut heureux et soulagé de constater que son masque n’avait pas disparu -par quel miracle, cependant! Maintenant qu’il avait l’esprit assez clair pour penser quelque peu, Linebeck constata qu’il avait plus que dérivé. Château-L’Hylia était situé à l’extrême opposé de Mercantîle, à des centaines et des centaines de lieux de l’endroit où son équipage l’avait jeté à la mer. Des jours, non, des semaines avaient du s’écouler entre temps. De plus, la seule trajectoire directe pour rejoindre le lac Hylia depuis la côte sud demandait de remonter l’intégralité de la Ouest Hylia depuis son embouchure, soit de naviguer à contre courant sur des milles et des milles. Comment avait-il pu survivre et entreprendre, malgré lui, cet invraisemblable voyage? Il ne souffrait ni de la faim ni de la soif, et ses muscles étaient raidis à cause du froid, et non pas de la fatigue due à l’effort.
   Linebeck frissonna, et ce n’était à cause de la température. Il y avait de la magie là-dessous, ou il ne s’y connaissait pas! Mais pourquoi le sauver, et l’amener ici? Et surtout qui aurait pu faire cela? Ses soupçons se tournèrent assez vite vers ces diables du Consortium Aedeptus. Peut-être avaient-il voulu s’assurer que leur bien serait acheminé à bon port, quoiqu’il arrivât, et jeté sur le contrebandier un sort dans cet optique. Si ser Mikau ne l’avait pas repêché par hasard, aurait-il continué à dériver jusqu’au Bourg d’Hyrule?
   Château-L’Hylia avait été la première place forte bâtie par les Hommes durant leur guerre d’invasion contre les Hyliens plusieurs siècles auparavant. Erigé sur une falaise à pic, il se caractérisait par son aspect massif et menaçant. Ses épaisses murailles crénelées ceignaient un imposant donjon s’élevant une dizaine de mètres plus haut que les quatre tours carrées percées de meurtrières qui ornaient chaque coin de l’édifice. Un braséro gigantesque brûlait la majeur parti du temps au sommet du donjon pour guider les navires à travers la brume. L’autre versant de l’île présentait une pente moyenne verdoyante difficile à prendre d’assaut où s’étendaient des champs, des pâturages et de menus manoirs. Le port s’était étendu sur toute la côte abordable et de nombreux navires étaient au mouillage, embarquant ou débarquant des marchandises avant de repartir soit vers le Bourg et les villages à l’est, soit vers la mer et Mercantîle, au sud. Le brouillard donnait à l’ensemble un aspect sinistre et lugubre, que venait renforcer le gel scintillant entre les gros moellons du mur d’enceinte.
   Linebeck savait que la région souffrait toujours d’automnes froids et d’hivers glaciaux. A l’été, les glaciers des montagnes au nord fondaient et les torrents d’eau gelée se déversaient dans le lac, abaissant considérablement sa température d’ordinaire peu élevée du fait de son immensité. Ces fontes étaient rapidement suivies de vents froids et de brumes glacées. Ces conditions de vie difficiles n’avaient jamais rebuté les membres de la famille Zora, qui administraient le lac et ses dépendances le long des confluents de l’Hylia avec une main de fer depuis de nombreuses générations. Bien qu’isolé du reste du royaume, Château-L’Hylia avait toujours connu l’opulence grâce à sa politique efficace de commerce et les nombreux privilèges accordés par la Couronne.      
   -Je sais que notre demeure ne paye pas de mine, vue comme cela, mais on s’y trouve au chaud et avec tout le confort du monde, commenta ser Mikau, le regard rivé vers la forteresse.
   Ils débarquèrent à l’ombre d’une imposante galère de guerre à la proue sculptée en forme de dragon marin. Une escorte de dix hommes d’armes arborant tous les couleurs Zora les attendaient sur les quais et leur fournit des chevaux. Linebeck dut monter de conserve avec un garde. L’ascension dura une bonne heure, et plus l’on s’élevait, plus la température descendait. Le château paraissait plus imposant à chaque lieu. Arrivé devant la lourde herse d’entrée, le contrebandier se faisait l’effet d’une souris, une souris transie et grelottante. Il distinguait des gardes patrouillant sur le chemin de ronde, arcs en bandoulière et jugea cela bizarre compte tenu du fait qu’Hyrule était en paix depuis plusieurs années, si l’on exceptait les perpétuels troubles claniques, maintenant résolus par ce fameux Link.
   Ser Mikau l’abandonna aux bons soins de deux servantes qui le menèrent dans une petite chambre vétuste mais confortable. Elles lui remplirent une large cuve en bronze d’eau bouillante avant de le dépouiller de ses vêtements mouillés et complètement raidis par le sel. Il remarqua que le fourreau vide de son sabre pendait toujours à sa ceinture, récupéra précipitamment le masque et le posa sur une table de chevet, face peinte cachée. Puis il s’immergea avec délice dans le bain, et le changement de température fut tellement brusque qu’il en souffrit. L’eau ne tarda pas à s’assombrir du fait de la crasse accumulée. Linebeck en eut presque honte, mais étant homme de mer, il était habitué à ne pas pouvoir se laver plusieurs semaines d’affilées.
   On lui apporta des vêtements chauds et propres ainsi qu’une paire de bottes neuves bordées de fourrure. Remerciant sa bonne fortune pour avoir eu, dans son malheur, la chance d’être trouvé par le seigneur de la place en personne, Linebeck s’habilla promptement. Avoir les pieds au sec était un véritable plaisir et se sentir propre lui remonta le moral. Sa migraine s’était de plus passablement atténuée, seul ne subsistant qu’un léger bourdonnement sourd à l’arrière du crâne. De la fenêtre de sa chambre située au deuxième étage du donjon,  on avait une bonne vu sur la basse-cour en contrebas et une partie du lac au-delà des remparts. Cependant le brouillard était toujours tellement dense que Linebeck ne pouvait absolument pas discerner les eaux.
   Son regard tomba par hasard sur le masque. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres molles. Avec l’objet en sa possession, il pouvait toujours espérer se faire payer, pour peu qu’il parvienne à rallier le Consortium. Par un quelconque miracle, le masque n’avait absolument pas souffert de l’étrange voyage maritime de Linebeck. La peinture tribale à l’effigie d’un visage divin aux yeux doux et bienveillants miroitait toujours légèrement sous l’effet de la lumière ; le bois n’avait ni gonflé ni pourri, et sa forme était sensiblement la même : un cœur grossier hérissé de piques. Linebeck se demanda comment il avait pu en avoir peur, au début. Alors qu’il fallait se rendre à l’évidence, c’était un objet sain. Une figure si parfaite, si lumineuse, si pure, ne pouvait être que celle d’un dieu généreux et bon. Il fallait absolument le protéger, et le ramener le plus vite possible au Consortium. Nul doute que les pouvoirs bénéfiques du masque serviraient à aider les gens, une fois en possession des sorciers. Voilà pourquoi le collegium de magie était prêt à payer aussi cher et avait fait appel au meilleur convoyeur.
   Finalement, Linebeck trouvait son sort plutôt enviable. Il était à présent l’invité d’un grand seigneur, chauffé, nourri, logé, et prêt de toucher beaucoup d’argent en accomplissant une bonne action. Même la perte de son fidèle Lion Rouge ne le chagrinait plus tant que ça. Un bateau, ça se rachète, après tout. Son seul regret était pour Taya. Il s’était étrangement attaché à elle, de façon presque obsessionnelle. La savoir perdue pour toujours lui faisait comme un trou dans le cœur. Il n’osait imaginer ce que ses rustres d’hommes d’équipage avaient bien pu lui faire subir, à présent qu’il n’était plus là pour la protéger…
   Quelqu’un frappa à la porte, l’arrachant à ses réflexions.
   -Entrez!
   Un homme entre deux âges, aux noirs cheveux longs striés de blanc et de gris entra. Il avait une mine joviale  bien qu’un peu pâle.
   -Bonjour messire. Veuillez pardonner mon intrusion. Je suis Evan, le médecin de madame et de sa maisonnée. Ser Mikau m’a prié de passer vous voir.
   -C’est fort aimable de sa part.
   -L’hospitalité et la générosité sont deux vertus chères aux Zora, messire, répondit Evan avec un sourire. Messer m’a fait savoir que vous aviez passé une période plus ou moins longue dans les eaux de notre bonne vieille Hylia? Après un coup sur la tête, c’est cela?
   -A peu près oui.
   Linebeck se sentait mal à l’aise de mentir ainsi à ses hôtes, mais il savait que c’était la meilleure chose à faire.
   -En tous les cas, vous êtes plus pâle qu’un cadavre, plaisanta le médecin. Si messire veut bien ouvrir sa chemise…
   Evan lui palpa le front et les joues, scruta intensément ses yeux  et le fond de sa bouche, plaqua son oreille contre le torse du contrebandier et prit son pouls. Pendant toute la durée de ces opérations, le médecin hochait régulièrement la tête en marmonnant des choses incompréhensibles.
   -Vous avez très certainement pris froid, ce qui n’est pas extraordinaire quand on connait la température de ces eaux à cette période de l’année. Vous avez une bonne fièvre, et votre cœur bat trop lentement. Vous ne présentez autrement aucun signe d’infection sérieuse, ce qui est une bénédiction. Souffrez-vous de maux de tête?
   -Oui, c’est même atroce.
   -Ces migraines sont-elles chroniques ou continues?
   -Continues. Cependant depuis que j’ai pris ce bain, la douleur s’est estompée.
   -Je vois. Je vais vous fournir un baume à appliquer sur votre front, et des plantes pilées pour préparer des infusions. Puis-je ausculter votre crâne?
   -Je vous en prie.
   Evan lui fit pencher la tête en avant, et s’équipant de lorgnons, il palpa précautionneusement chaque pouce de son cuir chevelu.
   -Êtes vous certain d’avoir reçu un coup?
   -Pas vraiment. J’ai comme une perte de mémoire.
   -Je pense plutôt qu’on vous a drogué pour vous endormir durablement. Les drogues les plus courantes sont bénignes mais par mesure de précaution je vais vous donner une panacée.
   Le médecin sortit de sa besace tout ce dont il avait parlé et lui donna les recommandations d’usage avant de le quitter. Linebeck voyait sa condition s’améliorer au fur et à mesure que les minutes passaient. Il trouvait même cela étrange, dans un sens. Fourbu, le contrebandier décida de voler quelques heures de sommeil.
   Ce qui ne devait être que quelques jours de repos se transforma en un séjour prolongé. Ser Mikau sembla s’attacher à son invité, et réciproquement. Bien que de condition simple, Linebeck avait longtemps fréquenté des nobles et des aristocrates Terminiens, si bien qu’il savait parfaitement se tenir et passer pour un gentilhomme fortuné. Le chevalier le pressait souvent de questions aux dîners à propos de ses voyages et de son passé, aussi le contrebandier lui raconta sa jeunesse en tant que capitaine de navire de guerre dans la flotte rebelle des seigneurs du Carnaval durant la guerre civile en Termina, et comment il avait du opérer sa prétendue reconversion dans la marine marchande en Hyrule une fois que le roi d‘Ikana eut ramené l‘ordre dans son royaume. Il lui parla de Termina, de ses merveilles de paysages et d’histoire, mais aussi de la cruauté du régime en place et de la difficulté de la vie. Il lui raconta ses voyages en Labrynna et Holodrum, et lui décrivit Mercantîle et la côte sud d’Hyrule.
   Lady Lulu, la jeune épouse du chevalier, était présente à chaque repas, mais ne disait jamais rien. Linebeck pensa d’abord qu’elle réprouvait la présence d’un simple à sa table, comme le laissait imaginer son air distant, mais ser Mikau lui expliqua qu’elle souffrait du même mal que ser Allister Dodongo, et qu’elle n’était pas capable de parole. Linebeck ne tarda guère à constater que la brume ne disparaissait que très rarement, et il ne put admirer l’immensité du lac qu’une seule fois. Il en était resté bouche bée : l’île étant pile au centre du lac, les rives n’étaient que de petites bandes noires à l’horizon, de toute part, à l’exception du Nord où les pics enneigés se dressaient, menaçants et soufflant leur bise glacée.
   Ser Mikau devait souvent s’absenter pour regagner le continent un jour ou deux. Comme il l’avait signifié à Linebeck le jour de leur rencontre, la région était traversée par une vague de criminalité, qu’il devait gérer en sa qualité de régent. Ses hommes et lui durent plusieurs fois prendre part à de petites escarmouches contre des bandes peu armées et désorganisées dans les collines en bordure de l’Est Hylia. Deux hommes d’armes y perdirent la vie et ser Mikau lui-même revint un jour légèrement blessé au bras.
   -Je ne sais pas ce qui se passe, confia un soir le chevalier alors qu’ils se réchauffaient autour de l’âtre gigantesque de la grande salle, une choppe de bière à la main. Maintenant que le problème des clans est résolu, voilà que ce sont nos propres gens qui nous causent des tracas, et l‘on ne sait même pas pourquoi! Je commence également à recevoir de plus en plus de rapports sur des fermes et de menus hameaux razziés dont les habitants auraient été massacrés, plus au sud le long de la Ouest Hylia. Ce doit être là l’œuvre de fuyards claniques ou d’une autre bande de mécréants, mais les rares survivants parlent d’un seul homme au faciès de démon et aux sombres pouvoirs…
   Ser Mikau poussa un soupir puis s’autorisa une longue gorgée de bière.
   -Vous n’avez rien entendu à ce sujet, durant votre trajet?
   -Non, messire, répondit Linebeck après avoir fait semblant de réfléchir.
   -Tant pis. J’enverrai une patrouille voir de quoi il retourne.
   Les remèdes d’Evan firent miracle et ses migraines disparurent bientôt. Il s’aperçut même que la voix dans sa tête ne lui avait plus parlé depuis des lustres. Il avait repris des couleurs et quelques kilos, grâce à la bonne nourriture qu’il avait la chance de manger chaque jour. Pour ne pas trop s’engraisser, il demanda au maître d’armes familial de lui donner quelques leçons, et s’il se coucha les muscles perclus de douleur suite aux premières séances, il retrouva assez vite une certaine dextérité et une certaine compétence à l’épée et à l’arc.
   Cela faisait presque un mois qu’il vivait à Château-L’Hylia lorsque ser Mikau lui annonça qu’il partait pour le Bourg.
   -Sa Majesté organise un tournoi en l’honneur de Lord Link et à la mémoire de notre regrettée reine. Tous les chevaliers du royaume sont conviés et je m’y rendrai dès demain. Vous pourrez m’accompagner si vous le désirez : ce serait l’occasion d’entretenir ces associés dont vous m’avez parlés tantôt.
   Linebeck acquiesça, et à l’aube ils embarquaient en direction du continent. Le contrebandier tenait son précieux masque serré contre lui sous son manteau, bien emmitouflé dans du tissus. Ses migraines le reprirent assez vite durant la traversée. Il fallait dire que le froid était particulièrement mordant, ce jour là.


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[align=center]27. [/align]


Le repaire de Räj’Ahl était un vrai foutu labyrinthe. Rien d’étonnant de la part d’un sorcier, en soi. Chaque couloir vide, sombre et glacé précédait le même couloir vide, sombre et glacé. Chaque pièce contenait un lot d’atrocités équivalent à la pièce précédente. Il n’y avait pas de fenêtres, pas de repères, rien que les mêmes murs partout.
Sélinus et Bœuf m’avaient accompagné sur une partie du trajet. Puis ils étaient partis rejoindre leur poste, en me certifiant qu’ils attendraient la venue de Kerrighton, et qu’ils l’aideraient. Ils n’avaient pas voulu me donner d’indications sur la direction à prendre pour trouver la sortie. Le prince m’a dit, sur le ton de la conversation, qu’il m’en voulait encore énormément de l’avoir laissé mourir et qu’il se passerait sûrement des années avant que nous ayons de nouveau des rapports cordiaux. La mort ne l’a pas arrangé.
De temps à autre, je rencontrais des zombies, qui erraient dans les couloirs en traînant la jambe. Ils ne me remarquaient même pas.
Au bout d’une éternité, quelque chose changea dans l’air. Un vieux relent de mort, de peur et de puissance. Mon sang se glaça en reconnaissant la signature de Räj’Ahl. D’une façon ou d’une autre, je reconnus la porte en fer de la salle des tortures. Sans faire de bruit, je passais devant. Il n’y avait pas d’autre chemin de toute façon. Le cœur battant, je priais pour ne pas me faire remarquer. Räj’Ahl semblait en pleine conversation. Avec qui? Je n’entendais pas assez bien ce qui se disait. Je m’apprêtais à m’en aller, quand soudain, tout ce qu’il m’avait fait subir me revint en mémoire. La peur prit la fuite devant la colère.
Dieux! Mon orgueil me commandait d’entrer dans cette salle, et de tuer l’enfoiré de salaud, une nouvelle fois. Bien sûr, c’était aller droit à la mort, une espèce de suicide en quelque sorte, vu l’état pitoyable dans lequel je me trouvais. Même reposé et en pleine forme je ne misais pas grand-chose sur mes chances de réussite.
Mais la rage m’avait tellement envahi que je ne réfléchissais plus vraiment. Une partie de la douleur s’était estompée, et ma résolution me donnait une force nouvelle. Le cœur battant, j’ouvris la porte. A ma grande surprise, elle ne produisit pas un son. Räj’Ahl me tournait le dos. Il était absorbé par une conversation animée avec des images magiques. Avant toute chose, je me glissais dans la pièce en refermant derrière moi. Là, la peur me reprit. J’étais désarmé, et trop faible pour user de magie. Par bonheur, mon ancien professeur n’avait pas encore rangé ses instruments, et une variété d’outils contondants, tranchants et perforants, créés dans le seul but de torturer, traînaient sur une table. Je longeai prudemment le mur en prenant soin de rester le plus possible dans l’ombre. Tout ceci me rappelait douloureusement Tapinois. Sa sale trogne me manquait terriblement.
« Non, non, non! » fulminait Räj’Ahl. « Je ne veux pas vous voir traîner vos sales carcasses chez moi! Je l’amènerai.
- Il n’en est pas question!, cria une voix de femme. Tu veux juste le garder pour toi tout seul, pas vrai vieillard?
-Allez au diable! Si ça ne vous plaît pas, je peux aussi bien le tuer maintenant. Ca ne me fait ni chaud ni froid. »
Compte là-dessus mon con, j’ai pensé.
J’arrêtai mon choix sur un scalpel de belles dimensions. Sans bruit, je relongeai le mur pour me retrouver pile dans le dos du sorcier. J’entrepris de m’approcher. Les images ne m’inquiétaient pas. Elles ne peuvent pas voir à plus de quelques millimètres autours du corps de leurs vis-à-vis. Aucun risque qu’elles ne me repérassent.
Il ne me restait plus que deux pas à faire. J’hésitai : la tête ou le cœur? Le mien, de cœur, battait si fort que je craignais qu’il ne me trahisse.
« De toute façon, c’est moi qui l’ai trouvé. Alors c’est à moi que… »
La lame de mon scalpel s’enfonça sans problème dans son crâne. Sous le choc, il bascula en avant et m’entraîna avec lui. Je fis un pas avant de lâcher mon arme. De ce fait, je me retrouvai dans le champ de vision des images.
Elles étaient trois. Toutes les trois me regardèrent avec un mélange d’étonnement, de crainte, de haine, de mépris, et d’autres choses encore. Moi je suis resté un peu comme un con au début. Mes pires craintes se confirmaient, mais j’étais grisé par la nouvelle mort de Räj’Ahl. Dans un élan d’adrénaline, je me redressai, bombai le torse et contemplai les images avec un sourire de triomphe. A la vérité, je devais être pitoyable, à moitié nu, déchaussé, les cheveux sales et décoiffés, crasseux, amaigri par ces longs mois de campagne.
« Vous n’avez pas changé » dis-je d’un air qui se voulait fanfaron. « Surtout toi, Yseult. Toujours aussi bandante. »
Ce n’était pas un mensonge. Dieux! Cela faisait plusieurs mois que je n’avais pas côtoyé une femme, et son corps parfaitement sculpté, magnifiquement mis en valeur par la robe qu’elle portait, me fit un effet des plus forts. J’aurais voulu me jeter sur elle et la violer. J’avais pris grand soin de ne pas trop abîmer son corps lorsque je l’avais tuée, et je ne regrettai pas mon geste.
« Lucius, t’as pris du poids. »
Les trois me regardaient avec des yeux qui m’auraient probablement tué si l’on avait été dans la même pièce. Tout ce qu’ils voulaient, à cet instant, c’était me faire la peau, me faire souffrir. Et moi j’exacerbais leur envie. C’était une erreur.
Estrella, de loin la plus pragmatique des trois, me toisa avec mépris et condescendance. Quelque chose clochait, mais je ne savais dire quoi.
« Tiens donc. Voilà notre roitelet. Il fait peine à voir. Encore plus que d’habitude. Tu m’as manquée, *****. »
Surprise! Ils ne purent s’empêcher d’ouvrir des yeux comme des soucoupes en découvrant que je n’avais plus de nom. Ca ne dura pas longtemps, ils éclatèrent de rires, des rires de triomphe.
« C’était donc cela! La raison pour laquelle tu étais introuvable! On ne peut utiliser la divination sur quelqu’un qui n’a pas de nom. Le roitelet impétueux est devenu le chien-chien de quelqu’un?
-Silence, femme, ou je te promets une deuxième mort lente et douloureuse, sans retour cette fois. »
C’était sorti tout seul. Je suis désolé, mais c’est un sujet sur lequel je suis un peu tatillon. Quoiqu’il en soit, je l’avais dit sur un ton tellement froid, avec un regard tellement haineux, que ça lui a rabattu son caquet. Mais elle se reprit très vite. Elle me tourna le dos et fit mine de s’éloigner.
« Räj’Ahl. Ne l’abîme pas trop. Je veux m’amuser moi aussi. A bientôt, roitelet! »
Hein?
L’onde de magie noire me balaya des pieds jusqu’à la tête. Je m’envolai dans les airs et me retrouvai au sol quelques mètres plus loin, le souffle coupé, les larmes aux yeux et les membres qui s’amusaient à danser la gigue. Voilà ce qui clochait. Ils n’avaient pas l’air chagrin de la mort de leur copain.
« Ne t’en fais pas, Estrella. Nous allons juste jouer un peu. »
Räj se releva lentement. Il était enveloppé d’un manteau de magie brute. Des filaments noirs, pareils à des tentacules frappaient l’air autour de lui. Ils semblaient chercher quelque chose… ou quelqu’un. Mon ancien professeur ne bougeait pas. Sa tête n’était même pas tournée vers moi. Je ne bougeais pas, je souffrais en silence.
C’est là que je compris. Dieux! Il était vraiment aveugle! Il ne voyait rien. Il me cherchait! Pour vérifier mon hypothèse, je me relevai sans bruit. Pour une fois, j’étais content de ne plus avoir de bottes. En silence, je défis ma ceinture. Je la jetai de l’autre côté de la salle. En un éclair, un filament de magie noire fusa et la pulvérisa. Je faillis déglutir, mais c’eut été signer mon arrêt de mort.
« Comme c’est amusant, Majesté! Oui, un petit jeu amusant, amusant… Vais-je vous trouver? Vous savez pourquoi je me suis arraché les yeux? »
Je ne répondis pas. Je commençai à me diriger vers la table des instruments. Il me fallait des armes et des diversions.
« Non? Alors je vais vous le dire. Je me suis arraché les yeux parce que… »
Je bondis en avant. Un projectile magique déchira l’espace et s’abattit là où je me trouvais une seconde plutôt. Je voulais soupirer, mais il m’était impératif de ne faire aucun bruit. Il avait l’ouïe fine, l’enfant de putain!
« Je ne voulais pas vous contempler à nouveau. Vous êtes tellement beau, tellement noble. Je vous aime. »
J’aurais tellement voulu lui dire de fermer sa grande gueule.
« Je vous ai toujours aimé, Majesté.  J’étais tellement triste, quand vous m’avez planté cette épée dans le corps. »
Un nouveau sort fusa. Je m’immobilisai presque instantanément. Le trait noir passa à quelques micromètres de mon visage. Il désintégra la porte qui s’effondra dans un boucan de tous les diables. J’en profitai pour piquer un court sprint, masqué par le vacarme. J’atteignis la table. J’aurais voulu m’appeler Ken Percevent à cet instant. Avec les plus grandes précautions du monde, je m’emparai d’un petit outil, sûrement utilisé pour arracher les yeux. (On aurait dit une cuillère, idéale pour se glisser dans l’orbite.) Je la jetai à l’autre bout pour détourner son attention. Pendant qu’il se focalisait dessus, je pris tout ce que je pus.
« Amusant, oui, très amusant…. Pourquoi vous entêtez vous, Majesté? Vous vous faite souffrir inutilement. »
J’étais au bord de la crise de nerf. Je ne respirai presque plus pour ne pas me trahir, je guettais le moindre faux pas qui m’aurait été mortel. J’étais tendu comme une corde d’arbalète, et ce connard continuait à me débiter son baratin.
« Je pourrais utiliser ma magie pour vous voir, vous savez? Mais ce ne serait plus marrant, n’est-ce pas? Il faut que le jeu soit équitable, pour être amusant. Si l’un des joueurs part gagnant, quel est l’intérêt? »
La magie! Mais oui, putain! Monarque, tu n’es qu’un idiot. Je n’étais pas en état de balancer des boules de feu, ou lever des boucliers, mais je pouvais bien utiliser quelques trucs de prestidigitateur. Je fis une nouvelle distraction, et pendant qu’il n’écoutait plus, je jetai un sort permettant à ma voix de jaillir de plusieurs endroits en même temps. Rien que cela m’épuisa dangereusement.
« Combien de fois vais-je devoir te tuer pour que tu fermes ta grande gueule, Räj? »
Il sursauta. Il ne s’attendait pas à ça. Désorienté, il lança plusieurs filaments dans divers directions. Aucun ne m’inquiéta. Je m’autorisai un  sourire. Mon stratagème marchait.
« Deux fois n’ont pas suffit. Mais comme dit le dicton, jamais deux sans trois, pas vrai? »
Nouvelle salve. J’en profitai pour avancer lentement. Ma voix et le bruit des sorts masquaient celui de mes pas. «
« Dis moi, Räj. Comment? Comment êtes-vous revenu d’entre les morts? »
Un petit sourire balafra sa face de vieillard malade.
« Le Maître. Il nous a rendu la vie, et nous a donné le pouvoir. Tellement de pouvoir… »
Pour illustrer son propos, il fit onduler son manteau de magie. Je pouvais sentir la puissance qui s’en dégageait. Elle était à peine croyable.
« Même lorsque vous siégiez sur le trône, vous n’aviez pas autant de force que nous autres. »
Il éclata de rire.
« N’en sois pas si sûr, vieil homme. Dois-je te rappeler avec quelle facilité je vous ai annihilés? »
Il en perdit l’envie de rire. Non, bien sûr qu’il n’avait pas oublié. Comment aurait-il pu? Une espèce de piolet s’abattit sur ses omoplate et s’enfonça comme dans du beurre. Dans le même mouvement, je lui fis un croc-en-jambe et le repoussai loin de moi. Il s’effondra et roula sur lui-même, tandis que sa magie déploya des dizaines de tentacules qui tentèrent de me frapper. Mais j’avais déjà reculé. Il voulait jouer, et nous allions jouer. Cet enfoiré me sortait tellement de mes gonds que je commençais à apprécier notre petit duel. A présent, je commençais à percuter qu’il n’était pas seulement qu’une enflure de sorcier traître qui m’avait torturé, mais qu’il était aussi le responsable de la mort de milliers d’innocents à travers les royaumes centraux, de mes compagnons et amis. Il allait payer.
« Cela suffit maintenant. Je… je ne joue plus! »
Il se releva en ahanant. Sa voix tremblait. Il avait peur? Tant mieux. Qu’il se chie dessus. Il avait l’air de souffrir également. C’était une bonne nouvelle. Comme dit Bière, ce qui souffre peut mourir.
« Allons Räj. Ce n’est qu’un jeu. Ne soit pas si soupe au lait. »
Je lui lançai un autre scalpel. Il se planta dans sa jambe, un peu en dessous du genou. Cela le fit basculer et il cria. Ses tentacules s’agitèrent, reflétant la terreur nouvelle dans laquelle se trouvait Räj’Ahl. Quel sentiment grisant! Il s’était tué lui-même en s’arrachant les yeux.
« Je suis content que tu te sois aveuglé, Räj. C’est vrai qu’on s’amuse bien. »
Il poussa un hurlement furieux. Des dizaines de rayons noirs jaillirent de son corps et frappèrent au hasard. Par bonheur, aucun ne me toucha.
« Il faudra faire un peu mieux que ça. Tu me fais pitié. Tu es tellement puissant, mais tu es comme un gamin obtenant sa première épée. 
-Silence! »
Il se releva en chancelant. L’expression de son visage oscillait entre la colère et le désespoir.
« Tu te trompes! Tu ne peux rien contre moi! Regarde avec quelle facilité j’ai balayé ces misérables royaumes. Les autres suivront très vite.
-Encore faudrait-il que tu sortes vivant de ce petit jeu, n’est-ce pas? 
-Fanfaronnades! Tu ne peux rien contre moi!
-Qui est fanfaron, vieil homme? Criai-je avec une voix chargée de colère. Je t’ai tué deux fois sans que tu ne puisses seulement lever le petit doigt. Je te tuerais cent fois s’il le faut, mais je jure sur les dieux que tu ne te relèveras plus. »
 Il éclata d’un petit rire nerveux.
« Et puis, tu sais quoi? » dis-je.
« Quoi?
-Moi aussi, je ne joue plus. »
Ma main gauche tira ses cheveux en arrière tandis que ma droite l’égorgeait.


[align=center]28. [/align]


Ce furent Kerrighton et Spektrum qui me réveillèrent. J’avais l’impression de sortir d’un brouillard, ou d’un cauchemar. Tout me revint en mémoire. Räj’Ahl m’avait frappé avec sa magie tandis que sa tête se détachait de son corps. J’avais heurté le mur de plein fouet et glissé dans l’inconscience.
« Räj’Ahl? » demandai-je d’une voix presque inaudible.
« Le nécromancien? On s’est assuré qu’il ne cause plus d’autres emmerdes. Tiens, bois. »
Spektrum me fourra dans le gosier un flacon contenant un liquide aussi dégueux que nauséabond. Je m’étranglai, je toussais et crachais, mais cela me fit un bien fou. Je sentis une nouvelle énergie m’envahir et la fatigue refluer. Mais j’avais toujours besoin d’un bon bain, et d’une grosse semaine de sommeil. J’avais l’impression que la cavalerie du Wellmarch m’était passée dessus.
Kerrighton finit de faire un sort à mon froc en lambeaux, et m’aida à passer de nouveaux vêtements propres et chauds. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’étais content de sentir le cuir de mes bottes.
« Que s’est-il passé pendant mon… absence? » demandai-je en dévorant la miche de pain que Kerrighton me tendait.
« Quand nous avons appris que tu avais été fait prisonnier par l’ennemi, nous nous sommes précipité à ta poursuite, mais nous étions trop peu nombreux. Nous avions perdu tout espoir. Nous sommes repartis vers le sud, et là nous avons croisé une armée.
-Une armée?
-Oui. Celle d’Augustin Abbendal, menant l’ensemble des soldats des royaumes centraux sous une seule et même bannière.
-Bordel, jurai-je sans trop savoir pourquoi. Ce devait être la joie.
-Abbendal n’a pas attendu des plombes avant d’assiéger cette forteresse. On en a profité pour nous infiltrer. Ca n’a pas été dur, toutes ces engeances gisaient par terre, sans vie. A part Sélinus et Bœuf. Pauvres d’eux.
-Ils nous ont dit que tu avais tué le sorcier, dit Spektrum pour reprendre le récit. Cela a annulé ses sorts. A l’heure qu’il est, Augustin ne doit plus être loin. Tu as sauvé les Royaumes, Monarque. »
Il me posa une main sur l’épaule.
« Ouais, ouais » dis-je. « De toute façon, j’avais un compte à régler avec ce connard. 
-Tu le connaissais?
-Ouais, on peut le dire… »
En les regardant, qui eux-mêmes me regardaient avec des yeux inquiets, je pris soudain une décision. La plus dure qui soit pour moi, mais qui est hélas nécessaire.
« Je vais vous raconter une histoire » dis-je. « Une histoire que personne ne connaît. Quand j’aurais fini, je devrais partir.
-Partir?
-Oui. Je vais quitter la compagnie, et vous ne me reverrez plus. »
Mon annonce choqua Kerrighton, qui ouvrit plusieurs fois la bouche pour dire quelque chose, mais ne parvint pas à articuler le moindre mot. Spektrum ne dit rien. Mais je vis dans son regard qu’il comprenait, même si cela l’attristait.
« Mais pourquoi, Monarque? Tout est fini! On a gagné! Il ne nous reste plus qu’à rentrer au bercail, toucher notre solde et aller se bourrer pour oublier toute cette foutue guerre.
-Tu comprendras quand j’aurai fini mon histoire. Maintenant écoutez moi, je n’ai pas beaucoup de temps. Je veux partir avant que quelqu’un d’autre ne me voit. »
Ils se turent.
« Bien. Il était une fois un jeune homme. Ce jeune homme étudiait la magie dans un château volant. »
Bien sûr, l’ordre du capitaine m’empêche de parler de moi directement.  Mais pas par des moyens détournés. Et comme ils n’étaient pas la moitié de deux cons, ils comprirent aussitôt qu’il s’agissait de moi.
« Il était ambitieux et doué. Cependant, il ne reconnaissait pas l’autorité de ses maîtres, et ne se gênait pas pour les défier. Les maîtres prirent peur, et un jour ils le bannirent du château. Le jeune homme jura de raser ce misérable château et tuer ses maîtres qui l’avaient humilié. Il trouva cinq compagnons, cinq magiciens qui avaient choisi de le suivre dans son bannissement. L’un d’eux était un de ses professeurs, un autre son meilleur ami, un autre son serviteur et les deux dernières ses amantes, ou futures amantes. Avec leur aide, il rassembla une armée, et grâce aux forces unies de ses cinq compagnons, ils se téléportèrent à l’intérieur du château volant. Le jeune homme assassina les maîtres qui avaient osé le bannir, dans la salle même où ils l’avaient accueilli, quelques années plutôt. Le jeune homme fit sombrer le château, et avec son armée et ses compagnons, il partit vers l’ouest et bâtit un empire. Il fit de ses compagnons ses conseillers, ses ministres et ses confidents. Mais leur amour se transforma en jalousie, et leur jalousie en rancœur. Ils jalousaient tout ce qu’il possédait, ils jalousaient sa puissance. Ils complotèrent dans son dos et lui tendirent un piège. Ils essayèrent de le tuer, mais ils avaient surestimé leur force. Ils furent balayés par la colère du jeune homme. Il en tua quatre, son serviteur, son professeur et ses deux amantes, et quant à son meilleur ami, dans un accès de rage il le bannit par delà les dimensions. »
Les yeux de Spektrum brillèrent d’intérêt. Il se demandait certainement comme je m’y étais pris, et pour être honnête je ne sais pas moi-même.
« Le jeune homme pensait être tranquille. Mais quatorze ans plus tard, il découvrit qu’au moins quatre d’entre eux n’étaient pas morts, et qu’ils le cherchaient pour le tuer. Pour une raison que le jeune homme ne connaissait pas, ils étaient devenus d’une telle puissance qu’il n’avait aucune chance de les affronter. Aussi, le jeune homme décida-t-il de s’enfuir… Afin de protéger ceux qui lui étaient chers. »
Il y eut un petit silence.
« Je comprends » finit par dire Spektrum.
Kerrighton se mordait la lèvre, il avait des larmes dans les yeux.
« Putain, Monarque! Pourquoi rien n’est jamais simple? Pourquoi on a jamais ce qu’on voudrait dans cette putain de vie?
-Parce que les dieux nous pissent dessus, répondis-je avec une grimace. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas rester, et je ne veux pas rester avec vous. Maintenant qu’ils savent où chercher, ils vont venir, et je n’ai aucun doute quant au fait qu’ils vous tueraient juste pour me faire souffrir. Je ne le veux pas. Je ne veux mettre aucun de vous en danger. »
Kerrighton détourna la tête et renifla bruyamment.
« Pourquoi on leur fait pas leur fête à ces connards?
-Parce qu’ils nous balaieraient comme des moucherons, lui répondit Spektrum. Nous n’avons rien pu faire contre un seul d’entre eux. Imagine contre trois. »
Kerrighton garda le silence. Il était dépité.
« Bon… » fis-je . « Faut que je me bouge. Je tiens pas à voir le capitaine. »
Je fis mine de me relever. Le monde tanguait, mais ça allait. C’était mieux que je ne le pensais.
« Tiens. Tu en auras besoin. Il y a une sortie au fond du couloir. Un complexe de tunnels qui débouchent au nord des montagnes.»
Spektrum me tendait une épée, et des carnets. Non. Il me tendait MON épée et MES carnets. Foutredieu! J’avais bien cru ne jamais les revoir. Je les pris en le remerciant d’un hochement de tête.
« Tu les as lus? » ne pus-je m’empêcher de demander.
« Oui.
-Et?
-Tu as un style épouvantable. »
Son trait d’humour m’arracha un sourire. Il allait me manquer. Non, ils allaient tous me manquer. Rose, Ken, Bière, Kerrighton, Spektrum, Araignée, Augustin, Ciguë, Lohengrin, Tapinois et tous les autres. Même un peu la sale trogne du capitaine…
Non tout de même, il y a des limites à ne pas franchir, héhé.
« Peut être se reverra-t-on dans un monde meilleur. » Fis-je avec une grimace en quittant la salle.
Je fis mine de m’en aller, quand je me souvins soudain d’une chose.
« Ho, Spektrum. »
L’intéressé se retourna et me regarda.
« Hmm?
-Pour les autres je…
-Ils comprendront, j’en suis sûr. Ne t’en fais pas.
-Et pour Hélène je…
-Je lui parlerai.
-Merci, Spektr.
-Adieu, Monarque. »
Sélinus, prince de Gaëlice de son vivant, semblait m’attendre. Il était adossé au mur. Il me regardait avec ses yeux morts et toujours méprisants.
« Est-ce vraiment pour nous protéger que tu fuis, Monarque, ou est-ce plutôt car tu tiens là l’occasion de fuir ton capitaine? »
Sa réflexion me frappa comme un coup de couteau, parce qu’elle était à moitié vraie. Bordel.
« Qu’est-ce que ça peut te foutre? », répondis-je, agacé.
« Rien. » (Il haussa les épaules.) « Je constate juste qu’une fois de plus, tu fuis et disparais comme un moins que rien.
-Je n’ai pas d’autre choix.
-On a toujours le choix.
-Tu as bien de la chance. »
Il garda un moment le silence.
« Tu sais, avant, quand j’étais gosse, tu étais mon héros.
-Je… Je sais. »
Il me regarda avec encore plus d’intensité.
« Maintenant je sais pourquoi. Je ne t’en veux plus Monarque. Puisses-tu mourir sans trop souffrir. »
Je ne sus pas trop comment prendre ça. Tiraillé par mes sentiments et mes émotions, je repris ma route, conscient qu’une fois de plus je laissais toute une vie derrière moi, pour en recommencer encore une autre. Ca devenait presque une habitude.
« Ha Monarque! »
Je me retournai. Sélinus me fixait avec un petit sourire narquois.
« Depuis quand n’as-tu plus d’ombre? »


[align=center]29.[/align]


Sortir des tunnels fut une véritable partie de campagne, en comparaison des derniers mois vécus à fuir, combattre, souffrir et mourir. Le passage jaillissait à flanc de montagne, offrant à mes yeux un panorama enchanteur des plaines et des forêts du Nord. Au nord ouest, j’apercevais la silhouette minuscule du Conclave dans le ciel. Guère plus qu’un point noir de là où j’étais. A l’horizon, on distinguait à peine les cimes de la Ceinture de Bronze. Au pied de la montagne, je vis un village, peut être même une petite ville. Je décidai de m’y rendre dans un premier temps.

En fait, je n’ai aucune idée de ce que je vais faire. M’installer quelque part et gérer une ferme sous une nouvelle identité est foutrement tentant, après ces 36 années de vie trop remplies. Mais cela est trop risqué. Non, je crains d’être condamné à voyager au gré du vent pendant quelques années, le temps que tout se tasse autour de moi. En plus des Cinq (enfin des Quatre maintenant.), je crois que le capitaine va me chercher lui aussi. Il ne laissera pas son plus précieux outil lui glisser entre les doigts.
Je me demande ce que vont devenir Tapinois et les autres. A mon avis, Tempête du Chaos va se dissoudre. J’étais sa raison d’être, mais maintenant je ne suis plus là. Tapinois et Lohengrin essaieront peut être de me retrouver. Quant aux autres je ne sais pas.
En fait, je m’en fous, presque. Je me sens particulièrement serein, détaché de tout. Hier encore, j’étais sanglé sur une table en fer, et aujourd’hui me voilà redevenu libre - plus ou moins. Il est temps pour moi de tirer ma révérence. Je suis fatigué de toute façon. Je n’ai plus ni l’envie ni la force de parcourir le monde pour chercher le moyen de récupérer mon nom. Le capitaine pourra se le foutre au cul, tant que je reste loin de lui il ne lui sert plus à rien.
Je regretterai juste mon étendard.
Un sacrée belle pièce.


[align=center]30.[/align]


Ce soir, Monarque meurt. Sa vie s’achève dans cette petite auberge, fort agréable au demeurant. Lorsque je me réveillerai demain, je serai un autre homme. Un simple voyageur, anonyme comme toujours. Je ne peux m’empêcher d’apprécier cette idée.

Ainsi s’achèvent les troisièmes et ultimes Carnets de Monarque.


[align=center]FIN[/align]

Hors ligne silver

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #173 le: samedi 30 octobre 2010, 21:20:43 »
Je reste sans voix, Monarque est sensationnel. Il fut prestigieux, moins que rien tout en échappant à des péripéties toutes plus impressionnantes les unes que les autres. J'adore la fin de notre bon Monarque, puisse t-il avoir la chance de se débarrasser de tous les problèmes qu'il a eu. Je suis satisfait et je te félicite pour la tournure. J'ai hâte de voir la suite du cycle à présent mais j'attendrais le temps qu'il faudra pour ça.

Linebeck est franchement chanceux mais je crains qu'il ait quelques tracas en chemin. Je doute qu'il soit simple de survivre à la suite d'une telle situation surtout qu'avec ce qu'il a inventé. Si quelqu'un vient à le découvrir en présence de Mikau, il va y avoir du grabuge mais j'ai hâte de voir la suite.

Bonne suite et que l'inspiration te revienne pour l'histoire de Samyël et des autres.

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« Réponse #174 le: dimanche 31 octobre 2010, 13:29:35 »
Hahaaaa, je me demandais ou en était Linebeck justement.... Et quel impact sa présence et celle du masque vont avoir sur la suite de l'histoire...

Superbe chapitre, comme toujours, mais à chaque fois j'aime tellement que je trouve ça trop court! hihi! J'ai hâte de lire la suite!!! Et je me demande bien si on va revoir Taya...

Vivement le prochain chapitre :niais:

Hors ligne Great Magician Samyël

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #175 le: jeudi 04 novembre 2010, 02:38:41 »
Silver ==> Je suis content que la conclusion de Monarque t'ait plu! J'espère que la suite de ses aventures ainsi que les destins de ses autres compagnons continueront à te plaire, lorsque je les posterai une fois le Triangle achevé! Merci pour ton commentaire en tous les cas! :)


Saku ==> Et bien, je pense avoir pallié au problème de la longueur pour le chapitre suivant :niak: En espérant que cela te convienne ainsi :siffle: Il y a de grandes chances que Taya refasse surface à un moment ou un autre : ce n'est pas mon genre d'introduire un personnage qu'on ne verra qu'une fois :^p En espérant que ce long chapitre te plaise...


Sur ce, voici le chapitre XV de Triangle de Pouvoir. Un chapitre fort long, que j'ai longtemps hésité à découper en deux parties, pour finalement le poster tout entier, là, d'un coup, hop! Dites moi si un tel chapitre est trop long, afin que je segmente en cas de récidive ;p

Bonne lecture, et à la prochaine!


____________________________
[align=center]

XV
-Kaepora-[/align]


   Kaepora s’éveilla doucement, au terme d’un long cauchemar. On avait tiré les rideaux à l’unique fenêtre de la pièce si bien que la lumière tamisée ne l’agressa pas. Il ne connaissait pas l’endroit. Au lieu du calme et de la quiétude de sa chambre du Consortium, on percevait à travers le plancher bien entretenu des rires, des cris, un peu de musique. Le mobilier se résumait au lit sur lequel il était allongé, à une petite table décorée d’un pot fleuri, et à un tabouret en bois sur lequel était assis Madura.
   -Vieil ami… commença l’ancien maître avec une voix pâteuse.
   -Rallonge toi, ne force pas. Tu es resté inconscient très longtemps.
   -Inconscient? Répéta Kaepora en s’exécutant. Mais pourquoi?… Tout est si flou dans ma tête, je ne me souviens de rien.
   -C’est peut-être mieux ainsi.
   -Raconte moi. Où sommes-nous?
   -Dans une chambre du Poisson-Rêve.
   -L’auberge de Marine… Je crois que cela me revient. Je voulais te demander de l’aide pour une traduction, et je crois que je me suis égaré. Il y a eu cet étrange phénomène, et puis la voix…
   Le vieux mage s’arrêta, pensif. Il revoyait la scène, et cela réveilla la peur en lui.
   -C’est toi qui m’a sauvé, Madura?
   -Non, répliqua l’autre. Pas moi. C’est l’Ombre.
   -L’Ombre?
   -Oui.
   Madura avait toujours été ainsi. S’il jugeait qu’une information se suffisait à elle-même, il ne développait jamais. Le Prophète était grand et sec, dégingandé, la barbe hirsute et les cheveux gris tellement longs qu’il marchait presque dessus. Ses yeux creux et enfoncés étaient plus noirs que le charbon et renvoyaient un regard fou et grave. Sa bouche fine et pincée semblait hermétique, sa peau presque translucide semblable à du fragile parchemin.
   -Je suis surpris de te trouver ici, vieil ami.
   -Il le fallait. Il fallait que je sois le premier à te trouver, à ton réveil.
   -Pourquoi cela?
   -J’ai Vu.
   Kaepora fronça les sourcils. Madura avait renoncé à son don de prophète des décennies auparavant.
   -Quoi donc?
   -Hyrule est en péril. Je l’ai vu baignant sous les flammes. Je l’ai vu croulant sous une mer de sang et de cadavres. L’Esprit qui Sait a réveillé l’Innommable et l’Ombre qui Voit et qui Pleure ne peut lutter contre. Les Trois qui furent Choisis ne pourront faire front car ils sont divisés. Le Démon aux Milles Visages approchent et le destin de ce monde pourrait dépendre du choix de Celui qui le Porte.
   Madura se tut un instant.    
   -Il y a tant d’autres choses que j’ai Vu, mais moi-même je ne les comprends pas. Cela n’a plus d’importance, ma tâche est accomplie.
   Le Prophète tenait sur ses genoux un épais volume relié de cuir rouge. Il le posa à côté de Kaepora.
   -Voici ma contribution à la sauvegarde d’Hyrule. Je te le remets, mon ami, et tu devras en prendre grand soin. Libre à toi de le consulter mais il est primordial que son existence soit tenue secrète, et ce pour plusieurs générations.
   -Je comprends, acquiesça gravement Kaepora, bouleversé parce qu’il venait d’entendre.
   -Je pars à présent.
   -Tu retournes au Consortium?
   -Non. Je quitte cette ville, je quitte ce royaume. J’ai Vu que mes pas me porteront en Termina. Là-bas est mon destin, là-bas irai-je.
   -Je vois… Adieu dans ce cas, vieil ami. Puisse ta route être sûre.
   -Je ne te retourne pas cette formule, car je sais que la tienne sera parsemée d’embûches.
   Sans autre forme d’adieux, Madura se leva et quitta la chambre. Ce troublant entretient laissa Kaepora dans une certaine apathie. Il décida de se lever pour se changer un peu les idées. Il était faible, mais il parvint à rester debout et à marcher jusqu’à la fenêtre. Il constata qu’on l’avait dépouillé de sa robe de mage pour lui enfiler une tunique ample et des braies striées de blanc et de noir retenues par une ceinture robuste. Cela lui fit un drôle d’effet, car il avait porté la toge de sa fonction plusieurs décennies d’affilées. Se retrouver ainsi accoutré comme le commun marquait assez son départ sans retour du Consortium, et cela l’ébranla plus qu’il ne l’aurait cru.
   Tirant le rideau, il jeta un œil dans la grande rue en contrebas. Midi devait être passé depuis peu, à voir la position du soleil dans le ciel. La ville était en effervescence : des dizaines d’ouvriers charriaient sur leurs épaules de longues planches de bois ; on acheminait par chariots entiers des tréteaux et des tentes, des piquets et des cibles d’archeries, des caisses de fers à cheval, des lots d’épées, d’écus, de mailles et de plates, des lances de tournoi, des auvents en tissu chamarré… Des enfants couraient partout en jouant avec des lames en bois, les fourneaux semblaient tourner à plein régime à en juger par les nombreuses fumées blanches qui s’envolaient vers les nuées. La soldatesque surveillait l’activité avec attention, et Kaepora nota le brassard noir que les gardes portaient.
   Quelqu’un frappa à la porte.
   -Entrez! Cria Kaepora en retournant s’assoir sur le lit.    
   La jeune Médolie entra timidement. Kaepora mit un certain moment à la reconnaître, tant elle avait changé depuis leur dernière rencontre. Elle avait coupé sa longue chevelure châtaine dans des proportions drastiques qui lui donnaient un air de garçon manqué, et elle aussi avait troqué ses robes, pour un tablier aux manches retroussées jusqu’aux coudes et une jupe simple. La forme de son nez et la tendance de ses jours à rougir facilement n’avaient pas changé, cependant.
   -Médolie, mon enfant! Je suis heureux de te revoir.
   -Ho, maître Kaepora! J’étais si inquiète!
   Elle se précipita vers lui et enserra son vaste ventre avec ses petits bras menus. Embarrassé, le vieux mage constata qu’elle pleurait.
   -Allons, allons… Que sont-ce ces larmes? Demanda-t-il avec sa voix la plus gentille tout en lui tapotant tendrement le sommet du crâne.
   -On croyait que vous ne vous réveilleriez jamais! Cela fait si longtemps que vous n’avez pas ouvert les yeux!
   -Si longtemps que cela?
   -Plus de deux mois, maître!
   -Deux mois… répéta Kaepora avec une mine éberlué.
   Comment avait-il pu rester inerte pendant autant de temps?
   -Et puis il s’est passé tellement de choses!
   Médolie se recula un peu en séchant ses larmes.
   -Raconte moi. Et commence par le début, cela sera plus simple.
   -Quand on est rentré après la fête d’arrivée de Lord Link, on vous a cherché avec Scaff mais vous n’étiez nulle part et aucun des maîtres ne semblait savoir où vous étiez. On a pensé que vous étiez parti du Consortium, sans même nous dire au revoir, comme vous nous disiez souvent que vous alliez le faire, mais le lendemain maître Vaati est venu me voir et il m’a demandé de le suivre, parce qu’il avait une mission très importante à me confier. Je lui ai demandé où est-ce qu’il voulait m’emmener et il m’a répondu que nous devions quitter le collegium, que c’était très important. Je lui ai dit que je ne pouvais pas partir sans Scaff, parce que sinon il se retrouvait tout seul, alors il m’a enjointe d’aller le chercher et qu’il nous accompagnerait.
   Kaepora écoutait attentivement. Il se rappelait avoir suivi Vaati vers une salle secrète, le jour de son… accident. Nul doute que le maître était impliqué dans toute cette sombre affaire.
   -Maître Vaati nous a ensuite fait sortir par une porte dérobée, à l’arrière du Consortium, et nous a mené jusqu’ici, au Poisson-Rêve. Il nous a fait monter dans cette chambre et c’est là qu’on vous a vu, tout pâle, tout tremblant, inconscient. C’était très effrayant!
   -Je suis désolé que tu ais du subir cela, mon enfant.
   -Ho, moi ça va, mais Scaff a mis un peu de temps à s’en remettre, répliqua bravement la jeune fille.
   -Que s’est-il passé après?
   -Après, maître Vaati s’est entretenu avec Marine et il nous a dit qu’à présent nous travaillerions ici pour gagner notre pitance, et qu’ainsi nous pourrions veiller sur vous et vous soigner, et que c’était très important.
   -Je vois… souffla Kaepora en se frottant le menton.
   Tout ceci devenait de plus en plus obscur. S’était-il trompé? En fin de compte, Vaati était-il de son côté? Pourquoi l’avoir aidé? Était-ce lui qui l’avait amené ici, ou bien l’avait-il seulement retrouvé? Tant de questions, et tant de temps à rattraper, dépitèrent le vieux mage.
   -Après il ne s’est plus passé grand-chose. Vous avez retrouvé votre état normal petit à petit mais vous ne vous êtes jamais réveillé. Marine est très gentille avec nous, elle nous a offert une chambre et on mange bien tous les jours. Elle a recruté Scaff aux cuisines et moi je sers en salle. Avant maître Madura aujourd‘hui, personne n’est venu vous voir.
   -Et Vaati?
   -On ne l’a pas revu depuis…
   -Bien. Que se passe-t-il, en ce moment? J’ai noté une certaine activité dans la rue.
   -Ho! C’est parce que sa Majesté organise un tournoi qui se tiendra bientôt, en l’honneur de Lord Link et à la mémoire de la reine.
   -La mémoire de la reine? Questionna Kaepora en fronçant les sourcils.
   -Oui. La maladie a eu raison d’elle, il y a deux semaines.
   -Il s’est passé effectivement pas mal de choses pendant mon absence, commenta le vieux mage.
   -Ce n’est pas tout! Link a été lordifié, et le Chien a été adoubé!
   -Adoubé? Voilà qui est curieux.
   -Lord Link a épousé la princesse, et il y a eu une grande liesse. Et maintenant avec le tournoi, et tout ces gens qui affluent de partout, la cité est en effervescence!
   Kaepora esquissa un sourire et prit les mains de son apprentie dans les siennes.
   -Je suis désolé de vous avoir causé tant de soucis, à vous deux, fit-il.
   -Ce n’est rien. Ce n’était pas de votre faute, répondit l’autre en baissant les yeux. Je dois retourner travailler. Je vais annoncer la bonne nouvelle à Scaff, il sera fou de joie.
   -D’accord. Merci d’avoir veillé sur moi, mon enfant.
   -Ce… Ce n’est rien, vraiment. Je suis certaine que vous en auriez fait autant.
   Il la regarda partir puis poussa un soupir. Décidément, tout allait trop vite, ces derniers temps. Il ne savait plus quoi penser, ni même où il en était. Les sombres augures de Madura le perturbaient. Il n’y comprenait pas grand-chose mais les mers de sang et de cadavres étaient des images assez explicites. En soi, les prophéties n’avaient jamais rien d’inexorable. Elles n’étaient que des amalgames d’images et de métaphores de futures hypothétiques mais hélas souvent plausibles et même réalisés. Les premiers théoriciens des prophéties avaient déclaré que ces visions étaient des cadeaux des Déesses envoyés aux hommes afin qu’ils puissent lutter contre les forces du mal. Cette théorie fut longtemps admise jusqu’à ce que le dernier prophète en date ne s’arrachât les yeux et ne se coupasse la langue. A ce jour, aucune des prophéties qu’il avait consigné ne s’était encore réalisé, ou alors personne ne s’en état aperçu. Cependant, Kaepora prenait très au sérieux les avertissements de son ami. Madura avait toujours été quelqu’un d’excentrique et coupé du monde depuis son accident, aussi, qu’il ait éprouvé le besoin de venir jusqu’à cet auberge pour le rencontrer et l’entretenir de vive voix signifiait assez qu’il accordait beaucoup d’importance à ses visions.
   Mais qu’est-ce que Kaepora pouvait bien faire? Qui étaient ces « Trois qui furent Choisis », cet « Esprit qui Sait » ou cet « Œil qui Voit et qui Pleure »? Le « Démon aux Milles Visages »? Toutes ces appellations ne lui évoquaient absolument rien. Et il avait passé plus de deux mois dans le coma! Comment était-il censé s’y retrouver?
   De dépit, il s’empara du grimoire laissé par le prophète. Sa couverture fort simple ne comportait aucune inscription ou signe particulier. La première page s’ornait de l’écriture sèche caractéristique et l’on pouvait y lire « Le Livre de Madura ».  Les pages suivantes étaient couvertes d’un embrouillamini de symboles empruntés à plusieurs langages et mis côte à côte dans un joyeux chaos. Kaepora ne parvint même pas à déchiffrer une seule phrase. Par endroit le texte était entrecoupé de symboles magiques et de divers schéma sans queue-ni-tête. Il ne voyait pas bien quel pouvait être l’intérêt de ce grimoire, mais connaissant Madura, l’ensemble devait faire sens une fois la clé de lecture trouvée. Décidant d’y revenir plus tard à tête reposée, le vieux mage cacha l’ouvrage sous son matelas.
   Il constata alors qu’il mourrait de faim. Ce qui tombait plutôt bien car il était précisément dans une auberge. On avait laissé près de la porte une paire de sandales en cuir qu’il chaussa avec peine. Ainsi équipé il sortit dans le couloir et emprunta l’escalier en direction de la salle commune. Celle-ci était vaste, très propre, aux murs garnis de fenêtres, de tentures champêtres et de tableaux divers laissés là en guise de paiement ou de remerciement. Le comptoir s’alignait sur presque l’intégralité du mur du fond, une pièce de bois massif et lustré derrière lequel s’alignait sur des étagères un éventail impressionnant d’alcools et de boissons importés des quatre coins du monde. La salle était assez grande pour se payer le luxe d’une scène où, le soir tombé, des musiciens venaient se produire en échange d’une pitance et d’un lit pour la nuit. Le bâtiment en lui-même était beau et bien entretenu, et l’établissement souffrait d’une excellente réputation, mais ce qui faisait sa renommée était bel et bien sa jeune tenancière, belle à en mourir. Une rousse flamboyante à la peau de nacre, au visage avenant et aimable aux yeux semblables à des émeraudes chatoyantes. Combien de cœurs d’hommes avaient donc chaviré en contemplant la belle Marine? Kaepora avait rencontré la jeune femme à ses débuts en tant que serveuse,  lorsqu’il était déjà un habitué, puis l’avait vue reprendre avec brio la taverne à la mort du précédent propriétaire.
   Etrangement, étant donnée l’agitation qui régnait dans la rue, la salle commune était plutôt vide. Quelques groupes épars d’habitués ou de joueurs occupaient des tables dispersées en bavassant calmement, tandis qu’un luthiste tirait quelques accords discrets à l’écart. Médolie s’échinait à porter des assiettes pleines, pendant que sa patronne bullait tranquillement derrière son comptoir, un coude sur celui-ci et le menton posé dans la paume de la main. Kaepora reconnut la mine grave de ser Allister Dodongo, qui semblait partager en silence une pinte de bière avec un autre homme qui tournait le dos à Kaepora. L’individu portait lui aussi une épée -au côté droit, ce qui était curieux- ainsi qu’un tabard ocre doré arborant un limier noir.
   Le vieux mage traversa la salle et s’installa sur un des hauts-tabourets, juste devant Marine.
   -Tiens tiens… Le dormeur est réveillé, commenta cette dernière avec morgue.
   -Cela n’a pas l’air de t’émouvoir plus que cela.
   -Le grand type maigre qui est venu te voir m’a avertie. Ca a comme qui dirait casser l’effet de surprise.
   -Certes. Je meurs de faim.
   -Je me doute. C’est pas avec tout ce bouillon dont on te gave depuis ton arrivée qu’on allait pouvoir satisfaire toute cette graisse. J’ai du poulet.
   -Je crois que je vais me laisser tenter, dans ce cas, fit Kaepora avec un sourire.
   -Qu’est-ce que tu boiras avec ça?
   -Une bonne pinte d’ambrée. J’ai l’impression que cela fait une éternité que je n’ai pas bu une bonne bière.
   -Tu crois pas si bien dire…
   Lorsqu’elle revint avec sa commande, il lui déclara :
   -Je crains par contre de ne pas pouvoir régler tout de suite.
   Marine lui décocha un sourire.
   -Ce n’est pas comme si je m’en doutais pas. Mais ne t’en fais pas pour ça, mange tant que c’est chaud.
   -C’est plutôt calme aujourd’hui, observa-t-il en prenant une première bouchée.
   -M’en parle pas! Je me faisais déjà une joie de ce tournoi, mais voilà pas que toutes les outres à vins de cette Cité se sont mises martel en tête d’aller aider aux préparatifs ou à fourrer leur nez partout. Et les nouvelles bourses fraîchement arrivées ne connaissent pas encore l’endroit. J’imagine que ça ira mieux au fil de la semaine.
   -Hmm. Dis moi, qui est donc ce chevalier attablé avec notre bon ser Allister?
   -Ser Sanks, autrement connu comme le Chien.
   -Ho! Je vois…
   -Il a commencé à accompagner m’sire Allister ya quelques jours, et depuis je ne vois plus l’un sans l’autre.
   -Comment est-il?
   -Beau comme un cœur et poli comme tout, mais brr, froid comme l’hiver. Pas un mauvais bougre, c’la dit. Je te parie tout ce que tu veux qu’il est encore pucelle.
   -Comment peux-tu savoir ça?
   -Ya qu’à le regarder. Il est plus du genre à escalader un rempart pour voler un baiser à sa belle qu’à fourrer sa rapière dans tout ce qui bouge.
   -Voilà qui est joliment dit.
   -Désolée de déplaire aux chastes oreilles de messire, ironisa la tenancière avec un nouveau sourire espiègle.
   -Pour parler de choses plus sérieuses, merci pour ce que tu fais, tu sais, pour les petits.
   -Bah! Ne t’en fais pas pour ça, ça me fait plaisir et puis ils sont durs à la tâche et pas difficile pour deux sous. Par contre… (Elle se pencha en avant, comme pour lui faire une confidence.) Ton copain du Consortium, il m’a dit de te dire qu’il serait plus prudent de te faire oublier quelques temps, et de changer d’identité. Il a dit que tu étais comme qui dirait plus en grâce auprès de certains grands de cette cité.
   -Je comprends, acquiesça Kaepora avec un poids sur le cœur. Merci.
   -A ton service.
   Marine retourna vaquer à ses occupations, qui consistaient plus ou moins à ne rien faire, pendant que le vieux mage finissait son repas. Rassasié, il fit descendre le tout avec une bonne rasade de bière. Puis, ne pouvant s’en empêcher, il se tourna vers la table de ser Allister. Ce dernier avait fermé les yeux et semblait écouter le luthiste, un léger sourire aux lèvres. Son compagnon observait l’agitation du dehors par la fenêtre jouxtant leur tablé. C’est à ce moment que Kaepora remarqua sa fameuse main broyée. Pris d’une pulsion soudaine, il se dirigea vers eux.
   -Bien le bonjour, messers. Puis-je me joindre à vous?
   Locke Sanks se tourna vers lui, et il put admirer le charnier qu’était son visage. Ayant vu bien pire au cours de son existence, Kaepora ne se laissa pas démonter et rendit son regard au chevalier.
   -Je vous en prie, fit ce dernier en indiquant une chaise libre.
   -C’est bien aimable à vous, messers, déclara le mage en prenant place. Je me nomme Lancel Pérault, marchand itinérant de mon état. Cela va sans dire que le tournoi attire autant les curieux que les hommes d’affaires. On dit d’ailleurs que ce tournoi là sera des plus fameux. Y participerez vous, messers?
   -Je me joindrai à la mêlée, répondit ser Locke. Je suis, hélas, dans… « l’incapacité », de jouter.
   -Ho, je vois, je vois… Et vous messer?
   Kaepora savait pertinemment que l’aîné de Lord Darunia était muet, mais Lancel Pérault n’était pas censé le savoir, lui.
   -Ser Allister ne peut malheureusement pas s’exprimer, expliqua l’autre patiemment. Il compte participer à toutes les épreuves.
   -Ho,  je vois, merveilleux! J’ai entendu bien des choses sur votre art de l’épée, messer Allister. J’espère que vous nous régalerez de bien des exploits.
   L’intéressé hocha la tête avec un vague sourire.
   -Je n’ai pas bien saisir votre nom, messer…? Reprit Kaepora en se tournant vers l’estropié.
   -Locke Sanks.
   -Ho! Le fameux Chi… Pardonnez moi, je ne voulais pas être insultant.
   -Il n’y a pas de mal. Je sais que tout le monde m’appelle ainsi.
   -Et cela ne vous fait rien?
   -Au début, cela était un peu… perturbant, mais au fil du temps, on s’y habitue. Et puis, étrangement, lorsque j’écoute certains passants me haranguer de la sorte dans la rue, on dirait presque que ce titre a quelque chose de glorieux, à présent.
   -Tout à fait, c’est certain. Vos exploits aux côtés de notre valeureux Héros ne sont plus à narrer.
   -Libre à vous d’appeler ce massacre selon le terme de votre convenance.
   Le ton du chevalier s’était durci, et son œil plus froid que jamais dardait sur Kaepora un regard l’invitant assez explicitement à ne pas continuer sur cette voix.
   -Peut-être pourrais-je vous offrir à boire, messers, pour me faire pardonner.
   -Une pinte ne serait pas de refus, oui. Merci.
   Le vieux mage fit signe à Médolie de leur resservir trois bières. Un silence assez inconfortable s’installa entre les trois hommes, bien qu’il ne semblât gêner aucun des chevaliers. Deux hommes pénétrèrent dans l’auberge à ce moment là. Le premier était assez grand , élancé, le visage jeune mais les traits vieux, une figure belle de gravité servie par des prunelles trop azurées et des cheveux raides et bleutés. Il portait une lourde cape de fourrure et une élégante armure de cuir légère ainsi qu’une longue rapière au côté. Son compagnon était plus âgé, dans les trente ans, plus petit, plus trapu, un visage assez commun quoi que notable avec ses fines moustaches brunes, sa barbiche en pointe et ses yeux caves et cernés de noir. Il était vêtu d’un long manteau bleu marine et d’habits simples dans des tons neutres.
   Le guerrier fit un pas en direction du comptoir mais se ravisa lorsqu’il aperçut la table de Kaepora. Il fixa un moment ser Allister, qui lui tournait le dos puis s’approcha.
   -Allister, est-ce bien toi?
   Le susnommé se retourna, et son visage s’éclaira comme il reconnaissait le nouvel arrivant.
   -Allister, dans mes bras mon frère! S’écria celui-ci en lui donnant l’accolade. Laisse moi te regarder! Haha! Tu n’as pas changé. Toujours aussi fluet.
   Fluet n’était pas vraiment le mot qu’aurait choisi Kaepora pour qualifier le colosse Dodongo mais il se tint tranquille.
   -Si je m’attendais à te trouver dans une taverne! Le chaste Allister se serait-il un peu dévergondé? Qu’est-ce tu bois là? Du lait au miel? Haha!
   Les deux chevaliers s’accolèrent une fois de plus.
   -Et bien, je ne pense pas avoir eu le plaisir de rencontrer tes compagnons auparavant.
   Le Chien se leva et tendit sa main valide.
   -Je suis Locke Sanks.
   -Ha! Notre nouveau frère, répondit le jeune chevalier aux cheveux bleus en enserrant le poignet de son vis-à-vis comme le voulait le protocole. Appelez moi Mikau Zora.
   -Le frère de Lady Ruto?
   -Lui-même.
   -On m’a beaucoup parlé de vous.
   -Et en mal j’en suis sûr. Hélas, il est parfois difficile de se défaire d’une réputation forgée à l’aulne d’une jeunesse rebelle et polissonne.
   Ser Sanks et ser Mikau échangèrent un sourire. Le second ne semblait pas du tout souffrir la vue du visage ravagé. Il se tourna vers Kaepora.
   -Quant à vous messire…
   -Quant à moi, je me nomme Lancel Pérault, marchand de son état. Je n’ai pas la chance de rencontrer autant de beau monde en une seule fois, d’ordinaire.
   -Beau, beau… Pour cela il faudrait l’avis d’une demoiselle, plaisanta le Zora. Mais hélas, messer Sanks, je crains qu’avec Allister dans les parages nos chances soient minimes.
   -Je n’en doute pas, répondit l’autre avec l’ébauche d’un sourire.
   -Et voici notre miraculé, messire Linebeck, qui a accompli l’exploit de survivre à un séjour prolongé dans notre bonne vieille Hylia.
   Ser Mikau s’installa naturellement à la table et fit signe à tout le monde d’en faire autant pendant qu’il hélait Médolie pour quelques pintes supplémentaires.
   -Ce tournoi attire du monde, c’est certain, commença-t-il. Nous avons eu toutes les peines du monde à entrer dans la cité, avec toute cette agitation, ces chariots qui entrent et qui sortent, ces marchands à la sauvette -sans offense, messire Pérault. J’espère qu’il saura se montrer à la hauteur. Vous jouterez Allister, j’espère?
   L’intéressé hocha la tête.
   -A la bonne heure, je tiendrai là l’occasion de me venger de la dernière fois. Ce sera votre tour, je gage, de goûter la bonne herbe d’Hyrule. Ser Sanks, vous nous ferez l’honneur d’une mêlée, n’est-ce pas?
   -Naturellement.
   -Fort bien ! J’ai moi aussi beaucoup entendu parler de vous : des choses… extravagantes pour la plupart, mais ce qui revenait invariablement dans tous ces racontars était assurément votre science de l’épée. Je meurs d’impatience de vous croiser l’arme au poing.
   Ser Mikau ingurgita presque l’entièreté de sa pinte avant de la reposer avec force sur la table en se torcha la bouche.
   -Ce voyage m’avait donné grand soif. Il y avait bien longtemps que je n’avais plus mis les pieds dans cette Cité. Je m’aperçois que beaucoup de choses ont changé. A commencer par cette taverne. Le vieux Tarkin semble avoir été avantageusement remplacé. Bon, maintenant que me voilà le gosier abreuvé, il me faut me rendre au Château pour m’annoncer et régler quelques menus détails protocolaires. Allister, accompagnez moi, je crois que nous avons du temps à rattraper, vous et moi.
   Le chevalier se leva, et posa une main amicale sur l’épaule de Linebeck.
   -Aux dernières nouvelles, cette auberge est la meilleure de la ville. Prenez-y une chambrée, que je sache vous trouver si le besoin s’en fait sentir - ce qui ne devrait pas être le cas, s’entend. Autrement, nous nous reverrons au tournoi, mon ami. D’ici là, prenez soin de vous. Allister, allons-y.
   Les deux hommes n’avaient pas déjà mis un pied dehors que l’on entendait ser Mikau railler son vis-à-vis. Kaepora, Linebeck et Locke Sanks s’observèrent, un peu désemparés.  
   -Vous disiez être, messire..? Fit le mage à l’encontre du contrebandier dans l’espoir de débrider un peu la situation.
   L’intéressé s’éclaircit la gorge.
   -Je suis… Enfin j’étais, capitaine de navire marchand. J’avais pour habitude de négocier le long de la Ouest-Hylia et jusqu’à Mercantîle.
   -Vous étiez? Ce n’est plus le cas?
   -Et bien, c’est une histoire assez longue, mais pour faire bref disons que je me suis fourré dans un mauvais pas duquel messer Mikau m’a tiré. J’espère pouvoir me relancer auprès de quelques associés, ici dans la cité. Mais je dois dire que je suis assez perdu, cette ville est tellement grande, et c’est la première fois que j’y mets les pieds.
   -Ha! Cela est certain! Peut-être pourrions nous vous renseigner?
   Linebeck les dévisagea tour à tour, en s’humidifiant fébrilement les lèvres. Tout à coup il paraissait nerveux, et méfiant. Ce changement prompt d’attitude ne laissa pas d’étonner le vieux mage, et à voir la tête soupçonneuse que tirait ser Sanks, cela ne lui avait pas échappé non plus.
   -Hé bien… Je ne sais si je peux m’en ouvrir, il y a… Hmm… Disons certains intérêts en jeu, si vous me comprenez?
   -Allons! Ne faites pas tant de manière, sourit Kaepora d’une voix amicale. Nous ne voulons que vous aider, si cela est en notre pouvoir.
   L’ancien capitaine sembla peser le pour et le contre une longue minute, puis décida qu’il pouvait se confier.
   -Je dois m’entretenir avec une certaine personne du Consortium Aedeptus.
   L’annonce laissa Kaepora perplexe. On ne faisait pas affaire avec le Consortium. Du moins pas tant qu’on pouvait l’éviter.
   -Si j’étais vous, je resterais loin de ces olibrius, fit-il avec un sourire. On raconte toute sorte de choses à leur sujet, et rarement de bonnes choses, si vous me suivez.
   -Cela me regarde, répliqua l’autre assez sèchement.
   -Vous ne pouvez pas le manquer, c’est le grand bâtiment situé à l’opposé du Temple, intervint ser Sanks.
   -Je vous remercie, messer. Sur ce, si vous voulez bien m’excuser, ce fut un plaisir de vous rencontrer.
   Linebeck les quitta et monta dans sa chambre aussitôt que Marine lui eut donné les clés. Le Chien passa sa main valide dans sa tignasse noire puis finit sa pinte.
   -Je vais me retirer également. Mon écuyer m’attend pour sa leçon. Messire Pérault…
   Le chevalier s’inclina avoir roideur puis se dirigea vers Marine à son tour. Kaepora l’observa. Il était assez déroutant, avec son calme olympien, ses bonnes manières et son apparence si particulière. Il tira de sa bourse une poignée de pierres précieuses qu’il étendit sur le comptoir en guise de paiement. La tenancière lui fit signe de se pencher en avant, comme si elle allait lui confier un secret. Au lieu de quoi, elle l’attrapa par le devant du tabard et l’embrassa fougueusement sur la bouche. Kaepora pouffa dans sa barbe en constatant que le froid chevalier rougissait jusqu’à la racine des cheveux. Lorsque la jeune femme relâcha son étreinte, il bredouilla quelque chose, le visage caché par ses cheveux, et s’en fut promptement, en s’emparant de sa cape bordée de fourrure au passage.
   -En espérant vous revoir bientôt, messer! Lança Marine derrière lui.
   Hilare, le vieux mage s’approcha lui aussi, sa choppe à la main.
   -Voilà qui sonnait comme une déclaration, lança-t-il en reprenant sa place sur le haut-tabouret.
   -Hmm… Non, plutôt une invitation, répliqua la tenancière en se léchant les lèvres.
   -Autant pour moi. Tu ne m’avais pas dit que tu avais un faible pour les estropiés. Si j’avais su je me serais amputé d’une main depuis longtemps.
   -Il me fait craquer avec  ses bonnes manières et son air si grave. Et puis, si on fait abstraction des balafres, il est plutôt mignon.
   Kaepora la considéra un moment sans rien dire.
   -Quoi? Et puis de toute façon, ça ne regarde que moi. J’ai jamais essayé un chevalier, pour l’instant, continua Marine en tirant la langue.
   -Ha, ma bonne dame! Votre propos devient trop grivois pour moi, je vais devoir me retirer!
   -Où comptes-tu aller?
   -J’ai quelques affaires à régler. Je serai de retour sous peu. Est-ce que tu aurais une bonne cape que je pourrais t’emprunter, par hasard?
   Le mage constata assez vite que l’automne était froid, cette année là. Ses vieux os hurlaient leur mécontentement, mais il se consola en songeant à ce que l’hiver était encore assez loin. Il arpenta les rues un long moment, cherchant à établir un contact mental avec son hiboux familier, Gaebora. Il s’approcha autant qu’il l’osa du Consortium, mais sans plus de succès. Il était fort probable que l’animal fut resté à l’intérieur du collegium, ou bien qu’on l’ait tué, plus radicalement. Ce constat chagrina le mage, qui avait toujours eu beaucoup d’affection pour son compagnon à plumes.
   Circuler était devenu vraiment difficile, tant les allées étaient littéralement bondées de monde. Il fut régulièrement bousculé, et sentit quelques fois des mains lestes l’effleurer à la recherche vaine d’une bourse. De nombreux reîtres s’agglutinaient devant et dans les échoppes d’armurerie et de ferronnerie ; des troubadours se produisaient à chaque coin de rue en espérant glaner quelques pièces ou vantant le mérite de leur troupe ; des femmes avaient installé des étales où elles vendaient pâtisseries, sucreries et autres douceurs aux badauds curieux.
   Rapidement épuisé, le mage regagna tant bien que mal le Poisson-Rêve.  Une poignée d’heures à peine s’étaient écoulées depuis son départ, mais l’auberge s’était remplie de façon impressionnante. Il n’y avait presque plus de tables libres, et on ne pouvait plus s’entendre penser au milieu des rires, des cris, des exclamations, de la musique. Il aperçut Médolie, Marine et d’autres jeunes femmes occupées à servir aussi vite que possible les innombrables clients. Désireux de ne pas les incommoder, Kaepora s’éclipsa à l’étage où il retrouva le calme paisible de sa chambre. Les bruits de la salle commune lui parvenaient toujours, étouffés, entre les lattes du plancher, mais il s’en accommoda. Le vieux mage regretta de ne pas avoir un ou deux livres à étudier, maintenant qu’il avait beaucoup de temps devant lui. Il reporta son attention sur le volume de Madura qu’il tira de dessous le matelas.
   Allumant une chandelle, il s’installa à la table et ouvrit le grimoire. N’ayant ni parchemin ni encre à disposition, il décida de simplement parcourir les écritures, à la recherche d’une phrase, d’un petit bout de page qui pourrait lui évoquer quelque chose, ou le mettre sur la piste d’une clé de lecture. A première vue ce n’était qu’un maelstrom sans sens réel. Il y avait des lettres Hyruliennes modernes, des runes d’ancien Hylien, des glyphes Terminiennes et des pictogrammes de Labrynna et d’Holodrum. On y trouvait aussi certaines déformations issues d’aucun langage connu de Kaepora, ainsi que des arcanes magiques et des symboles cabalistiques. Certains schémas s’intégraient directement dans le corps du texte, compliquant sensiblement l’affaire. A force de persévérance, le mage parvint à saisir quelques mots, qui n’avaient hélas pas beaucoup de signification hors de leur contexte. Le déchiffrage était d’autant plus déroutant que lorsqu’une certaine logique semblait se dessiner dans la superposition des tracés elle était mise en échec deux pages plus loin. Kaepora palpa la couverture à la recherche d’une doublure ayant pu contenir un code quelconque, mais sans succès.
   Découragé, le mage se frotta les yeux et ferma le manuscrit. Il constata alors non sans surprise que la bougie était éteinte depuis longtemps, et que l’aube commencer à poindre par la fenêtre. L’auberge était parfaitement silencieuse, et pourtant il aurait juré que pas plus d’une minute auparavant il y avait encore de la musique. Il soupira et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Sorti de son coma de deux mois, il se sentait parfaitement reposé et n’éprouvait absolument pas le besoin de dormir. Par contre, son estomac grondait et il avait la gorge un peu sèche. Il estima que Marine ne lui en voudrait pas s’il se servait un petit encas dans ses cuisines. S’emparant de sa chandelle froide, il se glissa sans un bruit dans le couloir totalement sombre. Avec la même discrétion, il descendit dans la salle commune, qui avait quelque chose d’angoissant ainsi, immense, vide et enténébrée. Le feu dans le foyer n’était plus que braises incandescentes illuminant faiblement les contours de la cheminée. La ville semblait endormie, la rue étant parfaitement calme. Marine dormait au rez-de-chaussée, il convenait de ne pas l’éveiller. Il traversa la salle les mains tendues pour ne pas se cogner contre des tables ou des chaises, jusqu’à toucher le comptoir, qu’il suivit vers la gauche vers la porte du garde manger. Il batailla un moment pour trouver la poignée, et eut la désagréable surprise de la tourner dans le vide. Quelqu’un avait eu l’idée fameuse, mais judicieuse certes, de fermer la salle à clé.
   Kaepora prononça quelques mots à voix basse en laissant le pouvoir s’écouler par ses doigts, et la serrure émit un petit chuintement plaintif avant de se débloquer dans un clic sonore qui semblait monstrueux dans ce silence de cathédrale. Le mage tendit l’oreille, le cœur battant tel un enfant craignant d’être pris la main dans le sac, mais comme personne ne faisait mine de venir, il entra dans la pièce. Une lanterne brûlait toujours faiblement ; il en profita pour allumer sa chandelle. Il y avait tout ce qu’un homme pouvait désirer de nourriture là-dedans. Des viandes, des poissons salés, des légumes, des fruits, du pain, des fûts de bière et de vin… Se sentant déjà assez coupable, Kaepora se contenta d’un petit saucisson, d’une cruche de bière et de deux belles pommes qu’il fourra dans ses poches. Sa basse besogne achevée, il ressortit et ferma la porte par le même sortilège que précédemment. Il se figea cependant lorsqu’il entendit un bruit. C’était un craquement de plancher. Ou du moins tout comme. Il crut tout d’abord que c’était un effet de son imagination, mais le phénomène se répéta, et il n’eut plus de doute : quelqu’un marchait dans le couloir à l’étage!
   Le mage paniqué chercha fébrilement un endroit où se cacher, et avait presque entièrement jeté son dévolu sur le comptoir, lorsqu’il se rendit compte que les pas ne se dirigeaient pas vers l’escalier. Intrigué, il écouta plus attentivement. La personne devait être assez menue, peut-être même était-ce un enfant. Cependant sa démarche était assez inhabituelle, hachée, saccadée, sans rythme. Comme quelqu’un de ivre titubant. Cela avait quelque chose d’effrayant. Kaepora avala sa salive et remonta lentement les escaliers. Masquant la flamme de sa bougie, il passa la tête pour tenter d’apercevoir le promeneur nocturne, mais il faisait bien trop sombre. Le bruit des pas s’éloignait vers le fond du couloir, et le mage crut entendre comme des chuchotements. Au bout de quelques longues minutes passées à écarquiller les yeux dans la pénombre, il entendit une porte s’ouvrir. Une faible lumière en provenance de la chambre découpa la silhouette du vagabond en contrejour ; une silhouette d’enfant que Kaepora connaissait bien.
   Mais que diable Scaff pouvait-il bien fabriquer à cette heure-ci? Souffrait-il de somnambulisme? A bien y regarder, son professeur le trouva quelque peu… « étrange ». Ses épaules étaient affaissées, ses yeux grands ouverts et il tenait… un couteau?
   Plissant les yeux, Kaepora y regarda à deux fois mais Scaff avait déjà disparu. Peut-être était-il simplement descendu manger un petit quelque chose, comme lui-même? Mais dans ce cas il l’aurait forcément croisé. Parti se soulager, alors? Mais dans ce cas pourquoi avait-il besoin d’un couteau de cette taille là? Sans trop savoir pourquoi, le mage éprouvait un malaise croissant. Cela venait principalement de l’expression de son jeune apprenti. Une expression dérangeante, et dérangée… Quelque chose n’allait pas. Il décida d’aller trouver le garçon pour obtenir quelques informations.
   Il n’était pas encore au milieu du couloir lorsque le cri retentit. Un cri d’homme adulte, long, déchirant, qui faisait froid dans le dos. Kaepora sursauta, et lâcha presque sa chandelle dans son affolement.
   -A moi! A moi! On m’assassine! Haaaaaaaaaaa!….
   N’écoutant que son courage,  le vieux mage se précipita et se figea dans l’entrebâillement de la porte ouverte. Scaff se tenait à califourchon sur le capitaine Linebeck, qui essayait avec peine de maintenir à distance la main du garçon qui tenait le couteau, dont la lame dégouttait de sang frais. Le marchand était blessé à l’épaule droite et perdait beaucoup de fluide vitale. Il paraissait plus pâle encore qu’à l’accoutumée, et ses traits étaient tordus d’horreur et de douleur.
   -Scaff, mon garçon! Mais enfin as-tu perdu l’esprit? S’écria Kaepora.
   -Plus besoin…. Inutile… Meilleur hôte… murmurait l’apprenti magicien avec une voix d’outre-tombe qui arracha au mage un frisson d’épouvante.
   -Pérault! Pour l’amour des Trois, enlevez moi cette chose! Glapit Linebeck avec un gémissement. Il va me tuer!
   Kaepora se précipita et ceintura son disciple. Dans un grognement d’effort, il tenta de le tirer en arrière. L’enfant lui envoya le coude dans le visage pour lui faire lâcher prise, mais le capitaine profita de son moment d’inattention pour le repousser et rouler sur le plancher. Les deux hommes reculèrent, l’un se tenant le nez, l’autre l’épaule. Le garçon se tourna vers eux, et il fallut toute sa volonté à Kaepora pour ne pas hurler. Les yeux de Scaff étaient écarquillés de façon démentielle, le blanc devenu d’un jaune scintillant écœurant. Sa bouche s’ouvrait sur un sourire tordu et grotesque qui semblait physiquement aberrant. De petites ridules étaient apparues sur son visage, comme si la peau trop tendue était prête à craquer.
   -Il n’est pas dans son état normal! Quelque chose semble le posséder! S’exclama Kaepora avec stupeur.
   -Faites quelque chose Pérault! Il veut me tuer!
   Comme pour lui donner raison, Scaff se jeta en avant, couteau brandi vers Linebeck. Ce dernier fit un pas de côté pour l’éviter, mais la lame l’entailla gravement au bras lorsqu’il se protégea du coup suivant. Il cria de douleur et battit précipitamment en retraite. Une bourrasque de vent digne d’une tempête se leva soudainement dans la pièce, pendant que Kaepora psalmodiait des mots de pouvoir. L’ouragan projeta Scaff contre un mur avec violence et l’y tint plaqué.
   -Pérault! Glapit Linebeck. Est-ce vous qui faites cela?
   -Nous n’avons pas le temps pour les histoires, Linebeck, répliqua le mage, les dents serrées. Il faut que vous…
   Laisse moi tranquille, Mage!
   Une onde d’énergie pure jaillit du corps de l’enfant et traversa Kaepora, lui faisant perdre le contrôle de son sort et lui vrillant le cerveau.
   -Plus besoin…. Inutile… Meilleur hôte, continuait de chuchoter Scaff pendant qu’il se relevait.
   Linebeck avait anticipé, et il lui fracassa un tabouret sur le crâne, sans effet probant. Le capitaine évita de justesse un coup de couteau, et ne dut son salut qu’au bouclier magique que dressa hâtivement son compagnon autour de lui. L’entité prit alors le mage pour cible et lui fonça dessus, son sourire ignoble toujours cloué au visage. Kaepora s’empara d’une pomme dans sa poche et la projeta vers l’assaillant, en hurlant une formule. Propulsé par la magie, le projectile frappa l’enfant en plein visage et sembla l’estourbir quelques instants. Le mage n’avait pas le temps pour comprendre ce qui possédait son apprenti, et tenter de l’exorciser. A son grand désarroi il dut faire le difficile choix de la survie. Profitant de l’étourdissement temporaire de son adversaire, il conjura des lames de magie pure qu’il jeta contre Scaff. Avec dégoût, il les observa déchiqueter le petit corps frêle dans des gerbes de sang, lui arrachant un bras et une partie du visage. Cependant, à la grande horreur de Kaepora, la chose  se contenta d’émettre un rire spectrale sans même bouger les lèvres, et recommença à tituber vers lui.
   Mais la pointe d’une épée émergea subitement de son torse. Sans effet. Le monstre s’arracha de la lame sans même sembler éprouver la moindre souffrance.
   -La tête! Il faut viser la tête! Cria Kaepora en reculant.
   L’épée s’abattit une fois sur le cou grêle, tranchant joyeusement dans le vif. Puis elle s’abattit une seconde, une troisième fois, dans des flots vermeilles. La tête à moitié tranchée dardaient ses yeux mauvais sur le mage. Le quatrième coup fut le bon, et le crâne s’envola à travers la chambre pour finir de rouler sur le plancher qu’il macula de sang. Le tronc fut pris d’un unique soubresaut, puis s’effondra comme une masse.
   -Kaepora! Kaepora! Est-ce que tu es blessé?
   Marine se tenait à ses côtés, une épée à la main, et lui secouait l’épaule avec énergie. Choqué, le mage mit un moment à répondre.
   -Oui, oui, je vais bien… Mais Linebeck?
   -Il s’est évanoui, il a perdu beaucoup de sang. Je vais m’occuper de lui. Mais par les Trois! Kaepora, qu’est-ce que c’était que cette chose?
   -Je… ne sais pas. C’était Scaff. Je crois. Enfin, quelque chose le possédait. C’était… Ho Marine! Il est mort! On l’a tué!
   -Tu n’as pas à t’en vouloir, Kaepora. C’était lui ou nous.
   Ils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre, pour se rassurer, les yeux rivés sur le cadavre de la chose. Un premier rayon de soleil timide vint frapper la flaque de sang, la faisait joliment miroiter.

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #176 le: jeudi 04 novembre 2010, 13:34:14 »
Chouette, un nouveau chapitre!  :<3:  La longueur est parfaite ainsi je trouve, pas besoin de découper en plusieurs parties tellement c'est agréable à lire!
Enfin la fin est plus terrifiante qu'agréable on va dire lol. Je ne m'attendais pas à ce genre de retournement, c'est horrible, pauvre petit Scaff... Quel génie GMS :niais: j'ai adoré! Vivement la suite!

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« Réponse #177 le: jeudi 04 novembre 2010, 17:55:07 »
Triste fin pour Scaff, j'aimais le personnage mais on ne peut jamais échappé à la mort. J'adore littéralement le chapitre, très mystique et envoûtant. Je suis heureux de constater que Kapoera s'en sort même ainsi. Quant à Locke Sanks, on remarque qu'il a  du succès auprès des femmes. J'espère que Médolie survivra, elle est si attachante. Je crains que l'on est un schéma désespéré pour l'intrigue, Sanks semble être bien destiné à faire l'erreur à ne pas faire mais on verra bien. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Heureusement, Linebeck a l'air d'avoir plus de chances que prévu et ça peut s'avérer parfait pour la suite.

Vivement la suite dans ce cas pour revoir les nouvelles aventures de notre bon "Monarque". Bonne continuation...

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« Réponse #178 le: lundi 22 novembre 2010, 19:49:30 »
Saku ==> Merci! Hélas, après t'avoir habituée à une longueur de chapitre décente, je me vois contraint de revenir sur mes positions. J'espère que tu ne m'en voudras pas trop!  ^x^

Silver ==> Merci pour le commentaire. En espérant que la suite continue à te plaire!


Sur ce, voici la suite de Triangle. Je ne suis pas très inspiré pour la fin de ce chapitre, et comment cela fait déjà un moment que je n'ai rien posté, je publie aujourd'hui une première partie, assez courte, juste histoire de dire que je suis toujours vivant :p  J'espère que vous me pardonnerez!

Sur ce, bonne lecture!



_____________________


[align=center]XVI
-Tarquin-
(1ère partie)[/align]

   La Chambre de l’Epée était plus silencieuse et plus froide qu’un tombeau. L’arme sacrée scintillait légèrement sous les rayons du soleil qui, traversant les vitraux colorés situés très haut,  venaient frapper la lame selon un angle parfaitement étudié. Le Gardien du Temple était assis sur les quelques degrés de pierre du piédestal, obèse et chauve, ses gros doigts boudinés triturant calmement les triangles d’or pur qui ornaient sa large ceinture.
   -Je commençais à craindre que vous n’ayez oublié mon existence, déclara-t-il.
   -Je m’en voudrais d’être aussi grossier, répliqua Tarquin en jaillissant d’une poche d’ombre, au pied du mur Nord.  
   -J’ai beau avoir examiné moi-même ce mur minutieusement des dizaines de fois, j’avoue ne toujours pas saisir la façon que vous avez d’apparaître et disparaître ainsi.
   -J’ai bien peur que certains secrets doivent rester secrets, votre Sainteté, répondit le maître du Sheikah en s’approchant.
   Rauru l’Intemporel cessa de sourire et prit un air grave.
   -La Reine est morte plus tôt que nous l’avions prévu.
   -Sa constitution faible lui a été fatale.
   -N’y avait-il vraiment aucun moyen de la sauver?
   -Pas sans mettre la vie du prince et celle de la princesse en danger.
   Le prêtre resta un moment songeur.
   -Nous pensons d’ailleurs, reprit Tarquin, qu’ils passeront à l’acte plus tôt que prévu, également.
   -En êtes vous certain? C’est votre espion qui vous l’a dit?
   -Non. Il est survenu un incident fâcheux cette nuit en ville, impliquant de la magie noire. Une tentative d’assassinat a l’encontre d’un mage que nous protégeons.
   -Un mage?
   -Il est de notre côté. Il a été témoin et victime de leurs machinations.
   -Je vois… Je suis étonné de ne pas avoir eu d’échos de cet… « incident ».
   -Nous avons réussi à étouffer l’affaire.
   -Suis-je bête!
   -Tout est-il prêt pour demain?
   Tarquin vint se placer face à l’épée emprisonnée. Une demi-année déjà s’était écoulée depuis la dernière fois où il l’avait contemplée, lors de la cérémonie de la Grâce. Il eut la curieuse impression qu’elle était légèrement plus grande qu’à l’accoutumé.
   -Croyez vous qu’il a une chance? Demanda-t-il en se retournant.
   -Pas la moindre, soupira Rauru. Cela fait plus de cinquante ans que je regarde des idiots tirer sur ce bidule inerte sans succès. Alors ce n’est pas un prétendu « héros » qui changera cela.
   -Espérons le. Il ne faudrait pas que ce parvenu trouve le moyen d’assoir un peu plus son embryon de pouvoir.
   -A son propos, devons-nous nous inquiéter?
   -Non. Même s’il semble s’être parfaitement adapté à sa nouvelle vie de débauche et de luxure royale, mes Ombres ne m’ont rien chuchoté d’alarmant. Nous devrions pouvoir le ranger dans notre poche avec les bonnes promesses, en temps voulu.
   -Parfait.
   -Il ne faudrait pas relâcher notre vigilance pour autant. Les jours à venir vont être éprouvants, et l’hiver arrive. De plus, mes Ombres m’ont chuchoté que le seigneur d’Ikana ne semble pas se satisfaire de son nouveau Royaume, et qu’il lève en ce moment même de nouvelles armées, un œil avide dardé sur ses voisins…
   -Une guerre serait bien la dernière chose dont nous avons besoin actuellement! tempêta l’Intemporel.
   -Oui. C’est pourquoi j’ai déjà envoyé l’une de mes Ombres arranger la situation.
   -J’espère que vous savez ce que vous faites. Ikana est un puissant mage, dois-je vous le rappeler? Si votre assassin échouait, il n’aurait pas de difficulté à le faire parler, et à tenir là un prétexte pour lancer sa guerre.
   -J’en ai conscience. Mais j’ai pleine confiance en mon Ombre. J’ai de plus pris la liberté de me rapprocher de la reine Ambi, au nom de notre Roi. Je pense qu’une alliance avec Labrynna nous serait favorable, même si cela induira peut-être à long terme de porter nos bannières en Holodrum. Ce sera peut-être l’occasion d’utiliser nos fameux barbares. Maintenant qu’ils ont cessé de se battre entre eux, je gage qu’ils sont en manque de sang.
   Le prêtre sourit.
   -Vous avez vraiment toujours un coup d’avance, n’est-ce pas Tarquin?
   Le Sheikah ne broncha pas.
   -Il faut être prêt à parer toute éventualité. C’est mon devoir de protéger la Couronne et son royaume.
   -Pour cela, je vous fais entièrement confiance. Votre zèle est digne de louanges. J’en viens parfois à me demander qui de vous ou de notre bon roi gouverne réellement.
   -Ma position me permet une certaine liberté, mais ne faites pas l’erreur d’oublier le Premier Conseiller dans votre équation. Sa discrétion n’a d’égale que son influence auprès de sa Majesté.
   -Je m’interroge depuis un certain temps : pourquoi ne l’avez vous pas encore fait disparaître du tableau?
   -Toutes mes tentatives ont échoué.
   -Ho. Je… Je vois.
   -Notre entretient touche à sa fin. Je vous verrai demain.
   -Puissent les Trois vous protéger, Tarquin.
   -Puissent-elles tous nous protéger, prêtre. Je crains que nous en auront besoin. Et plus rapidement que je n’ose l’espérer.
   Tarquin était anxieux. Les choses se précipitaient, et certains éléments qu’il n’avait pas considérés entraient soudainement dans le jeu. Cette attaque du Consortium au Poisson-Rêve jetait une ombre sur le tableau. Comment les sorciers avaient-ils pu localiser le vieux Kaepora? Pourquoi avoir pris le risque de l’attaquer, sous peine de s’exposer? Il était trop tôt.
   La nuit n’était pas calme. Dans les rues de la Cité, de nombreux badauds, reîtres et autres petites gens déambulaient en titubant, ronds comme des queues de pelle, ou bien assistaient à des spectacles de rue à la chiche lueur des torches. Tarquin se rassura néanmoins en constatant que les patrouilles nocturnes étaient parfaitement à leur place. Il caressa un instant l’idée de se rendre au Poisson, mais il renonça : la situation était parfaitement sous contrôle.
   Regagnant ses quartiers à la faveur de la lune descendante, le vieux Sheikah s’autorisa un court repos. Lorsqu’il rouvrit l’œil, l’aube effleurait la cime des arbres du jardin, qu’il pouvait apercevoir depuis sa fenêtre. Son anxiété n’avait pas disparut, et tendait même à croître. Cela le chiffonna. Son instinct paranoïaque ne l’avait presque jamais trompé. Il s’habilla à la hâte et lorsqu’il ouvrit la porte, il eut le déplaisir de tomber sur Agahnim. Fidèle à lui-même, le colosse magicien était paré de son habituelle robe rouge vif de mage, et son visage carré était à moitié caché par un genre de capuche retenue autour du crâne par un mince tiare d’or. Il toisait Tarquin de vingt bons centimètres et ses épaules massives semblaient faire deux fois le diamètre de celle du borgne.
   -Premier Conseiller, s’inclina ce dernier avec roideur.
   -Sheikah.
   -Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous?
   -Oui. Mourir.
   L’attaque fut si prompte et si inattendue que Tarquin n’eut aucune chance de l’éviter. Il sentit avec douleur la lame incurvée d’une dague s’enfoncer profondément entre ses omoplates. Il s’affala sur un genou et n’eut pas le temps de se retourner qu’un coup violent lui fut assené sur la nuque, lui faisant à moitié perdre conscience.
   -Adieu Tarquin. N’ayez aucun regret : vous ne pouviez gagner. Vous vous en êtes même plutôt bien tirer. Mais certaines choses dépassent votre entendement. Ce fut en tous les cas plaisant de jouer contre vous.
   La voix d’Agahnim se faisait de plus en plus distante. Une douleur sourde pulsait dans le dos du Sheikah. Il sentit qu’on le traînait dans sa chambre, face contre terre pour ne pas salir le sol de traces de sang. Il sombra tout à fait quelques instants plus tard, et lorsqu’il revint à lui, il avait les poignets attachés à la chaise sur laquelle il était assis, et un individu habillé tout de noir et portant un masque sans expression nettoyait la lame de son couteau en le fixant. Tarquin sentait son fluide vital couler le long de sa nuque et dans son dos, mais il se força à faire abstraction de la douleur pour rester lucide.
   -Je n’aime pas ton œil, le vieux, fit son tortionnaire avec une voix monocorde et glaciale qui fit frissonner l’intéressé.
   -Pourquoi faites vous cela? grimaça le vieillard en tirant sur ses poignets.
   -Le plaisir? La joie? Qu’importe. On me paie pour cela. C’est tout.
   L’homme s’approcha de sa victime et se pencha vers elle, son arme pointée à quelques millimètres du globe oculaire.
   -Une dernière parole, peut-être?
   Tarquin réfléchissait à tout allure à un moyen de se tirer de ce mauvais pas, mais rien ne voulait venir à son esprit. Ligoté comme il l’était, il ne pouvait espérer s’en sortir. Il se tint coi.  
   -Bien. Je n’apprécie pas les cadavres bavards.
   Le Sheikah broncha lorsque la pointe du couteau perça légèrement la peau juste sous l’œil, et qu’une larme de sang coula le long de sa joue. Instinctivement il se recula et la douleur de son dos le cloua sur place. Son cœur battait à cent à l’heure, ses pensées s’embrouillaient. Le souvenir de la perte de son premier œil lui revint en mémoire et la peur laissa place à une panique animale.
   La porte de la chambre s’ouvrit soudainement à la volée.
   -Château-L’Hylia!  Rugit l’intrus.
   A peine eut-il entendu le cri de guerre que Tarquin se rejeta vivement en arrière, se mettant ainsi hors de portée du couteau, mais au prix d’une vive douleur dans le dos qui lui arracha un cri. Ser Mikau, qui venait de pénétrer dans la pièce l’arme au poing, se jeta violement sur l’homme au masque. Bien que surpris, ce dernier parvint à parer l’attaque à l’aide de sa dague. Souple, il se glissa sous le chevalier et battit en retraite, afin de dégainer un long poignard plus adapté à la situation. Tarquin essayait de se libérer, mes ses liens étaient trop étroits, et sa position ne lui facilitait pas la tâche. Le Zora repartit à l’assaut, sa lame longue fendait l’air dans de grands moulinets adroits qui forcèrent son opposant à reculer dans une posture défensive. L’épée vint se planter dans la table près de la fenêtre, et le chevalier fut contraint de la lâcher afin de rouler hors de portée d’attaque. Ne restant pas en reste, il s’empara d’un tabouret et le propulsa en poussant un grognement. Le meuble alla s’écraser contre le mur, mais il déstabilisa momentanément l’assassin et ser Mikau en profita pour se jeter sur les lui. Les deux hommes roulèrent au sol dans un corps-à-corps âpre, renversant une table et percutant Tarquin. Après une longue minute de lutte silencieuse, le chevalier parvint à retourner l’arme contre son possesseur et la lui enfonça dans le cou en jurant, les muscles bandés et tremblants. Le sang se mit à couler de dessous le masque, et c’en fut terminé.
   -Messire, êtes-vous blessé? Demanda aussitôt le Zora en se relevant.
   -Légèrement, rien de grave. Détachez cette corde, voulez-vous?
   Mikau s’exécuta promptement et aida le vieux Sheikah à se relever.
   -Vous saignez abondamment.
   -Bah! Regardez dans cette commode, il doit s’y trouver une fiole.
   D’une main que l’adrénaline secouait, Tarquin essuya le sang qui gouttait petit à petit de sous son œil. Il donna un coup de pied rageur au cadavre. Il devenait vieux. Dix ans auparavant, personne n’aurait pu le surprendre comme ça.
   -Tenez, fit Mikau en lui tendant une fiole remplie d’un obscur liquide rougeâtre.
   Tarquin s’en empara et l’avala cul sec sans songer au goût atroce de la mixture. C’était un moindre mal : aussitôt la douleur de son dos reflua presque jusqu’à disparaître.
   -Qu’est-ce?
   -Vous préférez ne pas le savoir, chevalier. Croyez moi.
   Se satisfaisant de cette réponse, le guerrier s’acharna à retirer sa lame de la table où elle était coincée, puis la rengaina.
   -Vous m’avez comme qui dirait sauver la vie. Une minute de plus, et j’étais définitivement privé de lumière.
   -Je n’ai fait que mon devoir.
   -Comment avez-vous su?
    -J’ai croisé le Premier Conseiller dans le couloir. Il avait une drôle d’expression et marmonnait des choses incompréhensibles. Il n’a même pas semblé me remarquer quand je l’ai hélé. Je suis donc venu m’enquérir de ce qui avait bien pu le troubler à ce point. J’ai vu le sang sur le sol, et je me suis précipité.
   -Vous avez bien fait.
   Cette attaque aussi soudaine que surprenante troublait Tarquin. Non pas qu’il se croyait intouchable. Mais tout ceci était trop tôt. Bien trop tôt. Un mauvais pressentiment lui nouait l’estomac. Il observa Mikau qui pestait contre le coup de couteau qui avait déchiré la manche de sa tunique. Il était arrivé de façon bien opportune, peut-être même trop. La paranoïa de Tarquin lui murmurait qu’il pouvait être de mèche avec l’ennemi, que ce « sauvetage » in extremis pouvait être un stratagème destiné à gagner sa confiance… Mais il réfuta cette idée. Ser Mikau était un modèle de chevalerie, certes plus bourru et moins fin que la représentation donnée par les contes, mais il était loyal, juste et généreux. Son service en tant que régent de Château-L’Hylia s’était avéré exemplaire et ses faits d’armes étaient nombreux. De plus, si sa sœur s’obstinait à ne pas vouloir se remarier, c’est à lui qu’échoirait le titre de Lord Zora. Enfin, il avait été trop longtemps reclus dans sa forteresse familiale pour être d’une quelconque manière mêlé aux complots de la cité.
   Non, ser Mikau était digne de confiance. Hélas pour lui, il était dorénavant impliqué jusqu’au col dans la mascarade.
   -Vous ne semblez pas particulièrement pressé d’apprendre ce qui vient de se passer, chevalier.
   -Le sage disait : les ignorants ont le sommeil plus paisible que les têtes bien pleines.
   Les deux hommes échangèrent un long regard.
   -Je crains que vous ne vous soyez impliqué contre votre gré dans quelque chose qui vous dépasse.
   -Je le crains aussi, hélas, soupira ser Mikau. Qu’attendez-vous de moi?
   -Rien de plus qu’actuellement : de la loyauté et de la bravoure.
   -Ce doit être dans mes cordes.
   Tarquin arracha sa tunique poisseuse de sang et s’empara d’un habit propre dans son armoire.
   -Nous savons de source sûre que le Consortium Aedeptus se prépare à attenter à la Couronne. Nous savons aussi que cela se déroulera bientôt, quand précisément, nous ne le savons pas. Cependant, l’événement qui vient de se produire me pousse à croire que les mages risquent de venir troubler la cérémonie d’aujourd’hui.
   -Toute la noblesse d’Hyrule sera présente au Temple, fit remarquer Mikau.
   -Parfaitement. Rien n’est sûr, néanmoins. Mes Ombres sont déjà déployées sur le site, mais les sorciers sont puissants et disposent de moyens magiques que nous ne pouvons pas prévoir.
   Tarquin acheva de boutonner sa tunique et s’enroula la tête dans son fameux turban pour masquer l’hématome qui bleuissait sur sa nuque.
   -Vous me suivrez et nous nous placerons au plus près de sa Majesté. Il vous faudra être sur le qui-vive. Et soyez prêt à donner votre vie pour le Royaume.
   Le chevalier déglutit, mais hocha la tête.
   -Bien. Vous en savez trop à présent pour que je vous laisse simplement partir. Vos serments vous poussent à défendre le royaume contre ses ennemis, intérieurs comme extérieurs. A compter de ce jour, vous faites partie du Sheikah.

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La Tour du Rouge : Les Carnets du Mercenaire 7 à 10.
« Réponse #179 le: lundi 22 novembre 2010, 23:26:12 »
Très bien retranscrit, j'adore la mise en scène. Je me suis relu les derniers chapitres de Samyël. Tu comprendras qu'il me manque... j'espère que l'on pourra en voir l'évolution pour bientôt même si je patienterais le temps qu'il faudra. Bonne continuation...